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Sergeant Pepper des Beatles (été 1967), le chef-d'œuvre fusionnel des années soixante.

Si l'on conserve une approche historique — c'est-à-dire chronologique — des transformations culturelles contemporaines, l'élaboration et la sortie du disque pop des Beatles, Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band constituent un événement qui conditionne toutes les rencontres futures entre la culture de masse pop et les autres formes de culture. Avec son goût de l'exagération et de la provocation, Kenneth Tynan, le célèbre critique de l'Observer, ira jusqu'à déclarer que Sgt Pepper est un moment essentiel dans l'histoire de la civilisation occidentale. George Melly, plus sobrement, se contente de dire dans Revolt into style, the Pop Arts in Britain (1972) : "Pour moi, c'est la preuve définitive que le pop peut être à la fois de l'art et du pop". Quant aux musiciens pop, le très perfectionniste Brian Wilson des Beach Boys croyait avoir trouvé une parade à Rubber Soul en publiant le somptueux Pet Sounds (1966) : les écoutes de Revolver puis de Sgt Pepper eurent raison de sa fragile santé mentale pour plusieurs décennies.

Cinquante ans après ces témoignages et réactions quasi contemporains de Sgt Pepper, il est difficile de ne pas avoir la même opinion sur cette création pop exceptionnelle. L'œuvre elle-même est très bien connue, mille fois commentée, particulièrement en ces temps de commémorations. D'une part, son producteur, George Martin, a longuement expliqué sa genèse à travers des interviews, des films et des écrits — il considère avec le recul que l'œuvre a radicalement changé la conception de la musique enregistrée ; d'autre part, les biographes des Beatles n'ont pu évidemment négliger un tel "monument" et l'on peut compter des centaines de pages d'analyses, chanson par chanson. Enfin, l'enregistrement du disque est relaté jour après jour dans l'imposant travail érudit de Mark Lewisohn, The Beatles Chronicle. Ajoutons que les diverses expositions consacrées aux Fab Four ont toujours fait la part belle au célèbre disque, présentant notamment des projets, des dessins préparatoires, et c'est encore le cas en juin-juillet 2017 avec «Sgt. Pepper's experience» à la Maison de la Radio de Paris.

A sa sortie (le 1er juin 1967), le disque constitue déjà un événement considérable, très attendu. Les jugements sont d'autant plus favorables qu'on croyait les Beatles au sommet de leur art. Les critiques sont dithyrambiques et le succès commercial est immédiat, avec 500 000 exemplaires vendus en un mois en Angleterre. Aux Etats-Unis, ce seront 2,7 millions d'albums qui partiront de juin à décembre 1967 ! L'événement est historique en ce sens qu'il constitue pour toute une génération une émotion qui vaut bien celles qu'ont pu provoquer les grands chocs sonores et visuels de la décennie, ce que l'un des biographes du groupe, Philip Norman, exprime avec sensibilité dans Shout out, The Beatles in their generation (1981, nombreuses rééditions de ce classique sur les Beatles):

"Il y a ce jour-là {la première écoute de Sgt pepper} des centaines de Britanniques et d'Américains qui peuvent dire où ils étaient et ce qu'ils faisaient (...) Cette musique, aussi puissante que l'assassinat de Kennedy ou le premier alunissage, rassemble en elle une heure et un lieu précis et une émotion qui ne s'affaiblit ni avec le temps ni avec l'âge".

Les réactions sont passionnelles et prennent parfois une dimension politique. Aux Etats-Unis, l'extrême-droite puritaine (la John Birch Society par exemple) voit dans Sgt Pepper un nouveau complot communiste, destiné à saper les bases de la civilisation chrétienne. Une des preuves avancées par les extrémistes, qui ne décolèrent pas depuis que John Lennon a fait en 1966 ses malheureuses déclarations sur le christianisme, vient de Cuba : la radio officielle castriste passe l'intégralité du disque sur des ondes devenues inexplicablement pop. De plus, le visage de Karl Marx apparaît au-devant de la pochette du disque, ce qui alimente les accusations des extrémistes. Les allusions à la drogue, à l'émancipation sexuelle, aux fugues adolescentes ainsi que certains thèmes hippies orientalisants suffisent à mobiliser aux Etats-Unis le lobby anti-Beatles. Sur la BBC aussi, certaines chansons sont provisoirement interdites d'antenne, comme Lucy In The Sky With Diamonds le 19 mai. La censure porte sur certaines phrases qui évoquent trop directement la drogue et sur les initiales LSD du titre de la chanson. L'attitude de la BBC est une véritable aubaine pour les radios-pirates, dont c'est le dernier été de liberté, et pour Radio Luxembourg, qui s'empresse de diffuser l'intégralité du disque. Certains auditeurs deviennent des fanatiques inconditionnels de Sgt Pepper, traquant tous les signes et les symboles, se lançant dans des études ésotériques qui s'apparentent au phénomène Tolkien.  

Mais on ne peut résumer Sgt Pepper à un scandale mineur sur l'évocation des paradis artificiels, car c'est bien une œuvre unique dans l'histoire de la musique populaire qui naît au début de l'été 1967. La "tête pensante" de Sgt Pepper est incontestablement Paul McCartney, dont la personnalité a souvent été occultée par celle de John Lennon. Fréquentant assidûment l'underground depuis 1965, rattrapant le temps perdu dans tous les domaines, McCartney devient un boulimique de culture. Concerts classiques, Premières théâtrales, vernissages, conférences, McCartney est partout, d'une insatiable curiosité. Il fréquente alors la jet set londonienne et internationale, découvre notamment la littérature et le théâtre grâce à son amie, la comédienne Jane Asher, la peinture et le dessin grâce à Robert Fraser ; il possède à 25 ans quelques Beardsley, ce qui donne une idée de ses goûts...et de son train de vie. Il est possible qu'ait alors germé dans sa tête le projet a priori mégalomane de faire un disque des Beatles qui s'adresse à la fois à la masse et à l'avant-garde, tout en devenant une sorte de référence, non seulement dans la musique populaire mais dans le domaine plus large (et plus noble) de l'Art. Mais il est tout aussi probable que McCartney se soit pris au jeu d'un véritable défi musical et artistique au fur et à mesure de l'avancement du "projet" Sgt Pepper. "Pensez symphonique" aurait dit George Martin aux Beatles lors des premiers enregistrements. Si John Lennon a su devenir à la fin des années soixante une espèce de gourou pour toute une génération, grâce à ses prises de position, son engagement et ses textes souvent très forts, il faut bien reconnaître à McCartney une forme de génie syncrétique qui en fait l'un des plus grands mélodistes mais aussi novateurs de la musique enregistrée de ce siècle. Faut-il pour autant le comparer — certains s'y sont risqués — à un Mozart, qui fut lui aussi très populaire en son temps, notamment grâce aux mélodies légères qu'il puisait dans le folklore ? La réponse est trop évidente tant McCartney n'a rien de commun avec Mozart. Il ne fut pas un génie précoce, il connaît très mal le solfège et n'est qu'un instrumentiste (très) honnête, laissant à d'autres le soin d'écrire ou de réaliser des arrangements complexes. Son sens inné de la mélodie le place pourtant dans des sphères qui dépassent le simple cadre de la musique de variétés. Le fait que McCartney, ainsi que les autres Beatles, n'aient eu aucune base de solfège a suscité beaucoup d'étonnement. Certains ont même parlé d'"imposture", estimant que les chansons étaient écrites par G.Martin. Ce dernier s'est longuement expliqué dans ses livres et il ne laisse aucun doute sur l'exceptionnelle créativité "instinctive" du groupe, y compris dans la recherche d'arrangements complexes. G.Martin doute même que le génie mélodique de Lennon/McCartney eût pu s'exprimer de manière aussi "désinhibée" à la suite d'études musicales classiques ! Que McCartney ait par la suite cru un peu trop à son génie en écrivant un ambitieux Liverpool oratorio (1991) n'ajoute rien aux qualités essentielles d'un surdoué de la mélodie populaire, élevée au rang d'art majeur.

En fait, Sgt Pepper n'est peut-être pas, sur le plan strictement musical, le meilleur disque des Beatles. Revolver (1966) lui est peut-être supérieur et le choix discutable d'avoir écarté du disque les excellents titres sortis en 45 tours  tels  Strawberry Fields Forever et  Penny Lane renforce cette impression. Quant aux textes, ils sont de bonne facture mais souvent assez conventionnels. Leur originalité tient moins à leur qualité "littéraire" qu'à leur inspiration Pop Art. En effet, de nombreuses chansons sont en fait directement tirées de la culture de masse, ainsi le cinéma, les journaux populaires, la publicité, le cirque, le music-hall. La chanson la plus remarquable, A Day In The Life, s'appuie presque exclusivement sur des faits divers relevés dans la presse populaire, Good Morning  est un savoureux détournement d'une publicité pour une marque de corn flakes et When I'm Sixty Four rappelle immanquablement le music-hall anglais de l'entre-deux guerres.Alors, où est la différence avec toutes les productions pop anglaises et américaines depuis 1963, y compris celles des Beatles ? 

Tout d'abord, Sgt Pepper est une œuvre qui a demandé une très longue maturation et un énorme travail d'enregistrement. Jamais dans l'histoire du disque (jusqu'en 1967) des musiciens n'ont passé autant de temps dans un studio pour écrire, jouer, chanter, arranger une dizaine de chansons. De novembre 1966 à mars 1967, les Beatles ont pratiquement vécu dans le studio 2 d'EMI (Abbey Road, Londres) : 129 jours soit 700 heures à enregistrer Sgt Pepper, qui a coûté à la compagnie discographique £ 75 000. Jamais le souci de la perfection n'a été poussé aussi loin, même lorsqu'il s'agit de productions "classiques". La performance est d'autant plus remarquable que les studios d'Abbey Road sont paradoxalement mal équipés sur le plan technique. Millionnaires, les Beatles auraient pu aller enregistrer dans des conditions beaucoup plus favorables en Californie ou à New York, ou imposer à EMI l'achat d'une technologie plus sophistiquée, mais ils ont préféré compenser un matériel obsolète (une console et un système quatre pistes datant de 1963) par une collaboration toujours plus étroite avec leur producteur et arrangeur George Martin et l'ingénieur du son d'EMI Geoff Emerick, qui a raconté son aventure dans un livre très passionnant sur l'évolution du son à la fin des années 60, En studio avec les Beatles, 2011. Le résultat final est absolument remarquable : toutes proportions gardées, il vaut bien en qualité d'écoute, en effets sonores et stéréophoniques (quoique le disque ait été enregistré initialement en mono, une version stéréo ayant été aussi prévue pour le marché naissant de la Hi-Fi), en répartition des fréquences, en "balance" des instruments et des voix, les productions actuelles réalisées avec la technique numérique et des consoles qui ressemblent à des tableaux de bord d'avion. Les ingénieurs du son contemporains ont du mal à imaginer que des morceaux aussi riches ont été enregistrés sur 4 pistes magnétiques, contre 48 numériques aujourd'hui pour les grosses productions de rock.

La deuxième originalité du disque est certainement sa densité sonore. Le produit n'étant plus destiné à être joué en public (les Beatles y ont renoncé en 1966), il est donc possible d'utiliser toutes les ressources de la technique et de rechercher la perfection. Tous les effets possibles ont été essayés, souvent de manière très empirique pour pallier les insuffisances technologiques du studio. De nombreux sons se superposent aux chansons, les voix sont retravaillées avec des chambres d'échos, les instruments sont joués de manière indépendante et mixés soigneusement. L'ensemble tient du collage miraculeux au regard des possibilités de l'époque. Quant aux instruments, les Beatles ont cherché à ouvrir au maximum leur éventail, utilisant les guitares et la batterie, mais aussi des claviers, des cuivres, des percussions, des cordes. Un orchestre symphonique de 40 musiciens a été mis à contribution pour le final de A Day In the Life, tandis que les tous premiers synthétiseurs de sons (le mellotron) sont utilisés pour accompagner certaines plages musicales. Pour un morceau aux sonorités indiennes, trois musiciens londoniens d'instruments traditionnels sont invités à se joindre aux Beatles. La variété des approches instrumentales s'accorde en fait avec le projet synesthésique de Paul McCartney, qui est de faire fusionner les genres musicaux de manière spontanée. On trouve donc dans Sgt Pepper des éléments qui proviennent aussi bien du rock and roll américain, de la musique pop, du jazz, du folklore anglais, des fanfares de fête, de la musique indienne et enfin de la musique occidentale de tradition "classique", y compris dans ses recherches les plus contemporaines (collages sonores, œuvres de Stockhausen).

Si Sgt Pepper ne procède pas d'un concept, mais plutôt d'une vague idée directrice, il n'en demeure pas moins l'un des premiers disques pop dont l'unité est totale du début à la fin. L'argument est de présenter le disque comme un concert semblable à ceux des fanfares (la "Fanfare du club des Cœurs Solitaires"), dont le Sergent Poivre est le chef d'orchestre, avec une ouverture, une reprise etc.. Dans un souci de cohérence, il n'y a pas de "blanc" entre les titres, ce qui permet une écoute fluide et continue et oblige les programmateurs de radio à "shunter" la chanson ou à diffuser une face entière. Tout se finit dans une sorte d'apocalypse (formidable montée en puissance cacophonique de l'orchestre), qui laisse l'auditeur le plus blasé littéralement abasourdi.


La dernière innovation de Sgt Pepper concerne le support lui-même, à savoir le disque pop, et surtout son enveloppe. La "pochette" de Sgt Pepper est une création collective qui s'est avérée tellement coûteuse et problématique que les dirigeants d'EMI ont été tout près d'abandonner le projet (EMI tenait à ce que tous les personnages de la photo encore vivants donnent leur accord de principe afin d'éviter une cascade de procès). A l'origine, le galeriste du Swinging London, Robert Fraser, ami de Paul McCartney, suggère à ce dernier d'utiliser les services de l'artiste Pop Art Peter Blake. Ce dernier conçoit avec sa femme Jann Haworth une série de découpages (la moustache, les galons du Sergent Poivre etc.) inclus dans le disque et imagine les Beatles entourés — comme sur une photo de classe — par tout un panthéon de personnages composant le Club des Cœurs solitaires. Une séance photographique de trois heures est réalisée aux studios de Michael Cooper le 30 mars à partir des dessins et maquettes de Peter Blake. Outre la participation (financièrement symbolique de 200 dollars !) d'un artiste dans l'élaboration graphique de la pochette, celle-ci comporte des nouveautés majeures dans la présentation du "produit-disque" : la pochette est double et peut donc s'ouvrir, laissant apparaître l'impression de tous les textes des chansons — une première dans l'histoire de la musique pop.
La pochette peut donc à juste titre être considérée comme un chef-d'œuvre Pop Art et aussi un chef-d'œuvre pop. En ce sens, la fusion entre les formes artistiques pop nées dans les années cinquante et la culture de masse pop des années soixante est ici totale, sans ressembler à la médiocre opération de marketing Pop Art de l'année 1965. La pochette offre d'ailleurs la particularité unique de matérialiser la rencontre qui s'opère dans Sgt Pepper entre la culture de masse et la culture des élites. La photo de Michael Cooper, jeune et talentueux photographe de 25 ans, montre en effet autour des Beatles vêtus de costumes de style militaire du XIXème siècle des objets divers et une soixantaine de personnages de cire ou photographiés. Ceux-ci sont rassemblés à la suite d'un curieux mixage de personnalités proposées par les différents concepteurs de la pochette (Peter Blake, les Beatles, Robert Fraser). La culture populaire de masse est majoritairement représentée, au travers d'acteurs de cinéma, de comiques, de vedettes de music-hall, de sportifs, de chanteurs (dont les Beatles en 1963 et Bob Dylan). Voisinant avec toutes ces vedettes qui font ou ont fait l'actualité des journaux et magazines populaires, une trentaine de personnages que l'on rattacherait plus volontiers à la "haute culture" :

Aubrey Beardsley
Larry Bell
Wallace Bormann
William Burroughs
Lewis Carroll
Horace Clifford Westermann
Stephen Crane
Albert Einstein
Aldous Huxley

Richard Merkin
Edgard A. Poe
George-Bernard Shaw
Karl Heinz Stockhausen
Dylan Thomas
Karl Jung
Herbert George Wells
Oscar Wilde

On trouve aussi dans cet amalgame pop quelques politiciens et idéologues, comme Sir Robert Peel (le fondateur de la tendance réformiste du Parti conservateur), Karl Marx (déjà cité), des gourous orientaux, mais EMI aurait refusé que soient représentés Hitler, Gandhi, Nasser et...Jésus-Christ !
 
Le sens de cette photographie est clair : la culture pop est devenue une culture de référence. La musique pop — et en premier lieu celle des Beatles — est à la fin des années soixante le vecteur de profondes transformations dans la nature même de la culture de masse. Sgt Pepper ouvre non seulement des horizons nouveaux aux jeunes créateurs pop sans formation universitaire, mais il oblige aussi les intellectuels à réfléchir sur la notion même d'œuvre d'art dans le cadre de la société de masse.

Cinquante après, Sgt Pepper est bien devenue l'une des œuvres-phares du XXème siècle, qui vient d'ailleurs de ressortir opportunément dans une luxueuse version 50th anniversary.

 

 

 

 

 

 

 

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