POLITIQUE DE L'ÉCRITURE ET RESPONSABILITÉ AUCTORIELLE CHEZ GEORGE
ORWELL

par


Bernard GENSANE

THÈSE DE DOCTORAT (NANTES, 1989)
VERSION ABRÉGÉE (et AUGMENTÉE)


TROISIEME PARTIE


VOIES D'UNE VOIX,
VOIX D'UNE VOIE



Ce qu'on nomme la voix d'un écrivain, d'un poète est
reconnaissable entre toutes (Charles Baudelaire).


Non ‡ l'autobiographie
Chez Orwell, rien de l'époque ne passe dans l'œuvre qu'il n'ait d'abord éprouvé lui-même.
Néanmoins, il s'est toujours refusé à composer un récit autobiographique chronologique et totalisant. Il n'a
pas voulu de biographie autorisée car cela aurait nui à son image en la diminuant, «Orwell» devant être le
résultat, ou, si l'on veut, le commencement et la fin de toutes ses œuvres. Comment, en effet, peut-on dire
´jeª, sous forme romanesque, sans que ce ´jeª soit celui de la personne qui l'écrit? Considérons ce passage
de «Such, Such Were the Joys» (CEJL IV 379 sq.) :

‘Tu as reçu la cravache?’
‘Je n'ai pas eu mal’, dis-je fièrement.
Flip avait tout entendu. Instantanément, elle hurla dans mon dos :
‘Ici, viens ici, tout de suite! Peut-on savoir ce que tu viens de dire?’
‘J'ai dit que je n'ai pas eu mal’, bredouillais-je.
‘Comment oses-tu dire une chose pareille? Crois-tu que c'est bien de dire une chose pareille?
VAS-TE PRÉSENTER À LA DIRECTION!
Cette fois-ci, Sambo n'y alla pas avec le dos de la cuiller. Il frappa pendant une période de
temps qui m'effraya et m'étonna aussi — environ cinq minutes, me sembla-t-il, jusqu'à en
briser la cravache, la poignée volant à travers la pièce.
‘Regarde ce que tu m'as fais faire!’ dit-il furieux brandissant la cravache brisée. Je m'étais
écroulé dans un fauteuil, pleurnichant faiblement. Ce fut l'unique fois dans toute mon enfance
où un punition corporelle se termina par des larmes, mais je ne pleurais pas de douleur. […]
Je pleurais parce ce qu'il me sembla que c'est ce qu'on attendait de moi.

Dans ces lignes, nous n'entendons qu'une seule voix, celle de l'adulte, du masque, de l'écrivain qui se
remémore des événements distants d'une bonne trentaine d'années. J'ai souligné les passages qui me
semblent être reconstruits et où le narrateur utilise une pédale forte. L'enfant ici reconstitué a toutes les
qualités d'un moi allégorique, héros d'une fiction vraie (ou d'une vérité fictive) où Orwell pose les bases,
dans ce cas présent morales, d'une totalité en construction, de ce qu'il n'était pas nécessairement au moment
de l'action mais de ce qu'il fallait qu'il fût pour devenir l'adulte qu'il voulait être ou, plutôt, paraître. En
d'autres termes, l'auteur réinterprète des tranches d'enfance choisies pour aplanir, voire évacuer tous les
cheminements et contradictions qui l'ont amené à être «Orwell» et Orwell. Cette page résonne en écho aux
confessions de la deuxième partie du Quai de Wigan (129) quand l'auteur expose les raisons de sa
culpabilité. L'enfant qui répond avec fierté, puis ensuite en bégayant, à ceux qui le frappent est un être prêt
à accepter, soumis, les plus injustes des punitions, parce qu'il pense que c'est ce qu'«on attend de lui». Le
châtiment corporel provoque effroi, étonnement et honte chez l'écolier parce que l'adulte bourgeois se sent
solitaire et sans armes face aux grand chambardement des années quarante. Il n'y a dans ce texte aucune
tentation de révolte, les conflits humains, pour ne pas parler de lutte des classes, sont évacués, nous
sommes plus que jamais, dans ce texte de la maturité, en présence de l'homme vaincu.

La voix du vÈcu
Dans la dËche ‡ Paris et ‡ Londres est un récit où la critique de la société est manifeste, mais
l'auteur parvient à établir une distance suffisante avec son sujet pour que le lecteur ne se sente jamais
totalement impliqué, pour qu'il ne se pense jamais responsable de l'état des choses. Orwell parvient à ce
résultat en décrivant à loisir certaines formes de la pauvreté, mais en oblitérant son contenu : le lecteur
hume quantité de mauvaises odeurs mais la pauvreté n'est décrite de l'intérieur ni par le narrateur, ni par les
pauvres eux-mêmes. En outre, dans un but de dédramatisation, Orwell «anthropologise» son sujet car le
lecteur baigne constamment dans l’exotisme : on lui raconte des histoires, des personnages sont qualifiés de
«curieux», si bien que le projet indéniablement réformiste de l'auteur est perturbé par d'innombrables
connotations pittoresques.
Ce récit est une composition, avec ses parties, ses enchaînements; le discours du narrateur y est le
plus souvent assourdi, et le lecteur n'a pas forcément conscience de l'évolution de l'instance narrative. Le
vécu est constitué d'une addition nerveuse de scènes «typiques» du folklore des bas-fonds. Les meilleures
recettes sont utilisées pour donner sa force à ce témoignage : le dégoût qu'inspire au lecteur les passages les
plus tragiques relatifs à la condition des chemineaux, mais aussi l'humour, la compassion, la chaleur
humaine qui soulignent encore davantage l'abomination du quotidien des tramps. Orwell utilise dans Dans
la dËche une technique fréquente chez les producteurs de récits vécus au premier degré : le ´jeª auctoriel se
fait le plus discret possible afin de ne pas écraser ou simplement recouvrir le ´jeª actoriel. Dans le récit
autobiographique (ce que n'est pas formellement Dans la dËche), l'acteur raconte et ses réflexions ne
doivent servir qu'à authentifier son récit. Mais dès qu'il y a intervention, c'est à dire médiation, l'illusion
devient moins puissante. Dans ce livre, la lutte entre l'auteur et l'acteur est permanente. On relèvera trois
cas de figure : les passages où le ´jeª actoriel domine (en dépit de l'ironie, du recul) :

Je rentrais chez moi par la rue de Broca, quand soudain, luisant sur le pavé, j'aperçus une
pièce de cinq sous. Je me précipitai dessus […] (38),

ceux où le commentaire narratif s'affiche pour ce qu'il est :

[…] Je crois maintenant que l'employé avait confondu mon numéro avec celui de quelqu'un
d'autre (39),

enfin ceux où la voix auctorielle s'insinue d'une manière tout à fait inattendue dans un énoncé actoriel,
comme dans l'exemple souligné ici par moi :

[…] Etais-je communiste? Je répondis que j'étais sympathisant; je n'avais jamais fait partie
d'aucune organisation (44).

Le lecteur dans ce type de récit attend de l'auteur qu'il donne des informations à chaud, comme s'il n'y avait
pas d'écart entre le temps narrant et le temps narré, et comme si l'énonciateur n'existait pas avant son récit.
Dans la dËche obéit parfaitement à cette règle. En particulier lorsqu'Orwell use du présent historique. Dans
certains cas, il appose à son discours une deuxième strate actorielle, interrompant la progression du récit
premier au passé pour donner un supplément d'information sur le vif :

Vous allez chez le boulanger acheter une livre de pain […]. Vous allez chez l'épicier y
dépenser un franc pour un kilo de pommes de terre. Mais dans l'argent que vous tendez il y a
une pièce belge que le commerçant refuse (17).

Le lecteur accompagne en direct les tribulations du récitant. Ailleurs, une deuxième strate auctorielle
permet un commentaire légèrement distancié :

Vous découvrez l'ennui inséparable de la pauvreté. Ces moments où, n'ayant rien à faire et
étant affamé vous ne pouvez vous intéresser à rien (17).

Le jeu du «vous» produit une dualité de sens. Il peut renvoyer à l'expérience du narrateur en particulier ou,
s'il est un «vous» universel, impliquer que tout bourgeois, dans ces années de crise économique, peut
tomber aussi bas que cela. Dans ce type de récit, il est moins important de raconter que de montrer. D'où
l'emploi très fréquent par Orwell, de dialogues, s'il le faut, aux dépens de la vraisemblance. Comment le
narrateur pourrait-il, par exemple, se souvenir en détail des longues conversations qu'il a eues avec Boris
(qui, de plus, s'exprimait en Français) — et qu'il garantit authentiques, ou encore avec Charlie ou Paddy?
L'emploi de monologues intérieurs authentifie l'expérience et il a l'avantage de brouiller la voix : il n'est pas
toujours facile de distinguer focalisation actorielle de focalisation auctorielle :

Si vous n'avez que trois francs tout est différent. Car, en ce cas, vous pouvez manger jusqu'à
demain […]. L'ennui vous envahit, mais vous ne ressentez aucune peur. Vous vous dites
vaguement : «Dans un jour ou deux, je n'aurai plus rien à me mettre sous la dent — quelle
poisse!»
[…] Il y a un autre sentiment qui permet réellement de supporter la pauvreté. […] C'est un
sentiment de soulagement, presque de bien-être, à l'idée de savoir qu'on a vraiment touché le
fond. Vous avez bien souvent pensé que vous pourriez un jour connaître la mouise, et bien
cette fois-ci vous y êtes, et c'est supportable (19).

Dans un ouvrage comme Dans la dËche, la personnalité de l'auteur en tant que témoin de ce qu'il a
vu est capitale. Que sait-on du narrateur de la page 5 planté soudainement au beau milieu de la rue du Coq
d'Or? Rien. Cependant, aux yeux d’un lecteur attentif, même contemporain d'Orwell, il est quasiment
impossible que le ´jeª narrant-narré soit lui même aussi misérable que les personnages décrits, et ce même
avant qu'il ne révèle qu'il a fréquenté Eton. Le ton qu'utilise le ´jeª narré dénote ses origines bourgeoises. Il
faut être quasiment en expédition commandée, en terra incognita, pour relever qu’«il faut littéralement se
battre dans le Métro à Paris à six heures du matin» (80). Ce ´jeª est un intercesseur, une sorte de Passe-
Partout qui permet à l'auteur de guider les siens au travers du monde de la dèche. Et lorsque ce «je» se
comporte de manière familière avec les miséreux (comme dans ses conversations avec Boris et Paddy), le
lecteur s'imagine qu'il pourrait en faire autant. Le narrateur de Dans la dËche pénètre (et nous fait pénétrer)
dans cette rue du Coq d'Or, témoin candide, sans origine sociale, sans profession, ce qui nous amène à le
suivre aussi nus que lui, parmi des actants qui ne sont là que pour les besoins d'un livre à venir. Et quand il
quittera les bas-fonds, ce narrateur ne sera guère plus avancé : «Je n'ai guère perçu que les franges de la
pauvreté» (189). L'avantage de cette innocence est que le récitant n'a pas le temps de s'habituer et donc que
le lecteur ne peut être blasé ou pétri de bonne conscience. L'inconvénient est qu'il lui est difficile de se
sentir solidaire du monde décrit.
Orwell avait fort bien vu que le discours ouvrier du XIXème et du début du XXème siècles était
rarement constitué de récits singuliers de vies individuelles. Ce n'était d'ailleurs pas une urgence pour le
peuple anglais qui avait surtout besoin d’édifier une conscience de groupe, de communauté (ou de classe).
Avec Dans la dËche, et, mieux encore, Wigan, Orwell va s'efforcer de restituer, en analysant de nombreux
aspects du présent du peuple, la voix et la mémoire de celui-ci. Pourquoi, l'histoire littéraire l'a attesté,
Wigan est-il une très grande réussite? C'est en premier lieu parce que jamais le lecteur ne met en cause le
bien-fondé du récit. Ce texte, tout au moins dans sa première partie, est à ce point «évident» que le lecteur
ne s'interroge nullement sur le pourquoi des effets qu'il subit. Considérons par exemple ce passage :

Dans un petit pays, peuplé et crasseux comme le nôtre, on finit par prendre la souillure
comme un mal inévitable. Les terrils et les cheminées d'usine semblent plus normaux, plus
naturels que l'herbe et les arbres. Et même en pleine campagne, si vous enfoncez une fourche
dans la terre, vous vous attendez peu ou prou à mettre à jour un cul de bouteille ou une boîte
de conserve rouillée. Mais ici la neige était immaculée et formait une couche si épaisse que
seul le haut des murs de bornage en pierres était apparent, serpentant à travers les collines
comme des sentiers noirs. Je me souvenais de D.H. Lawrence évoquant ce même paysage ou
un autre tout proche, écrivant que les collines enneigées ondoyaient dans le lointain ‘comme
des muscles’. J'aurais eu personnellement recours à une autre métaphore. A mes yeux, la
neige et les murs noirs évoquaient davantage une robe blanche gansée de noir (17).

Cet extrait est d'une subjectivité achevée. Et pourtant nous croyons à ce monologue intériorisé. Si nous
tenons ce qui est rapporté pour objectif, c'est parce que dans ce type de récit, Orwell se dédouble. En deux
voix qui se fondent harmonieusement, nous entendons un écrivain qui veut offrir un témoignage et un
témoin qui veut se dire, s'entendre parler. En ce sens, le Journal du Quai de Wigan est un essai de voix, un
peu comme La vie de Henri Brulard est, pour Stendhal, l'ébauche d'une autobiographie à composer. Avec
le Journal, Orwell offre une herméneutique de l'essai ou une phénoménologie du reportage. A comparer le
brouillon et le livre publié, on en vient à se demander si Orwell ne préfère pas écrire à propos de ce dont il
ne se souvient pas totalement, ou encore s'il ne privilégie pas les reconstructions aux souvenirs bruts,
comme en témoignent, par exemple, «naturels» ou «vous vous attendez», ou encore la référence aussi
littéraire qu'obligée à D.H. Lawrence. C'est sûrement pourquoi les souvenirs apparemment purs sont
souvent entrecoupés de réflexions, de poétisations produites par une voix plus sereine que celle qui nous
rapporte l'expérience.

Journaliste et romancier
Évidemment, Le quai de Wigan est l'essai d'un journaliste et aussi d'un romancier. Si le journaliste
remplit principalement une fonction sociale, le romancier construit une œuvre, il pose une pierre sur une
autre pierre, son texte est produit par son expérience personnelle. Orwell avait compris qu'une œuvre ne
livre pas simplement la pensée de l'écrivain au public, mais qu'elle contient déjà le public. Mais dans cette
optique, on peut dire qu'il se borne souvent à ressentir sa solidarité avec le prolétariat uniquement d'après
son idéologie et non comme producteur. Peu utile d'un point de vue progressiste, cette démarche est peut-
être aussi un peu pernicieuse, car si l'écrivain se propose de dénoncer les injustices, de donner mauvaise
conscience à la classe dominante, la misère, dans cette perspective, devient une esthétique, et le combat
contre elle un produit de consommation. Dans Wigan, Orwell est un progressiste middle-class. Son
positivisme en fait un spectateur critique dont le discours, à la limite, l'isole du réel : «Quand vous êtes
descendu deux ou trois fois au fond de la mine, vous commencez à comprendre le travail qui s'y déroule.
«Permettez-moi de dire, en passant, que ne connais rien aux aspects techniques de l'exploitation du charbon
: je ne fais que décrire ce que j'ai vu» (27). Quand ce n'est pas le narrateur lui-même qui s'isole
volontairement de ce même réel : «En voyant les mineurs au travail, vous vous rendez compte à quel point
les univers dans lesquels vivent les gens peuvent être éloignés» (28-9).
En outre, Orwell est un raconteur-né, et un compositeur soucieux des rythmes et des
correspondances logiques. Le journaliste sait capter les détails accrocheurs et le romancier sait faire
accéder ses personnages «réels» à une dimension supérieure : des individus, il fait des archétypes, des
«universels singuliers», qui permettent d'accéder à l'essence profonde du genre humain. Mais il y a plus :
ces personnages, outre le rôle socio-politique que l'essai leur assigne, sont déterminés par leur fonction
narrative. C'est par eux (qu'il s'agisse de tel ou tel mineur ou des corneilles s'aimant d'amour tendre) que se
réalise l'union harmonieuse des actions et des descriptions. Ainsi le passage des corneilles s'insère-t-il entre
la sombre description (citée supra) du paysage minier où le narrateur semble englué et des lignes plus
optimistes où il part en train vers un univers un peu plus riant (Wigan 17-8), et où, comme c'est souvent le
cas, le narrateur parvient subrepticement à transmettre son innocence de découvreur perpétuel, et donc son
détachement par rapport aux graves sujets que le livre aborde : «Bien que la neige fût pratiquement vierge,
le soleil brillait avec éclat. […] D'après le calendrier, c'était le printemps, et quelques oiseaux semblaient
même le croire».
Le quai de Wigan peut être également lu comme un essai de formation. Dès les premières pages, le
protagoniste se persuade de la justesse de sa mission de témoin. Pour se faire il en montre l'urgence : le
travail des livreurs de journaux lui paraît «terrifiant» et il est indisposé dès le matin par un pot de chambre
bien garni (5 à 15). Puis, une fois rejeté (en esprit) les salonnards de gauche et autres «Bolchos en
chambre», ce narrateur prouve qu'il est qualifié pour cette tâche en surmontant victorieusement le véritable
rite de passage qu'est la descente au fond de la mine, même s'il doit y souffrir atrocement (19-25). Il réussit
son enquête, et sa formation s'achève sur une sanction positive à son niveau : la réflexion d'un bourgeois
qui, dépassant la culpabilité, s'engage (à sa manière) vers le socialisme. L'énergie vitale, celle des mineurs
ou celle de la nature (rivières, veines de charbon), impressionne l'auteur. Il n'y a pas de paysans chez
Orwell mais le spectacle du mineur accroché à la roche carbonifère — comme le laboureur est collé à la
glaise, rappelle le thème hugolien du tête à tête fraternel mais sans concessions de l'homme avec la nature.
Les mineurs d'Orwell, en particulier celui qu'il montre se lavant, n'ont rien à voir avec ceux de Germinal.
Point de bestialité en eux. Ce sont plutôt des Mellors confiants en leur force, génétiquement sains et
moralement «decent». Le journaliste remarque que leur foyer est d'une propreté sans pareille; l'ethnologue
se moque gentiment des vieux mineurs qui ne se lavent plus trop souvent par peur des maladies; le
romancier fait de tous ces travailleurs des parangons du genre humain. Bref, ce récit tourne sans cesse
autour du mythe sans qu'on puisse jamais prendre sa réalité en défaut.

Potentialiser la violence
Orwell n'a pas écrit pour mettre sur papier son existence mais pour projeter hors de lui le lieu nodal
de toutes ses contradictions dans un monde violent et contradictoire. C'est pourquoi ses pages personnelles,
«biographiques» ont souvent la même source que ses romans. Et c'est pourquoi l'auteur cherche à utiliser
dans toutes ses œuvres la même voix, le même style lisse, sans fioritures qui, mieux qu'un style complexe,
est à même de rendre, dans un univers fictif constamment réorganisé selon son point de vue du moment, les
problèmes touffus et à ses yeux terrifiants qui assaillent en permanence les Anglais des années trente et
quarante.
A côté de ses livres majeurs, Orwell a écrit une multitude d'articles et de lettres. A de rares
exceptions et relâchements près, il use toujours de la même voix. Ainsi ces lignes :

Il y a quelques années, je trouvais amusant de penser que notre civilisation était condamnée,
mais aujourd'hui je ne ressens de l'ennui que quand je pense aux horreurs qui nous attendent
dans les dix prochaines années — ou bien une catastrophe abominable avec révolution et
famines, ou alors une trustification ou une Fordification du monde entier, et toute la
population réduite en esclavage.

ne sont pas extraites du Quai de Wigan mais d'une lettre à une amie très chère à qui il contait fleurette
(CEJL I 145). Nombre des écrits mineurs d'Orwell traitent aussi de l'existence courante. Il y propose
quantité de recettes pour mieux vivre. Savoir préparer le thé est pour lui aussi important que savoir écrire :
cela procède de la même hygiène mentale, et c'est pourquoi il en parle quasiment de la même manière, avec
la même voix, et d'identiques certitudes. Mettons en regard ces deux phrases écrites en 1946 et 1947 :

Ces deux défauts sont dus à des minorités fanatiques qu'il faudra bien réprimer, au besoin par
une législation de grande envergure (CEJL III 56).

Un homme peut s'adonner à la boisson parce qu'il pense être un raté, et il peut ensuite rater
tout ce qu'il entreprend parce qu'il boit. (CEJL IV 157)

On n'en sera pas surpris (même si on tient compte du paramètre de l'ironie) : la première citation est extraite
de «In Defence of English Cooking» et la seconde de «Politics and the English Language». Pour Orwell, il
faut proclamer, ne pas parler de manière assourdie car tous les sujets valent la peine qu'on s'époumone pour
eux; et il ne se gêne pas pour mettre la fiction au service de la vérité. Cette unicité lui permet, non de se
livrer dans son œuvre, mais de se tester à travers la médiation du masque. Que se passe-t-il dans les deux
exemples que je viens de citer? Le texte sur la langue anglaise s'adresse a l'intelligentsia de gauche : Orwell
y interpelle entre autres le professeur Harold Laski. Alors il se lance, dans une réflexion de bon sens
irréfutable, à laquelle il fait adhérer son lecteur : «[la langue anglaise] devient laide et imprécise quand nos
pensées sont aberrantes; mais le relâchement de notre langue rend d'autant plus facile les pensées
aberrantes» (CEJL IV 157). L'article sur la cuisine anglaise avait été écrit pour le vaste public de l'Evening
Standard. Ici, la stratégie était inverse, le but d'Orwell étant de laisser entendre aux lecteurs deux choses
contradictoires : je pense comme les gens ordinaires, mais étant George Orwell, l'auteur des Animaux de la
ferme, il m'est permis de donner, d'assez haut, mon point de vue sur les phénomènes de société.

La conscience d'une voix
Certains critiques sont allés vite en besogne en postulant qu'Orwell n’était pas toujours conscient de
ce qui sortait de sa machine à écrire, à l'exception de grandes réussites comme Hommage ‡ la Catalogne ou
, de Shaw, de Huxley, et de bien d'autres qui ne sont même plus rééditées. Je pense au contraire que les
livres qu'Orwell a publiés au début des années trente sont les travaux d'un écrivain mûr et sûr de lui. Orwell
y a consciemment réfléchi aux problèmes de techniques narratives, de responsabilité auctorielle, de
focalisation, de voix et du rôle des personnages dans le récit. Ces livres sont à la fois une première quête du
monde et une investigation de l'écriture, une réflexion sur le savoir-faire de l'écrivain, sur le travail des
formes et une recherche sur le sens.
Je m'intéresserai dans ce qui suit à trois œuvres du début de carrière : Dans la dèche à Paris et à
Londres, Une Histoire birmane, Et Vive l'aspidistra! et, au dernier roman : 1984.


1) Des essais de voix
Dans la dèche est un essai romancé sous forme de documentaire dont la matière première est un
mélange de faits authentiques et de fiction. Ce flou voulu par l'auteur est fort bien rendu par l'entremise
d'une voix elle aussi floue, brouillée. Il est souvent difficile de déterminer qui parle, comme, par exemple,
dans ces lignes :

C'est assez curieux, le premier contact avec la pauvreté. […] Vous pensiez que ce serait très
simple et c'est extraordinairement compliqué. Vous pensiez que ce serait terrible et c'est tout
simplement sordide et fastidieux.

Les biographes ont confirmé que si l'auteur avait, à Paris, réellement enduré la faim, la crasse et des travaux
vraiment pénibles, ce fut pendant des périodes très brèves et que s'il était dans le besoin, il pouvait toujours
sonner chez sa tante Nellie, la parente avec laquelle il se sentait le plus d'atomes crochus, et dont il ne
mentionne jamais l'existence. Ce qui, d'ailleurs, ne laisse pas d'étonner, car il s'agissait d'une personne
anticonformiste, compagne d'un ardent militant espérantiste. Concernant le lieu dont parle Orwell, deux
faits me semblent particulièrement importants : le point de vue du narrateur-personnage est franchement
middle-class (sur la pauvreté, entre autres choses). De l'indigence, il retient la dimension métaphysique :
«Vous découvrez l'ennui, les petites complications, la faim qui commence à tenailler, mais vous découvrez
également l'impressionnant aspect rédempteur de la pauvreté, le fait qu'elle annihile le futur» (18-9). De
plus, l'instance auctorielle n'est guère discrète dans Dans la dËche. Comment l’attestent les propos
ironiques mais ambigus sur les employés français qui «comme presque tous les Français sont de mauvaise
humeur tant qu'ils n'ont pas pris leur déjeuner» (20), et les ignobles histoires racontées par Boris sur le sort
des Juifs d'URSS, auxquelles le personnage-narrateur aurait pu opposer les pogromes de l'époque tsariste,
et qu'il accepte de toute façon sans la moindre pincée de sel, l'auteur laissant la parole à son personnage
sans un mot de commentaire (33).
La palette de l'auteur est particulièrement riche dans ce premier livre. Orwell, qui a de l'oreille, sait,
en un clin d'œil à un lectorat forcément éduqué, fort bien rapporter et utiliser le français idiomatique : «çà
marche deux œufs brouillés« (51), «tu t'es bien saoulé la gueule» (59). Ailleurs il joue de l'intertextualité
en faisant une peu discrète allusion à Zola. . Autre modalité du discours : au chapitre 22, l'auteur prend
la parole en régie parce qu'il veut «donner [son] opinion sur la vie d'un plongeur à Paris». Il y fait preuve
d'un positivisme qui s'ignore peut-être et il est moins politique qu'il n'y paraît : «Est-ce que le travail du
plongeur est nécessaire à la civilisation?», demande-t-il, faussement candide. Il fait aussi vibrer la corde
sensible des Anglais amoureux des animaux et il donne sa première description de la souffrance que les
hommes infligent aux équidés, exploités jusqu'à l'équarrissage. De là, il passe aux tireurs de pousse-pousse
qui, selon lui, courent toute leur vie comme des forçats parce que les riches Orientaux considèrent la
marche comme un exercice vulgaire. Le point de vue est essentiellement moral et culturel : le travail d'un
plongeur est-il réellement nécessaire? Orwell donne l'impression que les hommes sont devenus fous, et
qu'ils ont trahi l'organisation raisonnée d'un grand horloger en imposant, dans un délire total, à telle ou telle
créature telle ou telle activité aussi «inutile» qu'exténuante ou, en d'autres termes, que la culture, la
civilisation policée sont le pendant de la barbarie. Dans cette démonstration, l'Orwell au style limpide qui
sait faire mouche grâce à des images simples, adéquates, et qui a l'art de choisir le détail qui touchera le
lecteur le plus insensible, est déjà présent : «leur encolure n'est parfois qu'une vaste plaie de sorte qu'ils
tirent toute la journée, les chairs à vif. Et on peut encore les faire travailler : il suffit simplement de les
fouetter assez vigoureusement pour que la douleur ressentie sur l'échine soit plus forte que la douleur à
l'encolure» (105). Bref, avec Dans la dËche, nous sommes en présence d'un contrat narratif d'un genre un
peu particulier. Le récit n'est pas véritablement donné comme tel au lecteur mais offert comme la résultante
d'une sorte de marchandage entre un personnage que le lecteur identifie le plus souvent à l'auteur et un
protagoniste-narrateur à qui le romancier délègue ses pouvoirs. Ce contrat de surface repose sur un autre
contrat, moins évident mais peut-être plus fondamental, qui est celui que tout romancier établit avec son
lecteur dès qu'il écrit un roman : dans le cas où un auteur transmet ses fonctions à un personnage, la figure
de l'écrivain, en tant qu'être social et historique a tendance à s'estomper au profit de l'instance narrative.

2) Des histoires dans l'histoire
Au travers des histoires qu'Orwell raconte dans Dans la dËche, il s’étudie en tant qu'écrivain. Ce
récit est, de la manière la plus flagrante, un texte où un auteur-narrateur s'est assis devant du papier blanc
pour rapporter ce qu'il avait vu et où il s'observe en train d'écrire. On ne saurait expliquer autrement les
trois histoires dont Charlie (rouÈ sympathique et meilleur ami parisien du narrateur) est la figure centrale.
Un peu comme dans certaines nouvelles de Maupassant, ces histoires servent à charpenter le récit, à le
mettre en abyme, et à surtout feindre de l'inscrire dans l'Histoire. Mais elles nous rappellent aussi que si
la vie est une partie de dés où il est impossible de reprendre ses coups, l'art, la littérature permettent les
reprises, les modulations, le jeu. On le sait, raconter des histoires, c'est, pour un narrateur, se mettre en
abyme avant même d'y mettre son texte. Mais l'important est que les trois histoires de Charlie, à l'inverse de
la pièce dans la pièce dans Hamlet, preuve formelle que le théâtre est possible, laissent clairement entendre
qu'il est impossible de raconter par écrit ce qu'on a vu, en d'autres termes que le monde référentiel fuit
devant l'écrivain à mesure qu’il est écrit. Les histoires perturbent le condensé de l'intrigue. Il y a en effet
brouillage de «l'enchaînement logique, causal et temporel de l'aventure narrée, ambiguïsation de la trame
événementielle». Orwell, jeune écrivain, avait subodoré que tout discours sur le réel n'est qu'un discours
potentiel. Ou, en d'autres termes, que les schémas discursifs ne correspondent jamais tout à fait à leur
référent. Plus Dans la dËche avance et plus le jeune écrivain se rend compte que l'écriture est une gageure.
C'est d'ailleurs sûrement la raison pour laquelle le narrateur appelle (en une occasion au moins) l'auteur à la
rescousse pour qu'il l'aide à authentifier, grâce à un effet de réel inattendu, les circonstances du retour en
Angleterre : «A cette date, je trouve dans mon journal ceci (etc.)».
La première histoire surprend par la rupture de ton qu'elle occasionne dès la page 9. Il s'agit de la
relation expressionniste et mélodramatique d'un viol commis par Charlie sur la personne d'une innocente
fille de la campagne dans un bordel en sous-sol. Bernard Crick (113) pense qu'Orwell a voulu épicer son
livre avec ce récit haut en couleurs, placé dès les premières pages, et qui, dans une optique anglo-saxonne,
peut alimenter bien des préjugés sur la furia de la débauche en pays latin. Je ne partage pas ce point de vue,
ne serait-ce que dans la mesure où ce passage n'est pas représentatif de l'atmosphère générale du livre pour
ce qui est de la description des différentes facettes de la grande pauvreté, même si cet épisode est présenté
comme un incident relativement banal, dans la mesure où le chapitre qui le contient débute sur cette très
courte phrase sans verbe : «La vie du quartier». Je lis cette histoire de viol comme un pur exercice littéraire,
d'autant que le narrateur n’a quasiment pas peuplé ses hôtels de personnages typiquement français, le plus
extravagant étant peut-être cet Anglais qui se soûle copieusement six mois par an dans un minable hôtel
parisien, en vivant aux crochets de sa famille.
Le premier récit de Charlie est, certes, croustillant : contre une forte somme d'argent, le héros est
amené, par un racoleur énigmatique, jusqu'à une chambre rouge-sang où il est «parfaitement libre» de
violer. L'histoire serait en soi relativement peu intéressante s'il n'y avait la manière dont elle est relatée. Ce
sordide épisode des bas-fonds est racontée d'en-haut, sur un ton condescendant par un Charlie qui se place
de lui-même, dans la plus surprenante familiarité, au niveau du lecteur, comme s'il était du même monde
que lui et partageait la même culture, le narrateur servant d'intercesseur, d'entremetteur. Dans un style déjà
très épuré, Orwell livre celui à qui sera livrée l'innocente victime : «Je vous présente Charlie [I give you
Charlie] une des attractions locales». Il s'agit là de l’habile trouvaille d'un auteur qui s'assume comme le
parfait manipulateur de ses personnages mais qui, dans le même temps, admet que ses créations peuvent à
tout moment lui échapper. Orwell admet le caractère problématique du narrateur qui ne peut plus être naïf :
au lieu de se demander ce qui va se passer, la question est désormais pour lui de savoir qui il est. Cette
prise de parole du narrateur, cette soudaine intrusion, mais surtout cette affirmation autoritaire de ce qu'il
est (un montreur de marionnettes) pose un problème de crédibilité. Ce Charlie qu'Orwell livre en guise
d'échantillon est un fils de bonne famille appauvrie, ce qui limite singulièrement sa représentativité. Mais
un narrateur a-t-il besoin de dire qu'il nous «donne» un personnage pour nous le donner? En quoi Charlie
nous est-il plus imposé que tous les autres personnages du livre? Y a-t-il vraiment supplément de make-
believe lorsque le montreur prévient qu'il montre? Cette rupture ne brise-t-elle pas le pacte de lecture, le
charme sous lequel le narrataire est censé se trouver? Dès lors, il peut même, grand prince, laisser
s'exprimer Charlie en direct, ce dont celui-ci use et abuse, en se donnant le beau rôle et en usant d'un style
précieux, pimenté d'expressions françaises. Les fantasmes les plus machistes sont assignés : «c'était sans
aucun doute une petite paysanne que ses parents avaient vendue comme une esclave. […] Je vous le jure,
messieurs et dames, que sans ces maudites lois qui entravent nos libertés, je l'aurais tuée à ce moment-là»
(13). Et le narrateur peut hypocritement quitter ce récit sur la pointe des pieds, balayant le machisme, le
sadisme, mais aussi l'impuissance du personnage en cette occasion (14).
On retiendra également que dans la description de cette chambre rouge, Orwell impose une
surabondance de détails aux dépens de la vraisemblance «réaliste». Et pourtant, la chambre est aussi
difficile à décrire que la casquette de Charles Bovary car il y a un trop-plein de texte par rapport au réel et à
la stricte logique des exigences du récit. En d'autres termes, Orwell fait appel à la polyvalence de la
fonction descriptive qui finit par valoir pour elle-même au lieu d'être simplement au service de la nar-
ration.
La seconde histoire relative aux aventures de Charlie est narrée d'une manière totalement différente.
Au «je vous présente Charlie» succède le nettement plus banal : «ce samedi soir au bistrot, Charlie nous en
a raconté une bien bonne. Essayez de vous le représenter, bien parti mais pas au point de ne pas pouvoir
tenir un discours suivi. Il tape du point sur le zinc et brame pour qu'on fasse silence […]» (86). On note le
passage de la prise de parole au temps présent, habile effet de réel. La grandiloquence de l'histrion
paternaliste est toujours de mise : «Silence, je vous en conjure! Écoutez l'histoire que je veux vous narrer,
une histoire mémorable et instructive»(86). Ce récit (ou le discours direct est entrecoupé de discours
indirect) est didactique («vous me comprenez») et sociologiquement plausible. Il explique avec humour et
ironie, comment se débrouiller, lorsqu'on vit en couple, pour bénéficier des maigres services sociaux que la
collectivité a prévu pour les nécessiteux. Mais l'intérêt de ces pages repose moins sur la désinvolture
ironique de Charlie que sur l'ironie de connivence avec laquelle l'auteur considère désormais son
personnage. Derrière le cynique se cache un désespéré, mais dont l'auteur nous empêche de nous apitoyer.
Orwell louvoie avec art en nous emmenant, par l'ironie, sur des fausses pistes. Bien qu'apparaissant n'avoir
que mépris pour sa «paysanne» de compagne, Charlie se met en quatre pour lui procurer de la nourriture.
Quand elle n'a pas d'argent, dit-il, une femme a toujours «quelque chose à vendre». On s'attend au pire,
mais en fait Charlie pense aux repas gratuits que la maternité du quartier offre aux femmes enceintes (ce
que son amie n'est d'ailleurs pas). Non seulement Charlie se révèle comme passablement futé mais encore
comme un cœur d'or qui, un an après la visite à l'hôpital, s'occupe toujours de cette même pauvre Yvonne.
Dans ce second récit, le personnage est donc beaucoup plus autonome que dans le premier. Le
narrateur ne nous «donne» pas Charlie, il le laisse raconter à sa guise. Orwell n'use pas de procédures de
régression qui lui permettraient de maintenir la lecture de son texte à un niveau psychologique médiocre. Il
n'y a aucun manichéisme dans le traitement de ces personnages, qui aurait pu déboucher sur une
manipulation idéologique à partir de constructions psychologiques.
La dernière histoire de Charlie clôt la partie parisienne de Dans la dËche. Elle est rédigée en
discours rapporté par un narrateur qui souligne à plusieurs reprises à quel point ce récit est de seconde main
: «Charlie me dit», «Charlie mentait comme d'habitude, mais ce fut une bonne histoire». L'art de conteur de
Charlie est tellement consommé que le narrateur «aurait beaucoup aimé connaître» l'avare Roucolle dont il
est question (108-112). Brièvement, ces pages racontent l'histoire de deux hommes voulant se procurer cinq
kilos de cocaïne. A peine un vendeur juif (comme par hasard!) leur a-t-il livré la marchandise que la police
s'abat sur leur hôtel. Un voisin de chambre, probable lecteur d'Edgar A. Poe, leur conseille de cacher la
cocaïne dans des récipients de poudre de riz et de laisser ces conteneurs bien en évidence. La police
découvre la matière litigieuse et, après analyse, certifie qu'il s'agissait effectivement …de poudre de riz. De
cette parabole de l'arroseur arrosé, il ressort que le narrateur et le narrataire sont magnifiquement menés en
bateau.
Qu'apprend le narrateur de Dans la dËche grâce à cette fable? Que l'observation des faits ne suffit
pas ou qu'elle peut être trompeuse. Que la fiction est soumise à toutes sortes de conventions et que
l'expression littéraire de cette fiction est codée, voire rituelle. Il n'est pas surprenant que la troisième
histoire de Charlie survienne après un bref épisode où tout dans la vie du narrateur est inversé : il est de
nouveau «riche», a récupéré son costume du dimanche au mont de piété et il s'est offert le plaisir de
déguster une bouteille de bière anglaise à l'Auberge de Jehan Cottard où il est habituellement serveur (108).
Mais il y a plus : le récit de Charlie survient également après la longue réflexion du chapitre 22 sur
l'attitude de la bourgeoisie face à l'exploitation. La thèse morale d'Orwell est qu'un profond manque de
connaissance réciproque, source de préjugés, est à déplorer entre les Anglais de la classe moyenne et ceux
vivant en marge de l'économie de marché : «L'homme cultivé se représente des hordes de sous-hommes
n'attendant qu'un jour de liberté pour venir piller sa maison, brûler ses livres […]. ‘N'importe quoi’, pense-
t-il, n'importe quelle injustice plutôt que de laisser cette populace se déchaîner» (108).
Avec ces histoires, Orwell a découvert comment un ´jeª peut, consciemment ou non, faire adhérer
son discours avec le réel et s'interroger sur le rapport dialectique existant entre l'idéologie qu'il souhaite
véhiculer et les formes qu'il requiert. Écrire et lire sont assurément des activités glissantes et dangereuses.
De même que les bourgeois ne savent pas lire les conditions culturelles et psychosociologiques des
pauvres, le narrateur de Dans la dËche n'a-t-il peut-être pas su écrire tout ce qu'on lui racontait et tout ce
qu'il voyait. Dans les premières pages du livre, rappelons-le, Orwell le bourgeois, tombé fortuitement dans
ce qu'il qualifiait (en exagérant) de slums parisiens, tendait l'oreille et branchait son micro, un peu comme
s'il revivait une scène d'un film semblable à ceux de Marcel CarnÈ. Puis, avec la première histoire de
Charlie, ce narrateur et son lecteur entraient en contact, de la manière la plus spectaculaire et outrée
possible, avec les phénomènes d'exploitation et d'aliénation. Mais en fin de récit, ils apprenaient que la
couleur locale n'est pas l'essence des choses, que les faits bruts ne sont intelligibles et ne peuvent déboucher
sur une expérience que lorsqu'ils sont mis en perspective et reliés à d'autres faits bruts, et qu'après avoir été
jusqu'aux autres il fallait savoir ensuite prendre du recul. C'est pourquoi la relation de l'expérience
parisienne se termine par la volonté d'une réflexion («je veux donner mon opinion») et par une histoire à
pirouettes multiples. Après quelques concessions, Orwell condamnait donc l'utilisation des clichés et du
mélodrame. Il ne ferait pas pleurer dans les chaumières.
En fait, le seul pouvoir des tramps, Paddy y compris, c'est de se raconter des histoires et de les
«amender», de les améliorer. Ils se racontent les asiles, leurs directeurs, leurs compagnons d'infortune. Cela
leur permet de se situer par rapport au groupe, d'exprimer leur misère, de se consoler. Et même si, comme
le glisse avec ironie le narrateur, ils racontent à leur avantage, peu importe. Au contraire, chaque histoire
est pour eux un écho de leur existence tandis que chaque événement de leur vie se reflète, brisé, dans une
histoire. Le narrateur ne reproche pas aux tramps leurs histoires en elles-mêmes; il déplore la manière dont
elles ancrent en eux la soumission, la passivité et l'acceptation du statu quo, la manière dont l'avilissement
conditionne leur aliénation.
A ce défaitisme, il oppose l'humour de Bozo, son art de ne pas se prendre au sérieux. Le reflet dans
lequel se mirent les tramps est tautologique et leur interdit la liberté et la dignité. C'est pourquoi le
narrateur change le lieu de son discours dans la deuxième partie. Il cesse d'être un observateur neutre et
montre du doigt à plusieurs reprises le lieu idéologique d'où il parle. Il s'engage et engage les siens, la
middle-class. Son accent le trahit, il est un gentleman. Il découvre des évidences qu'aucun bourgeois n'avait
remarquées avant lui : il est ainsi impossible de s’asseoir à Londres gratuitement (137). En outre, l'ancien
policier comprend, découvre à quel point les colonisés peuvent haïr le peuple oppresseur : «Il y avait des
Indiens dans cet endroit, et lorsque je m'adressai à l'un d'entre eux dans un mauvais Urdu, il me gratifia d'un
‘tum’, un mot à faire bondir un Anglais si la scène s'était passée en Inde» (150). En changeant de lieu, le
narrateur est littéralement déstabilisé car il en perd l'innocence : «Un homme qui reçoit la charité haït
presque toujours son bienfaiteur» (163). En modifiant son point de vue, il comprend enfin ce qu'il faut
entendre par la mainmise du discours dominant sur les esprits des opprimés : «il est curieux de constater le
nombre de gens qui se croient permis de vous faire la morale avec leur prêchi-prêcha dès que votre revenu
tombe au-dessous d'un certain niveau»(161).
La partie londonienne marque un progrès par rapport à la partie parisienne dans la mesure où Orwell
dissèque davantage ce qu'il observe. Il ne se contente pas de raconter; il enquête, compare, évalue, oppose.
Il se donne comme apprenant. Comme dans la première partie, l'auteur entre brutalement dans sa narration.
Qui ne remarquerait pas la similarité des effractions :

Pour ce qu'elle vaut, je souhaite donner mon opinion sur la vie d'un plongeur à Paris. Quand
on y réfléchit, il semble étrange [etc.] (103),

Je voudrais consigner quelques remarques d'ordre général sur les chemineaux. Quand on y
réfléchit, les chemineaux sont un bien étrange produit de la société [etc.] (178).

Deux phrases décalquées qui vont pourtant déboucher sur des développements différents parce que le point
de vue idéologique a changé. Dans ces accroches, la prudence est de rigueur. Orwell sait qu'il est plus facile
d'être objectif ou scientifique quand on se contente de recenser : «Je voudrais ajouter quelques notes, aussi
brèves que possibles sur l'argot et les jurons qu'on entend à Londres.» (155).
Orwell use d’une démarche légèrement différente dans la deuxième partie du livre lorsqu’il souhaite
attirer notre attention sur les détails écœurants de la décrépitude physique, à l’aide d’une technique qu'on
retrouve dans les tout premiers articles à vocation d’essai comme «The Spike» (1931, CEJL I 58 sq.). Ces
descriptions des corps des chemineaux nous renseignent sur le rapport qu'il a toujours entretenu avec la
tristesse de la chair, comme l’attesteront, en fin de carrière, la représentation appuyée du processus accéléré
de pourriture de Winston Smith dans 1984. Lui-même, d’ailleurs (quoique indirectement, par le biais d’un
miroir), lit sur son visage les ravages d’une crasse stigmate, ´incrustéeª, une crasse qui, comme la misËre,
choisit ses victimes.
Cette partie londonienne fait le procès d'un système qui ignore au sens fort du terme l'humanité des
miséreux (leur caractère humain et leur existence en tant que groupe). En revanche, la section parisienne de
l’œuvre «folklorisait» une misère jamais décrite ou ressentie de l'intérieur par un narrateur qui ne consacrait
que quelques pages, sentencieuses d'ailleurs, à réfléchir à la condition des sous-prolétaires (103-8), et selon
une approche existentielle et morale, en posant l’exploitation principalement en termes de liberté perdue.
Si dans les pages parisiennes, Orwell est tantôt un observateur bienveillant, tantôt un critique amusé
de la société, sa personnalité est également clivée dans la partie londonienne, où on le voit soit comme un
censeur de l'injustice de la société bien qu’il soit mal dans sa peau, craignant un contact par les sens de ce
qui l'entoure. De Paris à Londres, son approche de la crasse évolue nettement. Dans la première partie, ses
descriptions concernent moins les humains que ce qui les environne. Dans les pages bien connues traitant
des cuisines des restaurants, ce ne sont pas les employés qui sont repoussants mais la nourriture, à cause
d'un manque de précaution scandaleux sur lequel le narrateur jette un regard amusé et indulgent. La
nourriture est souillée car il faut tenir des cadences, et car l'apparence de ce qui est servi importe plus que
l'hygiène [72-3].
Au changement d'attitude d'Orwell, passant d'une curiosité amusée à une très amère compassion
(d’autant qu’il s’inclut systématiquement dans la catégorie des plus malheureux des tramps), correspond la
différence de climat sexuel entre les deux capitales. Dans sa relation de la vie érotique des travailleurs, il ne
fait qu'observer un monde étonnamment chaste ou, en tout cas, au bord de l’acte sexuel: «si le démon de
l’aventure saisit le travailleur, c’est juste pour l’emmener deux ou trois rues plus loin avec une bonniche
qui s’assied sur ses genoux pour s’envoyer des huîtres arrosées de bière» [81]. Mais Paris est aussi une ville
d’échanges amoureux sans entraves [9], monde de touchante impudicité où les femmes «épuisent» les
hommes physiquement et pécuniairement [10], La capitale est une scène où l'on reprend en cœur La
Madelon qui «aime tout le régiment», où l'on boit du Malaga, et où les travailleurs de force se repaissent
d'énormes saucisses [9]. Une grosse paysanne lourdaude chante «il a perdu ses pantalons tout en dansant
le charleston», une jeune vierge corse s’aventure dans une danse du ventre en serrant les cuisses [82].
Charlie pince les tétons des femmes en déclamant de la poésie et en tenant un verre d’absinthe de sa main
libre, tandis que l'Espagnol Manuel agite son cornet à dés contre le ventre des dames pour faire mousser la
chance [83]. Un Arabe brandit un phallus en bois de la taille d'un rouleau à pâtisserie tout en dansant avec
une fille du quartier [85]. Les femmes sont assaillies par des mains qui fourragent, et elles s'esquivent pour
éviter le pire. Les soirées se diluent dans des chansons et des verres de vin d'Algérie coupés d'eau. De vieux
couples vendent sous le manteau des cartes postales représentant… les Châteaux de la Loire [7]. La
prostitution elle-même est banalisée, entièrement contenue dans le discours fanfaron des clients [10-14].
A la fin de la relation du séjour parisien, Orwell concède avoir quitté la capitale parce qu’il n’avait
plus la force physique de travailler en cuisine [100]. En fait, le développement de la structure innocence-
culpabilité rendait le départ symboliquement inévitable, car à ce point des souvenirs du narrateur on sent
que la honte était en train de dégrader les liens d'Orwell le plongeur avec la scène parisienne à laquelle il
s’était agrégé. On remarque que lorsqu'il se remémore son séjour il ne dit pratiquement rien de ses relations
avec les femmes. Il fallait que le sujet narrant-narré apparût uniquement comme un pauvre hère toujours en
quête du prochain repas, du prochain petit boulot, exclusivement tendu vers la survie, ou alors pris par un
travail régulier extrêmement accaparent [96]. En revanche, la nuit, le sommeil cessait d'être une simple
nécessité pour devenir «volupté», une «débauche» au-delà de la récupération [82]. En une seule occasion
Orwell fait appel, armé d'un flegme authentiquement etonien, à un souvenir amoureux personnel :

Je me souviens un jour avoir invité une fille à venir danser. Elle éclata de rire et me dit que
cela faisait des mois qu’elle n’avait pas dépassé le coin de la rue. Elle était phtisique et
mourut au moment où je quittai Paris (100).

La signification de cet épisode est double. Le narrateur relève en premier lieu que la mort de la jeune
personne est survenue au moment de son départ de Paris. Cette coïncidence est renforcée par le fait que le
souvenir apparaît à l'endroit du récit où le narrateur se prépare à quitter la France (100). En second lieu, la
demande d'Orwell à la jeune personne débouche sur l’information de la mort par phtisie de cette parisienne
et sur celle du départ pour l'Angleterre. Un timide Eros et une dramatique Thanatos sont résolus dans une
échappée. Le récit avait déjà offert une concomitance malsaine phtisie-absence de vie sexuelle, avec, dès la
troisième page du livre, la rapide mention d'une chambre d'hôtel habitée par un veuf et ses deux filles
adultes, toutes deux tuberculeuses [7]. Donc tant qu'Orwell observe les comportements sexuels ou paillards
des Parisiens, il est en symbiose avec le groupe, avec le monde de sa story qu'il décrit avec indulgence.
Mais dès que lui-même s'essaie à des comportements sexuels, le récit bascule dans la tragédie. L'objet de
l'Eros meurt au moment où le narrateur découvre et reconnaît qu'il a un sexe. Le temps de l'innocence est
achevé. De cet épisode précis jusqu'à son départ, il ne connaîtra plus (tel que l'atteste le récit) aucun
moment de légèreté, de plaisir. Il est «neurasthénique à cause du surmenage», ne cesse de se chamailler
avec ses compagnons de travail, traite une cuisinière de «vieille pute», se brouille avec son meilleur ami et
plaque son patron avec un préavis d’une journée [100-3].
Mais à l'heure de la synthèse, que de précautions! Plus haut, j'ai dit que les plongeurs connaissaient
le bagne parce que le monde était fou. Désormais, Orwell pose qu'il y a des clochards misérables car le
monde est atrocement logique : les tramps marchent parce qu'«il existe un règlement qui les oblige à
marcher» (178). Avec Orwell, le positiviste moralisant n'est jamais loin. Les solutions qu'il propose ne sont
guère politiques en ce sens qu'elles ne s'attaquent pas à la racine du mal. Dans un livre publié en 1933, la
crise occidentale n'apparaît pas une seule seconde, sauf au niveau de l'implicite. Parfois, l'auteur mentionne
que tel clochard est un ancien col blanc ou un ouvrier brutalement débauché. Mais à aucun moment il
n'articule globalement la situation sociale des chemineaux avec celle des autres classes sociales, pas plus
qu'il ne relie la déchéance collective des chemineaux aux secousses et perturbations de toutes sortes que
connaît l'Angleterre de cette époque.
Dans la dËche se termine de fort surprenante manière. Pour ce qui est des faits, le récitant et ses
deux compagnons du moment se séparent en une sorte de happy ending. Le narrateur retourne d'où il vient,
c'est à dire d'un lieu à jamais mystérieux, d'un non-lieu absolu. Paddy part pour Portsmouth retrouver un
ami. Le bruit court qu'il s'y est fait écraser par une voiture, mais ce doit être faux, l'informateur du narrateur
ayant sûrement pris Paddy pour un autre. Bozo vient de récolter quatorze jours de prison pour mendicité
mais cela ne doit pas lui causer bien du souci. Le narrateur qualifie son récit de «dérisoire», en en
minimisant l'intérêt et la portée (189). Mais surtout il avoue n'avoir pas «connu» ces pauvres hères dont il
vient de partager le destin : «j'aimerais vraiment comprendre ce qui se passe réellement dans l'esprit des
plongeurs et des chemineaux» (189). Toutes ces épreuves endurées et partagées pour rien? Si l'on en croit
le narrateur, le résultat est bien maigre. Il termine sur une considération personnelle étroitement morale.
Plus jamais il ne regardera les tramps de la même manière, plus jamais il ne leur refusera un sou. Plus
jamais il ne fréquentera les grands restaurants. «Ce qui est un début», conclut-il désabusé.
Le paradoxe de Dans la dËche est que dans un ouvrage censé révéler, la forme compte plus que le
fond, sauf à considérer le fond non comme une découverte de certains aspects cachés de la société mais
comme la compréhension, chez un jeune écrivain, de ce qu'implique l'acte d'écrire. Orwell comprend que
montrer c'est cacher parce cela signifie choisir, éliminer ce qu'on a choisi de ne pas montrer. Il comprend
que l'activité esthétique crée une réalité autonome qui transforme la connaissance. Et il comprend
également qu'écrire signifie communiquer; en d'autres termes, dire quelque chose à quelqu'un. D'où la
difficulté et l'urgence de trouver une voix à lancer d'un lieu précis, son lieu à lui n'étant peut-être, en fin de
comptes, que lui-même, en toute conscience. Pourquoi Dans la dËche, malgré les qualités soulignées plus
haut, nous laisse-t-il un peu sur notre faim? Parce qu'Orwell change d'optique en cours de route, rompt
l'harmonie du récit et parce que son narrateur termine sur un constat de semi-échec. Dans la première
partie, Orwell livre au lecteur l'étonnement de ce protagoniste et s'adonne à quelques expériences littéraires.
Dans la seconde partie, il se veut plus froid, plus objectif et son fameux style translucide, sa méthode de
pensée contrastive, analogique commencent à poindre : Orwell devient l'observateur impérieux et l'analyste
aux évidences tranquilles qu'il sera toute sa vie : «le parasitisme cynique et délibéré, tel qu'on peut le
rencontrer dans les livres de Jack London, est étranger au caractère anglais» (179). Mais jongler avec les
tautologies et les syllogismes ne suffit pas tant qu'on n'a pas ancré sa pensée quelque part, tant qu'on n'a pas
dénoué le nœud de ses propres contradictions, ce qu'Orwell ne commencera à réussir réellement qu'avec Le
quai de Wigan.

Le cas d'Une Histoire birmane
1) Les voies d'un colon
Une Histoire birmane, le premier roman d'Orwell, marque une prise de conscience personnelle et une
interrogation sur le destin de l'Angleterre en tant que puissance coloniale. Comme dans Dans la dËche, le
narrateur est omniscient (mais cette fois-ci hors diégèse) et il cherche sa voix et son lieu de parole. Dans ce
texte, Orwell prend nettement le contre-pied de l'idéologie dominante, sans pour autant parvenir à tuer la
nostalgie, à se départir de l'impression que la civilisation occidentale est supérieure aux autres et à se
défaire de l'idée que Kipling n'avait pas tort avec son image du «fardeau de l'homme blanc».
Il n'en reste pas moins que ce roman appartient à une époque où les valeurs sont en crise. Le
capitalisme et l'impÈrialisme ne sont plus triomphants. Lorsque l'individu quête l'authenticité, il subit un
échec radical. Mais avant l'échec, cette quête aura dû dépasser le cadre de l'intériorité personnelle. Dans ce
roman il n'est pas un seul personnage que l'auteur soutienne clairement. Qu'il s'agisse des natives ou des
Anglo-Indiens, tous sont décrits sans indulgence d'abord parce que, fondamentalement, ils ne sont
intéressés que par leur propre personne.
Une Histoire birmane est assurément un roman naturaliste au sens où il introduit dans l'étude de
faits moraux l'observation minutieuse employée dans celle des faits physiques. Mais ce roman est une
réflexion (avec applications) sur le langage. Orwell s'intéresse, par exemple, aux écarts, aux modulations,
aux phénomènes d'adaptation qui se produisent lorsqu'on plaque un idiome sur un autre : les personnages
birmans parlent en birman ou en urdu mais leurs paroles sont rapportés en anglais. De plus l'auteur place
ses personnages devant le mur de la langue, devant l'opacité des mots. Lorsque la crise est là (quand, par
exemple, une émeute menace le Club réservé aux colons), Mrs Lackersteen est le seul personnage européen
présent à ne pas dire un seul mot : un hurlement sort de sa bouche qu'un personnage masculin compare à
celui d'un cochon (236). La langue de l'officier Verrall est hyper-fonctionnelle : en anglais, il n'en dit pas
plus aux hommes qu'aux chevaux et son urdu se limite à quelques jurons (192). C'est de ne pas pouvoir
parler de sa névrose et de sa solitude que Flory, le personnage principal se consume et meurt, tandis que
pour Verrall, le mutisme renforce son pouvoir de solitaire hautain qui sait magnifiquement imposer son
discours, son argumentation en forme de syllogisme aux importuns : «Mon cher, si quelqu'un fait preuve
d'insolence à mon égard, je lui botte le cul. Voulez-vous que je vous botte le vôtre?» (198). L’apostrophÈ
s'incline et n'a que du silence à opposer à la superbe de ce despotisme (198). Certains savent se protéger du
langage. C'est le cas de U Po Kyin, le cadre indigËne, qui parle sa langue maternelle dans la vie de tous les
jours et qui, lorsqu'il est contraint d'utiliser l'anglais, s'en tient à un idiome de base, fonctionnel : «progrès
être perceptible» (136). Ainsi, il garde ses distances avec les colons, ce que ne fait pas le docteur
Veraswami qui s'efforce constamment de coller à l'oppresseur et qui tombera à la première bourrasque.
Pour mettre en scène ce procès d'incommunicabilité, le narrateur entre dans la conscience de chaque
personnage, même celle des personnages secondaires, comme Ma Kin, la femme de U Po Kyin, qui se voit
épouse d'un membre du Club, parée de bas de soie et de chaussures à hauts talons (136). Alors, forcément,
ce qu'il gagne en intimité, le narrateur le perd en distance et ses propres contradictions (celles de l'auteur,
accessoirement) se révèlent. Flory critique par exemple la colonisation (dans une longue conversation avec
Veraswami). Mais les arguments qu'il utilise le mènent à une impasse qui est peut-être celle d'Orwell à ce
moment-là : «Nous les Anglo-Indiens pourrions être à peu près supportables si nous voulions bien admettre
que nous sommes des voleurs, et que nous continuions à voler sans faire semblant» (37). Ce besoin de
justification mine Flory mais épargne les autres personnages qui, en tout cas, ne le formulent pas ou, par
faiblesse, s'en débarrassent en l'expulsant d'eux-mêmes par le biais d'un discours ordurier.
Autre ambiguïté ou contradiction importante : alors que le problème fondamental de Flory est
purement personnel (puisque le récit nous apprend qu'il était déjà une victime en Angleterre, dès le lycée),
le narrateur politise le mal-être de son personnage plus que de raison : «Ce qui maintenant […]
empoisonnait toute chose était la haine de plus en plus violente de l'atmosphère d'impérialisme dans
laquelle il évoluait» (65). Quelques lignes plus bas, Orwell use d'un habile changement de voix en passant
d'un narrateur conscience de Flory à un narrateur conscience de l'auteur :

Il y a cette idée généralement admise que les hommes aux ‘avant-postes de l'Empire’ sont à
tout le moins capables et travailleurs. C'est une illusion. En dehors des services techniques
[…], il n'est pas nécessaire qu'un fonctionnaire britannique des Indes fasse son travail avec
compétence (65).

Flory va même jusqu'à critiquer, sciant ainsi la branche sur laquelle il est assis, la prétendue contribution
occidentale au rattrapage du retard des populations tropicales. L'idée que la colonisation a, par ailleurs,
bouleversé les civilisations locales dans leur fondement était, à l'époque, minoritaire, même dans les
sphères anticolonialistes. C'est bien parce que la voix du narrateur filtre par la conscience de Flory que
l'auteur peut analyser les implications socio-politiques des comportements de son personnage face aux
autres membres du Club et face aux natives, et comment ces comportements sont suscités par un
impérialisme pourtant contesté.

2) Voies et voix de l'ironie
De Westfield, le commissaire de police, le narrateur donne une image grotesque et archétypée; on a
l'impression d'avoir rencontré ce personnage cent fois auparavant : cet homme, aux mollets «épais comme
des poignets» et aux yeux bizarrement écartés, continuellement les mains dans les poches de son short, avec
à la bouche une plaisanterie tout droit sortie d'un magazine pour adolescents, est un sahib typique et
ridicule (19). Tout se passe comme si le portrait était élaboré non pas à partir de l'observation d'un
personnage réel mais à partir d'un système acquis de caractéristiques présupposées, de caractères
physiognomiques où se cumulent les dénotations physiques et les connotations psychologiques et
sociologiques. Mais de grossière, la caricature sait se faire grinçante. Car la cuirasse du matamore a bien
des défauts. Westfield est «mélancolique»; c'est un parasite qui passe son temps à se chatouiller le nez avec
les poils de sa moustache, mais surtout, symbole de son impuissance intellectuelle et de sa situation
d'handicapé du langage, il fait des mots qui tombent à plat (19). Mais, aussi habile soit-elle, l'ironie visant
U Po Kyin et Westfield ne mène pas très loin, politiquement parlant, car elle est codée et conventionnelle.
Ces archétypes étant familiers aux lecteurs des années trente, la critique des personnages ne peut déboucher
sur aucun type de rupture car elle ne remet pas en cause les schémas de pensée dominants de l’époque.
Vis-à-vis de Flory, l'ironie du narrateur est modulée de manière plus subtile. Dans le bref épisode
durant lequel Flory se retrouve seul dans la forêt, en compagnie de son chien, la vision d'un pigeon sur une
branche déclenche une extrême mélancolie chez le personnage qui se rend compte à quel point il est seul
(55-6). Dans un premier temps, il ne parvient pas à formuler son malheur. Alors, il se jette à l'eau en
compagnie de son chien. Le spectacle du pigeon l'amène un instant à cesser de considérer la nature comme
un décor ou comme un univers propitiatoire, mais comme un environnement hostile. Alors, Flory parle, ou,
plus exactement, ses réflexions intimes sont retransmises par l'instance narrative. Lui, le laid, prend
conscience du beau, mais il ne peut communiquer son expérience qui, du coup, perd tout intérêt : «La
beauté n'a aucun sens si elle n'est partagée». Néanmoins, il retrouve la paix intérieure. Dans ces lignes,
l'instance narrative s'est déplacée. Au lieu d'être dans la conscience de son personnage ou avec lui, l'auteur
l'observe d'assez loin («il s'était perdu dans la jungle»). Autrement dit, plus le personnage se rassérène, plus
la voix narrative se détache de lui. L'ironie réside dans le pathos des pensées rapportées, de la découverte
soudaine des beautés de la nature et de leurs vertus pacificatrices.

3) Communier ou mourir
Une Histoire birmane doit être lu en priorité comme une étude sur la communion. Ne pas
communier, c'est ne pas gagner. Tenter de communier, c'est avoir déjà presque perdu. N'étant qu'un
prétexte, l'univers colonial n'est pas en cause. Ainsi …lisabeth, le flirt ÈphÈmËre de Flory, n'avait-elle déjà
pas d'amis à Paris (89). Et on imagine mal son oncle et sa tante connaissant une intimité de langage dès
leurs premières années de vie commune en Angleterre. L'épisode de la chasse excepté (165), …lisabeth et
Flory ne vivent jamais en union profonde. Elle est futile et il ne sait pas exprimer ce qu'il sait de la vie. Ce
n'est pas l'éducation qui les limite mais ce qu'ils ne parviennent pas à nommer et qu'ils vivent comme des
tabous : pour lui sa tache faciale, pour elle, l'intelligence, une mise des sens en éveil qu'elle refuse. Leur
union en sera ruinée (111).
L'avantage d'une entente de surface est qu'elle ne met pas en cause l'intégrité des partenaires. C'est
pourquoi, par exemple, quelques remarques banales suffisent à calmer …lisabeth après une conversation
tendue (127). Le refus de dépasser un discours préfabriqué et d'aller au fond des choses renforce la passion
de Flory. Mais c'est aussi parce qu'ils évoluent dans un monde de valeurs dégradées que Flory et …lisabeth
ne peuvent connaître l'amour. En ce contexte, seul l'érotisme, l'exultation des corps sont possibles. Flory est
parfaitement conscient de son inaptitude à transmettre ce qu'il porte en lui. Mais il ne ressent pas que sa
relation privée avec …lisabeth ne tient aussi longtemps que, d'un commun accord implicite, ils ne
dépassent pas un discours de surface. C'est en effet le narrateur qui observe que ni l'un ni l'autre, quand tout
va bien, quand leurs cœurs battent à l'unisson, ne peut dépasser le niveau des conversations
météorologiques (245). Mais …lisabeth rejette à la fois le monde privé de Flory et sa vision des choses. Ce
faisant, elle l'empêche d'accéder à davantage de sociabilité et elle le ramène éternellement au point de
départ : sa tache de vin, symbole de son échec et de sa participation de plain pied au monde corrompu de la
colonisation. La vision du monde de Flory est tragique; il a conscience d'appartenir à une société déchue et
en décadence; il conteste l'individualisme forcené et les valeurs dégradées de son groupe, mais, pour des
raisons plus personnelles que politiques, il s'accommode du mal à contre-cœur.

4) L'homme vaincu
Une Histoire birmane est une réflexion sur la domination de l'homme par l'homme. Mais
parallèlement, le livre est sous-tendu par le thème de l'homme vaincu. Les premiers éléments descriptifs
concernant Flory sont entièrement négatifs. Le personnage est d'abord introduit comme l'ami du Dr
Veraswami, un dignitaire indien coincé entre l'oppresseur anglais et l'opprimé birman. Puis viennent les
qualificatifs. La couleur de la peau de Flory est une non-couleur (cireuse). Son visage est «hagard malgré le
hâle, avec ses joues creuses et son regard abattu». Et surtout, il est présenté négativement : «N'étant devenu
ni gras ni chauve il ne paraissait pas plus vieux que son âge» (16). Le destin s'est abattu sur ce personnage
bien avant l'arrivée aux colonies puisqu'à l'école il était surnommé tantôt «Face Bleue», tantôt «Cul de
singe» (61). Et c'est cet homme vaincu qui exerce sur les colonisés une domination qui se retourne contre
lui avant même que le drame n'éclate. Car lorsque Flory met fin à un moment de tendresse avec sa
maîtresse birmane par un : «tu ne m'aimes que parce que je suis blanc et que j'ai de l'argent» (51), il
subodore que toute la dialectique du rapport de domination est dans cette remarque désobligeante. En effet,
le dominateur n'est pas aimé pour ce qu'il est mais pour ce qu'il représente tandis que la personne dominée
ne l'est que dans une relation contractuelle basée sur l'argent.
Que souhaite Flory au fond de lui-même? Le goût de la provocation est pour finir assez modéré chez
ce forestier que les autres personnages traitent de «bolcho». En fait, il veut simplement se reconstruire une
identité en compagnie d'une âme sœur, mener une vie ordinaire et, laisser vivre l'aspidistra. Ce souhait est
exprimé à maintes reprises et tout particulièrement dans sa dernière supplique à …lisabeth : «au moins
pourrais-je te donner un foyer» (263).
Que faut-il penser, dans cette optique, du suicide de Flory? Il faut revenir à la tache de vin car tout
commence par elle et tout se termine par elle. Cette envie que Flory endure depuis le ventre de sa mère est
la preuve de l'existence d'un ordre immanent des choses. Non pas que certains viennent sur terre pour
souffrir, ce qui excuserait, justifierait toute forme d'oppression, mais tout simplement qu'il est inutile de
nier les différences. Comment, selon le narrateur omniscient, Flory analyse-t-il le refus final d’…lisabeth?
«Pour finir, c'était la tache de vin qui l'avait damné» (236). Orwell reprendra cette idée dans Le quai de
Wigan en avançant que les répulsions physiques séparent les êtres d'une manière infiniment plus violente
que les barrières de classe. Le suicide de Flory est-il l'acte ultime d'un être vaincu et résigné? Le génétique
et le politique étant intimement liés dans sa personne, sa souffrance est-elle purement personnelle? Ou alors
ce suicide est-il, comme tous les suicides, un fait de société? Comment les Anglo-Indiens pourraient-ils
reconnaître qu'ils se perdent moralement et qu'ils deviennent moins civilisés alors qu'ils affirment apporter
la civilisation aux «barbares»? On ne saurait réduire le suicide de Flory à un acte purement personnel alors
que, justement, il est vidé de sa substance socio-politique par les colons de Kyauktada : l'administration
impose la thèse de l'accident, tandis que la mémoire collective retient que Flory est mort «pour une fille»
(267). Il ne faut pas s'étonner de cette mise à mort particulière de Flory par Orwell. L'apprentissage du
héros débouche sur un échec total en dépit de certaines qualités perceptives supérieures. Mais si Flory est
conscient, s’il voit ce que d'autres font semblant de ne pas voir, il est toutefois aveugle à ce que A.J.
Greimas appelait des forces opposantes, dont certaines lui sont extérieures, mais dont d'autres ressortissent
à son moi profond. Mais là où la condamnation d'Orwell est radicale, c'est quand elle dépasse la politique,
le contexte social. Car s'il arrive à des héros de subir des revers pouvant aller jusqu'à la mort, ils sont
convaincus, tout comme leurs lecteurs, qu'une victoire suivra après le mot «fin». Ce n'est nullement le cas
de Flory, dans la mesure où Une Histoire birmane pose, dans une perspective athée, ou, à tout le moins,
agnostique, la question du pourquoi de la vie à partir du moment où il n'y a pas d'au-delà après la mort.


Orwell peint Gordon Comstock tel qu'il ne voudrait pas qu'il fût au nom de ce qu'il pourrait être. En
ce sens, Gordon est un héros problématique. Non parce qu'il se pose des problèmes, mais parce qu'il est un
miroir pour la société dans laquelle il vit, dans la mesure où on peut percevoir, implicitement, dans son mal
être, les symptômes d'une crise des valeurs. Mais les symptômes ne sont pas la maladie, et le miroir finit
par être plus vulgairement une passoire, car comme Gordon n'assume aucun des dysfonctionnements du
monde qui l'entoure et auxquels il se heurte en permanence, les problèmes sociaux, éthiques qui affectent
l'Angleterre des années trente le traversent sans l'altérer le moins du monde.

1) La littérature dans la vie
, l'éditeur progressiste, et Gordon Comstock, le poète en devenir, conviennent du caractère «infâme»
de la vie et de la littérature modernes (172). Quelque temps auparavant, au beau milieu d'un élan de
tendresse, Gordon et Rosemary s'étaient mis à discuter images et métaphores en se demandant pendant un
long moment quel épithète convenait le mieux pour décrire tel hêtre qui se dressait devant eux (137).
Différemment de Gordon, Orwell réfléchit dans ce livre aux relations qui se nouent entre la création
artistique et la vie. Avec une habileté consommée, il fait porter le poids du récit à son personnage. Le lieu
de sa voix est totalement déplacé par rapport aux romans précédents. Mais, surtout, cette voix est très
assourdie car l'auteur, sans jamais coller à Gordon, lui laisse une grande liberté pour s'énoncer. La
caricature, la parodie, l'ironie ne sont plus de mise, ou alors dans une tessiture plus réduite. Observons, par
exemple, le lieu de l'auteur quand il présente pour la première fois le visage de son personnage : «Très pâle,
avec des rides amères, ineffaçables. Ce qu'on appelle un ‘beau’ front […]. Mais le menton était petit et
pointu, si bien que globalement le visage était en forme de poire plutôt qu'ovale» (10). Nous sommes aux
limites de la caricature mais c'est le personnage qui se décrit, non parce qu'il se contemple d'une manière
narcissique dans un miroir (il «hait les miroirs») mais parce qu'une vitre vient incidemment de réfléchir son
visage. Et, comme par hasard, ce portrait confirme celui proposé par le narrateur omniscient à la page
précédente. Même technique pour ce qui est de la description de la famille Comstock, exposée sans
aménité dans les moindres détails selon une vision de l'intérieur, car c'est Gordon et non le narrateur qui
tient le pinceau et qui juge : «les Comstock, tels que Gordon les percevaient, étaient une famille
particulièrement terne, minable, des morts-vivants incapables» (43). Mais Gordon, en fait, se mire en sa
famille : son état psychique du moment peut s'expliquer par ses antécédents familiaux (42), mais dans le
même temps, il noircit les siens parce qu'il est lui-même dépressif.

2) La voix de l'auteur
Elle est moins impliquée, moins passionnée que celle du personnage. L'ironie est présente, mais de
bon ton. Bien que très critique à l'égard de tout ce qu'il décrit, l'auteur fait la part des choses en expliquant,
voire en justifiant les situations et les comportements. Les Comstock sont des perdants, mais ni plus ni
moins que toutes ces familles attristantes, si fréquentes dans les classes moyennes, dans lesquelles «jamais
rien n'arrive» (43). La terne toile de fond que constituent les échecs et la médiocrité des Comstock
expliquant la descente de Gordon vers la boue (215) après ce qu'il croit être un rejet radical des valeurs de
son groupe. Ainsi l'auteur justifie l'horreur pour l’argent que son héros contracte par le «respect
obséquieux» que l’argent lui inspirait enfant, parce que sa famille appauvrie vivait toujours dans la
«révérence» de l'argent considéré comme une vertu cardinale (47).
Orwell offre donc le point de vue de la frange inférieure de la bourgeoisie, inexorablement en voie
de prolétarisation, capable de s'appauvrir pour paraître ce qu'elle n'est plus : pour envoyer son aîné dans
une école privée et renommée, ces petits-bourgeois sont capables de s'endetter et d'accepter des conditions
matérielles que refuserait un plombier (45). On peut dire par parenthèse qu'ici Orwell préfigure de
nombreux auteurs anglais des années cinquante dont les livres peindront de manière très appuyée des
manifestations d'aliénation, de rejets de toute sorte avant de se clore par l'acceptation de l'ordre établi dans
le respect de la famille, de l'argent, de la patrie et du travail. Pour bien marquer que son lieu idéologique
n'est pas celui de Gordon, et donc pour établir la distance qui le sépare de lui, Orwell place son intrigue de
plain-pied dans la fiction. La description de la famille Comstock au chapitre 3 est clairement «littéraire» :
Gordon est un écrivain raté qui s'efforce de ressembler à l'image bourgeoise stéréotypée du poète mourant
de faim dans une mansarde. De même, comme dans les histoires de quatre sous que Gordon vend dans la
librairie de Mr Cheeseman, Rosemary tombe enceinte après un seul rapport sexuel.
Dans les premiers chapitres du livre, l'auteur nous installe presque en permanence dans la
conscience du personnage. La fuite de Gordon est donnée selon son propre point de vue et est expliquée
selon ses propres prémisses : «il avait ses raisons bien à lui de haïr les affiches» (10). Gordon ne peut
s'empêcher de généraliser : il déteste tous les livres de la librairie où il travaille, il abomine tous les clients
et bien peu d'écrivains anglais trouvent grâce à ses yeux. L'auteur, quant à lui, série les individus, ne fait pas
preuve de manichéisme (sauf à l'encontre des Écossais!) et use à loisir de l’ironie :

Mrs Wisbeach […] se spécialisait dans les ‘Messieurs Seuls’. Des chambres à un lit d'une
personne avec éclairage au gaz, mais sans chauffage, les bains en supplément […], et les
repas dans la salle à manger sépulcrale avec la phalange des bouteilles de condiments en
gruaux au milieu de la table (27).

Cela dit, la voix de Gordon et celle de l'auteur se frôlent, s'entrechoquent ou se contredisent à plusieurs
reprises.

3) La voix de Gordon
Un dimanche où Dorothy et lui ont résolu de se donner l'un à l'autre, Gordon se retrouve totalement
démuni d'argent après un maigre repas pris dans un restaurant aussi prétentieux que cher. Sans interférer le
moins du monde, l'auteur donne en cette circonstance la perspective actorielle du personnage : «La journée
était fichue […]. La chaude intimité du moment précédent avait disparu» (147). La thèse (littéralement
paranoïaque) de Gordon est qu'un homme ne saurait faire l'amour à une femme alors qu'il se trouve sans le
sou. Dans ce cas précis, l'auteur ne juge pas mais il donne le trouble caractériel de son personnage pour ce
qu'il est. On peut d'ailleurs relever que le plaisir est culturellement différé. Pour que la libido prenne corps
il faut que le sujet pose des obstacles. Et lorsque ceux-ci ne suffisent plus, il est nécessaire de faire appel
aux conventions pour que la jouissance ne cesse pas. En quelque sorte, nous sommes avec cet épisode dans
un schéma d'amour courtois.
En début de récit, sans le moindre commentaire, l'auteur laissait délirer Gordon sur l'état du monde :
«Notre civilisation se meurt. Il faut qu'elle se meurt» (26). Mais bien souvent, la voix de Gordon est
tempérée, voire assourdie par l'auteur parce que celui-ci entend contredire son personnage. A l'heure du
bilan, les frasques de Gordon, sa rupture sociale sont réévaluées d'une manière paternelle, sans méchanceté
mais sans indulgence par la conscience auctorielle du narrateur : «Quid de l'avenir? Peut-être s’avérerait-il
que ces deux années ne l'avaient pas trop marqué. Elles n'étaient rien d'autre qu'un interstice dans sa vie, un
petit recul dans sa carrière» (254). De même, alors que la situation économique du prolétariat anglais
n’intéresse pas Gordon, la conscience auctorielle se fait un devoir de ramener le regard du lecteur vers les
conditions de vie matérielles des petits-bourgeois prolétarisés de l'époque : Rosemary a choisi de cacher
son mariage à sa famille parce qu'elle savait que ses frères et sœurs n'auraient pas eu les moyens de lui faire
des cadeaux; Julia, la sœur de Gordon, n'a pas obtenu d'autorisation d'absence pour se rendre à ce mariage
et le témoin de Rosemary était un pauvre bougre qui passait par là et que les époux gratifièrent d'un
pourboire d'une demi-couronne (257).
Les réflexions de Gordon volettent au gré de ses pérégrinations : il saute du coq à l'âne de
considérations sur la littérature à l'avenir de la civilisation en passant par de brefs regards sur des slogans
publicitaires. Cette redondance du monde, tel qu'il est décliné par le média de la publicité, provoque chez
Gordon la nausée plutôt que la joie. Sa rancœur vis-à-vis de tout ce qu'il observe traduit ses blocages, ses
échecs. Par exemple, lorsqu'il contemple avec délectation le «pourrissement» des ouvrages des «monstres
de l'époque victorienne» (12), c'est sa propre impuissance de créateur, transmise par le narrateur en
discours rapporté, qu'il rumine : «le fait est qu'il ne produisait rien ou quasiment rien» (13). Il est un poète
qui n'a vendu que 153 exemplaires d'un recueil pourtant remarqué par le Times. Et c'est au nom de ces
ventes confidentielles qu'il décerne des brevets de bonne littérature à Lawrence et à Joyce (un choix que
n'aurait d'ailleurs pas renié Orwell) pour piétiner avec une violence morbide Ruskin ou Stevenson (14).

«écrivain»
De même qu'il ne peut faire l'amour sans argent, Gordon, dont le rapport aux objets est décidément
bien libidineux, ne peut pas écrire sans argent (10). Gordon veut écrire, au grand dommage de sa famille
(52), c'est à dire créer en faisant comme si les contingences matérielles n'existaient pas. Mais pour l'auteur,
Gordon ne «peut pas» écrire parce qu'il écrit pour écrire (13). En outre, il croit que la création n'est
qu'affaire d'inspiration et que l'on peut passer directement du référent à la page blanche (18). Gordon, à
l'inverse d'Orwell, a oublié que la littérature est un procès social qui met en branle bien autre chose que les
capacités et les efforts des écrivains. L'idée lumineuse d'Orwell est d'installer son personnage dans une
librairie. Seul au beau milieu de sept mille volumes disposés par ordre alphabétique, Gordon le réificateur
se met à «haïr» cette masse d'objets qu'il trouve obscènes (8). De l'autre côté de la rue, d'imposantes
affiches publicitaires de fort mauvais goût vantent les mérites d'aliments et de médicaments. Gordon se
retrouve coincé entre les «monstres» victoriens et les visages «monstrueux» des publicités. En faisant le
procès de l'anti-culture comme culture de masse, Gordon oublie que par sa régression il s'est placé au
niveau de sensibilité qu'il condamne. Il finit par en perdre tout discernement, son échelle des valeurs
devient aberrante, son univers mental aussi tautologique que celui de ses clientes : assis à sa table de
chambre, il se plonge indifféremment dans la lecture de Shakespeare ou de Conan Doyle mais c'est
Sherlock Holmes qu'il préfère «parce qu'il le connaît par cœur» (39). Dans l'univers réifié qui est le sien,
tout est mécanique et vide de sens. Écrire de la poésie est de la «dernière futilité» tout simplement parce
qu'il rend la poésie futile. Gordon condamne le snobisme des jeunes gens fortunés qui dominent la scène
littéraire mais lui-même n'écrit en fait que pour être connu et pouvoir se regarder dans la glace.
L'ironie satirique d'Orwell est particulièrement efficace quand il oppose l'attitude totalement
défaitiste et autocentrée de Gordon face à la littérature à l'arrogance et à l'optimisme «dément» de la
publicité de rue (19). La réclame pour Bovex provoque la «haine» de Gordon, ainsi qu'une amusante
réaction en chaîne : l'un des personnages, dont le sourire est «idiot», offre le visage d'un «rat content de
lui». Cet héritier du temps passé, ce «vainqueur de Waterloo» incarne l'homme moderne soumis aux volon-
tés de ses maîtres. De rat, il devient un «petit goret docile», buvant son Bovex dans la «porcherie de
l'argent» (19). Suivent d'effrayantes visions de destruction du monde, l'ancien (et futur) publiciste qu'est
Gordon souhaitant l'effacement de cette culture bâtarde.


Gordon rompt en se compromettant : il ne peut en effet fuir l'argent que quand il en possède, mais il
est bridé lorsqu’il est démuni et souhaite l'indigence dès qu'il a trois sous en poche. Il a le nerf pécuniaire à
vif. Selon lui, les sentiments d'amour, d'amitié, les pratiques sociales sont impossible sans argent. D'une
manière générale, Gordon véhicule de l'idéologie petite-bourgeoise lorsqu'il généralise son cas. Quand il
affirme que sa poésie est morte parce que lui-même est mort, il fait preuve de lucidité, même si son point
de vue est fortement individualiste. Mais quand il prétend que la terre n'est peuplée que de cadavres qui
s'ignorent, il se ferme au monde et projette sa folie sur des prochains qui n'en peuvent mais. Cet être
prétendument épris d'absolu ne vit que grâce à des pratiques culturelles dégradées. En effet, c'est du temps
où il était publiciste qu'il a rédigé Des Souris, son recueil de poèmes. L'argent roi, l'argent sale a donc
permis la production d'une littérature «noble». Une fois Des Souris publié, Gordon a quitté l'agence de
publicité, moins pour être libre d'écrire, libre pour écrire, que pour fuir le «Dieu-Argent» abominé. Dans sa
régression vers la boue, dans sa négation de toutes les normes, il en est venu à se replier sur des valeurs
petites-bourgeoises qui étaient en fait le tombeau de la culture.

6) Politique d'Orwell
Les analyses politiques de Ravelston, l'ami de Gordon, éditeur mécène, riche et socialiste, sont assez
proches de celles d'Orwell. Ravelston condamne radicalement la révolte individualiste de Gordon, son refus
de tous les systèmes, son comportement velléitaire (95). Ravelston, qui n'a jamais connu la pauvreté, sait
qu'elle est un phénomène global, politique (98). Cela dit, le narrateur lui réserve une part de son ironie : il
vit dans des quartiers bourgeois chics «en bon socialiste» et porte des costumes de flanelle et des pull-overs
gris. L'amie de Ravelston, quant à elle, se fait férocement épingler, car elle incarne les socialistes de salon
qu'exècre Orwell :

‘Tout le monde est socialiste aujourd'hui. […] On peut être socialiste et se payer du bon
temps. […] Vois-tu, Philippe, j'ai parfois l'impression que tu aimes les classes inférieures.’
‘Mais bien sûr, je les aime.’
‘C'est lamentable, absolument lamentable’ (106).

Orwell savait bien que dans une œuvre à thèse le désir de persuasion risque d'anéantir l'intérêt
romanesque. Afin que la voix auctorielle se fasse la plus discrète possible, l'auteur laisse parfois à
Rosemary le soin de tempérer ou de sermonner Gordon à sa place. Par exemple, Miss Waterlow assène à
son futur époux quelques idées de bon sens sur «les femmes» (122) que Gordon a une fâcheuse tendance à
dépeindre sous les traits simplificateurs de compagnes accapareuses et snobs. Mais, tout comme Ravelston
ou le narrateur, Rosemary laisse à Gordon son libre-arbitre, la responsabilité de ses choix : «Je ne vais pas
tenir cela suspendu au-dessus de ta tête. […] Épouse-moi, ou ne m'épouse pas. […] Je souhaite que tu te
sentes libre» (244).
Il faut souvent des expériences traumatisantes aux héros d'Orwell pour prendre conscience de ce
qu'ils sont ou pour repartir sur d'autres bases. Comme Dorothy Hare, la fille de pasteur, émergeant de son
amnésie, Gordon devra se réveiller d'une sombre beuverie, d'un «long et médiocre rêve» pour admettre qu'il
fait fausse route comme employé de librairie à deux livres par semaine (190), et surtout qu'il est en train de
se délabrer physiquement et intellectuellement (208). Ce n'est pas au «Dieu-Argent» que Gordon est soumis
mais plus prosaïquement à un petit patron de choc. Pourquoi, malgré sa répulsion («retourner vers tout
cela!») (246), Gordon retrouve-t-il le monde de la publicité? En premier lieu, parce que par amour et pitié
il souhaite donner un foyer décent à Rosemary et à l'enfant de lui qu'elle porte. Mais surtout parce qu'il
comprend soudain ce qu'avait de futile sa rébellion solitaire (246). D'avoir enduré la déchéance physique ne
l'a pas libéré de la misère et du dessèchement intellectuel transmis par sa médiocre et inefficace famille. Et
enfin il comprend que l'important n'est pas simplement d'accepter des compromis mais de donner un sens à
ces compromis. Ce sens il va le trouver dans la vie d'un bébé, plus exactement d'un petit fœtus avec qui il
se familiarise grâce, ô ironie! à un livre. Car lui qui a voulu connaître une autre vie ne connaît rien de la
vie. De même que les mécanismes sociaux lui étaient indifférents, les processus biologiques lui sont
étrangers, et il ne les découvre que par la médiation d'un ouvrage pour sages-femmes (248). Encore une
fois, un choc aura été nécessaire pour progresser, le choc de la connaissance de cette «chose monstrueuse»
avec ses membres horribles et son énorme tête. En s'abîmant avec émotion dans la contemplation de ce
fœtus, Gordon se met à croire en la vie et en sa capacité de création (249). Faire n'est rien. L'important c'est
de se projeter dans ce qu'on fait. Gordon a compris que même si le monde est un «panorama d'ignorance,
de cupidité, de vulgarité, de snobisme, de prostitution et de maladie», il faut faire face (250). Et être
modeste : «jeter l'éponge» et «circoncire le prépuce» (252). Réintégrer la chaîne des hommes. Rejoindre
ceux qui savent pourquoi ils sont dans la publicité aux dépens de ceux qui ne savent pas pourquoi ils
écrivent. On peut lire des livres à quatre sous à condition de préserver son quant à soi. Ce qui compte, ce
n'est pas le livre, c'est le lecteur (et l'avertissement vaut également pour celui de L'aspidistra), sa lecture en
tant qu'acte et sa responsabilitÈ.
La voix de Gordon par rapport à son destin en fin de récit est encore plus ironique que ne l'était celle
du narrateur quand il décrivait la famille Comstock. Cette ironie n'est pas une fuite mais au contraire un
surcroît de conscience. Cela dit, rien ne nous garantit que, socialement parlant, Gordon va progresser. En
effet, la dernière phrase du livre est ambiguë : «Une fois encore, il se passait quelque chose dans la famille
Comstock» (264). Car chaque fois qu'il s'est passé quelque chose dans la famille Comstock il ne s'est en fait
rien passé que de médiocre, de répétitif et de mécanique. C'est en ce sens que L'aspidistra est une úuvre
volontairement inachevÈe. Mais comme cette derniËre phrase est, sans aucune Èquivoque auctorielle, le
roman se termine sur une tension, un conflit entre l'auteur qui n'y croit guËre et le personnage ÈmerveillÈ
par l'enfant qui bouge dans le ventre de sa femme, par ce petit cúur qu'il entend battre, ce sang neuf qu'il
entend couler, cette pulsion de vie qui l'Èmeut au plus profond de lui-mÍme.
Gordon Comstock est le premier des personnages d'Orwell à ne pas être finalement soumis, défait.
La vie est peut-être un éternel et vicieux recommencement, il est possible d'y préserver des espaces de
liberté et de bonheur. Et Vive l'aspidistra! est une œuvre de liberté. Liberté du personnage. Liberté de
l'auteur par rapport à son personnage. Liberté du narrateur par rapport à son récit. Liberté du lecteur qui
ferme le livre sur deux voix d'égale intensité qui se contredisent mais ne se causent aucun tort réciproque.


Le cas deNineteen Eighty-Four ou le refus motivé de la transgression du reel

Un chef d'œuvre, selon Italo Calvino, est une œuvre qui n'a jamais fini de dire ce qu'elle avait à
dire . Un des traits par où on reconnaît les grands textes, ou même ceux d'une certaine importance, c'est
qu'ils se prêtent à être analysés au-delà des genres, sans qu'aucune analyse générique ne suffise à en rendre
compte complètement.
C’est peu dire que le dernier roman d’Orwell, Nineteen Eighty-Four, a fait l’objet de lectures
extraordinairement variées au fil du temps et dans l’espace. Certains – surtout dans les mois postérieurs à sa
publication – ont vu dans ce livre les sombres prémonitions d’un prophète se sachant médicalement
condamné et manifestant une dernière fois sa misanthropie , d’autres une froide prévision du monde que
les hommes risquaient de se bâtir, d’autres une œuvre satirique plus grinçante encore qu’Animal Farm
publiée quatre ans auparavant, ou encore la critique « anarchiste Tory » du pouvoir en général et enfin,
évidemment, un virulant pamphlet contre la Russie stalinienne . Orwell a été utilisé par tous, sauf par les
Communistes . Ainsi des Juifs très savants ont établi que dans le calendrier hébreu 1984 correspondait à
5744 et que, selon le système qui veut qu'à chaque chiffre répond une lettre, 5744 signifie Tashmad ou «
destruction » . En 1984, le Premier Ministre britannique fit une lecture réductrice et littérale de l’auteur,
estimant que sa prédiction ne s'était pas réalisée et que 1984 serait une année « d'espoir et de liberté » .
Ancien homme de gauche devenu reaganien, Norman Podhoretz, quant à lui, publia dans le New York
Tribune de 29 Décembre 1983 un article intitulé « If Orwell Were Alive today, He'd Be a Neo-
Conservative », supputant qu'il aurait fini ses jours du bon côté de la barrière. Il faut dire que, dès la sortie
du livre, l'Evening Standard, parmi d'autres, avait recruté Orwell comme un défenseur de la propriété pri-
vée . Ou encore l'éditeur américain d'Orwell, Harcourt Brace, qui, en 1949, avait demandé à John Edgar
Hoover, le chef du FBI, de rédiger le quatrième de couverture du roman, ce que le grand policier avait cru
devoir refuser. Sans parler de la section locale de Washington de la John Birch Society qui avait adopté, en
1964, « 1.9.8.4 » comme derniers chiffres de son numéro de téléphone . On ne saurait non plus oublier
certaines féministes américaines annexant l'auteur :

« Orwell wrote 1984 as a warning. Feminism offers the hope of avoiding 1984 » .

Michael Foot affirma qu'il serait resté fidèle aux idéaux de Tribune. Malcolm Muggeridge l'aurait vu
vieillir catholique et Conservateur. Et pour son ami T.R. Fyvel, selon qui le génie d'Orwell était d'avoir
décrit le premier les problèmes que rencontrerait l'homme de la société post-libérale et post-chrétienne, il
aurait pris la carte du Social Democratic Party .

Pour aborder Nineteen Eighty-Four avec un minimum d’honnêteté, il faut toujours avoir à l’esprit
les deux données suivantes : le livre s’appelle « Nineteen Eighty-Four », avec un chiffre écrit en toutes
lettres, et il s’agit, comme Orwell a bien pris la peine de le préciser, d’un « roman ». Et nous ajouterons
pour notre part : un roman réaliste, avec une certaine dose de satire et de parodie. Si l’on accepte que
parodier c’est s’en prendre à un style ou aux manières les plus visibles d’une personne, et que la satire vise
plutôt des mœurs ou des travers de société, Nineteen Eighty-Four est davantage une satire qu’une parodie,
le manifeste de Goldstein et l’Appendice sur la Novlangue étant les éléments relevant à eux seuls du genre
parodique. Quelques semaines après la sortie de son livre, Orwell publia un communiqué de presse pour
préciser qu’il ne décrivait pas « ce qui allait se passer » mais que

« Allowing for the book beeing after all a parody, something like Nineteen Eighty-Four
could arrive. »

Ce qu’il réitéra peu après dans une lettre à un syndicaliste nord-américain :

« I do not believe that the kind of society I describe necessarily will arrive, but I believe
(allowing of course for the fact that the book is a satire) that something resembling it could
arrive. »

Dans cette même lettre, il évoqua les perversions

« to which a centralised economy is liable and which have already been partly realised
in Communism and Fascism. »

Enfin, dans une note à son éditeur concernant le quatrième de couverture, il estima qu’il avait
parodié « les implications intellectuelles du totalitarisme » , en les articulant à la division du monde par
les grandes puissances et aux dangers que l’humanité courait à cause de l’armement atomique.

On trouve dans Nineteen Eighty-Four de nombreuses descriptions du monde contemporain d’Orwell
où l’auteur a à peine forcé le trait : le partage du monde en zones d’influence , les moyens de
communication domestiqués aux fins d’aliénation des masses , le principe cher à Lord Acton selon
lequel le pouvoir absolu corrompt absolument, le dévoiement des intellectuels , les thèses économiques
et géopolitiques de James Burnham , l’éradication de la conscience historique au profit de
l’endoctrinement, en parallèle avec une destruction du langage, sa fonction connotative en particulier .
Le titre de l’œuvre (ainsi que son « ur-titre ») invite également à considérer le livre comme une
description romancée du monde familier d’Orwell de l’après-guerre plutôt que comme un avertissement
prophétique pour un avenir lointain, d'où le surnom qu'un critique récent a pu accoler à l'auteur : « The
Political Secretary of the Zeitgeist ». A l’origine, Orwell avait pensé à « The Last Man in Europe » .
Ce n’est qu’en tapant la dernière version de son travail qu’il suivit la suggestion de son éditeur :

« I have not definitely fixed on the title but I am hesitating between ‘ Nineteen Eighty-
Four ' and ‘ The Last Man in Europe ’ ».

Pour Warburg, « The Last Man in Europe » semblait trop didactique, trop « téléphoné », Nineteen
Eighty-Four véhiculant davantage de mystère, en particulier pour des lecteurs de 1949 dont beaucoup pou-
vaient espérer vivre jusqu’en 1984 . Cette date précise, rédigée en toutes lettres, fleurait bon son canular,
mais en même temps elle connotait un monde clos, légèrement décalé par rapport au monde réel, en tout
cas beaucoup plus proche que ceux envisagés par Zamyatin ou Huxley . Nineteen Eighty-Four
ressortissait donc à la sphère de ce que Julian Symons avait qualifié de « futur proche » :

« It has been fashionable for nearly half a century to shake a grave head over writers
who approach reality by means of external analysis rather than internal symbolism. […] The
novel in which reality is approached through the hard colours of outward appearance (which is
also, generally, the novel of ideas), has a respectable lineage […]. »

A bien des égards, Nineteen Eighty-Four parlait aux Anglais de ce qu’ils vivaient en 1949, eux qui
pouvaient craindre que le rationnement d'après-guerre allait durer un bon moment! Orwell savait bien qu’un
proche avenir sombre pouvait être plus désespérant qu'une utopie ou une dystopie délirante lointaine. C’est
pourquoi, par parenthèse, le titre français du livre (1984) annonce une vision prophétique, alors que le titre
d'Orwell implique un espace-temps à peine fictif. Orwell est ainsi le seul romancier à avoir " inscrit sa
signature sur un segment du temps " . Les premières pages du livre fourmillent de descriptions très
familières aux contemporains d’Orwell qui, lorsqu'il parle de quelque chose, parle toujours à partir de ce
quelque chose, à partir d'une expérience concrète qu'il a peut-être lui-même éprouvée. Le premier
paragraphe met tout simplement en scène un personnage qui ne parvient pas à refermer suffisamment vite la
porte de son immeuble

« to prevent a swirl of gritty dust from entering along with him. »

Comme l’Angleterre de Mr Attlee qui avait dû faire son deuil du prêt-bail états-unien, Airstrip One
vit en état de rationnement permanent . Si les horloges sonnent treize fois, c’est que le pays en guerre
s’est mis à compter en journées de 24 heures . A l’intérieur de « Victory Mansions », l’immeuble
lugubre (dont le nom est une très ironique anti-phrase) où il réside et dont les murs sont recouverts
d’affiches de propagande, le héros Winston Smith subit l’odeur des choux bouillis (un vrai plat de pauvre),
tente d’emprunter des ascenseurs qui ne fonctionnent pas, et, comme ses ancêtres de 1947 qui vécurent l’un
des hivers les plus froids du siècle, il déplore l’absence de chauffage. Il est sous-alimenté, se lave avec du
savon rêche, se rase avec des lames rouillées. Le seul élément de l’univers quotidien de Winston Smith à
porter au crédit du génie inventif d’Orwell est le « télécran », l’auteur ayant prévu que la télévision, qu’il
connaissait, déboucherait sur de multiples applications, comme la surveillance de rues ou de magasins.
D’autres objets, apparemment futuristes, étaient en fait des inventions récentes, les « ink-pens »
ressemblant aux pointes bille (« Biros »), les «speakwrites» étant inspirés des « dictaphones », tandis que
les « pneumatic tubes » devaient beaucoup aux souvenirs parisiens d'Orwell. Les abréviations des noms des
ministères (Minitrue) rappelaient les abréviations des pays totalitaires (Guépéou, Gestapo). L'architecture
du Minitrue faisait immanquablement penser à la tour du Conseil d'Administration de l'Université de
Londres pour l'extérieur (à l'époque le bâtiment le plus élevé de la capitale) et aux studios et bureaux de la
BBC pour l'intérieur. A noter, cela dit, qu'Orwell a pressenti des inventions qui ont fini par se retourner
contre les hommes : les énormes banques de données, les changements artificiels de climat, les défoliants,
par exemple.
Le Londres de Winston Smith est un monde de la première moitié du XXème siècle en noir et blanc
et crasseux. Mais le Londres du pouvoir, celui du Parti Intérieur, est un univers technologique,
immaculé, pimpant. Cette opposition structurelle symbolise l’abîme qui sépare les discours politiques de la
réalité, les schémas politiques ronflant de la vie de tous les jours. La saleté d’Océania symbolise la
déréliction du genre humain, la fin de la civilisation.

Lorsqu’il se retrouve seul, Winston Smith est un homme qui écrit. La tenue d’un journal qu’il croit
intime constitue le thème principal de la première partie avant la rencontre du héros avec Julia et O’Brien.
S’il nous permet de mieux connaître Winston Smith, le « diary » est aussi une réflexion sur la mémoire in-
dividuelle, donc sur la conscience de soi, deux choses que le pouvoir totalitaire veut briser, éliminer. Mais
ce journal est d’abord un objet, avec sa substance et son âge :

« It was a peculiarly beautiful book. Its smooth creamy paper, a little yellowed by age,
was of a kind that had not been manufactured for at least forty years past. »

Il a ainsi été fabriqué approximativement quand Winston Smith naissait, à une époque où l’artisanat,
l’art existaient encore. Si cet objet a sa vie propre, c’est qu’à l’inverse de ce que postulera la philosophie de
O’Brien, du monde peut exister hors de la conscience et de la mémoire humaines. Donc le lecteur de
Nineteen Eighty-Four sait, dès les premières pages du livre, que 2+2 ne peuvent pas faire 5. Il faut dire que
le concret des choses a toujours été une obsession pour Orwell. Ainsi, dans une lettre de 1936 à Henry
Miller dans laquelle il louait Tropic of Cancer, Orwell adressait le reproche suivant à son ami :

« I like very much your meditation beginning in a public urinal […] but I think on the
whole you have moved too much away from the ordinary world into a sort of Mickey Mouse
universe where things and people don't have to obey the rules of space and time » .

Un des dangers que courait l'humanité selon Orwell c'était d'être privée du sens tactile, de ne plus
pouvoir apprécier par simple contact la substance réelle des choses. Le rapport de l'individu au temps et à
l'espace, à l'histoire et à la société étant conditionné par cette simple liberté. Un monde où 2 et 2 peuvent
faire 5, c'est le monde de l'Inquisition de O'Brien , un monde où, comme le tortionnaire le dit lui-même,
«God is Power», et un monde où le mal n'est pas dans le tortionnaire mais dans le péché du torturé.
Autre objet avec lequel Winston Smith entretient un rapport aussi métaphysique que sensuel : le
presse-papier trouvé dans le magasin de Mr Charrington. A lui-seul, cet objet symbolise la liberté qu'a
chaque individu de se replier sur lui-même, de se connaître en toute transparence, de voguer de l'infiniment
grand à l'infiniment petit :

« It was as though the surface of the glass had been the arch of the sky, enclosing a tiny
world with its atmosphere complete. He had the feeling that he could get inside it, and that in
fact he was inside it […]. The paperweight was the room he was in, and the coral was Julia's
life and his own, fixed in a sort of eternity at the heart of the crystal ».

La première entrée du journal de Winston Smith, en date du 4 Avril 1984 , est une relation en
style télégraphico-militaire, d'une soirée passée au « cinoche ». Au programme : des films de guerre avec
des atrocités de choix ; dans la salle : un public sadique à l'exception — dans les rangées réservées aux
proles» — d'une femme hurlant

« They didn't oughter of showed it not in front of the kids »

Après une vingtaine de lignes rédigées dans un style qu'Orwell aurait évidemment renié (« then there
was a wonderful shot of a child's arm going up up up right up into the air a helicopter with a camera in its
nose must have followed it up » etc…), Winston Smith réalise soudain qu'il ne sait pas « what had made
him pour out the stream of rubbish ». C'est donc que dans le monde sans ego qu'est Océnia Winston Smith
découvre ou retrouve la fonction révélatrice ou purificatrice (« pour out ») de la tenue d'un journal, d'une
introspection involontaire (« Suddenly he began writing in sheer panic, only imperfectly aware of what he
was setting down »), d'une sorte de psychanalyse (« a totally different memory had clarified itself in his
mind, to the point where he almost felt equal to writing it down »). En outre, le sadisme de ces scènes de
guerre est relié dans la conscience claire de Winston Smith à la vision fugitive d'une jeune femme ceinte de
la « narrow scarlet sash, emblem of the Junior Anti-Sex League » croisée le matin même. Orwell relie donc
sadisme, érotisme et refoulement sexuel, ce qui lui permet d’exposer comment le régime peut canaliser la
libido en une haine aveugle, irraisonnée et régulière (« The Two Minutes Hate »).
Un peu plus tard, Winston Smith relate dans son journal une passe brève et lugubre avec une
prostituée :

« She had a young face, painted very thick. It was really the paint that appealed to me,
the whiteness of it, like a mask, and the bright red lips. Party women never paint their faces.
[…] She said two dollars ».

Par cet expressionnisme des plus traditionnels, fort éloigné de la sexualité de Brave New World,
Orwell articule de la manière la plus conventionnelle, la plus « victorienne » qui soit, frustration sexuelle («
It had been his first lapse in two years or thereabouts »), honte de soi-même (« he would have liked to spit
») et soumission à l'ordre social (« consorting with prostitutes was forbidden »).
Les réflexions politiques qu'accueille le journal de Winston Smith révèlent un certain flou
idéologique et une évidente forfanterie désespérée. « If there is hope, it lies in the proles », assène le héros
avant de convenir que « Until they become conscious they will never rebel, and until after they have
rebelled they cannot become conscious ». De même, le « DOWN WITH BIG BROTHER » , répété «
voluptueusement » cinq fois en une demie page, surprend chez un homme sans famille qui va chercher dans
O'Brien l'image d'un véritable « grand frère », pouvant également servir de père, voire de famille (la «
Brotherhood ») à lui tout seul. Père d'un enfant adoptif, s'étant remarié quelques semaines avant de mourir
pour que cet enfant ait une mère, et lui-même fils d'un père très absent , Orwell a été toute sa vie obsédé
par l'existence de la famille telle qu'on la conçoit traditionnellement en Occident. De nombreux passages du
journal de Winston Smith ont trait aux souvenirs qu'évoquent sa mère, sa sœur, l'échec de sa vie de couple,
son incapacité à « faire un bébé » .
La première chose que Winston Smith fait de ses dix doigts est de déboucher un tuyau d'évier chez
ses voisins, les Parsons. Sans insister sur le symbolisme sexuel de cette activité (The Road to Wigan
Pier contient aussi une scène de débouchage de tuyau), Orwell a ici emmené son héros dans un décor
où s'interpénètrent des visions de l'Angleterre des années trente, du côté de Wigan, justement, avec ce qu'il
savait de l'Allemagne nazie :

« Games impedimenta — hockey-sticks, boxing gloves, a burst football, a pair of
sweaty shorts turned inside out — lay all over the floor, and on the table there was a litter of
dirty dishes and dog-eared exercise books. On the walls were scarlet banners of the Youth
League and the Spies, and a full-sized poster of Big Brother. »

La rencontre avec les enfants Parsons, qui « veulent aller à la pendaison » comme d'autres
aimeraient aller jouer dans le square, traumatise un Winston Smith effrayé par le fanatisme d'enfants qui,
plus tard, moucharderont leur père à la « thought-police ». Malgré l'horreur du tableau, l'impuissance que
Winston lit dans le regard terrifié de la mère, et bien sûr malgré l'allusion transparente à la Hitler Jugend, la
famille en tant que cellule de base n'est pas remise en cause. D'autant que, à l'issue d'une véritable scène
primale (Ière partie, chapitre 3), le héros se retrouvera orphelin.

Nineteen Eighty-Four fait le procès de tous ceux qui, à l'instar du Professeur Laski, justifiaient
l'injustifiable, à savoir le mensonge et la tyrannie. Mais le roman n'est pas un programme politique à usage
de militants disciplinés. Ici Orwell fait œuvre de moraliste. Winston Smith et son créateur rêvent à une
époque où « les hommes seraient différents » et où « ils ne vivraient plus seuls ». Après Coming Up For
Air , Orwell revient à sa critique de « the age of uniformity »; après A Clergyman's Daughter , il fait à
nouveau le procès de « the age of solitude ». Une dernière fois, il esquisse son socialisme du possible : une
humanité où le bonheur de l'un finit là où commence le malheur de l'autre, la personne privée ne pouvant
être coupée de la personne publique.
Lorsque Winston Smith écrit, il le fait dans un état de panique totale, cette activité impliquant la
peine de mort (« Thoughtcrime is death »). C'est que pour Orwell il n'y a pas de marge, la destruction du
système ne pouvant venir que de l'étranger, comme dans le cas du Reich abattu par deux adversaires
extérieurs à la fois. Néammoins, il faut écrire, c'est à dire se rebeller, non forcément pour être libre, mais
pour entretenir en soi le sentiment de liberté, donc d'humanité. « They'll shoot me i dont care », écrit
Winston dans son journal, ce qui fait de lui un être beaucoup plus courageux qu'inconscient, comme sa
longue résistance à la torture le prouve à la fin du récit.
Les Proles, nous l'avons dit, semblent tout droit issus du « Wigan Pier » d'Orwell. Sous leur
extérieur vulgaire et parfois bestial, il reste une bonne dose d'authentique humanité. Contrairement aux
membres du Parti Extérieur, ils ne sont pas sujets à l'endoctrinement. En les peignant, Orwell instruit en fait
le procès de la vision qu'avaient les intellectuels anglais du prolétariat dans les années trente (et il fait —
plus ou moins consciemment — son auto-critique), et celui des moyens de communication de masse en tant
qu'opium du peuple :

« Heavy physical work, the care of home and children, petty quarrels with neighbours,
films, football, beer, and, above all, gambling, filled up the horizon of their minds. »

Le système ne leur demande rien si ce n'est d'accepter, par « patriotisme primitif », des heures
supplémentaires non payées et des rations de nourriture sans cesse plus congrues. En compensation, un peu
comme pour des peuplades colonisées, il leur est permis de rester fidèles au « code de leurs ancêtres ». Cela
dit, malgré leur bestialité, leur absence de morale, leur primitivisme, ils sont « restés humains » au sens où
il leur suffit d'espérer avant d'entreprendre (la phrase « Hope lies in the Proles » peut être lue de deux
manières) car la conscience collective de cette strate de la société qui faisait tant fantasmer Orwell et qu'il
appelait le «common people» ne pouvait pas être écrasée.
Il nous semble cependant que la création des Proles par Orwell ne manquait pas d'ambiguïté. Car
pour un auteur qui, depuis au moins quinze ans, n'avait cessé de dénoncer la civilisation de masse, il était
singulier d'écarter (partiellement) les masses d'une construction politique en les confinant aux banlieues du
système. On peut rappeler qu'Orwell venait d'un milieu où on enseignait que les ouvriers sentaient mauvais
(c'est sûrement pourquoi il avait, dans The Road to Wigan Pier, si longuement insisté sur le décrassage
méthodique et expert des mineurs de fond après le travail) et qu'avant de parler aux siens du monde ouvrier,
il lui avait fallu, dès Down and Out in Paris and London , faire un détour par le sous-prolétariat anglais
et, partant, «folkloriser» le peuple. Par le refus d'intégrer les proles au système il les préservaient, mais cette
mise à l'écart dans une sorte de réserve naturelle rendait peu crédible l'espoir que Winston Smith pouvait
nourrir au sujet de leurs capacité à se révolter.
L'espoir pouvait-il alors, malgré tout, résider dans les femmes? Julia fait assurément preuve de beau-
coup plus de vitalité que Winston. Il est vrai qu'elle provient d'un milieu plus populaire que son amant. En
tout cas, elle est courageuse, dure à la souffrance, elle fait preuve de sens pratique et d'esprit d'initiative. Et
alors que Winston veut, malgré tout, « y croire », elle a perdu ses illusions depuis longtemps : elle se
souvient de sa première liaison à l'âge de seize ans avec un membre du parti qui, heureusement, s'était
suicidé pour éviter les travaux forcés (« a good job »), elle ne croit pas en l'existence d'une organisation
d'opposition:

« any kind of organised revolt against the Party, which was bound to be a failure, struck
her as stupid. The clever thing was to break the rules and stay alive all the time ».

Bref elle est mieux traitée que les autres personnages féminins d'Orwell . Séparant — à l'inverse
de son amant — la politique des choses de l'amour (elle s'endort pendant qu'il lui fait la lecture du
manifeste de Goldstein), elle trouve dans l'acte sexuel une certaine forme de libération (« Their embrace
had been a battle, the climax a victory ») . Mais cela ne suffit pas et, comme Winston, elle fait confiance
à O'Brien dans l'appartement duquel elle se laisse conduire pour accéder à une connaissance supérieure.
Cette connaissance ne saurait être religieuse, comme le prouve la « messe noire » au cours de laquelle
Winston et Julia se disent prêts à commettre les pires forfaits au profit de la « Brotherhood », comme de
jeter de l'acide au visage d'un enfant. Ici, Orwell unit totalement les deux amants, tandis qu'apparaît pour lui
une authentique tragédie métaphysique : selon cet athée, l'état a remplacé Dieu, l'état est devenu église et
lui, Orwell n'aime ni l'un ni l'autre.
Après la rencontre de l'appartement, Winston Smith se plonge dans la lecture du gros livre « noir »
d'Emmanuel Goldstein The Theory and Practice of Oligarchical Collectivism. Goldstein fait évidemment
penser à Bronstein (Totski) , tandis que Emmanuel vient de l'hébreu via le grec et signifie « Dieu notre
sauveur ». Il est clair que La révolution trahie (1936) a fortement influencé Orwell , ainsi que The
Managerial Revolution de James Burnham . Ce long encart, ce texte dans le texte, dont peu de lecteurs
s'infligent les développements, est assurément une parodie des thèses de Burnham rédigée dans un style
proche de celui de Trotski. Si le titre du premier chapitre (« Ignorance is Strength ») parodie la «
plaisanterie » de B. von Schirach (« Quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver »), le reste du
texte est assurément plus une satire du stalinisme que du nazisme. L'humanité, nous dit le texte de
Goldstein, a toujours été divisée en trois groupes dont les intérêts étaient « totalement irréconciliables ».
Mais, désormais, « War Is Peace » car les puissances, qui ne sont plus « divided by any genuine ideological
difference », se lancent dans des guerres de conquêtes limitée car elles n'ont aucune raison sérieuse «
matérielle » ou « idéologique » de se faire la guerre . Parodiant la doctrine trotskiste de la révolution
permanente, Orwell propose un pseudo état de guerre permanent grâce auquel les élites des trois super
puissances ne sont pas contestées de l'intérieur puisque le peu d'énergie restant aux populations sous-ali-
mentées est canalysée dans la haine de l'autre, et qu'une vie de pénurie ne permet pas aux populations de se
révolter. La « guerre » fait tourner les usines sans que le niveau de vie s'élève. Déjà dans The Road to
Wigan Pier Orwell avait montré que le chômage, la disette induisaient une atténuation de la conscience
politique, un refus de la lutte. En outre, le texte de Goldstein rappelle qu'au début du XXème siècle, les
progrès techniques avaient permis l'apparition d'une « nouvelle aristocratie » de travailleurs, les bureau-
crates, les techniciens, les scientifiques, bref les « organisateurs » de James Burnham. Selon Goldstein, ces
« managers » devaient mettre leur savoir-faire au service des masses populaires; comme l'Orwell de « The
Lion and the Unicorn » l'avait envisagé dans sa « révolution anglaise » tant souhaitée en 1941 :

« To that civilization belong the people who are most at home in and most definitely of
the modern world, the technicians and the higher-paid skilled workers, the airmen and their
mechanics, the radio experts, film producers, popular journalists and industrial chemists. They
are the indeterminate stratum at which the older class distinctions are beginning to break
down.»

Mais le système, selon O'Brien, peut tout : conquérir Eastasia, ce qui est banal, ou «abolir
l'orgasme», ce qui est nouveau. Il peut décréter que la terre est le centre du monde ou que lui, O'Brien,
pourrait léviter. Les lecteurs savent que l'auteur a volontairement poussé le bouchon un peu loin, qu'ils ne
sont pas invités à passer de l'autre côté du miroir, d'autant que ce n'est que parce qu'il est torturé, vidé de sa
substance, «enceinté» par O'Brien que Winston Smith accepte ces balivernes. Le texte de Goldstein sert
dans cette optique à empêcher la lecture de déraper au-delà du référent. Des observations aussi évidentes
que

« Ever since the end of the nineteenth century, the problem of what to do with the
surplus of consumption goods has been latent in industrial society »

maintiennent les lecteurs dans le domaine du tangible, eux pour qui le « dix-neuvième siècle » n'est
pas — alors que c'est le cas pour Winston Smith — du ressort du paléolithique. Bref le discours construit,
académique, sensé de Goldstein contrebalance vigoureusement le délire, le fanatisme, la métaphysique de
bas étage de O'Brien. S'il est impossible de suivre Isaac Deutscher lorsqu'il accusait Orwell de s'être fait le
héraut du « mysticisme de la cruauté » , on regrettera néammoins que dans sa construction du
personnage de O'Brien l'auteur n'ait pas suffisemment différencié l'être psychologique de l'être social.
Même s'il concède n'être lui-même qu'un simple rouage de la machine — donc une victime — il nous aurait
plus de savoir comment, intérieurement, le bourreau de Winston Smith pouvait vivre en torturant, mais
surtout en assumant les «vérités» changeantes et ineptes du système. L'évêque Cauchon a besoin de justifier
son acte par la religion, tandis que les Grands Inquisiteurs doivent se persuader que le pouvoir qu'ils
s'arrogent sert des valeurs supérieures, donc autre chose que le pouvoir.
D'un point de vue réaliste, on a pu reprocher à Orwell d'avoir exagérément allongé l'instruction des
«crimes» de Winston Smith et sa rééducation. Mais des récits postérieurs à Nineteen Eighty-Four, comme
L'aveu d'Artur London, nous ont convaincu que pour amener à résipiscence ceux que telle dictature
totalitaire croyait être les ultimes opposants politiques, « the Last Men in Europe », il fallait bien prendre
son temps pour que les rebelles, selon les mots de O'Brien, « apprennent, comprennent et acceptent ».
Comme Winston Smith, les victimes des procès staliniens apprendront qu'ils ont toujours été des espions au
service de l'impérialisme, donc que leur être véritable (« Thou art ») était inconnu d'eux-mêmes, puis ils
comprendront pourquoi ils doivent être coupables pour que le Parti tourne à vide à son profit exclusif («
The Party seeks power entirely for its own sake »). Enfin, ils accepteront le châtiment puisque le Parti a
toujours raison («He loved Big Brother»).

Essayons pour finir de tirer la leçon de la démarche d'Orwell.
Pour lui, ce qui était en jeu à court terme, c'était bien l'alternative démocratie/totalitarisme. Mais à
plus long terme, Orwell pensait au salut de l'homme dans le cosmos, de la civilisation qui, comme l'avait
bien vu Valéry, se savait mortelle.
Le journal de Winston Smith en appelle à l'avenir, comme au passé révolu :

« To the future or the past, a time when thought is free, when men are different from
one another and do not live alone — to a time when truth exists and what is done cannot be
undone […] ».

Les dictatures du passé, selon Orwell, obligeaient à se taire. Celles du XXème siècle contraignent à parler, à se
soumettre, à se conformer et à encenser.
Nineteen Eighty-Four peut se lire comme une suite du Galileo Galilei de B. Brecht , c'est à dire
comme une dénonciation réaliste de ceux qui, de tout temps, se sont arrogés le droit, comme O'Brien, de
«domestiquer les esprits», d' « édicter les lois de la nature » en effaçant d'un trait de plume les découvertes
de la science depuis la Renaissance. « Les étoiles sont des boules de feu à quelques kilomètres de nous » dit
O'Brien à Winston. « Si nous le voulions, ajoute-t-il, nous pourrions les atteindre [d'autant que] la terre est
le centre de l'univers ». En 1949, Orwell estimait donc que le monde dans lequel il vivait était tout prêt de
rebasculer dans l'obscurantisme du Moyen Age.


DEUXIEME PARTIE

PREMIERE PARTIE

CONCLUSION ET ANNEXES

 

retour page Orwell