John Lennon est né le 9 octobre 1940 et mort le 8 décembre 1980 : il aurait eu 80 ans...
La
vie de John Winston Lennon (1940-1980) aurait pu ressembler à la vie
banale d’un enfant de Liverpool, né pendant le Blitz et mort quarante
ans plus tard, par exemple dans un accident de voiture, après une
soirée trop arrosée au pub local. Cette histoire-là, celle
des working class heroes d’une ville meurtrie par la guerre,
puis sinistrée par la crise industrielle des régions du Nord de
l’Angleterre, n’a pas été tout à fait celle de John. Lorsque celui-ci
meurt à 40 ans (il y a donc quarante ans!), assassiné à New-York par un
déséquilibré, tout près de son appartement de Manhattan, il est déjà
devenu une sorte de mythe vivant. Célèbre dans le monde entier, il
incarnait pour toute une génération à la fois l’époque héroïque
des Golden Sixties et du Swinging London, à travers
l’incroyable épopée des Beatles et l’époque de la contre-culture hippie
et de la Nouvelle Gauche, jusqu’à la révolution punk et les grandes
désillusions des années 1970/80.
Le
choc fut tel en 1980 que des foules immenses se réunirent spontanément
et pleurèrent la mort, non seulement d’une idole, mais d’un frère
auquel on a pardonné toutes les erreurs et les errances. Quelques
semaines plus tard, de l’autre côté du rideau de fer, un « mur
John Lennon » fut tagué par des admirateurs praguois, au nez et à
la barbe d’une police pour laquelle le rock était encore une diabolique
subversion venue de l’Occident. Une anecdote personnelle en
passant : lorsque je suis allé en Tchécoslovaquie dans les années
1980, ce mur était déjà devenu un haut lieu de la dissidence (mais
encore peu de tags, quelques dessins et grafittis vite effacés par la
police) et le président Václav Havel a - par la suite - rappelé à quel
point des musiciens comme Lou Reed et John Lennon, les Rolling Stones
et le rock en général avaient pu l'inspirer dans son combat contre la
dictature communiste.
Fauché,
non en pleine jeunesse comme James Dean, mais en pleine maturité,
Lennon n’a pas eu le temps de vieillir, en bien ou en mal. Il a laissé
une œuvre profuse, des chansons, des poèmes, des films, des dessins,
des happenings, celle d’un artiste en grande partie autodidacte -
n'oublions pas son bref passage au Liverpool College of Art -, capable
de traduire les rêves, les désirs, les colères de toute une génération.
De ce point de vue, la célèbrissime chanson Imagine est un bon résumé des utopies soixante-huitardes.
Imagine there's no heaven(...)
Imagine there's no countries(...)
Imagine no possessions manuscrit original de la chanson Imagine
La
biographie de John Lennon - personnage privé et public, avec ou sans
les Beatles, avec ou sans Yoko Ono - est désormais bien établie, mais
elle demeure difficile à replacer dans un contexte historique plus
large. «Humble et vraie est mon histoire, Brisez-la en mille éclats,
puis recollez pour voir» déclarait Lennon en février 1969. Il
n’est pas question ici de recoller les fragments biographiques d’une
vedette au parcours singulier, mais d’adopter une posture d’historien,
confronté à la multiplicité des sources (ouvrages, articles de presse,
photographies, chansons, films) et à la question essentielle de
l’historicité d’une vedette de la pop music. Pour dire
les choses autrement, en quoi l’historien peut-il être séduit par le
parcours de John Lennon ? Faut-il s’intéresser au personnage à
travers sa légende ? Faut-il analyser le contexte – politique, social,
économique, culturel - qui a rendu possible une telle notoriété ?
Faut-il appréhender le succès pop de façon étroite – la culture de
masse comme une forme éphémère de divertissement - ou l’envisager dans
le cadre d’une histoire totale des représentations ? Depuis sa
mort, John Lennon est devenu le héros de plusieurs générations, celle
des Swinging Sixties, celle des années baba cool et hippies
puis celle du Besser Rot Als Tod des années 1980 et on peut
supposer (espérer?) que les générations suivantes en ont entendu
parler. Le succès de l'exposition "Lennon Unfinished Music" à
la Cité de la musique (Paris) en 2005/2006 a confirmé la permanence
d'un puissant mythe Lennon à la fin du XXème siècle et au début du
XXIème siècle, même si Lennon avait envisagé son destin de rock star en
ces termes : "Quand ils me mettront dans un musée, tout sera fini". A l'occasion de cette belle exposition parisienne, il m'avait été demandé d'écrire pour le catalogue
un texte sur John Lennon, de replacer le personnage dans le contexte
des années 1950/70. Je n'étais pas parvenu - à cette époque - à écrire
la moindre ligne à la hauteur du personnage et de l'événement. Je
retente donc le coup quinze ans plus tard...
Les lunettes de John et de Yoko...au musée !
Le
mythe Lennon est assez consistant : il égale sans doute les mythes
construits autour d'autres personnages assassinés aux XXème siècle,
Gandhi, JFK, Martin Luther King...(peace on earth, même combat?) et il
rejoint aussi celui des rock stars décédées prématurément (Janis
Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix, Brian Jones, Kurt Cobain, Ian
Curtis et bien d'autres). La ville natale de Lennon, Liverpool a fait
des Beatles son fond de commerce, mais en voyant un peu plus loin qu'un
simple "musical business" destiné aux touristes en pélerinage. Il
est assez singulier de se poser en avion au Liverpool-John
Lennon-Aiport et la John Lennon's house, située au 251 Menlove Avenue
appartient désormais au sacro-saint patrimoine britannique! "Quand nous
sommes venus tourner ici, racontait en 2009 Kevin Loader, le producteur du biopic Nowhere Boy sur
la jeunesse de Lennon, nous avions parfois l'impression de nous pencher
sur les origines de l'Eglise. Les avis sont innombrables et divergent
selon les évangiles et les paroisses - Saint-Paul ou Saint-John. Et
chaque habitant a dans sa famille un cousin, un oncle, une tante qui
dit avoir fréquenté un ami des Beatles.»
L'autre
lieu emblématique dans la vie de John est la ville de New-York et le
Dakota Building près de Central Park, où se situe un mémorial
"Strawberry Fields".
De plus, depuis dix ans à New-York se tient aussi sous l'égide d'Alec Rubin et le Theater Within la «John Lennon tribute season»,
qui débute en genéral le 9 octobre, jour anniversaire de la naissance
du chanteur, avec toute une série d’événements, expositions et
concerts. Cette année – covid oblige – un concert virtuel est organisé
avec un affiche assez exceptionnelle de grosses pointures américaines
comme Jackson Browne, Nathalie Merchant, Rosanne Cash (mes
chanteurs-euses américains préférés, cela tombe bien!).
Admiré
des pacifistes de l'Ouest comme des refuzniks de l'Est, héros d'une
contre-culture pop trans-nationale, aujourd'hui icône culturelle de la
Mersey sinon de toute l'Angleterre, new-yorkais d'adoption, John Lennon
a en réalité construit sa légende très tôt: de 1966 à 1970, il
parvient à se libérer de l'emprise des Beatles pour incarner à lui seul
tous les rêves et les illusions, les contradictions aussi de la fin des
années 1960. Lui-même se définit en 1970 comme un "héros de la classe
ouvrière", assumant ainsi son statut de vedette issue des lower
classes. Le musicien des Beatles est plus que tout autre conscient
d'avoir changé la nature de la culture de masse. Il comprend aussi — la
chanson des Beatles Revolution le proclame dès 1968 — que la musique pop n'a décidément pas vocation à changer le monde ("Nous voulons tous changer le monde"), mais qu'elle peut changer les mentalités.
L’épaisseur historique d’un tel personnage, passé le temps de la gloire
et du succès, relève d’abord de la conception que l’on peut se faire de
l’histoire contemporaine, et singulièrement de l’histoire du second
XXème siècle. Au début des années 1980, lorsque j’ai entrepris en
solitaire des recherches sur la « révolution pop », j’avais
la certitude qu’on ne pouvait pas faire l'histoire de la
Grande-Bretagne depuis 1945 sans les Beatles et donc sans Lennon.
Pourtant, c’est ce que font encore une majorité d'historiens,
considérant les Beatles comme des épiphénomènes – au demeurant
talentueux et sympathiques - de la société des loisirs dans les Trente
Glorieuses. Au XXIème siècle, avec le recul, poussons plus loin dans le
questionnement : peut-on faire l'histoire du second vingtième
siècle occidental sans les Beatles ? Plus généralement peut-on écrire
une histoire (économique, sociale et surtout culturelle) sans y
intégrer l'histoire du rock, et tout particulièrement celle des années
de formation 1955-70 ? Est-il possible de ne parler d’Elvis
Presley, de Bob Dylan et de John Lennon qu’à titre de citations
marginales ou en notes de bas de page ? Si l’on s’en tient à ces
trois figures et à ce qu’elles ont représenté des années 1950 aux
années 1970 dans l’histoire américaine, un certain nombre de champs
historiques ne peuvent s'envisager sans intégrer au second XXème
siècle une dimension rock: l’histoire des sixties et tout
particulièrement celle de mai-68, l'histoire de la musique populaire et
des industries culturelles, l’histoire des médias, l'histoire sociale
et culturelle des jeunes (de la jeunesse occidentale certes, mais aussi
de la jeunesse du monde entier). Le rock est donc bien un objet d’
histoire totale, et pas seulement l’illustration sonore du second XXème
siècle. Certaines de ses « stars » sont devenues des icônes,
des idoles, des mythes ; d’autres sont tombées dans l’oubli ;
mais il importe de s’interroger sur cet objet.
John Lennon est probablement l'une des figures les plus remarquables de
la culture occidentale de l'après-guerre, à sa façon un "intellectuel"
autant qu'un artiste, et seuls les préjugés qui touchent encore la
"culture de masse" empêchent de le considérer avec la même attention
que certains leaders d'opinion ayant marqué le dernier demi-siècle et
que bien des artistes devenus des vedettes (on pense à Andy Warhol).
Dès 1967, Lennon avait une pleine conscience de son talent multiforme :
« Je sens que je veux être tout cela à la fois - peintre, écrivain,
comédien, chanteur, interprète, musicien », en bref être un artiste
total.
Mais quelle place l’histoire « académique » du XXème siècle accorde-t-elle à John Lennon ?
Si l’on s’en tient à l’histoire du Royaume-Uni depuis 1945, cette place
est paradoxalement assez mince : une seule occurrence
dans The Penguin Social History of Britain (à propos des
Quarrymen !), une aussi dans la Short Oxford History of the
British Isles since 1945 (pour rappeler l’importance des écoles
municipales d’art dans la formation des rock stars, de Lennon à Malcolm
McLaren) et aucune dans la plus récente Social History of 20th
Britain. Dans Culture in Britain since 1945, l’historien Arthur
Marwick n’ignore certes pas Lennon, mais, pour en rester à la lettre
« L », David Lean ou David Lodge sont nettement mieux lotis.
Bien sûr, si l’on s’aventure dans les innombrables bibliographies
spécialisées d’histoire des musiques populaires, dans les ouvrages
historiques sur les Sixties (l’excellent White Heat
de Dominic Sandbrook en 2006) ou dans les multiples « histoires du
rock », Lennon a sa place au Panthéon du rock avec Elvis Presley,
Chuck Berry, Jimi Hendrix et tant d’autres…Au fond, n’est-ce pas ce que
Lennon souhaitait que l’on retienne de lui : d’avoir été aussi
« grand » qu’Elvis, son idole, celui qui lui a donné envie de
jouer du rock’n’roll ? En France, pourtant, où le rock
n’a jamais été une culture autochtone, la jeune « histoire
culturelle » appréhende désormais différemment les phénomènes
générationnels, et la musique y apparaît alors comme un élément décisif
d’identité et de structuration. Déjà en 1963, Edgar Morin avait su
repérer la génération du « yé-yé » et l’importance des modes,
des musiques, des attitudes dans l’élaboration d’une culture jeune.
Quarante ans après Morin, Jean-François Sirinelli a appréhendé en
historien du politique et du culturel cette génération des « baby
boomers » (Les baby boomers, une génération, 1945-1969, Fayard)
qui sont d’une certaine manière, pour reprendre l’expression assez
heureuse (?) de Laurent Joffrin, des « enfants de Lennon et
Lénine ». Sirinelli s’attarde ainsi longuement dans son livre, non
sur l’été 68, mais sur l’été 69, celui de la « fin de
l’innocence », sur fond de désintégration des Beatles et du
syndrome d’Altamont, concert des Stones où meurt assassiné un jeune
noir-américain.
Le
succès de John Lennon trouve son explication dans un concours de
circonstances historiques tout à fait singulier. C’est dans un premier
temps l’émergence des Beatles dans le contexte de l’Angleterre des
années 1955-65 ; c’est dans un deuxième temps la naissance d’une
personnalité artistique, d’abord dans le cadre des Swinging
Sixties puis du psychédélisme et de la contre-culture, entre 1966
et 1972 ; c’est dans un troisième temps la naissance d’un mythe
(1973- ?), qu’une mort absurde n’a fait que consolider.
Provocateur-né mais aussi lucide sur les dérives du show-business,
Lennon n'hésitait pas à affirmer sans filtre en 1966 que "Nous
[les Beatles] sommes plus populaires que Jésus, désormais. Je ne sais
pas ce qui disparaîtra en premier, le rock 'n' roll ou le
christianisme". Une formulation quelque peu maladroite qui lui
avait valu les foudres des évangélistes et d'une partie des médias
américains, avant...le "pardon" du Vatican, officialisé en avril 2010
dans un article issu de l'Osservatore Romano :
"Ils
[les Beatles] ont consommé de la drogue. Submergés par le succès, ils
ont même affirmé être plus célèbres que Jésus Christ (...). Ils
n'étaient peut-être pas le meilleur exemple pour la jeunesse de
l'époque, mais ils n'étaient certainement pas le pire. Tout cela semble
insignifiant à l'écoute de leur musique. Leur belles mélodies ont
changé à jamais la musique pop et nous plaisent toujours".
Entre
1968 et 1970, Lennon s'éloigne de plus en plus des Beatles et
n'envisage plus la création sans l'aide de sa nouvelle compagne,
l'artiste japonaise Yoko Ono - et sans le secours de la drogue. Ces
trois années sont marquées par d'incessantes provocations contre les
autorités (gouvernement, police, armée, mais aussi maisons de disques
et Establishment artistique) qui prennent la forme
de happenings plus ou moins réussis mais toujours très
médiatisés. Lennon ne craint alors ni les réactions de son public
d'origine ni le ridicule éventuel de son engagement dans l"art vivant".
En ce qui concerne la drogue, la notoriété des Beatles constitue encore
un paravent assez efficace pour éviter toute sérieuse poursuite
judiciaire. Consommateur depuis plusieurs années de toutes les
substances prohibées que l'on peut trouver à Londres, Lennon est arrêté
deux fois en 1968 pour détention de marijuana, mais il s'en sort
toujours sans dommages. Dans sa volonté de rupture avec la variété pop,
il multiplie les initiatives artistiques d'avant-garde, participant
avec Yoko Ono à des expositions d'art conceptuel, posant nu avec sa
femme pour la pochette (recto-verso) d'un disque fait en commun
(Unfinished Music No 1 : Two Virgins, novembre 1968, qui est
distribué de manière quasi clandestine ou carrément censuré),
produisant des films dans le goût de ceux d'Andy Warhol, c'est-à-dire
désespérément fixes et parfois obscènes. Le relatif échec de ces
événements "underground" pousse le couple à se servir des
médias de manière plus spectaculaire au service des "grandes causes",
c'est-à-dire en organisant de
grands happenings publicitaires. Publicité pour les valeurs
défendues ou réclame pour les produits culturels estampillés Lennon/Ono
? Probablement les deux, mais cette contradiction qui gênerait le
puriste de la Nouvelle Gauche révolutionnaire est parfaitement assumée
par un artiste pop, car elle est l'essence même du Pop Art.
pochette
(recto) : une rareté, recouverte de papier kraft dans les états
américains ou les pays occidentaux où elle fut autorisée.
Du
25 mars au 31 mars 1969, le couple invente une nouvelle forme
de happening hippie, le bed-in (être au lit,
mais évidemment sans grève de la faim), et sa variante Pop Art
le bagism (se mettre dans un sac, substitut du lit),
inaugurée à Vienne quelque temps plus tard. Fin mai, ils s'allongent
pendant une semaine dans un hôtel de Montréal en raison d'une
interdiction de séjour aux Etats-Unis ; ils y reçoivent des dizaines de
journalistes, des artistes et envoient des messages de paix au Viêt-Nam
diffusés par des stations de radio sur tout le continent américain.
Les chansons constituent aussi un formidable haut-parleur. L'une
d'elles — écrite par John et Yoko mais encore signée Lennon/McCartney
pour des raisons contractuelles — s'intitule Give Peace A Chance et
se veut le nouvel hymne international pour la paix. La chanson est
enregistrée comme un happening direct dans l'hôtel canadien,
en compagnie de personnalités du show business (Petula Clark !), des
églises (un prêtre, un rabbin, un responsable de Krishna) et...de
Timothy Leary, le professionnel des expériences psychédéliques.
A
la fin de l'année 1969, John Lennon — désormais mondialement célèbre —
est persuadé du pouvoir cathartique de ses spectacles improvisés et du
rôle qu'il peut tenir dans le combat pour la paix, conscient aussi de
l'énorme pouvoir des mass médias (il rencontre d'ailleurs au Canada le
sociologue des médias Marshall McLuhan, avec lequel il a un long
entretien). Le 31 décembre 1969, la BBC programme une émission spéciale
d'une heure intitulée Man Of The Decade. Trois
personnalités du monde de la culture et des médias — Desmond Morris, le
célèbre anthropologue, l'animateur de radio Alistair Cooke et
l'écrivaine Mary McCarthy — sont chargées de choisir "l'homme de la
décennie" et de présenter un petit film de 20 minutes. Cooke
sélectionne John F. Kennedy, McCarthy le leader communiste Hô-Chi Minh
et Morris... choisit John Lennon. Personne n'est scandalisé par un
choix qui paraît naturel à une majorité d'Anglais, désormais habitués à
retrouver Lennon sur leur petit écran : quinze jours plus tôt, c'est
aussi la BBC qui consacre son émission 24 Hours au couple le plus célèbre de la culture pop dans le petit film The World of John and Yoko. Face à ce déploiement médiatique, les détracteurs de Lennon choisissent la dérision : le Daily Mirror, revenant à la fin de l'année sur les happenings nuptiaux du couple, appelle Lennon "le clown de l'année"...
Le John Lennon "gourou de la contre-culture" est lancé avec l'aide
complaisante des institutions, un paradoxe qui n'en est plus un dans
l'Angleterre pop. Le "Festival de la vie" qui remplace en 1970 la
célèbre et traditionnelle marche pacifiste d'Aldermaston se déroule
sous le haut patronage de l'ancien Beatles, avec la bénédiction du
patriarche Bertrand Russell. Peu avare de déclarations contradictoires,
Lennon sait mobiliser les médias avec l'aisance d'un professionnel qui
connaît bien son métier de "communicateur", au service d'un message
biblique simple (Peace on earth = paix sur la terre). Le
millionnaire pop dépense son argent pour la juste cause en frais
d'hôtel astronomiques et en achat d'emplacements publicitaires dans le
monde entier. Le mois de décembre 1969 est celui de la mégalomanie. A
Time Square (New-York) comme dans de nombreuses grandes villes de la
planète, on peut lire ce message : "La guerre est finie. Si vous le voulez. John et Yoko vous souhaitent un joyeux Noël". Un
message qui concerne surtout la guerre du Vietnam, laquelle prend fin
effectivement en 1973, mais qui va résonner encore en pleine guerre
froide est/ouest. Rappelons-nous un instant de la chanson de Sting,
Russians, sortie en 1985, l’année de l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl
Gorbatchev. Cette très belle chanson fait en réalité écho à l'appel du
groupe pacifiste russe "Initiative indépendante", qui lance en juin
1983 le message suivant à la "jeune Amérique": "Aujourd'hui, le
sens profond des paroles de John Lennon, mort tragiquement, nous
apparaît très clair : All we need is Love".
Les
biographes les moins complaisants ont bien montré que le Lennon engagé
mène avant tout un combat contre lui-même, contre sa violence rentrée
et ses peurs d'enfant, ses frustations adolescentes ; mais l'historien
doit d'abord retenir qu'il s'érige en conscience universelle de la fin
des années soixante, et qu'il répond alors aux attentes d'une
génération issue des classes moyennes, désespérée de l'absence de
changements dans l'ordre du monde comme dans les mentalités et les
comportements humains. Ce ne sont plus les Beatlemaniaques de 1963 qui
rejoignent Lennon dans son combat, mais ceux qui ont découvert les
Beatles au moment de leurs expériences psychédéliques en 1966/1967 et
de Sgt Pepper. Loin d'utiliser les moyens de propagande
classiques de la Nouvelle gauche ou des divers mouvements anti-guerre,
Lennon n'a aucune stratégie politique sinon celle de
s'opposer individuellement à l'ordre établi, celui des
puissants mais aussi celui des races, des classes et des sexes. Il
soutient avec Yoko en 1970 l'activiste radical Michael X et se
rapproche des mouvements extrémistes noirs. Il s'en prend aussi à
l'ordre masculin, qui génère selon lui la violence guerrière et fait
des femmes des esclaves. Influencé par Yoko Ono, son combat féministe
est particulièrement offensif et se retrouve dans des chansons qui tranchent nettement avec le machisme autoproclamé du rock (y compris dans les textes), ainsi dans Woman is the Nigger of the World (1971)
"La femme est la négresse du monde
Oui, elle l'est, tu peux y réfléchir
La femme est la négresse du monde
Penses-y et fais quelque chose pour ça"
Sa
conscience de classe (la classe ouvrière, même si son milieu d'origine
est plutôt celui de la lower middle class) — un peu mise en sommeil
avec le succès des Beatles — prend un aspect de plus en plus agressif,
mélange de lucidité désabusée et de colère longtemps rentrée. Ainsi
dans Working Class Hero (1970), il écrit - dans une chanson
admirablement reprise en 1979 par Marianne Faithfull - ce genre de
couplet :
"Ils vous droguent avec la religion, le sexe et la télévision
Et vous vous croyez intelligent, au-dessus des classes et libre
Mais vous n'êtes que des putains d'ignorants aussi loin que je peux voir
Un héros de la classe ouvrière a de l'avenir".
Fin 1969, Lennon et sa femme se lancent ainsi dans le combat pour la
réhabilitation de James Hanratty, petit délinquant d'origine ouvrière,
condamné à mort pour viol et meurtre et pendu en avril 1963. Hanratty,
qui a été jugé coupable sur des preuves fragiles symbolise pour Lennon
la "justice de classe" britannique. De telles prises de position
ont pendant quelques années séduit la Nouvelle Gauche anglo-saxonne et
en particulier sa branche trotskyste. Dans la revue révolutionnaire The Red Mole, Tariq Ali et Robin Blackburn interrogent en 1971 Lennon sur le sens qu'il donne à sa nouvelle radicalité politique (l'interview demeure passionnante) :
Tariq
Ali : Ton dernier enregistrement, ainsi que tes déclarations publiques
récentes — surtout les interviews que tu as données pour le magazine Rolling Stone — laissent penser que tes opinions politiques se radicalisent de plus en plus. Quand cela a-t-il commencé ?
John Lennon : Tu sais, je me suis toujours soucié de politique et j'ai
toujours été contre le statu quo. C'est assez élémentaire lorsque tu as
été élevé, comme moi, à haïr et à avoir peur de la police comme un
ennemi naturel et de mépriser l'armée comme une chose qui emporte
chaque personne et la laisse morte quelque part.
Et justement, lorsque Jann S.Wenner, figure américaine de la presse alternative (Rolling Stone),
pose à Lennon en 1971 les bonnes questions sur son parcours et celui
des Beatles, ce dernier prend le parti de l'acteur autant désabusé que
révolté. Une attitude cynique qui lui évite de réfléchir sur la
dimension désormais "historique" du phénomène Beatles, mais lui permet
d'apparaître comme l'authentique "héros de la classe ouvrière" de sa
chanson :
-"Que pensez-vous de l'impact des Beatles sur l'histoire de l'Angleterre ?
- Je n'en sais rien quant à l'histoire ; les gens au pouvoir, le
système de classes et toute la bourgeoisie de merde, tout ça est
toujours là. La seule différence, c'est qu'il y a beaucoup de jeunes
pédés des classes moyennes qui portent les cheveux longs et se
promènent dans Londres avec des fringues dans le vent. (...) A part ça,
rien n'a changé".
Rien
n'a changé, dit Lennon, comme si les années 60 n'avait été qu'un rêve,
une illusion. L'année 1968 n'a pas apporté de révolution, l'Angleterre
n'a évolué qu'en surface. Son premier disque sans les Beatles est un
manifeste du repli sur soi après une décennie de folies, de rêves
devenus réalités, d'expériences en tous genres, de croyances
multiformes. Le « rêve collectif » (Christopher Booker dans
son livre The Neophiliacs) tend à s'évanouir ; les années 1970
commencent :
Je ne crois pas aux Beatles/je ne crois qu'en moi/Yoko et moi/Et c'est
la réalité/Le rêve est fini, John Lennon, God (1970)
De
fait, à partir de 1970/71, Lennon entame - comme les trois autres
Beatles - une carrière solo qui apparaît un peu chaotique et souvent
anecdotique sur le plan musical. Souvent résumée à la chanson Imagine ou à Jealous Guy
(1971), elle n’a pas de véritable direction musicale (contrairement à
McCartney et ses Wings, et même George Harrison, plus créatifs
finalement) et les disques ultérieurs alternent les bonnes surprises (Walls & Bridges 1974) et les ratages complets (Some Time in NYC, 1972), tandis que ses reprises de standards (Rock'n’roll,
1975) sont polluées par les arrangements indigestes de Phil Spector.
D’ailleurs de 1975 à 1980, Lennon s’isole en famille à New York devenue
sa ville d’adoption et son assassinat intervient quelques semaines
après la sortie (en novembre 1980) de son dernier opus avec Yoko,
Double Fantasy et la belle déclaration d’amour de Woman :
Femme, s'il te plait laisse-moi t'expliquer
Je n'ai jamais voulu te faire de la peine ni même te faire souffrir
Alors laisse-moi te répéter encore et encore et encore
Je t'aime aujourd'hui et à tout jamais.
Dans
les années 2000, la famille Lennon n'en finit pas de poursuivre le rêve
des sixties, avec des hauts et des bas. L'un des fils Lennon,
Sean, né à New-York en 1975, porte les mêmes lunettes rondes que son
père et a hérité de son timbre de voix sinon de son talent de
mélodiste. Son côté "intello" n'est pas une fabrication d'autodidacte
touche-à-tout : il a fait des études très poussées et il perpétue la
tradition pop en élaborant des albums remarquables dans un style
néopsychédélique (Frendly Fire en 2006) mais il a quitté
pratiquement la scène musicale depuis 2015. Julian Lennon, l'autre
rejeton, né lui au début de la Beatlemania (1963), fait aussi de la
pop, avec un succès beaucoup plus mitigé et même assez pathétique. De
son côté, Yoko Ono - 87 ans! - poursuit son œuvre d'avant-garde, milite
toujours pour la Paix, à travers des happenings artistiques médiatisés (La Ballade pour la Paix de John & Yoko au Musée des Beaux-Arts de Montréal en 2009) et gère tranquillement le riche patrimoine commun, ainsi dans l’exposition Double Fantasy à Liverpool (2018) puis à Tokyo au Roppongi Sony Music Museum à partir du 9 octobre 2020.
Voici une photo (personnelle) prise de Yoko fin 2006 à la Cité de la
Musique, lors d'un grand "lâcher de ballons" blancs dans le ciel de la
capitale...Bon, j'étais dans mes petits souliers, évidemment, comme si
j’avais 15 ans. Je n’ai jamais vu ni rencontré John mais au moins
j’aurai approché son épouse/égérie, que pour ma part j'ai toujours bien
aimée...tant qu'elle ne chantait pas !
Le covid n'a pas dit son dernier mot et il n'a pas fini
de bouleverser l'histoire du monde...on pourra donc (re)lire mon billet
consacré aux grandes pandémies du XXème siècle (grippe espagnole,
grippe de Hong-Kong) et revu en janvier 2021.