POLITIQUE DE L'ÉCRITURE ET RESPONSABILITÉ AUCTORIELLE CHEZ GEORGE
ORWELL

par


Bernard GENSANE

THÈSE DE DOCTORAT (NANTES, 1989)
VERSION ABRÉGÉE (et AUGMENTÉE)


Du plus loin qu'il nous en souvienne, nous n'avons jamais pu lire une œuvre de fiction sans nous
demander pourquoi l'auteur l'avait écrite, et pourquoi sous cette forme-là. Toujours nous nous sommes
également interrogé pour tenter de savoir qui se cachait — au sens propre du terme — derrière la plume et le
texte. Si bien que lorsqu'il y a une vingtaine d'années nous découvrîmes simultanément "Why I Write" et la
dernière page de l'essai sur Dickens par cet Orwell dont nous ne connaissions que 1984, nous pensâmes que
nous allions faire un bon bout de chemin en compagnie d'un créateur qui avait forcément beaucoup à nous
apporter car il avait presque résolu des questions que nous ne nous étions pas encore clairement posées.

Avec cette thèse, nous pensons avoir fait avancer la réflexion sur Orwell de trois manières :
-en essayant de déterminer pourquoi Orwell écrivait, comment il a laissé en lui se forger un destin
d'écrivain parce qu'il se voulait avant tout le défenseur d'un univers moral, sain, amical et sans peur. En
tentant de déterminer pourquoi Blair voulut écrire, c'est à dire mettre une plume dans la main d'Eric, et écrire
quelque chose, c'est à dire devenir Orwell grâce à l'écriture.
- en débusquant "Orwell" par rapport à Orwell, en montrant que Blair ne s'est pas fondu dans un
moule mais que le masque était un repoussé martelé du dedans par de grands coups frappés par la volonté de
toute une vie, que ce masque était l'enveloppe de son discours. Nous avons posé qu'Orwell n'a jamais
consciemment cessé de se narrer en tant qu'acteur et de s'énoncer en tant que narrateur. Nous avons voulu
montrer quand et pourquoi il se dissimulait derrière son masque, le déplaçait, esquivait le lieu de
l'énonciation.
-en empruntant les voies de la voix d'Orwell —et les voix de sa voie, en particulier dans les premières
œuvres, que l'on pourrait qualifier de formation, mais qui, de toute façon, furent élaborées en pleine
conscience par un auteur remarquablement maître de ses choix et pleinement lucide quant à la portée
esthétique et didactique de ce qu'il écrivait. Très tôt, Orwell choisit sa route — celle de Wigan par example
— qui fut singulière parce que comme tous les écrivains (Winston Smith en est un bon exemple) il était un
hérétique.

Si quelqu'un a écrit quelque chose, c'est presque toujours parce qu'il a voulu le faire, même si — et
nous le savons bien depuis Roland Barthes — il est plus facile d'obliger à dire que d'empêcher de dire.
Quelles que soient les forces qui ont agi à travers un auteur, nous le tenons pour responsable de ses propos
et, contrairement à l'écrivain étudié ici, nous lui accordons très difficilement — pour reprendre un expression
d'Orwell lui-même — le bénéfice de clergie. Cette manière de lire n'est que l'illustration de la thèse que nous
défendons.
Il y a vingt ou trente ans, nous nous serions peut-être préoccupé du "message" d'Orwell, de la forme
de ses récits, de leur contenu immanent. Comme nous sommes, du moins l'espérons-nous, de notre temps,
nous avons abordé Orwell principalement par le biais des stratégies discursives, des actes de parole, des
conditions d'émission et de réception de ses textes. Lorsque — après l'auteur lui-même — on se demande
pourquoi et comment il écrit, quelle est pour lui sa responsabilité en tant que créateur et homme public, on
met fatalement l'accent sur le procès d'énonciation, l'engagement du créateur, c'est à dire la manière dont il
s'inscrit en tant que sujet dans son discours, et la participation du récepteur, en d'autres termes comment
l'énoncé est ou sera reçu. Nous nous sommes donc très fréquemment posé la question de savoir quels étaient
les buts visés par notre auteur dans ses actes de discours, dans ses mises en récit ou, pour reprendre une
problématique contemporaine, sur quels contrats il instaurait la communication .

Selon Gérard Genette, "tout texte écrit a le potentiel d'être ou n'être pas littérature, selon qu'il est reçu
(plutôt) comme spectacle ou (plutôt) comme message" . Cette observation implique que la littérarité n'est
pas une qualité inhérente à certains textes, mais une fonction qui peut, ajoute Genette, "investir ou délaisser
tour à tour n'importe quel objet d'écriture". L'œuvre d'Orwell illustre à merveille ce principe. En effet — et
même s'il ne connaissait pas le concept — il a souvent plu à Orwell de jouer avec la littérarité, en instillant
celle-ci avec une ironie appelant la connivence du lecteur dans ses textes les plus nobles (romans, essais),
comme dans ses pages d'humeur ou de consommation quotidienne (articles, lettres). Qu'il disserte sur les
camps de travail ou qu'il évoque le coassement des crapauds dans le printemps naissant. Et on sait bien que
chez un écrivain qui se respecte plus rien ne compte quand les mots sont en jeu.
L'approche imagée de la vérité, même motivée par un souci pédagogique, est toujours problématique.
La communication détournée court le risque de n'être pas comprise, ou d'être mal comprise, par ceux qui la
reçoivent. C'est pour pallier ce danger que les récits didactiques contiennent, d'une façon plus ou moins
évidente, leur propre interprétation, qui fixe le sens de l'histoire en éliminant la possibilité d'interprétations et
de sens multiples.
C'est pourquoi Orwell s'efforça — sans pour autant que ses tentatives fussent toujours parfaitement
couronnées de succès — de s'écarter du roman à thèse. En effet, par son désir de prouver quelque chose, le
roman à thèse manque de fidélité au réel dans sa richesse et sa complexité : au lieu d'être fondé sur une
observation impartiale de la réalité, le roman à thèse en donne une image déformée, construite en vue d'une
démonstration. Pour soutenir la thèse, il faut truquer les personnages et les situations et forcer, partialiser
l'observation. Dans le roman à thèse, les contraintes jouent à tous les niveaux du récit. Le sens se construit
progressivement, mais il n'est pas pulvérisable. Au contraire, plus on avance, plus les redondances se
multiplient et plus le sens se limite, se fait un. Enfin, dans un roman à thèse, il y a un intertexte doctrinal. La
détermination des valeurs, ainsi que des règles d'action, se fait par référence à une doctrine qui existe en
dehors du texte romanesque et qui fonctionne comme son contexte intertextuel.
Nous pensons qu'Orwell était très conscient de ce problème, que pour lui la littérature était avant tout
affaire d'écriture, que l'écriture était création, à partir de matériaux fournis par la mémoire, choisis et
travaillés par elle, d'une image du réel dont elle dégage la figure et le sens. En nous tirant vers son monde,
Orwell s'est révélé, et plus il est entré en fiction plus il a exprimé son vrai. Bien que — pour reprendre une
analyse de Jacques Darras — la force de conviction d'Orwell fut probablement plus efficace que son charme
de romancier, nous croyons fermement qu'il voulut avant tout être un créateur, l'orfèvre d'une écriture, aussi
transparente que possible quand l'art parvient à cacher l'art, et qu'en conséquence son entrée en littérature fut
aux antipodes de ce qui serait un peu plus tard l'engagement sartrien. Et il savait bien que dans la fiction
l'effet politique, en profondeur, était produit par le sujet étranger à la politique, et que la vérité n'était pas
affaire d'identité entre le texte et le monde mais de compatibilité entre les classements en actes dans les
textes et les actes de classements des lecteurs dans leurs diversités .
Mais contre la plupart des écrivains de son époque, contre, en particulier, ce Bloomsbury dont il se
méfiait comme de la peste, Orwell avait prévu — et cela le chagrinait et le terrorisait même — le retour du
référent. Contre celui-ci, mais sans pour autant le nier ou le considérer comme chose vulgaire, il bâtit une
œuvre où l'homme est seul parce que — de Burmese Days à Nineteen Eighty-Four — le monde référentiel se
refuse à lui ou l'empêche de surmonter ses contradictions. Il savait bien que les réalités dont parle la fiction
ont un analogon dans la réalité extra-linguistique et donc qu'une création ne peut être purement fictive : une
horloge qui sonne treize heures renvoie, quoi qu'on en dise, à une horloge, à toutes les horloges, c'est à dire à
une domestication — démocratique ou totalitaire — du temps . Quoi qu'en pense certains, le récit
"n'irréalise" jamais totalement "la chose racontée", même si — on le sait bien depuis Derrida —il n'y a dans
la fiction ni réel ni sujet, mais des "effets de texte".
Il nous a particulièrement intéressé, dans cette optique, d'étudier comment Orwell refabriquait les
histoires dans ce que Joyce appelait "la forge de l'âme", celle qui permet de connaître le réel avant de le
dominer. Et donc de délimiter —une fois l'histoire "mentie" — le projet esthétique et politique qu'avait en
tête le créateur, le modèle de son action. Et il nous est apparu qu'avec Orwell plus le projet se précisait, plus
la subjectivité était pesante.
Pour paraphraser Jean-Luc Godard, Orwell ne fit pas de littérature politique, mais il fit politiquement
de la littérature. Ce qui n'était pas évident dans un pays où jamais un enfant foudroyé par les balles de la
réaction n'a chanté "C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau". Il fut aidé et contraint en cela par
l'époque fracassante et fracassée qui le vit débuter, ces années trente chères à notre maître, Monsieur le
Professeur Jolicœur, cette époque de tous les dangers qui vit le triomphe des pulsions sur la raison, la dérive
des émotions vers le délire collectif, et durant laquelle, comme l'a dit Muriel Spark, la vérité était plus
étrange que la fiction, peut-être parce que les consciences étaient, pour la première fois dans l'histoire de
l'humanité, saccagées méthodiquement de l'intérieur. Mais c'était aussi une époque bénie où, il faut bien le
dire, il suffisait à un écrivain de prendre une plume pour croire, parfois à bon escient, qu'il pouvait influer
sur le cours des choses. Orwell n'aspira pas au sublime : il est inélégant et malhonnête de comparer Nineteen
Eighty-Four au Procès ou de ne voir dans ses romans que les sous-produits d'un auteur immédiatement
politique. Orwell était un moraliste, un créateur pas toujours très habile mais jamais indifférent, dont le souci
était plus de restituer les sensations dans leur force que de reconstituer les faits en simple observateur, un
satiriste qui ne répugnait pas aux ressources du phantasmagorique ou de la trans-lucidité, mais dont le
matériau était avant tout ici et maintenant. Ses préoccupations ne furent pas celles d'un prophète ou d'un
théoricien mais celles d'un humaniste, un ami des hommes rencontrés quotidiennement et donc concrètement
connus de lui, plus qu'un ami d'une humanité plus ou moins abstraite qui aurait oublié — pour reprendre un
mot de David Rousset — que tout était possible. Pour ces hommes il bâtit une œuvre qu'il voulut belle et
originale. Mais s'il fit passer les exigences de l'esthétisme avant ceux de la politique, le souci de justice eut
presque toujours le primat sur celui de l'art. "Les scrupules en matière artistique ne suffisent pas", disait
Orwell, mais "la rectitude en matière politique ne suffit pas non plus". Là réside toute la problématique de sa
responsabilité en tant que créateur et citoyen.
Comme individu et homme de lettres Orwell chérissait par dessus tout le sens des réalités concrètes,
une qualité dont il pensait qu'elle était l'apanage des classes moyennes anglaises, et ce qu'il appelait
"intellectual decency", dont était dépourvus, à ses yeux, bien des membres de l'intelligentsia londonienne. Si
pour lui le stalinien, le crypto-communiste étaient des ennemis de prédilection, il aima rappeler à certains
libéraux angéliques l'heure qu'il était : à un H.G. Wells qu'il se fourvoyait face au Nazisme, à un Forster que
l'Empire n'aurait pas duré trois semaines si les impérialistes avaient été de son acabit, à un Gandhi que son
combat eut été tué dans l'œuf si l'Inde avait été colonisée par une puissance totalitaire. Il fut, quant à lui, très
conscient de ses préjugés culturels et de classe, n'hésita pas à les projeter en pleine lumière, à en jouer dans
ses textes car il pensait que plus on était soucieux de ses manquements intellectuels et moraux, plus on
pouvait avoir une audience politique "sans sacriÞer son intégrité esthétique".

Pour Spender, Homage to Catalonia était l'œuvre la plus importante d'Orwell qui considérait, quant à
lui, qu'elle était la mieux réussie. Pour le grand public, il s'agit bien sûr d'Animal Farm et de Nineteen
Eighty-Four, des classiques car ce sont des livres qui, comme l'a formulé Pierre Bourdieu, "changent par le
fait qu'ils ne changent pas alors que le monde change" . Pour nous, comme pour Henry Miller, il s'agit, da ns
l'optique de cette thèse, du premier livre publié : Down and Out in Paris and London. Encore que s'il nous
plaisait de manier le paradoxe à ce moment précis de cet exposé nous dirions que le chef d'œuvre d'Orwell
c'est Orwell.
Cet écrivain, ce créateur connaissait les limites de son intelligence, celle d'un esprit supérieur mais
non exceptionnel, ce qui fait que ses textes inspirent au lecteur le sentiment rassurant quoique trompeur que
ce qu'Orwell a fait, il aurait pu le faire.
Un magistrat qui arrive le matin dans son cabinet ne doit pas — fort heureusement — réinventer la
justice. L'écrivain, quant à lui, doit à tout instant inventer la littérature au sens où de l'immédiate confusion
référentielle il doit faire surgir une pratique, une structure, un ordre. C'est pourquoi de nombreuses pages de
notre travail sont consacrées à Down and Out in Paris and London, objet d'un élan créateur volontariste où
l'esthétique est encore une Þn en soi, et qui joua un peu pour Orwell le rôle que jouaient pour Mozart les
quatuors à cordes : celui d'un laboratoire, d'un centre d'expérimentations. Avec ces pages Orwell comprit que
l'écriture tendait à effacer le monde référentiel, ce qui le comblait en tant que créateur, et ce qui stimulait
chez lui le masque, la persona qui voulaient dire le monde. Différemment de Céline qui s'était "mis en
marche derrière son clairon" en vociférant, Orwell s'est mis en marche derrière son masque le plus
calmement possible.
L'écriture, selon Robbe-Grillet, ce n'est pas quelqu'un qui vous explique quelque chose qu'il a
compris, c'est quelqu'un qui est à la recherche de quelque chose qu'il ne comprend pas encore. L'"aventure
de l'écriture" d'Orwell dans Down and Out in Paris and London c'est la recherche de la manière dont il faut
écrire pour être compris, c'est un jeu, une inter-activité qu'il propose ou impose au lecteur grâce à laquelle
narrataire et narrateur, auteur et lecteur doivent parvenir à mieux connaître les multiples facettes de leur "je"-
écrivant et lisant et de leur "je" tout court.
Mais Orwell survint à une époque, celle de Joyce, de Kafka, où le "je" était anéanti, où il n'était plus
que l'autre de l'autre, et où l'individu — pour reprendre une image qu'Orwell affectionnait — ressemblait à
une guêpe sectionnée en deux dans la mesure ou une bonne part de son moi pensant lui avait échappé. C'est
sûrement pourquoi son œuvre est une composition, une recomposition et une préservation du "je", de sa
persona. Nous estimons qu'après avoir exorcisé certains problèmes personnels plus ou moins fantasmés (la
peur des rats, l'énurésie, la pulsion de l'échec, le sentiment de culpabilité) il surmonta ses contradictions
politiques et esthétiques en brouillant les cartes, en arpégeant son "je", mentionnant, ou pas, par exemple, ses
origines de classe selon les besoins de la démonstration ou de la logique de l'économie du texte, en faisant
toujours surface —Coming Up For Air — là où on ne l'attendait pas, et en jouant très habilement de toutes
les strates de la communication entre l'émetteur et le récepteur du discours. "Hanté par son propre fantôme, il
racheta à sa manière son ombre perdue" . En d'autres termes, comme l'avoua un peu trivialement Flaubert à
propos de Madame Bovary, il "combina". Ce travail de formation serait parachevé dans The Road to Wigan
Pier, texte partiellement d'humeur assurément, mais dont nous pensons qu'avec ce livre Orwell atteignit des
sommets dans la maîtrise de l'exécution, pour ne pas parler d'une certaine traîtrise vis à vis du lecteur,
prenant ainsi conscience de sa valeur en tant que journaliste et essayiste. Nous espérons donc avoir fait
avancer la réflexion quant au masque d'Orwell écrivain, en notant cependant que cette technique n'avait rien
d'original, puisque tous les écrivains ont un masque, ou ce que Barthes appelait les différentes pelures
d'oignon. "Otez un masque", à dit le poète, "et vous trouverez encore un autre masque".

Notre travail est divisé en trois parties. Avant de nous demander pourquoi et comment Orwell écrivait
il nous a semblé pertinent d'étudier ce qui a déterminé sa décision d'écrire, sa manière d'être en tant
qu'écrivain et personnage public, à savoir son rapport au monde et à lui-même. Après bien des exégètes,
nous avons rappelé à quel point le sentiment de culpabilité qui, bien souvent, peut déboucher sur l'anorexie,
a, chez Orwell, entraîné une boulimie de l'écriture. Il travailla toujours à plein régime, se critiquant
sévèrement le soir si les objectifs Þxés le matin n'avaient pas été tenus. Pour en savoir plus avec la relation
qu'entretenait Orwell avec autrui et avec lui-même, il nous a semblé nécessaire d'évoquer son rapport au
passé, si tant est, comme on l'a dit, que la seule force contestataire du présent est justement le passé, parce
que, comme l'a formulé Milan Kundera, "la lutte de l'homme contre le pouvoir est la lutte de la mémoire
contre l'oubli".
Mais, attention, à l'inverse de Proust, Orwell n'écrivait pas pour revivre mais pour vivre, pas pour
retoucher sa vie ni lui trouver un sens. Il voulait que son œuvre fût un appel à la raison des hommes pour les
empêcher de bifurquer vers les abysses, et sa matière, pour reprendre une proclamation de Marcel Aymé, ne
fut ni le merveilleux ni la réalité, mais, avant tout, ce qui changeait la vie ou ce qui pouvait peut-être la
changer. Pour Orwell, en effet, la vie de tous les jours était sacrée car les vérités éternelles résidaient dans
les petits faits de la quotidienneté des humains, en particulier celle de ce qu'il appelait le "common people".
On pourra alors éventuellement lui reprocher le manque de sensualité de son écriture — un choix
parfaitement assumé —, et des limites — involontaires celles-là — qui obligeaient l'imagination de son
lecteur à se cantonner en-deçà de ce que l'auteur proposait. On pourra aussi évoquer le manque d'épaisseur
de certains de ses personnages dû, nous semble-t-il, non à des carences personnelles, mais au fait qu'Orwell
appartenait à une famille d'écrivains, celle de Miller, mais aussi de Malraux, persuadés qu'il valait mieux
recréer leur moi profond dans leurs œuvres plutôt que de produire des caractères impérissables ou des sagas
totalisantes.

Avec Animal Farm et Nineteen Eighty-Four, Orwell a transformé la vision que nous avons du
monde. Et il avait d'autant plus de mérite à le faire face à l'adversité que la passivité et la complaisance
étaient des monnaies beaucoup plus courantes que le courage politique dans l'écriture. Souvenons-nous qu'à
l'époque de notre auteur un Wells, un Shaw, un Romain Rolland, et même un Thomas Mann étaient
entièrement gagnés aux abominations du stalinisme au motif qu'elles avaient mis Þn aux horreurs du
tsarisme. Souvenons-nous qu'un Dreiser, un Upton Sinclair et même qu'un Gide pour un temps, prirent
systématiquement la défense du PCUS contre les autres expressions de gauche en Union Soviétique.
Souvenons-nous aussi qu'au moment où Orwell mettait plus que jamais sa plume au service de causes pour
lui parfaitement justes, un Spender ou un Auden se désengageaient outre-Atlantique, ébranlés par des
bouleversements qui les dépassaient, parce que, ce qui n'était pas le cas chez Orwell, l'extériorité du réel
s'imposait trop violemment à leur univers intérieur. Souvenons-nous enfin que Virginia Woolf et
Bloomsbury, qu'un Paul Valéry en France, un Hemingway aux Etats-Unis marquèrent un désintérêt total
pour ce qui se passait à Moscou, et que plus "irresponsable" qu'eux encore un Cocteau osa écrire que "les
dictateurs contribuent à promouvoir la protestation dans l'art, sans laquelle celui-ci meurt". "J'ai beaucoup de
travail et ma tâche est rude, je prépare une prochaine erreur", a fait dire Brecht à l'un de ses personnages. On
sait bien que les régimes totalitaires ont fasciné des écrivains qui, en des circonstances moins
exceptionnelles, n'auraient jamais "fait de politique". Orwell, quant à lui, assuma un monde où les bourreaux
eux-mêmes étaient des victimes potentielles. Il l'assuma en ce sens qu'il ne se Þt aucune illusion sur la tâche
immense à accomplir et sur la vanité de certains combats. Pour lui, comme le dira plus tard Camus dans un
de ses Discours de Suède, on ne pouvait pas ne pas "créer dangereusement". Et quoi qu'aient pu feindre de
penser Madame Thatcher, Monsieur Reagan et quelques théoriciens de la nouvelle droite, son combat fut
celui d'un homme très solidement ancré à gauche. Il ne critiqua pas l'univers stalinien pour que tout fût
permis aux "golden boys" et à ITT. Et la glasnost aurait certainement inspiré de forts beaux développements
à celui pour qui la prose devait avoir la transparence du verre. Quant à l'implosion des "inner parties" de
l'Europe de l'Est, on ne saura malheureusement jamais si Orwell l'aurait prévue, jaillissant des reins des
"Proles".

Orwell a écrit quelque part avoir adoré, haï, puis apprécié à sa juste valeur Rudyard Kipling.
Lorsqu'on accompagne pendant plusieurs années un créateur, une très forte personnalité, les sentiments que
l'on éprouve à son égard alternent singulièrement. D'une manière générale, le chercheur traque les thèmes,
les lignes, les constantes. Le vrai créateur n'est soucieux que d'évolution, de nouveaux regards, de nouveaux
éclairages. Nous avouons n'avoir pas fait exception à la règle : il faut dire que l'œuvre d'Orwell ne suscite pas
toujours que de l'admiration et que sa personne, parfois, irrite. Mais nous voulons croire que la cohérence de
notre démarche, l'unité de ton qui sied à tout travail de recherche l'auront largement emporté sur quelques
tentations subjectivistes et autres mouvements d'humeur. Lorsqu'on écrit sur Orwell, il faut être
intellectuellement honnête vis à vis de lui, mais surtout vis à vis de soi.

Cette thèse n'aurait pas été ce qu'elle est sans Bernard Crick, le remarquable biographe de George
Orwell. Sans Raymond Williams ni George Woodcock, à nos yeux les deux essayistes les plus pénétrants de
l'œuvre de l'auteur de Nineteen Eighty-Four. Sans les réflexions de grands théoriciens et praticiens au
premier rang desquels nous citerons Mikhaïl Bakhtine, Jean-Paul Sartre, Lucien Goldmann, Roland Barthes
et Gérard Genette. Nous mentionnerons en particulier que d'avoir lu intégralement (si, si) L'idiot de la
famille nous a rendu moins innocent et nous a fait pénétrer de plain pied dans "l'ère du soupçon".

Nous sommes heureux d'avoir écrit cette thèse. Nous sommes encore plus heureux de ne pas avoir à
l'écrire une deuxième fois. "Une œuvre n'est jamais terminée", disait Paul Valéry, "elle est abandonnée". Il
nous a donc bien fallu terminer ce travail, conscient — pas autant que nos premiers éminents lecteurs il est
vrai — de ses imperfections. Mais comme a pu répondre Umberto Eco à des détracteurs, "On ne peut pas
reprocher aux astronautes qui sont allés sur la Lune de ne pas être allés sur Mars".

La thèse de doctorat française est une des huit merveilles du monde, mais elle a été perfectionnée au
début de ce siècle, et l'explosion des informations et des publications a rendu le souhait de tout dire, de tout
savoir et de tout citer un rêve impossible. Mais on ne saurait dans le même mouvement écrire une thèse et
repenser dans son ensemble les problèmes essentiels et existentiels des thèses. Disons seulement que d'avoir
rédigé plus de 1.000 pages ne saurait nous faire oublier que — d'une manière générale — quantité ne rime
pas forcément avec qualité, surtout quand on se souvient qu'il fallut à peine quatre pages à Einstein pour
démontrer que E était égal à MC2 et que la thèse d'état de Louis de Broglie, inventeur de la mécanique
ondulatoire, tenait en une seule feuille.
Ce qui est intellectuellement frustrant dans l'élaboration d'une thèse c'est qu'au Þl des années on Þnit
par apprendre et comprendre de fort belles et utiles choses, mais qu'on n'a peut-être pas le moyen de mettre
en pratique alors même qu'on est dans la phase ultime de rédaction, pour la simple raison que le manque de
temps ne permet pas une décantation sufÞsante. Et ce n'est pas la "nouvelle thèse", troisième cycle
légèrement dopé, instaurée par un législateur pressé conseillé par quelques universitaires empressés, qui
pourra résoudre ce problème de décantation, comme peuvent s'en rendre compte à leurs dépens les jeunes
chercheurs d'aujourd'hui et de demain. Ecrire une thèse c'est donc se voir mûrir assurément, mais c'est aussi
se retrouver conscient d'être à jamais débiteur d'une dette au temps et au progrès scientifique.

Il faut conclure et, pour cela, comme disait le peintre Delacroix, il faut se faire un cœur d'acier. Mais
la bêtise, prévenait Flaubert, c'est justement de conclure. Alors revenons une dernière fois à George Orwell
en empruntant la voie ouverte pour nous il y a quelques années par Patrick Reilly , en retenant que la
singularité fondamentale de ce créateur c'est qu'il a écrit pour son pays, pour les siens, mais contre son
époque. Il aimait se faire l'avocat du diable, mais on ne l'aurait jamais vu rejoindre le parti des forces
maléÞques. Orwell s'est toujours occupé de la foule, de ce que pensait le "common people", mais cet
individualiste qui voulait tant aimer son prochain n'a jamais hésité à "désespérer Ebbw Vale" et n'aurait
jamais couru avec la foule parce que la foule courait.

En hommage à notre auteur nous citerons une réflexion extraite d'une œuvre ardue d'un moraliste
chez qui le vouloir-vivre avait Þni par l'emporter sur le pessimisme, le tragique et le sentiment de l'absurde,
et qu'Orwell aurait pu lui-même signer : "En tout temps la plante verdit et fleurit, l'insecte bourdonne,
l'animal et l'homme subsistent dans leur indestructible jeunesse et nous retrouvons chaque été à nouveau les
cerises déjà mille fois dégustées" .





Nantes, le 9 Mars 1989.


Exergue


Pour parler d'un auteur il faut que ce qui lui importait
vous importe, […] dire en prenant appui sur lui ce qu'on
pense soi-même de ce dont il a parlé (J.F. Revel).

Ce qui compte en définitive, c'est la responsabilité
personnelle de l'auteur. C'est seulement par une
compréhension profonde de la conduite et de l'œuvre
d'un écrivain que l'on peut voir si les écarts vertigineux
par rapport au quotidien et à l'environnement sont la
conséquence fatale et nécessaire d'une authentique vision
du monde, d'une responsabilité face à cette vision que
rien ni personne ne peut modifier, ou s'il s'agit d'un
procédé habile pour se dérober et fuit l'engagement
(Julio Cortazar).





INTRODUCTION




George Orwell est le plus grand écrivain politique du siècle. Pas le plus grand romancier ni le plus
grand penseur politique de ce temps, mais c'est bien parce qu'il a parfaitement situé son œuvre à la croisée
de deux démarches, à savoir fondre le politique et l'artistique en un qu'il n'a pas connu une seule journée de
purgatoire.
S'il fallait donner d'Orwell une seule image, ce serait peut-être celle du jeune policier colonial de
«Shooting an Elephant» (CEJL I 261 sq.) à qui une foule excitée demande d'abattre un éléphant enragé
pour cause de rut. En tirant, il comprend que c'est une partie de lui-même et de l'Empire qu'il détruit, et que
tout système injuste s'aliène à force d'aliéner celui qu'il opprime. Quelques années plus tard, Orwell ne
tirera pas sur un franquiste à portée de fusil mais qui était gêné dans sa course par un pantalon sans ceinture
: il était allé en Espagne pour tuer des fascistes, alors qu'un homme qui perd son pantalon n'est pas un
fasciste.
Bien qu'ils semblent authentiques, il n'est pas certain que ces deux épisodes aient été vécus tels quels
par leur auteur. Moraliste et créateur avant tout, Orwell ne craignait pas de manipuler les faits lorsqu'il
poursuivait un but artistique, décrivant généralement des situations basées sur son expérience personnelle,
puis élaborant une thématique selon un point de vue strictement éthique en n'hésitant pas à se détourner des
rigueurs de l'analyse, afin de se plonger dans la polémique où il excellait. Morale et esthétique étaient
filles d'une conscience aiguë de la rhétorique, elle-même vécue comme une modalité politique du discours
et de l'écriture. Il écrivait parce que sous ses yeux le monde ployait sous des forces totalitaires, parce que
les hommes perdaient leur âme sans le savoir et parce que les plaisirs les plus simples étaient édulcorés ou
menacés.
Contre la plupart des écrivains de son époque, contre en particulier ceux qu'il appelait les écrivains
rentiers dont il se méfiait comme de la peste, Orwell avait prévu, ce qui le chagrinait et le terrorisait même,
le retour du référent. Contre celui-ci, mais sans pour autant le nier ou le considérer comme chose vulgaire,
il bâtit une œuvre où l'homme est seul parce que, d'Une Histoire birmane (), le monde référentiel se refuse
à lui ou l'empêche de surmonter ses contradictions. Et il savait bien que les réalités dont parle la fiction ont
un analogon dans la réalité extra-linguistique et donc qu'une création ne peut être purement fictive : une
horloge qui sonne treize heures renvoie, quoi qu'on en dise à une horloge, à toutes les horloges, c'est à dire
à une domestication, démocratique ou totalitaire, du temps. Il faudra alors s'étonner des sarcasmes contre
ceux qui, dans les trois seules années 1922-1925, publieront A Passage to India, Mrs Dalloway, England
My England et The Waste Land. Il ne voudra pas savoir que le style de ses brillants aînés était avant tout
l'expression d'une époque flamboyante et cynique. Et il se méfiera de ces écrivains «coupés de la réalité des
choses en même temps que celle d'autrui», aveugles à bien des altérités ou étrangetés qui croyaient
comme Proust qu'un artiste peut sauver son âme dans un monde en folie si par des phrases ciselées il peut
se satisfaire d'exprimer la contingence. Il voudra de toute façon écrire différemment de ceux pour qui un
bouleversement complet des échelles de valeurs pouvait être un remède personnel au dérèglement de la
perception de la réalité onirique de la vie.
Consciemment «écrit» par son œuvre, Orwell avait compris qu'une stratégie en littérature pouvait
attenter à l'intégrité du sujet écrivant, donc de l'œuvre, en déterminant la diffusion, la dissémination de
celui-ci dans celle-ci. Tout chez Orwell, ses actes de courage, ses convictions, ses passions, ses pages
autobiographiques comme ses romans visionnaires, étaient liés à son imagination, laquelle se nourrissait,
plus ou moins consciemment, d'impulsions d'idées, de préceptes, dans une recherche intuitive, fulgurante,
parfois cahoteuse pour dompter un maximum de genres littéraires.
«Je suis d'abord écrivain», disait Orwell, «et comme tout écrivain j'aspire surtout à ne pas être
impliqué par la politique. Mais aujourd'hui, cela reviendrait à demander à un petit épicier de préserver son
indépendance face aux chaînes à succursales multiples» (CEJL I 373). C'est baigner dans l'irréalité de
croire que l'on puisse échapper à l'Histoire, jouer du violon quand Rome brûle, donner l'impression que,
comme les personnages du Greco, on peut vivre dans des ventres de baleine (CEJL I 571). Orwell s'était
imaginé, après avoir vaincu la tuberculose, finissant sa vie en composant de vastes fresques romanesques,
comme celles de Conrad, qu'il admirait profondément. Il se berçait d'illusions car on l'aurait vu ferrailler
contre Budapest ou la guerre du Vietnam, tandis que la perestroÔka lui aurait certainement inspiré des
commentaires intrigués et pénétrants.
Orwell ne fit pas de littérature politique mais il fit politiquement de la littérature. Il fut aidé et
contraint en cela par les années trente, époque fracassante et fracassée, qui vit le triomphe des pulsions sur
la raison, la dérive des émotions vers le délire collectif, quand les consciences étaient, pour la première
fois, à grande échelle, dans l'histoire de l'humanité, saccagées méthodiquement de l'intérieur. Orwell
n'aspira pas au sublime : il est inutile et inélégant de comparer 1984 au ProcËs ou de ne voir dans ses
romans que les sous-produits d'un auteur immédiatement politique. Le moraliste fut aussi un satiriste qui ne
répugna pas aux ressources du fantasmagorique ou de la translucidité, mais dont le matériau fut avant tout
ici et maintenant. Orwell fut un humaniste, ami (parfois peu charitable) des hommes rencontrés
quotidiennement, plus qu'un ami d'une humanité plus ou moins abstraite. Pour ces hommes comme pour lui,
il fit passer les exigences de l'esthétisme avant ceux de la politique, mais le souci de justice eut presque
toujours le primat sur celui de l'art. «Les scrupules en matière artistique ne suffisent pas», disait-il, mais «la
rectitude en matière politique ne suffit pas non plus»(CEJL I 28).
Orwell chérissait par dessus tout le sens des réalités concrètes, une inclination dont il pensait qu'elle
était l'apanage des classes moyennes anglaises, et ce qu'il appelait intellectual decency, c'est à dire
l'honnêteté mais aussi la mesure, dont, à ses yeux, ne faisait pas preuve l'intelligentsia londonienne. Si pour
lui le stalinien, le cryptocommuniste, le socialiste de salon furent des ennemis de prédilection, il aima
rappeler à certains libéraux angéliques, à certains ventres mous d'une gauche idéaliste, l'heure qu'il était : à
un H.G. Wells qu'il se fourvoyait face au nazisme, à un E.M. Forster que l'Empire n'aurait pas duré trois
semaines si les impérialistes avaient été de son acabit, à un Gandhi que son combat eut été tué dans l'œuf si
l'Inde avait été colonisée par une puissance totalitaire.

Avec ce travail, j'espère faire avancer la réflexion sur Orwell de trois manières :
— en essayant de déterminer pourquoi Orwell écrivait, comment il a laissé en lui se forger un destin
parce qu'il se voulait avant tout le défenseur d'un univers moral, sain, amical et sans peur. En tentant de
déterminer pourquoi Blair voulut écrire, c'est à dire mettre une plume dans la main d'Eric, et écrire
quelque chose, c'est à dire devenir Orwell grâce à l'écriture.
— En débusquant « Orwell » par rapport à Orwell, en montrant que Blair ne s'est pas fondu dans un
moule mais que le masque d'auteur était un repoussé martelé du dedans par de grands coups frappés par la
volonté de toute une vie, que cette persona était l'enveloppe du discours. Je poserai qu'Orwell n'a jamais
consciemment cessé de se narrer en tant qu'acteur et de s'énoncer en tant que narrateur. Je montrerai quand
et pourquoi il se dissimulait derrière son masque, le déplaçait, esquivait le lieu de l'énonciation.
— En empruntant les voies de la voix d'Orwell — et les voix de sa voie, en particulier dans les
premières œuvres, que l'on pourrait qualifier de formation, mais qui furent élaborées en pleine conscience
par un auteur remarquablement maître de ses choix et pleinement lucide quant à la portée esthétique et
didactique de ce qu'il écrivait. Quelles que soient les forces qui agissent à travers un auteur, je le tiens pour
responsable de ses propos et, contrairement à l'écrivain étudié ici, je lui accorde très difficilement, pour
reprendre une expression d'Orwell lui-même, le bénéfice de clergie.
De nombreuses pages de ce travail sont consacrés à Dans la dèche à Paris et à Londres (qui
voulaient dire le monde en se disant en lui. Différemment de CÈline qui, selon Julien Gracq, s'était mis en
marche derrière son clairon, Orwell se mit tranquillement en marche derrière son masque, en recherchant
méthodiquement la manière dont il faut écrire pour être compris, une inter-activité proposée ou imposée au
lecteur grâce à laquelle auteur et lecteur devaient parvenir à mieux connaître les multiples facettes de leur
´jeª-écrivant et lisant et de leur ´jeª tout court. Mais Orwell survint à l'époque de Joyce et de Kafka où le
«je» était anéanti, où il n'était plus que l'autre de l'autre, et où l'individu, pour reprendre une image quasi
primale dans la conscience de l'auteur de 1984 — ressemblait à une guêpe sectionnée en deux, à qui le moi
pensant et ressentant avait échappé.
Après avoir exorcisé certains problèmes personnels plus ou moins fantasmés (la peur des rats,
l'énurésie, la pulsion de l'échec, le sentiment de culpabilité), Orwell surmonta ses contradictions politiques
et esthétiques en brouillant les cartes, mentionnant, ou pas, par exemple, ses origines de classe selon les
besoins de la démonstration ou de la logique de l'économie du texte et en jouant très habilement de toutes
les strates de la communication entre l'émetteur et le récepteur du discours. «Hanté par son propre fantôme,
il racheta à sa manière son ombre perdue». Le travail de formation des premiers romans et essais serait
parachevé avec Le quai de Wigan (The Road to Wigan Pier), texte d'humeur assurÈment, mais dont je
pense qu'avec ce livre Orwell atteignit des sommets dans la maÓtrise de l'exÈcution, prenant ainsi
conscience de sa valeur en tant que journaliste et essayiste.
Avec La Ferme des animaux (, un G.B. Shaw, un Romain Rolland, et même un Thomas Mann
étaient entièrement gagnés aux abominations du stalinisme au motif qu'elles avaient mis fin aux horreurs du
tsarisme. Souvenons-nous qu'un Theodore Dreiser, un Upton Sinclair et même un André Gide pour un
temps, prirent systématiquement la défense du PCUS contre les autres expressions de gauche en Union
soviÈtique. Souvenons-nous aussi qu'au moment où Orwell mettait plus que jamais sa plume au service de
causes pour lui parfaitement justes, un Spender ou un Auden, ébranlés par des bouleversements qui les
dépassaient, se désengageaient outre-Atlantique. Souvenons-nous enfin qu'un Paul ValÈry en France, un
Hemingway aux États-Unis marquèrent un désintérêt total pour ce qui se passait à Moscou, et que, plus
«irresponsable» qu'eux encore, un Cocteau osa écrire que «les dictateurs contribuent à promouvoir la
protestation dans l'art, sans laquelle celui-ci meurt». Orwell, quant à lui, assuma un monde où les bourreaux
eux-mêmes étaient des victimes potentielles. Il ne se fit aucune illusion sur la tâche immense à accomplir et
sur la vanité de certains combats. Pour lui, comme le dira plus tard Camus dans de ses Discours de Suède,
on ne pouvait pas ne pas «créer dangereusement». Et quoi qu'aient pu feindre de penser Margaret Thatcher,
Ronald Reagan et quelques théoriciens de la nouvelle droite, son combat fut celui d'un homme très
solidement ancré à gauche. Il ne critiqua pas l'univers stalinien pour que tout fût permis aux spéculateurs et
aux entrepreneurs. Et la glasnost aurait certainement inspiré de forts beaux développements à celui pour
qui la prose devait avoir la transparence du verre.
La singularité fondamentale de ce créateur c'est qu'il a écrit pour son pays, pour les siens, mais
contre son époque. Il aimait se faire l'avocat du diable, mais on ne l'aurait jamais vu rejoindre le parti des
forces maléfiques. Orwell s'est toujours occupé de la foule, de ce que pensait le common people, mais cet
individualiste qui voulait tant aimer son prochain n'a jamais hésité à désespérer Ebbw Vale et n'aurait
jamais couru avec la foule parce que la foule courait.

PREMIERE PARTIE : UNE VIE POUR L’ÉCRITURE

DE L'ŒUVRE A L'HOMME



On entre dans un mort comme dans un moulin (Jean-
Paul Sartre).
Coupable
Je partirai d'un texte de 1946 qu'à juste titre Sonia Orwell, la veuve et exécutrice testamentaire de
l'auteur, a fait figurer en tête des Collected Essays, Journalism and Letters, «Why I Write» (CEJL I 23 sq.),
bilan où Orwell a offert en toute clarté ce qui importait au plus haut point chez lui, comme chez les autres :
ses motivations. Je retiendrai tout d'abord de ces pages particulièrement riches le regard qu'Orwell y porte
sur sa prime enfance et sur un passe-temps somme toute banal qui ferait de lui plus tard un écrivain :
«Comme les enfants solitaires, je me racontais des histoires, je tenais des conversations avec des personnes
imaginaires. Je pense que dès le départ mes ambitions littéraires furent le résultat d'un sentiment
d'isolement et l'impression qu'on me sous-estimait». Orwell s'est donc mis à écrire oralement parce qu'il
était malheureux, négligé, entre autres par un père distant et âgé. L'écriture ne fut donc pas la consé-
quence de la rébellion mais plutôt du repli sur soi avant, à l'âge adulte, de compenser un violent sentiment
de culpabilité. C'est d'ailleurs pourquoi sur le tard, après s'être, à la surprise de ses amis, isolé de la société
des hommes dans l'île de Jura, il résolut, une fois la rédaction de 1984 achevée, de se consacrer à des
romans «familiaux».
Si Orwell a écouté puis exprimé la petite musique de cette voix intérieure dont il joua jusqu'à l'âge
de vingt-cinq ans (époque de la genèse de son premier roman Une Histoire birmane), s'il a tant écrit, s'il
s'est tant dépensé, il l'a toujours fait en se déterminant par rapport à ce qu'il décrivait, racontait ou analysait.
C'est pourquoi tandis que ses œuvres de fiction sont largement autobiographiques (sauf La Ferme des
animaux et 1984), Orwell fait largement appel à la fiction dans ses textes ouvertement autobiographiques.
Les conséquences politiques de cette démarche seront pleinement assumées. On ne saurait, affirme-t-il dans
«
Orwell est ainsi fortement présent, en tant qu'auteur, narrateur ou actant dans les premières lignes de
chacun des ses écrits les plus importants. Il engage son être, son moi-écrivant, son moi social en
l'immergeant dans son écriture. «Such, Such Were the Joys», essai pamphlet (CEJL I 379 sq.) sur ses
années passées en preparatory school (école primaire privée), qu'il ne destinait pas à la publication par
crainte d'un procès, commence par un épisode de l'enfance de l'auteur qui a conditionné toute sa vie de
personne et d'écrivain coupable : «Peu de temps après mon arrivée à Saint-Cyprien, […] je me mis à faire
pipi au lit. J'avais huit ans». «The Spike», son premier article conséquent (signé Eric Blair et publié dans
l'Adelphi), commence par la phrase suivante : «Nous étions quarante-neuf, quarante-huit hommes et une
femme, allongés dans l'herbe, attendant que l'asile ouvre ses portes.» Le narrateur s'inclut dans le groupe
mais n'explique pas ce qui l'a amené à en faire partie. L'acteur, qui quitte le groupe à la fin du récit sans
autre forme de procès, n'existe que dans et par le texte, sans lien avec le monde référentiel. «Shooting an
Elephant» (CEJL I 265 sq.), cette première réflexion de l'ancien officier de police, coupable, commence par
une sombre pensée sur le sujet narrant et narré, révélatrice d'un orgueil d'autant plus fort qu'il est véhiculé
par de la fausse modestie : «A Moulmein, en Birmanie inférieure, un grand nombre de personnes me
haïssait : pour la première fois de ma vie, j'étais un homme suffisamment important pour que cela
m'arrive». Le récit s'achève sur une pirouette qui atteste l'impossibilité provisoire qu'a le sujet narré de se
sentir personnellement responsable. Après avoir, à contre-cœur, tué un éléphant en rut à la demande d'une
foule excitée, le narrateur admet : «Je me suis souvent demandé si les gens s'étaient aperçu que j'avais tiré
uniquement pour ne pas passer pour un imbécile».
La technique est la même dans la plupart des œuvres de fiction. Dans Dans la dËche ‡ Paris et ‡
Londres (mi-reportage, mi-fiction), le lecteur entre de plain pied avec le sujet narrant et narré dans la «Rue
du Coq d'Or» tandis que l'ouvrage se termine sur la contrition avec laquelle l'auteur tire les maigres leçons
d'expériences que le lecteur avait cru jusque là très riches : «Je ne considérerai jamais plus tous les
chemineaux comme des vauriens et des poivrots, et je n'attendrai jamais plus d'un mendiant qu'il me
témoigne de la gratitude quand je lui aurai donné trois sous. […] Voilà, pour commencer.» (189)
Parce qu'il s'implique totalement, parce qu'il veut que ses textes le contiennent et le définissent en
tant qu'auteur implicite, parce qu'il a toujours eu la conscience névrotique de courir après le temps, et enfin
parce que sa vie durant il a recherché un lieu où se sentir vraiment chez lui, Orwell délimite très
précisément les circonstances spatio-temporelles de ses récits. Dans «A Hanging» (CEJL I 265 sq.), il est
huit heures et, au loin, on entend une sonnerie de bugle. Dans Une Histoire birmane, il est huit heures et
demie, nous sommes en avril et l'air est lourd (5). Une Fille de pasteur (A Clergyman's Daughter) dÈbute
de la maniËre suivante :

Au moment où le réveil posé sur la commode explosa comme une horrible petite bombe,
Dorothy s'arrachait des profondeurs d'un rêve inquiétant et complexe. […] Il était juste cinq
heures et demie par un froid matin d'août. (5)

Dans Un peu d'air frais (, il fait froid, le vent s'engouffre dans les immeubles et les horloges frappent treize
coups (5). Les fins des textes sont des limites inéluctables, ce vers quoi tous les actants tendent
inexorablement. Dans Une Histoire birmane, le héros Flory, qui a bien des points communs avec Orwell,
est encadré par une description en première page de l'indigène U Po Kyin, personnage de sinistre présage,
et, en dernière page, du destin d'…lisabeth qui l'abandonnera pour faire une fin et devenir une «burra
memsahib» (272). Une Fille de pasteur s'achève sur la «pieuse concentration» d'une héroïne qui a échoué
dans son entreprise de rébellion. Un peu d'air frais conclut sans conclure car en 1938, au moment des
accords de Munich, on ne saurait jurer de rien. Dans La Ferme des animaux, tirant la leçon des accords de
TÈhÈran et préfigurant ceux de Yalta, Orwell nous prévient que désormais les hommes et les cochons sont
indifférenciables. Quant à la fin de 1984, elle est bien connue : Winston, aprËs avoir ÈtÈ longuement
torturÈ, «aime

Le traumatisme birman
Dans la foulée de ses années passées à Eton, où il eut comme condisciples Cyril Connolly et
Anthony Powell, ainsi que le futur photographe Cecil Beaton, Orwell aurait dû postuler pour une bourse
lui permettant de poursuivre des études à Oxford ou Cambridge. On ne sait exactement pour quelles raisons
il bifurqua soudain vers la police coloniale indienne. En fait, il retrouvera en ExtrÍme-Orient, où il était né,
sa grand-mère (Mrs Limouzin) à qui il ne fera cependant jamais allusion dans ses écrits et dont,
apparemment, il cachera l'existence à ses collègues. Les rares pages non fictives d'Orwell sur cette
expérience de cinq ans sont courageuses, comme quand il avoue dans Le quai de Wigan «J'étais un rouage
de la mécanique du despotisme» (127). Sur place, s'il contesta, ce fut dans son for intérieur et il balança, de
manière fort incohérente, entre l'envie de crier à la métropole d'abandonner ses colonies et celle d'enfoncer
sadiquement des baïonnettes dans le ventre de prêtres bouddhistes (CEJL I 266). Il reviendra néanmoins
avec l'horreur de la tyrannie et de la violence corollaire de tout ordre injuste. Il véhiculera puissamment ces
sentiments dans «A Hanging» (CEJL I 66 sq.), des pages où il est en quête de morale et d'absolu et où, ce
qui n'était pas évident pour l'époque, il instruit le procès de la peine de mort en opposant la figure
christique du condamné qui parle à Dieu aux forces mécaniques de la répression.
Après avoir, lors d'une permission, «reniflé une bonne bouffée d'air frais», il décide de ne plus
repartir, abandonnant une situation prestigieuse et un salaire confortable pour une cohérence, la vraie vie. Il
se passe alors quelque chose de singulier : pour devenir écrivain, Orwell doit cesser — en tant qu'individu
— de se sentir coupable. Et pour se purger de tout sentiment de culpabilité, il lui faut écrire. Il se dirige
alors progressivement mais résolument vers les marges de la société croyant, à tort, pouvoir échapper à «la
domination de l'homme par l'homme» (Wigan 130). Mais dans le même instant il est en quête de matériaux
d'écriture. Il va enfin pouvoir se (et nous) raconter des histoires.

L'immersion littéraire
Les quatre années qui suivent seront particulièrement difficiles. Il détruira plusieurs manuscrits et
s'en verra refuser d'autres par les éditeurs. Il se trouvera a plusieurs reprises, positivement, dans la dèche,
down and out. Les phases de découragement seront d'autant plus pénibles qu'il verra d'anciens condisciples
d'Eton, plus doués ou mieux aidés, débuter en fanfare dans la carrière. Mais il persévérera dans sa volonté
de forger, bien sûr un style propre, mais aussi le moyen de transmettre par écrit sa petite musique intérieure.
Il voudra faire des histoires qu'il se racontait un genre littéraire, au meilleur niveau artistique.
Dès lors, le contenu de l'œuvre diverge de la «vraie vie», ce qui, il le sait, n'a guère d'importance.
Seul compte l'objet artistique par delà mensonges, omissions, outrances, dès le premier livre. Dans la
dËche s'affirme comme le récit autobiographique d'un témoin acteur qui, en principe, rapporte des choses
vues («Je rapporte cette scène» délimite dès la première page le statut de l'instance narratorielle) et que le
lecteur est censé croire sur parole. Mais la grande habileté d'Orwell est de faire penser à une plongée
volontaire dans la pauvreté d'un ´jeª à qui, de surcroît, il arrive des aventures totalement inattendues. Mais,
prudence! Alors que pendant la totalité du récit se rapportant à l'expérience parisienne le narrateur vit dans
une réelle misère, on sait en fait qu'il n'eut du mal à joindre les deux bouts que pendant quelques semaines,
et ce volontairement. On sait aussi que Scott Fitzgerald et son épouse furent voisins d'Orwell pendant
plusieurs mois, qu'Hemingway traîna dans les parages. Or Orwell, qui connaissait forcément de réputation
ce beau monde, ne fit rien pour frayer avec ses illustres collègues, et surtout n'explique pas pourquoi il s'en
abstint (il ne rencontra pas l'auteur de Mort dans l'après-midi à cette époque, mais plus tard en Espagne). Il
y allait en effet de la construction de son ´jeª, de la fabrication de son image de témoin nu collant
exclusivement à son sujet d'écriture, sans aucune attache avec le reste de son univers personnel, comme par
exemple sa tante Nellie Limouzin qui résidait à l'époque dans la capitale française. Si le séjour parisien fut
vécu dramatiquement par Orwell, c'est parce qu'il noircit un nombre incalculable de pages dont il ne
resterait qu'une poignée d'articles d'orientation nettement socio-politique sur le chômage en Angleterre, les
chemineaux, la Birmanie. Un maigre bilan pour un labeur acharné.
Dès Dans la dËche Orwell met tout en œuvre pour devenir, comme l'a dit George Woodcock,
«l'homme de son style». Dans ce qui ne peut pas ne pas être reçu comme un récit autobiographique, le
romanesque est tellement fort qu'il annule, en une magistrale illusion, la distance entre les situations
décrites et le lecteur. Le créateur ne fait pas écran entre le lecteur et ce qu'il lit car il devient la matière du
sujet décrit en s'y incorporant. Arrêtons-nous un instant sur la présentation de l'hôtel où réside le narrateur
en début de récit (6). ´jeª s'implique et nous implique dans un décor qu'il construit au fur et à mesure que se
déroule une écriture qui convient d'autant plus à la description que la scène semble n'être que pour avoir été
rapportée de la sorte : «Mon hôtel s'appelait l'Hôtel des Trois Moineaux. C'était une taupinière de cinq
étages, sombre et délabrée avec quarante chambres séparées par des cloisons en bois. […] Les cloisons
étaient épaisses comme du bois d'allumette, et pour cacher des fissures on avait plaqué des épaisseurs
successives d'un papier peint rose qui se décollait et hébergeait des punaises en quantité. Le jour, elles
défilaient sur le plafond en longues colonnes de soldats; la nuit, elles redescendaient affamées de sorte qu'il
fallait se lever régulièrement pour les massacrer en une hécatombe. […] Les lieux étaient sales mais
accueillants car Madame F… et son mari étaient des braves gens». Cette description et le reste du livre
annoncent tout Orwell : l'homme, le créateur, le politique. Remarquons comment il sait faire appel aux
ressources du naturalisme, observer avec précision parce qu'il sait où porter son regard, sélectionner les
faits bruts qui comptent pour les organiser structurellement afin de happer son lecteur dans l'univers narré.
Repérons le témoin naïf qui sait, sans excès de modestie, prendre position. Au fil des ans, c'est cette
personnalité littéraire, cette image qu'Orwell va imposer subtilement.
C'est aussi avec les essais sociologisants mais rédigés dans une optique littéraire, qu'Orwell s'est
garanti la postérité. Je citerai brièvement un des essais les plus fameux, publié en 1946, «avec The Uses of
Literacy, le tintamarre du référent dans la fiction qui, elle-même, ne saurait surgir du néant, l'individu
clivé, spectateur passif mais consentant de sa propre aliénation, la dégradation des sensibilités individuelles
et collectives, les rapprochements vertigineux qu'Orwell aime à opérer au travers du continuum historique,
enfin la connivence nécessaire d'un lecteur obligatoirement sensible à la rhétorique.

Le refus provisoire de la politique
L'Europe des annÈes trente est un continent de tous les dangers : crise économique, chômage,
montée des mouvements autoritaires, remise en cause de la démocratie parlementaire, réarmement,
mouvements nationalistes etc. Mais on ne trouve pas trace de cette inquiétante agitation dans les écrits
d'Orwell. Ses premiers romans sont ceux d'un auteur assez peu politisé, fortement centré sur son ego, avec
des protagonistes qui sont des projections à peine biaisées de lui-même. Une Fille de pasteur, Et Vive
l'aspidistra! (répercute les doutes d'Orwell en tant que jeune créateur, les périodes de gêne et les difficultés
rencontrées lors de l'écriture et la publication de Dans la dËche ‡ Paris et ‡ Londres. Gordon Comstock est
un écrivain en herbe persuadé de son génie, mais qui n'a encore rien publié. Membre d'une bourgeoisie
déclinante, il est tourmenté par le spectre de la pauvreté et il établit un lien obsessionnel entre la conquête
sexuelle des femmes et la possession d'argent. Produit du monde urbain, il rêve de se retremper dans la
nature campagnarde, jusqu'à vouloir faire l'amour en plein champ et par grand froid. Il déteste la ville pour
son esthétique bâclée et pour sa soumission aux impératifs de la production. Bien que la société soit
fortement présente dans ce livre, Orwell a surtout voulu plonger le lecteur dans la tête et les problèmes
existentiels de son personnage. Par delà les diatribes contre le «Dieu-Argent» et le monde corrupteur de la
publicité, le grand problème de Gordon, comme celui d'Orwell à l'époque, est de déterminer ce qu'il en est
d'écrire, d'être écrivain. Employé de librairie comme Orwell avant lui, Gordon inscrit la littérature dans un
jeu de métaphores originales et efficaces. Les livres dorment en pile comme «des cercueils étagés dans des
fosses communes», ils ressemblent à des «briques multicolores«, du «pudding à la graisse» (8). Le
protagoniste éprouve vertige et écœurement face à une société capable de produire à la fois des livres et des
produits de consommation standardisés, cette contradiction étant ressentie d'une manière d'autant plus
névrotique que la mort de la société est à la fois crainte et désirée par lui. Sur ce point, Orwell, qui, quand il
écrit son roman, veut que «vive l'aspidistra» et donc ne partage pas les affres de son personnage, n'en a pas
moins été effleuré par le doute personnel, mais aussi par le syndrome eliotien de la terre vaine, d'un monde
où démocratiser la culture a surtout signifié diffuser à la fois de la nourriture en conserve et de l'infra-
littérature.

Le tournant de 1936
Il faudra attendre 1936 pour qu'Orwell mette consciemment sa plume au service d'idées politiques.
Livre de commande, Le quai de Wigan va causer quelques remous dans le monde tendu et effervescent de
la gauche intellectuelle londonienne. On soulignera au passage la puissance de travail d'Orwell en tant
qu'enquêteur. Car ce «classique» de la crise économique des années trente est le produit d'une expédition
d'à peine six semaines d'un Anglais du Sud pour qui le Nord était terra incognita. Mais d'un Anglais
capable de s'émouvoir au contact d'une gens (les mineurs) insoupçonnée, d'êtres différents, d'une activité
fascinante à la fois parce qu'elle investit le corps de l'homme tout entier (Orwell, déjà poitrinaire, souffrira
lors de ses deux descentes au fond), et parce que d'elle dépend toute la civilisation occidentale :

Notre civilisation […] est fondée sur le charbon, à un point qu'on ne saurait imaginer tant
qu'on ne prend pas la peine d'y réfléchir. Les machines qui nous maintiennent en vie, les
machines qui fabriquent les machines dépendent toutes, directement ou indirectement, du
charbon. Dans le métabolisme du monde occidental le mineur vient, par ordre d'importance,
juste après le laboureur. […] Pratiquement tout ce que nous faisons, manger une glace,
traverser l'Atlantique, cuire un pain, écrire un roman implique […] l'emploi du charbon. […]
Nous devons tous le bien-être relatif de nos vies aux pauvres diables qui triment sous terre,
couverts de noir jusqu'aux yeux, la gorge pleine de poussière de charbon, maniant leur pelle
avec les muscles d'acier de leur bras et de leur ventre. (19-31)
Ce qui intéresse Orwell de prime abord avec Wigan, et ce dans la mesure où le moraliste s'exprime
toujours en priorité chez lui, ce sont les effets à moyen et long termes du chômage sur le psychisme des
individus en tant que tels et en tant que membres conscients d'une collectivité. La maturation politique
d'Orwell ne s'est donc pas faite au contact de lectures théoriques (même si Marx ou Jung ne lui étaient pas
inconnus) mais par l'expérience d'un homme attentif aux autres qui a voulu se rendre compte des méfaits,
des ratés du système capitaliste, et surtout de son inhumanité, de son mépris pour l'homme. Une cheminée
qui crache sa fumée «provoque du dégoût» (97). Chez Orwell qui connaît bien l'histoire de l'Europe, du
moins jusqu'à l'époque de l'humanisme, la prise de conscience s'accompagne systématiquement d'une mise
en perspective diachronique, ce qui nous vaut de vertigineux raccourcis : «Christophe Colomb a traversé
l'Atlantique, les premiers moteurs à explosion se sont mis en marche en brinquebalant, les carrés
britanniques ont tenu bon sous le feu des canons français à Waterloo, les pirates borgnes du XIXème siècle
ont rempli leurs poches en louant le Seigneur. Et voilà où tout cela nous a conduit : à des dédales de taudis,
à des arrière-cuisines sombres où des vieillards malades se traînent en rond comme des cafards.» (16)
Orwell définit son socialisme contre le capitalisme, pour l'humanisme, mais aussi contre le
socialisme des autres, des théoriciens en chambre, des «, Club du livre de gauche, intellectuels etc. Orwell
veut témoigner, comme un jour Winston Smith le fera dans 1984, par l'écriture, au nom de ceux qui ne
peuvent matériellement s'exprimer. Mais en parlant pour les autres, il parle aussi pour et de lui-même. Pour
ses lecteurs bourgeois du sud de l'Angleterre (là où le chÙmage est «étrangement invisible»), il dresse un
portrait chaleureux de ces mineurs qu'il «admire» (75). C'est au contact des chemineaux, reconnaît-il, qu'il a
pris conscience de l'authenticité de la misère des chÙmeurs que jusqu'alors, en bourgeois coupable, il avait
le tort de considérer comme des parasites (76). Il comprend petit à petit les mécanismes de pensée et de
défense des victimes de la crise, comment ils gardent le moral en s'offrant des petits bonheurs fugitifs à
coup de superflus et de plaisirs futiles, ce qui leur permet de surnager, sans faire la révolution, mais sans
perdre un bien assurément plus important pour eux et pour lui : le respect de leur personne (80).
Cette approche venait de loin. Parce qu'il était né en ExtrÍme-Orient d'une famille établie dans
l'Empire, parce qu'il appartenait à la caste sur le déclin et à la culture de plus en plus obsolète des Anglo-
Indiens, mais surtout parce qu'il avait lui-même volontairement fait partie d'un système d'oppression, le
regard que toute sa vie Orwell a porté sur les autres ne pouvait pas ne pas être l'objet d'une altération venue
d'ailleurs. Mais si ce décalage l'a amené à pouvoir sentir par comparaison, il n'en a pas pour autant
accompli de rupture épistémologique puisque, de retour au bercail, il n'eut de cesse que de se replonger
dans les racines profondes de l'Angleterre, même après ce passage décidé par les bas-fonds. Il pose alors le
problème de l'exploitation des masses de manière bien surprenante. L'Angleterre est un pays de castes,
affirme-t-il d'une part, ce qui ne doit pas faire perdre de vue aux Anglais, y compris aux prolétaires, qu'ils
vivent «sur le dos des coolies d'Asie». L'enfant de l'ouvrier anglais peut bien souffrir de malnutrition : il
profite néanmoins de l'extrême indigence des paysans colonisés.
Parti enquêter dans le nord, Orwell en revient en quêteur spirituel, une fois l'expérience traitée
littérairement. Bien sûr il donne des ouvriers une vision très matérielle et tellement indispensable à ses
lecteurs bourgeois : ils gagnent tant par mois, ils achètent pour tant d'habits par an, ils parient tant pour les
matchs de football. Mais ces ouvriers lui sont littéralement révélés. Ainsi, comme l'a fort bien observé
George Woodcock (op. cit. 132), les mineurs ne sont décrits avec une «intensité remarquable» que
lorsqu'ils sont au fond : «une fois rentrés chez eux et lavés, ils redeviennent des hommes fades et
ordinaires.» Orwell jalouse les mineurs pour leur «force rude », parce qu'ils sont capables d'accomplir ce
travail «terrible», «presque surhumain» (20). Au fond de la mine, il est saisi par la très grande beauté de ces
hommes, dont les corps sont «trapus», mais tellement «nobles». Il bée devant leurs «larges épaules», leur
«taille fine et souple», leurs «cuisses musclées». Pas un ne souffre de silicose. Aucun ne boit ou ne bat sa
femme.
Pour devenir socialiste, la sympathie ne suffit pas : il faut répudier la culture bourgeoise, surtout
quand elle «folklorise» l'autre, quand elle en fait un objet d'anthropologie. Pour refouler l'idéologie acquise
depuis l'enfance, Orwell proclame s'être toujours senti inférieur aux mineurs (102), entraînant par la même
les siens, et par ricochet les salonnards de gauche dans un abaissement auquel ils ne s'attendaient pas. Il se
pose en parangon de sincérité en affirmant que dans les familles bourgeoises on enseigne aux enfants que
les ouvriers sentent mauvais, que ce ne sont pas des êtres humains (122). Le déclic se produit quand Orwell
comprend qu'il n'est point besoin d'aller jusqu'en Birmanie pour côtoyer l'injustice profonde et faire la
jonction avec les plus défavorisés des Anglais (130). Se souvenant du Peuple des abîmes de Jack London,
il décide d'opérer un bouleversement copernicien dans sa manière de considérer le genre humain, ne plus
l'observer d'en haut, mais du plus bas possible.
Face au marasme économique et à la crise des valeurs, le socialisme reste pour Orwell la seule
ouverture possible car en système capitaliste — on voit ici poindre l'auteur de 1984 — «personne n'est
libre» (149). Dès lors, une fois posé que le socialisme est la seule organisation qui donne à manger à tout le
monde, Orwell ne va cesser de réfléchir au rapport entre socialisme et liberté, déplorant que le mieux-être
risque de se payer d'une intervention toujours accrue de l’État, aux dépens de la liberté individuelle. Bref,
de Dans la dËche à Wigan Orwell est passée d'une exposition crue de faits choquants à une réflexion
culturelle et morale fondée sur une vision organisée des choses. Innocent, le narrateur de Dans la dËche
n'existait que par son texte, rapportait une expérience apparemment brute et limitait son champ de vision
aux bas-fonds. Wigan est l'œuvre d'un essayiste qui relie une étude de faits à une remise en cause du point
de vue qui a orienté des observations qu'il lui faut désormais structurer dans une optique politique.

L'Espagne
Il lui a donc fallu côtoyer la misère pour en extraire et magnifier l'humain, descendre au fond de la
mine pour dire la beauté, la dignité et l'utilité du mineur. Il décide d'aller se battre en Espagne pour donner
d'une guerre civile atroce une vision épique au-delà du sordide. Havre de bonheur au début du livre,
Barcelone devient progressivement un enfer de terreur et même de folie : «la nuit nous étions des criminels,
le jour de riches touristes anglais» (215). C'est sûrement pourquoi le livre se clôt par une image très
contrastée sur le retour du héros dans une Angleterre en hibernation où il est impossible de s'imaginer que
la violence est le lot quotidien d'une multitude de peuples : «L'Angleterre! Il est difficile de croire quand on
y séjourne qu'il puisse réellement se passer quelque chose quelque part ailleurs. La terre tremble au Japon;
les Chinois meurent de faim; la révolution gronde au Mexique? Ne vous inquiétez pas. Il y aura du lait sur
le pas de votre porte demain matin, et le New Statesman sera en vente vendredi» (221).
Comme nombre de ses autres textes, Hommage à la Catalogne (leur image exactement inversée.
Ces civils au combat sont un maillon dans l'immense chaîne fraternelle du genre humain, succédant aux
«soldats de Verdun, de Waterloo, des Thermopyles». Ils souffrent de la même vermine, ils vivent et
meurent dans des tranchées où l'on n'entend jamais le chant des oiseaux. Militants politiques, ils passent des
heures à discuter des potentialités révolutionnaires de cette guerre civile.
Mais Orwell découvre en Catalogne qu'on ne fait pas de politique avec de bons sentiments parce que
la politique introduit une dimension d'«horreur » dans les relations humaines. Autant les premiers chapitres
de Hommage ‡ la Catalogne véhiculent l'amour d'Orwell pour le genre humain et une excitation
émerveillée pour la révolution en marche («les êtres humains essayaient de se comporter comme des êtres
humains et non comme des rouages de la machine capitaliste» 10), autant les derniers chapitres sont ceux
d'un militant et d'un auteur fortement désabusé : «Nulle part je n'ai rencontré le moindre projet
révolutionnaire» (149). Pire, Orwell reviendra traumatisé par la chasse à l'homme dont seront victimes les
combattants anarchistes et trotskistes et par les affirmations mensongères, diffamatoires quant à leur
prétendue alliance avec Franco. Dès lors, il vouera aux mêmes gémonies toutes les formes totalitaires de
travestissement de la vérité, qu'elles soient d'origine nazie ou stalinienne.

Le repli
D'une guerre… l'autre. Un peu d'air frais (, le personnage-narrateur pour la guerre à venir (la
rédaction du livre est contemporaine des accords de Munich), mais davantage encore pour l'après-guerre
qu'il envisage fascisante, totalitaire. A la suite de Gordon Comstock (L'Aspidistra), il exprime son dégoût
pour la civilisation urbaine et la nostalgie qu'il éprouve pour l'Angleterre rurale de son enfance. A l'époque
de la rédaction de cet ouvrage au ton beaucoup plus enjoué que le contenu ne le laisse supposer, l'auteur
suit la ligne politique de l'Independent Labour Party, petite formation située à la gauche du Parti
Travailliste. Dans un texte très violent livré à l'Adelphi en juillet 1939 (CEJL I 434 sq.) il fait le point sur
ses idées concernant la démocratie dans le monde et l'équilibre des forces. Il constate que malgré les
bouleversements qu'a connus le monde dans les années trente, rien n'a fondamentalement changé. Sur des
bases qu'on qualifierait désormais de gauchistes, il estime qu'une alliance des pays démocratiques contre les
puissances de l'Axe cacherait l'injustice à l'échelle de la planète et la renforcerait. La Londres impériale n'a
pas le droit moral de condamner Hitler et n'envisage d'abattre la dictature nazie que pour conforter une
construction plus injuste encore.

Chamberlain plutôt que Hitler
Au début de la guerre, Orwell écrit plusieurs textes de critique littéraire. Il disserte, dans une
optique sociologique, sur le rapport qu'entretient l'écrivain avec la société et il déplore que le roman anglais
soit devenu une expression presque exclusivement bourgeoise. La littérature, pense-t-il, tend à s'uniformiser
chaque jour davantage car les différences de classe sont de moins en moins marquées. Les rares écrivains
d'origine populaire sont très conservateurs en matière de techniques littéraires. La littérature prolétaire est
condamnée. La bourgeoisie entraînera dans son déclin le roman et les valeurs centrées autour de
l'individualisme. Orwell pense inéluctable que, même après la guerre et la victoire, l’État exercera une
emprise toujours plus pesante sur la création.
Dans les premiers chapitres d'Hommage à la Catalogne, Orwell avait magnifiquement saisi une lutte
révolutionnaire. Avec «The Lion and the Unicorn» (II 74 sq.) son grand texte théorique sur l'Angleterre
en guerre, Orwell propose une synthèse enthousiaste du patriotisme et du socialisme. Comme toujours, et
bien que nous soyons ici dans un essai politique, le narrateur s'installe dans son texte dès la première phrase
: Orwell écrit au moment précis et parce que des avions ennemis lui passent au-dessus de la tête. Ce qui est
en jeu désormais, ce n'est plus le statu quo social ou la rÈvolution mais la civilisation ou la barbarie. Mieux
vaut Chamberlain que risquer Hitler. Après avoir découvert certains de ses compatriotes dans leur étrangeté
ou leur différence (Dans la dËche, Wigan), Orwell cherche les autres dans leur ressemblance avec lui-
même et les siens. Ce qui unit les Anglais doit désormais être plus important que ce qui les sépare. Ce qu'il
raillait à la fin d'Hommage à la Catalogne (221), l'Albion aveugle et assoupie, c'est justement ce qui fait la
beauté, la singularité et la force de l'Angleterre éternelle.

Le mythe soviétique
Sans l'expérience de la guerre civile espagnole, où non seulement il fut blessé physiquement (une
balle lui ayant traversé la gorge), mais où il éprouva le sentiment traumatisant de la trahison, Orwell
n'aurait probablement pas écrit La Ferme des animaux, cette fable sur la rÈvolution trahie. A la source de
ce texte, il y a, comme pour presque tous les autres textes importants une expérience personnelle sur
laquelle vient se greffer une réflexion : «Un jour je vis un gamin chevauchant un énorme cheval de trait le
long d'un étroit sentier, et le cravachant chaque fois qu'il essayait de tourner. Il me vint soudain à l'esprit
que si seulement les animaux prenaient conscience de leur force nous n'aurions aucun ascendant sur eux.
[…] Je décidai d'analyser les théories marxistes en prenant le point de vue des animaux». (CEJL III 459)
La Ferme des animaux, toute comme 1984, s'inscrivait dans un projet très ambitieux que les
circonstances de la guerre empêchèrent de mener à bien. En avril 1940, Orwell informait un éditeur
américain qu'il envisageait un roman en trois tomes, sous le titre Le Lion et la licorne ou Les Vivants et les
morts. A la même époque, il rédigeait le plan d'une œuvre à bâtir «The Last Man in Europe», incontestable
synopsis de 1984 (Crick 407-8). Les Vivants et les morts était censé raconter l'histoire d'une famille
bourgeoise dans le besoin, vue par un des enfants. 1984 eut été le troisième volet de cette trilogie après un
deuxième volet concernant la révolution trahie. L'enfant de la première partie aurait pu être le père de
Winston Smith, nostalgique comme Orwell d'un passé révolu. On s'explique un peu mieux les plongées
dans le passé de Winston «dernier homme en Europe» parce que dernier membre d'une famille dont tous les
composants auraient disparu petit à petit. On comprend également pourquoi dans 1984 la société totalitaire
est donnée sans qu'on explique réellement sa formation, celle-ci ayant été longuement décrite dans La
Ferme des animaux, les cochons de la fable préfigurant le Parti Intérieur de 1984. Orwell passera donc
toute la guerre en compagnie de Winston, Julia et O'Brien.

Essayiste
Outre une très prenante activité journalistique (responsabilité des pages littéraires de Tribune et
éditorialiste dans ce même hebdomadaire nettement marqué à gauche), Orwell rédige pendant la guerre,
puis jusqu'à peu avant sa mort de nombreux et variés essais, abordant des sujets profonds ou superficiels. Il
évoque le peuple anglais dans un essai du même nom, Salvador Dali dans «Benefit of Clergy», J. H. Chase
dans «Raffles and Miss Blandish», l'œuvre de son ami Arthur Koestler dans «Arthur Koestler», l'influence
néfaste de la politique sur la littérature dans «The Prevention of Literature», les loisirs de masse dans «», le
pervertissement de la langue dans «Politics and the English Language», les hôpitaux pour indigents dans
«How the Poor Die», la société industrielle avancée dans «James Burnham and the Managerial
Revolution«, les pubs dans «The Moon Under Water», Jonathan Swift dans «mauvais lecteur de
Shakespeare dans « dans «Such, Such Were the Joys», l'avenir de l'Europe dans «Towards European
Unity», l'écrivain, la politique et la société dans «Writers and Leviathan», ou encore Gandhi dans
«Reflections on Gandhi».
On pardonnera cette longue (mais non exhaustive) liste car tous ces essais ont surmonté l'épreuve du
temps comme le prouvent de nombreuses rééditions. Orwell prit un très grand plaisir à rédiger ces textes
exceptionnellement pédagogiques, attestant une remarquable culture d'autodidacte, une capacité
d'observation très singulière, généralement en décalage par rapport à tous les discours dominants, et un
engagement courageux de tous les instants. Dans tous ces essais, Orwell nous parle plus ou moins de lui.
Car en sa personne tout se tient : vie, écriture, engagement. Il ne peut être pris en défaut parce qu'il est tout
entier dans ce qu'il fait. Son ami Richard Rees l'a dépeint comme un saint. Je vois plutôt en Orwell un héros
de la littérature, par orgueil et par conviction. Assurément, il n'était ni de marbre ni de bois. Ces
convictions vacillèrent, il lui arriva cent fois de tordre les faits pour mieux faire passer une idée ou pour le
plaisir d'une image. Il fut assurément généreux dans son existence de tous les jours. Plusieurs biographes ou
témoins ont rapporté que sa première femme, Eileen O'Shaughnessy, et lui-même, tout deux en petite
santé, distribuaient pendant la guerre leurs tickets de viande à des familles voisines avec enfants. Selon
Richard Hoggart, ils retournaient les tickets à l'administration, au pot commun, dans une optique
socialiste. Mais Orwell ne fut pas toujours magnanime dans le débat d'idées, ni même dans le respect des
positions de l'autre. On a pu même observer qu'il ne se souciait guère d'adapter ses idées et ses propos à ses
contradicteurs : «Il pouvait fort bien assimiler le nationalisme à du fascisme en présence d'un nationaliste
irlandais, ou évoquer la nature corruptrice de la violence juive devant un sioniste enthousiaste».
Comme homme et comme écrivain, il voulait payer de sa personne, mais il n'est peut-être pas allé
jusqu'au bout de ses engagements : il n'est pas parti en Birmanie parce qu'il aimait la discipline militaire ou
les colonies. Il n'a pas fréquenté les loqueteux pour témoigner comme une Simone Weil, mais parce qu'il
avait quelques comptes à régler avec sa conscience et parce que, créateur à l'imagination plutôt faible, il lui
fallait vivre des expériences pour se constituer un stock d'histoires à raconter, et, par là, se jauger, se tester.
Il ne se fixera jamais nulle part sauf, pour un temps trop bref, dans l'univers mythifié d'une impossible île
d'…cosse. Il n'aura jamais une véritable et durable activité salariée. V.S. Pritchett a dit fort joliment de lui
qu'il était allé à la rencontre du peuple anglais comme s'il s'était agi d'indigènes. De fait, il s'agissait
moins d'immigration, que d'une volonté d'en-migration, pour aller vers soi-même en l'autre. Il a fort peu
fréquenté de vrais mineurs; il a très peu côtoyé de George Bowling; il n'a connu bibliquement aucune
ouvrière et, à quelques exceptions près, toutes ses relations furent des intellectuels bourgeois. Même Susan
Watson, la nourrice de son fils adoptif Richard, était atypique puisque divorcée d'un professeur de
Cambridge.
Bourgeois, Orwell fut, sa vie durant, obnubilé par la culture populaire du common people, cette
partie du peuple anglais composée de la classe ouvriËre avancée, consciente d'elle-même, et de la frange
inférieure de la bourgeoisie. Auteur d'un essai unique en son genre, «The Art of Donald McGill» (CEJL II
183 sq.) où il étudiait les cartes postales légèrement salaces représentant des femmes aux fesses
d'Hottentotes, Orwell appréciait particulièrement ce qu'il appelait les «good bad books», c'est à dire des
livres de qualité médiocre mais bien faits (CEJL IV 37 sq.). Il comptait au nombre des good bad writers
Conan Doyle ou Harriet Beecher Stowe et il leur garantissait une immortalité méritée car, pour «vulgaires»
qu'elles aient pu être, leurs œuvres témoignaient fortement sur les êtres et sur l'époque. Il adorait le côté
spontané, la «grâce naturelle» des chansons de music hall :

Come where the booze is cheaper
Come where the pots hold more
Come where the boss is a bit of a sport
Come to the pub next door!

La mort annoncée de cette culture populaire, c'était, à ses yeux, la mort d'une certaine tradition classique au
sens où la grande littérature était autrefois traversée par le paillard et la démesure.

Des contradictions
Cet homme chaleureux eut toujours de sérieux problèmes relationnels avec autrui, en particulier
lorsque le domaine professionnel ou militant empiétait sur celui de l'amitié. Il inclinait fâcheusement à
accuser ses contradicteurs d'être des poules mouillées, des hypocrites manquant de conviction. George
Woodcock a bien repéré le fiel sous les bonnes manières ou la tactique sous les grands principes.
Woodcock pensait que par manque de profondeur Orwell faisait preuve d'injustice tout en étant sincère,
pour la bonne raison qu'il lui était rarement possible de comprendre les motivations des individus ou des
groupes. C'est pourquoi il se déchaîna contre les pacifistes ou certains socialistes. Nombre de ses amis
étaient juifs mais il se sentait culturellement mal à l'aise dès qu'il pensait aux Juifs. En bon Anglais, il
voulait rabattre le caquet des …cossais, mais il se fixa, avec son fils, pour la vie (si on peut dire) en
…cosse. Son œuvre est globalement anti-impÈrialiste mais l'officier de la police impériale, l'admirateur de
Kipling ne sont jamais morts en lui. Ce polÈmiste compulsif était d'une grande gentillesse. Il voulait vivre
en paix mais la guerre ne lui fit pas peur et il voua toute sa vie aux choses militaires et hiérarchiques un
respect non dissimulé (ainsi il lui fut agréable d'être le supérieur de son éditeur Frederic Warburg dans la
Home Guard). Il aimait les femmes mais le moins qu'on puise dire est que ses œuvres ne les servent
guère. Bourgeois libéral, il affecta ce qu'il croyait être des manières de prolÈtaire socialiste (il aimait
choquer en aspirant bruyamment le thé pour le récupérer quand il a débordé dans la sous-tasse!). Ses deux
livres les plus célèbres sont cauchemardesques mais jusqu'au seuil de la mort il fit preuve d'une volonté de
vivre et de se battre qui força l'admiration des siens. Cette mort prématurée l'empêcha de poursuivre une
œuvre en bifurquant vers des romans plus traditionnels, ceux peut-être écrits par le personnage fantasmé
qu'il aurait bien aimé être : un heureux curÈ de campagne au XVIIIème siècle.

EXPIER

Fils de colon et de bourgeois
Orwell passa une partie de sa petite enfance aux Indes, où son père était fonctionnaire. Socialement,
cette famille était en position de dominateurs (coloniaux dans un pays totalement soumis) et de dominés
(par absence de pouvoir réel en tant que fonctionnaires locaux et par manque de revenus face aux planteurs
et aux forestiers). De retour en Angleterre, la famille Blair vécut dans l'ambiance artificielle d'un monde
tourné vers le passé, avec des souvenirs encore frais d'une époque presque brillante et avec la conscience
d'appartenir à une race en voie d'extinction. Après avoir été élevé essentiellement par des femmes,
Orwell fréquenta diverses écoles primaires privées dont il garda un souvenir fort mitigé et où il prit
conscience des inégalités sociales, comme en témoigne Et Vive l'aspidistra!, : «Il est possible qu'il n'y ait
rien de plus cruel pour un enfant que d'être envoyé dans une école parmi des enfants plus riches que lui. Un
enfant conscient de sa pauvreté souffrira le martyre, en snob, à un point qu'une grande personne ne peut
guère imaginer». (46) Cette paupérisation de la frange inférieure de la bourgeoisie anglaise de l'entre-deux
guerres fut vécue par Orwell à un niveau névrotique : «Une famille sur le déclin mais digne occupe un peu
la même position que des ‘pauvres Blancs’ vivant dans des rues exclusivement peuplées de Noirs»,
constatait-il dans Wigan (109). Dans les écoles privées, le jeune Blair rejeta autant l'éthique sportive, le
côté «bains froids» que le contenu de l'enseignement, ainsi que les hiérarchies, les codes de conduite qu'il
critiquera dans «Such, Such Were the Joys« (op. cit.). Adulte, il ne cherchera pas à revoir ses anciens
camarades d'Eton et n'intégrera aucun réseau d'anciens élèves. Il faudra deux ans à son meilleur ami Cyril
Connolly pour comprendre que Blair et Orwell ne faisaient qu'un.
De retour de Birmanie, s'est posé à lui l'urgent besoin personnel et de classe d'expier. Cette expiation
ne pouvant passer que par l'écriture, le processus prit du temps. En 1931, Orwell publiait depuis deux ans
mais il n'avait toujours pas choisi sa voie, celle d'un romancier réaliste sous le nom d'´Orwellª ou celle de
l'homme de lettres qui signe «Eric A. Blair» au bas de poèmes à la facture traditionnelle et d'articles aux
sujets peu orthodoxes, publiés dans la revue l'Adelphi.
Il lui fallut aussi prendre physiquement et intellectuellement des distances par rapport à sa famille
avec qui il n'avait de toute façon jamais entretenu des relations très chaleureuses (IV 419). De fait, dans son
œuvre, les descriptions d'univers familiaux sont rares, superficiels, stéréotypés. La famille ouvrière fait
l'objet d'idéalisations surprenantes chez quelqu'un qui aimait surprendre : «Dans une famille ouvrière —
[…] celle qui vit dans une relative aisance — on respire une atmosphère de chaleur, de décence, de
profonde humanité qu'il n'est pas si facile de retrouver ailleurs.» (Wigan 104). Un peu d'air frais (46) offre
un cliché patenté en guise de description de la famille petite-bourgeoise du début du XXème. Dans 1984,
les descriptions des familles appartenant au Parti extÈrieur sont fugitives et lugubres.
Prendre un pseudonyme revenait à protéger sa famille, à lui témoigner des égards et à atténuer ses
rapports contradictoires avec la bourgeoisie. Orwell ne s'est jamais vraiment expliqué sur le choix du nom
de cette petite rivière du Suffolk où il passa des vacances d'enfance, ni sur le choix du prénom George, à la
fois royal et prolétaire. Les amis ouvriers d'Orwell se comptaient sur les doigts d'une main, et il lui fallut
aller combattre en Catalogne, avec le peuple républicain, pour connaître une expérience humaine
réellement fraternelle. Cent fois il insulta l'Establishment intellectuel, mais dans les dernières années de sa
vie un de ses amis les plus proches fut David Astor, le fils du propriétaire de l'Observer. Il ridiculisa la
hiérarchie de l'…glise d'Angleterre mais demanda à être inhumé dans un cimetière anglican (dans une
concession appartenant à la famille Astor). De la bourgeoisie, il n'apostropha violemment que les membres
les plus ridicules et les moins représentatifs : les vieilles rentières pudibondes étaient à cent lieux des
centres de décision; l'ArchevÍque de CantorbÈry (une de ses têtes de Turc favorites dans les années trente)
n'était pas l'…glise Ètablie à lui tout seul.

Partir
Il décida donc de rompre avec son milieu, quitter les chemins tout tracés, aller ailleurs se refaire une
âme, savoir ce qu'enduraient les damnés de la terre.
Oscar Wilde disait avoir mis du talent dans son œuvre et du génie dans sa vie. L'homme Orwell a
assurément mis du génie dans une vie résultat du parcours bizarre d'un bourgeois qui, sans vraiment quitter
son groupe d'appartenance, a recherché les situations les plus extravagantes : dans les asiles de nuit, au fond
de la mine, dans des cuisines d'hôtel (Dans la dËche devait d'abord s'appeler Journal d'un plongeur) puis
dans les tranchées en Espagne. Chacune de ses expériences fut une (re)connaissance précédant un acte
créatif. Si Orwell se rend chez les plus pauvres, ce n'est pas parce qu'il a honte d'être riche, ni lui, ni sa
famille ne l'étant. Il dit vouloir fuir «toute forme de domination de l'homme par l'homme», s'«immerger
dans le flot des opprimés», être «l'un d'eux» contre leurs ennemis qu'il qualifie de «tyrans». Dans le monde
invisible des vagabonds, il se sent «soulagé» (Wigan 129). Il veut faire éclater tous ses schémas
intellectuels mais ne peut admettre qu'il est difficile de ne pas se croire supérieur quand on souffre, ou
quand on pense souffrir, davantage que les autres.
Le voyage d'études entrepris à la demande de l'éditeur Gollancz dans le Nord industriel va faire
connaître Orwell d'un lectorat plus substantiel et plus marqué à gauche. Dans Le quai de Wigan il transmet
avec beaucoup d'acuité sa connaissance d'un monde autre et il marque dans le même temps le fossé
incommensurable séparant économiquement et culturellement la classe ouvrière de la classe dominante.
Membre d'une frange intermédiaire, il se voit comme intercesseur puisque, comme tous les petits bourgeois
(fonctionnaires, clergymen, sous-officiers), il n'a rien à perdre si ce n'est son anglais standard. Lorsqu'il
relate sa première descente au fond de la mine, il met l'accent sur une sorte de baptême, rite d'inclusion
comparable à celui de sa première tasse de thé prise en compagnie des chemineaux du Kent (Wigan 133) :
il partage un casse-croûte mais un incident fâcheux se produit : «Je mis la main sur une horrible chose
gluante qui traînait dans la poussière. C'était une chique de tabac. Presque tous les mineurs chiquent parce
que, disent-ils, ça coupe la soif.» (21) Sous terre, Orwell est un bourgeois égaré qui subit ce qui l'entoure, et
ses séjours dans les bas-fonds ne l'ont pas vacciné contre une certaine sensiblerie middle-class.
A l'époque de cette enquête, Orwell ne s'est pas encore trouvé politiquement. Bien que le livre ait été
commandité par un éditeur proche du Parti travailliste, il part avec en poche des adresses fournies par
l'Independent Labour Party, dont il n'est pas encore membre, et par des intellectuels progressistes proches
de l'Adelphi. Il part à visage découvert, tandis que dans ses pérégrinations de Dans la dËche il cachait sa
véritable identité, mais descend dans de très modestes pensions alors que le Syndicat des mineurs aurait pu
le faire héberger dans des foyers appartenant aux organisations ouvrières. En proposant des descriptions
très appuyées de la crasse des sous-prolÈtaires, il risque d'alimenter les préjugés des lecteurs bourgeois
qu'il souhaite sensibiliser. En revanche il «sentimentalise» sur la propreté physique et morale des intérieurs
de mineurs.

Vivre l'avilissement
En tant qu'individu et écrivain, Orwell était à la fois un critique radical de la société et un de ses plus
ardents défenseurs. Les cas extrêmes l'intéressaient en ce qu'ils révélaient la société à elle-même, non en ce
qu'ils préfiguraient sa destruction. Presque tous ses personnages de fiction ont, comme leur créateur,
quelque chose à expier. Ils choisissent pour ce faire de se placer, peu ou prou, en marge de leur groupe
d'origine. C'est bien sûr le cas du narrateur de Dans la dËche, ce récit où la qualité bourgeoise du narrateur
n'est jamais explicitée, cette qualité étant déduite du discours et du point de vue. C'est le cas de Flory qui se
lance des défis impossibles dans Une Histoire birmane et se pose comme un observateur extérieur au
groupe auquel il appartient totalement, c'est le cas de Dorothy qui tente une échappée vers un autre destin
dans Une Fille de pasteur, et c'est aussi le cas de George Bowling, sur un mode burlesque, dans Un peu
d'air frais. Ce faisant ces personnages appellent ou provoquent des situations de souffrance ou
d'avilissement, se dépréciant au regard des autres, voire à leurs propres yeux. Par ce choix de contraintes,
ils s'insèrent plus facilement dans la société, se situent plus commodément par rapport aux autres et se
construisent une échelle de références morales solide. La sérénité, la connaissance de soi et des autres, le
bonheur parfois, l'acceptation, même critique, des valeurs dominantes passe par une ascèse franchement
masochiste, source d'un regard moins brouillé, moins tourmenté vers le monde. Et Vive l'aspidistra! répond
à cette problématique, surtout replacé dans la perspective de la biographie d'Orwell. Œuvre très sombre, ce
roman conte l'histoire d'une rupture et d'une remise en cause ratée. Bien qu'étant reconnu par la critique
comme l'un des auteurs les plus prometteurs, Orwell n'a toujours pas, en 1935, surmonté ses phobies, il
semble toujours prisonnier de son pesant passé et surtout du sentiment d'échec qui le minait quelques
années auparavant quand les éditeurs refusaient ses manuscrits.
Outre ces affres personnelles, Orwell est terriblement préoccupé par la pauvreté des classes
moyennes. L'idée que la pauvreté «tue la pensée» est récurrente dans sa production des années trente.
Effleurée dans Une Fille de pasteur, le concept du pouvoir de l'argent destructeur de l'esprit, l'avènement
du règne de la matière annonciateur d'un monde inhumain, seront repris dans L'Aspidistra, puis dans Wigan
et Un peu d'air frais. En présence de Londres et de ses millions d'esclaves, Gordon Comstock en vient à
souhaiter un holocauste purificateur. Avec Wigan, publié trois ans après l'arrivée d'Hitler au pouvoir,
Orwell postule que le monde occidental court à sa perte s'il ne surmonte pas ses contradictions. Au-delà de
la farce, la vision du protagoniste-narrateur d'Un peu d'air frais est désespérée, celle d'un monde sans
aspérités, artificiel, où tout serait Celluloïd, chrome et acier, sans un brin d'herbe. Et avec des saucisses qui
sentent le poisson et vous explosent dans la bouche.

Le corps dans le monde
On a pu observer que chez D.H. Lawrence le corps était «inséparable de l'imagination qui le
structurait et l'intégrait dans l'ensemble d'une vision du monde et de la vie». L'imaginaire en moins, ou en
moins bien, ce fut aussi le cas d'Orwell. Toute son œuvre est remplie de corps, à commencer par le sien,
qui, souffrant involontairement et aussi volontairement, expriment la crise, la chute de l'homme, la coupure
d'avec la transcendance ou, à tout le moins, une version supérieure de l'individu.
Le choix du corps chez Orwell est éthique, esthétique ou politique. Orwell vivait dans un pays sale
où un individu sur cinq ne mangeait pas à sa faim, ou deux citoyens sur trois étaient pauvres. Il voulait
mettre en lumière les pressions qu'exerçait la société sur le physique des individus. Qu'il s'agisse des jeunes
employées d'Un peu d'air frais «attendant en rang oignon leur corvée matinale» (17), des ouvrières du
textile dans leurs lourds sabots (Wigan 5) et de quantité d'autres créatures déchues, c'est la souffrance
humaine, quotidienne, banale qui attira en priorité le regard d'Orwell dans les années trente. Mais pour
sauver ces créatures par son témoignage, il fit d'abord passer la souffrance, la déchéance par son propre
corps. Dans le tout premier paragraphe de «Such, Such Were the Joys» (op. cit.), il confesse que dès son
arrivée à la preparatory school il se mit à «mouiller [ses] draps», ce pour bien faire comprendre à quel
point ces lieux étaient coercitifs, terrorisants, pour tout dire «Orwelliens». D'ailleurs, lorsqu'on enfreignait
le règlement, le «PRESENTEZ-VOUS chez le directeur» était aussi traumatisant que le «Salle 101» de
1984. Pour faire comprendre que les écoles privées reproduisent, amplifient les inégalités de classe, Orwell
consacre de longs développements au corps (souvent crasseux) des enfants et de certains maîtres. Etre nul
en sport et avoir des parents aux revenus comparativement modestes faisaient souffrir le jeune Eric car il
percevait dans sa chair les injustices sociales d'un système par ailleurs puritain. «[Sur le terrain de sport], il
y avait les forts qui méritaient de gagner et les faibles qui méritaient de perdre et qui, de fait, perdaient
toujours.» Loin de l'épanouir, l'école le fit se replier sur lui-même et il ne survécut, nous dit-il, que grâce à
son aptitude à ne pas se détester.
Réceptacle trop parfait des agressions du monde pendant l'enfance, le corps d'Orwell va, l'âge
aidant, devenir une gêne. Mesurant près d'1,90 mètre, il se trouvait «anormalement grand» avec un
physique d'autant plus encombrant qu'il y eut toujours un fossé entre son aspect extérieur et son moi
profond. Même en se déguisant, il ne pouvait passer inaperçu, puisque son corps, ses manières d'homme
éduqué ne pouvaient que le trahir : «Habillé comme je l'étais, je redoutais que la police ne m'arrête pour
vagabondage, et je n'osais m'adresser à personne de peur qu'on ne repère une disparité entre ma manière de
parler et ma mise.» (Dans la dËche 115) Lorsqu'il se trouve dans le Nord du pays pour témoigner sur la
crise économique, c'est par son corps qu'il fait ressentir à ses lecteurs la nature pénible du travail des
mineurs : «Je suis handicapé par une taille au dessus de la moyenne, mais quand le toit [de la galerie]
s'abaisse à 1,20 mètre ou moins […] je ressens un torticolis permanent, qui n'est d'ailleurs rien comparé à la
douleur ressentie dans les genoux et les cuisses. Après un kilomètre, cela devient (je n'exagère pas) une
torture insupportable.» (Wigan 24) C'est également par son corps, du moins dans des réactions assez
inattendues, qu'il exprime son dégoût de certains socialistes. Dans Wigan et d'autres textes, les plaisanteries
vaseuses à base de «pédés», «gîtons» et autres «tantes» à l'encontre d'hommes de gauche dont le profil ne
correspond pas à ce qu'il attend de la part de militants sont pour le moins troublantes et pourraient nous
amener brièvement à nous interroger sur certains refoulements non conscients. En tout cas, Orwell oppose à
plusieurs reprises et dans des analyses très faibles l'ouvrier sain et sexuellement «normal» aux intellectuels
décadents et «anormaux».
Les thèmes que travaille Orwell en début de carrière correspondent indéniablement à des choix
profonds : «Pour moi, un pauvre était quelqu'un crevant littéralement de faim. C'est pourquoi je me suis
intéressé immédiatement aux cas extrêmes, aux parias de la société : vagabonds, mendiants, criminels,
prostituées. Ils étaient pour moi les ‘derniers des derniers’, et c'étaient eux précisément que je voulais
rencontrer.» (Wigan 131) Il pense alors que la civilisation occidentale est condamnée et que le désespoir est
une réponse «normale« à la frayeur qu'inspirent les temps modernes (CEJL I 145). Dans ce contexte, ses
personnages, après lui, subissent les contraintes de leur milieu à travers leur corps. Plus ces contraintes sont
immédiates, moins la raison est sollicitée. Orwell, comme Winston Smith, pense d'abord avec son corps.
C'est quand il a mal au pied à force de taper sur son barreau de chaise pendant les deux minutes de la haine
que Winston devient vraiment lucide, qu'il perçoit le sens de la manipulation : «Ce qui était horrible dans
les deux minutes de la haine ce n'était pas l'obligation d'y jouer un rôle mais l'impossibilité d'éviter de s'y
joindre.» (1984 15) Pendant la Guerre d'Espagne, Orwell craint davantage le froid que l'ennemi, la boue,
les poux, la faim que les obus (Hommage à la Catalogne 21). Une des expériences les plus marquantes de
la guerre, c'est qu'on est incapable de se débarrasser d'odeurs écœurantes d'origine humaine. Il avoue, avec
une candeur feinte, être parti en Espagne en pensant que les latrines de gauche sentiraient moins mauvais
que celles de droite (Hommage 225). C'est en Espagne qu'Orwell accomplit l'apprentissage politique de son
corps, en balançant constamment entre le masochisme, dont on peut dire qu'il l'avait élevé au niveau d'une
culture, et le stoïcisme. Il s'est exposé volontairement au danger des balles ennemies parce qu'il voulait
expier et non pas tuer, et il s'est lancé dans les rigueurs hivernales des combats alors qu'il était poitrinaire.
En Espagne il prit conscience que lorsque le corps souffre, il ne se laisse pas, au même titre que l'esprit,
capter par le monstre totalitaire. C'est pourquoi, plus tard, O'Brien torturera Winston jusqu'à altérer son
corps, puis jusqu'à le désensibiliser. Orwell porta en lui l'angoisse du besoin d'être blessé. Il attendit la balle
sans crainte, rapportant la péripétie d'une manière étrangement détachée : «Il est très intéressant d'être
touché par une balle; c'est pourquoi je pense utile de décrire cette expérience en détail» (Hommage 117).
Etre blessé lui permit naturellement d'entrer dans le monde des blessés et d'accéder à l'expérience, car le
corps ne ment pas : l'expérience humaine, quand elle passe par le corps, est plus vraie que les analyses et
les discours des hommes de parti et des séides de tout poil.
Orwell n'était peut-être pas un obsédé de la savonnette, mais le lire c'est rencontrer, plus que
d'ordinaire, des personnages ou gens «réels» qui crachent, qui vomissent, qui sentent des pieds, qui ne se
brossent jamais les dents etc. On trouve dans son œuvre des crasses sordides ou amusantes, des crasses
accidentelles ou usuelles, des crasses honteuses ou de bon aloi. La crasse est une toile de fond, une manière
d'être, une justification, un signe distinctif, un masque, un fardeau. Que font le narrateur de Dans la dËche
et le personnage principal de Et Vive l'aspidistra!? L'un observe la crasse avant de l'assumer, l'autre s'y
enfonce. Quant à l'héroïne d'Une Fille de pasteur, elle passe volontairement sans transition de la propreté à
la saleté. Toutes les crasses ne se valent pas : la crasse des sous-prolétaires fait pitié; celle des prolétaires
est noble; celle des classes moyennes déclinantes est répugnante. La crasse des rebuts de la société dans
Dans la dèche est un véritable sceau d'infamie. Orwell, dont la sympathie vis-à-vis de ces pauvres hères ne
faiblit que très rarement, s'efforce de réhabiliter cette crasse physique d'autant que les bourgeois ont trop
tendance à l'assimiler à de la crasse morale. Nettoyer à fond serait dangereux pour l'ordre établi : les
crasseux se verraient sans crasse, donc tels qu'ils sont réellement et leur propreté retrouvée les
rapprocherait fatalement des gens normaux : «Cinquante individus crasseux et nus comme des vers au
coude à coude dans une pièce de quatre mètres sur trois. […] Je n'oublierai jamais l'odeur écœurante des
pieds sales. […] Quand ce fut mon tour de me laver, je demandai au portier si je pouvais rincer la
baignoire maculée de crasse. ‘Ta gueule’, me répondit-il, ‘et magne-toi la rondelle’» (129). Les vieilles
dames de Brighton peuvent bien se persuader que si on donnait des baignoires aux pauvres ils s'en
serviraient pour stocker le charbon (Wigan 34), il n'en est pas moins vrai que la crasse est synonyme de
dégénérescence physique et sociale.
Produite par le travail, la crasse ouvrière est honorable. Dans Wigan, Orwell propose une
description circonstanciée du mineur qui se lave (33). Il observe avec émotion la femme qui lave le dos de
son mari, épisode rituel dans la vie du couple. La crasse du mineur est propre, noble. Une seule bassine
d'eau suffit. Le mineur sait se laver comme il sait travailler. La poussière de charbon est son blason. Quand
les prolÈtaires sentent mauvais, c'est qu'ils sont victimes du système ou des circonstances, comme ces
jeunes soldats de l'armée coloniale en Inde qui alimentent les préjugés du gradé bourgeois : «J'admirais ces
soldats, mais […] ils m'inspiraient un vague sentiment de répulsion. […] la fumée dégagée par les
centaines de corps en sueur qui marchaient devant moi me soulevaient le cœur. […] Tout ce que je savais,
c'est que je respirais une sueur de classes infÈrieures et cette idée me rendait malade.» (125)
Dans les romans, certains personnages sont définis presque exclusivement par leur crasse ou par un
aspect crasseux de leur personne. Ainsi, dans Et Vive l'aspidistra!, une des clientes de Gordon Comstock
ne fait que passer dans la librairie. Tout ce qu'on saura d'elle c'est que derrière ses lèvres pincées il n'y a
que trois dents toute jaunes (15). Observons U Po Kyin, l'ennemi sournois (donc moralement crasseux) de
Flory, le protagoniste d'Une Histoire birmane : après un portrait peu complaisant, le narrateur donne le
coup de grâce par cette remarque fortuite : «Il se dirigea vers la rambarde et envoya un fort crachat rouge
de bétel» (10). Lu par un public européen, cette remarque lève le cœur alors que, dans un univers tropical,
cracher n'est en soi guère choquant. Le quai de Wigan s'ouvre sur la description de la crasse corporelle du
premier logeur d'Orwell. Cette crasse est inadmissible et vicieuse car elle exprime le mépris du logeur pour
ses clients. Et elle est «de classe» car elle traduit un rapport de force en défaveur des malheureux qui ne
peuvent habiter ailleurs que chez cet homme immonde :

Mme Brooker étant désormais impotente, son mari préparait la plupart des repas, et comme
tous les gens aux mains en permanence sales, il avait une manière particulièrement caressante
et insistante de manipuler les objets. Quand il vous donnait une tartine de pain beurrée, il y
laissait toujours l'empreinte de son pouce noirâtre. […] A toute heure du jour, on pouvait
s'attendre à croiser Mr Brooker dans l'escalier le pouce trempant dans un pot de chambre
plein à ras bords qu'il tenait à la main. (7 et 11)

Le voyage physique et mental de Gordon Comstock dans Et Vive l'aspidistra! consiste à passer
directement de sa classe aux bas-fonds de la société. On le suit de quartier minable en quartier plus minable
encore, et on le voit s'effilocher, se rétrécir : il mange de moins en moins, cesse toute fréquentation; sa vie
sexuelle est nulle, sa vie intellectuelle végétative. Dans cette ascèse tendant vers une sorte de perfection
négative, il néglige même son hygiène corporelle (222). Par cette saleté volontaire, il vise à évacuer la
propreté, synonyme d'intégration à la vie sociale et de compromission avec un système honni et rejeté par
tous les pores de sa peau. «Cette crasse», dit-il, «me convient». Elle retranche du monde des hommes, c'est
à dire un monde où il y a des hommes, un monde nourri de relations humaines, un monde où l'homme survit
et se prolonge (226).
Orwell, à l'inverse de Dickens qui, selon lui, avait envers l'existence une attitude trop cérébrale parce
qu'il vivait par ses yeux et ses oreilles plutôt que par ses mains et par ses muscles (CEJL I 454), pense avec
ses tripes et écrit avec son nez. Ses personnages ont un corps puis une âme. Une bonne majorité d'entre eux
choque par le physique : ils ont, dans leur aspect extérieur, quelque chose de disharmonique, d'étrange,
d'insolite. Souvent, ils ne font pas leur âge. Ou alors, ils sont marqués, comme par exemple Flory, l'homme
au nom de fleur, et son hideuse tache de naissance à la joue gauche (Une Histoire birmane 16). Se croyant
«horrible à regarder», Flory s'exile des autres parce qu'il se pense monstre. Mais en même temps cette envie
provoque en lui un surcroît de sensibilité. Il comprend mieux la souffrance de son prochain parce qu'il est
marqué. Le paradoxe insupportable est que sa disgrâce le rend plus proche des autres et en même temps fait
de lui un être que les autres repoussent. …lisabeth, son flirt, en vient à le haïr «comme elle aurait haï un
lépreux ou un fou» (208). Flory souffre moins de ses contradictions de colon que de son identité brouillée.
Se dénigrer l'empêche de critiquer froidement et objectivement le système colonial : «Je suis ici pour faire
fortune comme tout le monde», admet-il. «Ce que je conteste c'est notre boniment minable à propos du
fardeau de l'homme blanc.» (132) Il ne peut pas ne pas se conformer d'autant que sa tache de vin fait de lui
un être diminué qui requiert le contact de la communauté des colons qu'il vomit, et qui a besoin de se sentir
supérieur aux natives qu'il méprise. Plus Flory a conscience d'être piégé, plus il est stigmatisé, plus il se
diminue et plus il se consume. Ce porte-à-faux, ce malaise témoignent des contradictions d'Orwell à
l'époque, qui ne croit pas qu'un individu puisse être transformé par le biais d'une conscience collective et
qui admet que les victimes, monstrueuses ou non, sont inhibées par l'image que les autres leur renvoient
d'elles-mêmes. Pour dépasser ces contradictions, Orwell propose le suicide cathartique de Flory, une mort
qui ne perturbe pas la collectivité car l'acte reste incompris, le suicide étant maquillé, et car la tache de vin
disparaît une fois que Flory a rendu l'âme. Monstrueux dans sa vie, Flory aura donc dû attendre d'être mort
pour redevenir humain.
L'oppression des infra-humains par la société est telle qu'ils ne vivent plus que par leur corps. Orwell
s'est ainsi attardé, en connaissance de cause, sur les effets de la faim sur le corps humain : «Vous passez la
moitié de la journée allongé sur votre lit; vos sensations sont celles du jeune squelette de Baudelaire. […]
Vous découvrez qu'un homme qui, pendant une semaine, n'a vécu que de pain et de margarine, n'est plus un
homme mais uniquement un ventre avec quelques organes annexes.» (Dans la dËche 17). Dans les
hôpitaux-mouroirs de l'Assistance publique en France, les hommes sont niés jusque dans leur corps (CEJL
IV 263). Au Maroc, ils sont niés en groupe, agrégats de corps anonymes : «Ils ont des visage bruns, et puis
ils sont tellement nombreux! Leur chair est-elle identique à la nôtre? Ont-ils des noms? Ne sont-ils qu'une
sorte de magma basané? Ils surgissent de la terre, ils suent et crèvent de faim pendant quelques années et
puis ils replongent dans la fosse commune et anonyme, et personne ne se rend même compte qu'ils ne sont
plus là.» (CEJL I 427)
Dans 1984 Orwell décrit cliniquement les souffrances corporelles et explique le rôle idéologique
que les régimes totalitaires font jouer aux agressions contre le corps. Winston Smith ne se fait pas laver le
cerveau : il est torturé jusque dans sa moelle épinière pour qu'au bout de la souffrance il perde son identité
et jusqu'à la relation à son corps. O'Brien le met, lui et sa maîtresse Julia, à l'épreuve dans une pseudo-
conspiration :

— Etes-vous prêts à donner votre vie?
— Oui.
— Etes-vous prêts à commettre des meurtres?
— Oui.
— A commettre des actes de sabotage pouvant entraîner la mort de centaines d'innocents?
— Oui.
— A trahir votre pays au profit de puissances étrangères?
— Oui.
— Etes-vous prêts à tromper, à faire des faux, à faire chanter, à corrompre les esprits des
enfants, à distribuer des drogues accoutumantes, à encourager la prostitution, à propager des
maladies vénériennes, à entreprendre tout ce qui pourrait causer la démoralisation et
l'affaiblissement du Parti?
— Oui.
Si, par exemple, notre intérêt exigeait que de l'acide sulfurique fût jeté au visage d'un enfant,
seriez-vous prêts à le faire?
— Oui. (140-1)

On note que les actes de sabotage les plus graves visent le corps humain dans son intégrité (prostitution,
maladie vénérienne, défiguration d'enfants), d'autant que pour les rebelles en puissance les conséquences
extrêmes de l'engagement déboucheraient sur une altération de leur corps («Nos chirurgiens peuvent rendre
les gens méconnaissables. Parfois c'est nécessaire. Il arrive que nous amputions un membre»). A la fin du
roman, O'Brien décide d'accorder un sursis à Winston, de l'abaisser, de le réduire à sa merci, de lui faire
aimer Big Brother. Point de lavage de cerveau qui aurait supposé une pensée de départ et une pensée
d'arrivée contradictoire à la première. L'objectif est que Winston ne pense plus, ne puisse plus offrir de
résistance au moindre raisonnement. Violente, la technique consiste, par la torture physique, à rendre le
corps insensible et à déposséder le sujet de son esprit afin d'en faire un être à jamais disponible : «Jamais
plus vous ne serez capable d'amour, d'amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage ou
d'intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu'à ce que vous soyez vide, et puis nous vous
emplirons de nous-mêmes» (206).
Une fois cette translation de corps à corps accomplie, Winston verra cinq doigts là où il n'y en a que
quatre, non parce que son esprit aura été aliéné par une longue rééducation, mais parce que, comme sur les
terrains de sport où jouait Eric Blair, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Et lorsque, pour
soumettre Winston une bonne fois pour toutes O'Brien, le menacera de la mort la plus affreuse, pour lui
Winston, des rats devant lui dévorer le visage, la victime proposera à son tortionnaire, dans une abréaction
désespérée, d'infliger le supplice à celle qu'il aura aimée, qui aura partagé sa rébellion : «Faites-le à Julia!
[…] Pas à moi! Julia! Ce que vous lui ferez m'est égal! Déchirez-lui le visage, arrachez-lui les chairs
jusqu'aux os!» (230) L'image du père-bourreau s'efface, le monde cède devant les pieds de Winston qui
retrouve la mère, l'utérus et ses profondeurs : «Il tombait en arrière, loin des profondeurs immenses, loin
des rats, à travers les océans, […] dans les golfes qui séparaient les étoiles» (230). C'est le corps de
Winston qui a aimé Julia. C'est par son corps qu'il renaîtra vidé, «enceint» de Big Brother, en sursis.
Un des thèmes récurrents dans l'œuvre d'Orwell est la trahison du corps. Orwell a traité ce thème de
multiples façons, de la tarte à la crème à la manière la plus tragique : Gordon Comstock se déchire une
main en serrant la grille d'une demeure où est organisée une réunion littéraire où il se croyait invité (Et Vive
l'aspidistra! 75); Winston Smith échoue à se suicider à cause de l'inertie qu'oppose son corps (1984 85);
une saucisse de Francfort, au goût de poisson, explose dans le dentier de George Bowling (Un peu d'air
frais 26). «A Hanging» est indéniablement l'un des plaidoyers les plus efficaces jamais écrits contre la
peine de mort (op. cit.). Mais c'est aussi un récit où Orwell montre qu'en des circonstances exceptionnelles
l'homme est dominé par son corps qui ne sait pas s'adapter et impose sa routine. Dans ces pages, tous les
personnages en présence ont des comportements et des réactions qui ne cadrent pas avec la logique de la
situation. Le narrateur, qui note tout d'abord que le condamné a une moustache trop grande, ce qui est
«comique et absurde». Les gardes du corps qui tiennent l'homme à pendre «d'une étreinte attentive et
caressante». Le directeur de la prison qui enfonce «maussadement» sa badine dans le gravier pour se
calmer. Le chef des gardiens, un gros Dravidien (donc noir) dans une tenue d'exercice blanche, qui parle en
faisant des bulles. Le chien qui vient d'on ne sait où et qui bondit joyeux vers le prisonnier et désagrège
définitivement le rituel en léchant le visage du futur supplicié. Le condamné qui fait un pas de côté pour
éviter une flaque d'eau ce qui signifie que «ses boyaux digèrent, sa peau se renouvelle, ses ongles poussent,
des tissus se forment», tout cela «dans la folie la plus solennelle.« Au moment de mourir, le prisonnier émet
un cri «réitéré, assumé, rythmé», ne faisant qu'allonger son supplice en imposant sa volonté à celle du
bourreau. Une fois l'Indien supplicié, la tension se relâche, chacun éprouvant le besoin de «chanter, courir,
ricaner». L'épisode se termine par un verre pris «amicalement» par les Européens et les autochtones à cent
mètres du cadavre.
Ce corps du supplicié, l'auteur le place sur un axe syntagmatique vie/mort auquel se superpose le
temps dans son inexorabilité. Le directeur de la prison veut abolir le temps du corps du prisonnier
(«l'homme devrait être mort à l'heure qu'il est»), celui de l'acte répressif et son temps propre en tant
qu'agent de la répression parce qu'il ne sait pas se maîtriser. La remarque selon laquelle «les prisonniers
n'auront pas leur déjeuner avant que l'exécution ne soit terminée» marque, quant à elle, l'irruption du
solennel dans la banalité et le trivial que vivent les corps quotidiennement.
Aucun des personnages d'Orwell n'a une vie affective et sexuelle vraiment harmonieuse et
épanouissante. L'amour n'est heureux, mais après le mot «Fin» que dans Et Vive l'aspidistra!. Le corps est
partout un obstacle à l'épanouissement sexuel. Dorothy, dans Une fille de pasteur, aurait été heureuse de se
marier s'il n'avait pas fallu supporter «tout ça» (76). Flory ne peut embrasser …lisabeth avant de savoir
comment elle perçoit sa tache de naissance (Une Histoire birmane 168). Winston Smith fait sa cour en
exposant ses imperfections physiques : «J'ai trente-neuf ans. […] J'ai des varices et cinq fausses dents»
(1984 98). Les fantasmes sont tristes. Pour se punir d'être un visage déparé, Flory imagine et souffre dans
son corps lorsqu'…lisabeth s'amourache d'un bel uniforme : «La vision d'…lisabeth dans les bras de Verrall
était lancinante comme une névralgie ou une otalgie» (214). Lorsque Winston Smith se souvient des rares
femmes qu'il a connues, dans 1984, il les réifie par-delà l'interdit : «Il lui sembla respirer de nouveau la
chaude odeur de renfermé de la cuisine du sous-sol, une odeur composée de punaises, de vêtements sales,
d'infects parfums à bon marché, mais pourtant attirante parce que les femmes du Parti ne se servaient
jamais de parfum, et on ne pouvait les imaginer parfumées.» (55) La première fois n'est jamais une partie
de plaisir. Bowling, qui n'éprouve pas pour sa femme une passion débordante, glisse, penaud, que «pour
moi c'était la première fois, mais pas pour elle et je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'on n'en a pas
fait tout un plat» (Un peu d'air frais 106). Pour Winston et Julia ce fut une simple formalité : «Il
n'éprouvait aucune sensation, sauf celle de simple contact» (98). Lorsqu'après une tentative dans la
campagne hivernale, ratée parce que Rosemary s'est refusée au dernier moment, Gordon et son amie se
retrouvent dans une chambre miteuse, et que l'acte est enfin accompli sans «réel plaisir», Rosemary est
«consternée, déçue et a très froid» (L'Aspidistra 236). Aimer n'a à ce moment précis plus aucune
signification. En outre, la pression sociale est telle que l'acte est dénué d'engagement : «Il la laissa faire.
[…] Elle ne savait pas ce qu'elle faisait» (235). Quant au fruit de cette relation sexuelle, il s'agira moins
d'un enfant en tant que tel que d'un retour à la vie sociale. Gordon fera l'achat d'un aspidistra, plante
d'intérieur jusqu'alors honnie, symbole de l'insertion dans la middle class et de l'acceptation de ses valeurs.
Comme dans OcÈania l'échange dans l'amour est interdit et comme la vie n'est qu'un sursis, Winston et
Julia vont faire de leur relation un défoulement total en recherchant un maximum de fantasmes, les plus
pervers possibles, pour dépasser les tabous de l'organisation sociale, pour retrouver l'animal dans l'homme :

— Plus tu as eu d'hommes, plus je t'aime. Comprends-tu cela?
- Oui, parfaitement.
- Je hais la pureté. Je hais la bonté. […] Je veux que tous soient corrompus jusqu'à la moelle.
[…] Leur étreinte avait été une bataille. Leur jouissance une victoire. C'était un coup porté
contre le Parti. Un acte politique. (103-4)

Chez les infra-humains, la souffrance infligée est une malédiction suprême. Chez les mineurs de
fond, la souffrance, signe d'exploitation est surmontée par une cohésion, une culture, un sentiment
d'appartenance. Chez les petits-bourgeois, la souffrance corporelle et psychique est le siège des
contradictions inhérentes à leur situation sociale. Pour imaginer un monde meilleur et produire une œuvre,
il aura fallu dépeindre ces souffrances et, qu'à son niveau, Orwell dorme dans la crasse, rampe dans la
mine, perde une demi-corde vocale en Catalogne et être consumé par la tuberculose dans l'île de Jura en
mettant au point 1984.

DIRE LA BARBARIE

La terreur commence toujours avec l'abstraction (Roger
Caillois).

Le cours habituel de l'Histoire s'est, aux yeux d'Orwell, arrêté avec la guerre d'Espagne qui a
engendré le début du mensonge étatique organisé : «J'ai vu l'Histoire écrite non pas en fonction de ce qui
s'était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les analyses de tel ou tel parti politique»
(CEJL II 295). Orwell s'est longtemps senti isolé dans son combat pour la vérité. Dans un article de 1944
sur Arthur Koestler il déplore que chaque fois qu'un livre traitant du totalitarisme est publié en Angleterre,
il s'agit d'un «livre traduit d'une langue étrangère», que la production locale traitant de l'Allemagne nazie ou
de l'Union soviÈtique consiste principalement en de la propagande prédigérée, pour la simple raison
qu'aucun analyste anglais ne s'est donné la peine d'étudier le totalitarisme de l'intérieur (CEJL III 271).
Parce qu'il craint le totalitarisme d'une manière extraordinairement lucide, raisonnée et prophétique,
Orwell, à la fois en tant qu'auteur de fiction et de diction, se replie vers le passé. Alors que le présent est
bien souvent opaque, le passé est presque systématiquement embelli, tandis que l'avenir est soit barré, soit
médiocre ou inquiétant, suscitant alors des projections romanesques suffisamment problématiques ou
ambiguës pour que la barbarie ne soit pas entièrement synonyme de désespoir. Après des visions de terreur,
Un peu d'air frais se termine, comme il avait commencé, sur une pirouette badine. Dans La Ferme des
animaux, les oppresseurs capitalistes et «révolutionnaires» ne sont pas à l'abri d'un échec dans la mesure où
ils ne s'entendent pas. Et 1984 c'est, aux dires mêmes d'Orwell, ce qui «pourrait» arriver si…

Qu'est-ce que le totalitarisme?
… Et comment expliquer son avènement?
Pour Orwell, un régime devient totalitaire à partir du moment où il exerce sur les individus une
emprise collective anormalement répressive. Tout le problème étant bien sûr de déterminer à partir de
quand le primat de l'individu doit s'effacer derrière celui de la société. Dix ans au moins avant la parution
de 1984, Orwell réfléchissait déjà au seuil de collectivisme à ne pas franchir, à la manière dont les
démocraties pourraient être circonvenues par la dictature des minorités, au grand dam des classes ouvrières
elles-mêmes. Contre les voleurs de pouvoir, un seul rempart : l'exigence morale en politique. En effet, un
régime totalitaire ne peut être viable que s'il ancre dans l'esprit de ses victimes le sentiment de la faute
(CEJL I 583). En outre, «pour diriger les barbares, il faut soi-même devenir barbare» (CEJL I 265). Ainsi,
en pleine guerre, il exhorte ses compatriotes à ne pas céder à la facilité des représailles proportionnées
(CEJL II 279).
De gauche comme de droite, écrit Orwell en 1940, on a échoué à comprendre le fascisme parce
qu'on n'a pas osé regarder la bête immonde en face (CEJL II 40). Face à ce danger, il n'accorde aucun
crédit à la lucidité des intellectuels ou à leur volonté de résistance. Comme il le fera plus tard dans 1984, il
exprime en revanche son espoir dans les gens du peuple qui «ne se sont jamais départis de leur code moral»
(CEJL I 583). D'autant qu'en Angleterre la liberté de parole et son respect sont une «réalité». Rares sont
ceux qui rêvent de bâillonner leurs contradicteurs (III 27).
«Je hais le totalitarisme russe et le poison qu'il répand dans notre pays«, écrit Orwell en 1945 à la
duchesse d'Atholl (CEJL IV 49). Cette haine est alimentée par la frayeur qu'il éprouve en tant que citoyen,
en tant qu'entité sociale : l’État totalitaire réprime les pensées, les émotions autant que les actions. Et c'est
parce que l'époque fait l'impasse sur l'autonomie de l'individu, en lui enlevant même l'illusion qu'il est
autonome, qu'Orwell réfléchit à la place et à l'apport de l'écrivain dans une société en danger. Pauvreté et
idéologie sont, rappelons-le, les deux thèmes dominants, dialectiquement articulés, de la pensée
Orwellienne. On ne peut lutter contre l'implacabilité des mécanismes économiques sans une organisation
sociale avancée, voire des contraintes. Dans ce contexte de transformation de la société, Orwell s'interroge
sur le rôle du créateur. Il peut être amené à travailler selon «les directives des chefs de parti politique»,
mais en «guérillero», en marge des organisations. Se donner à une idéologie de groupe, prévient Orwell,
c'est se «détruire en tant qu'écrivain» (CEJL IV 469). Orwell est sans illusion : lorsque les chevaux sont en
«acier chromé» et que les «prêtres ou les commissaires» sont au pouvoir ou à ses portes, la liberté d'action
de l'écrivain se réduit (CEJL I 27).
Dans sa version nazie ou soviÈtique, le totalitarisme procède de la guerre. Le monde d'OcÈania
s'oppose radicalement au modèle du capitalisme libéral fondé, entre autres choses, sur l'idée que la société
produit naturellement et éternellement sa propre modernisation, qu'il suffit de laisser-faire, et que plus on
favorise la production plus l'économie se développe en engendrant de l'harmonie tandis que s'épanouissent
toutes les libertés. Il tire le signal d'alarme dès Un peu d'air frais où l'on voit une construction
administrative devenir folle : «Des ministères de ceci et de cela avec des armées d'employés et de dactylos
continuèrent d'exister des années après que leur rôle eut cessé» (116). Orwell est très perturbé par le fait
qu'en Europe, malgré deux millénaires de civilisation, la rationalité scientifique et technique, des
constructions politiques lentement élaborées n'ont pas empêché les boucheries de deux guerres
monstrueuses. Il prévient que les pires aberrations de l'esprit, comme l'univers concentrationnaire, ont vu le
jour au nom même de la raison.
Pour Orwell, une des principales causes du totalitarisme est d'ordre psychologique. Il doit être
compris comme une perversion du capitalisme, plus dans ses mécanismes psycho-politiques que dans sa
logique économique. Ainsi, l'affirmation de O'Brien dans 1984 selon laquelle «ce qui nous intéresse, c'est le
pouvoir, le pouvoir à l'état pur, le pouvoir qui n'est pas un moyen mais une fin» (211), peut être lue comme
un échantillon de pensée froide et sadique, tautologique et, bien évidemment, proto-technocratique. Quand
une caste parvient à s'accrocher au pouvoir par la force ou la tromperie, l'organisation sociale qui en
découle devient totalement artificielle. Orwell ne perçoit donc pas le totalitarisme comme un moyen
rationnel ou une phase «regrettable» du capitalisme mais comme une déviation schizophrénique d'un
régime qui perd pied et s'accroche par la terreur. La violence des oppresseurs (tortures, «minutes de la
haine» etc.) est proportionnelle à leur crainte de voir leur construction déréglée de l'intérieur par des esprits
subversifs qui demanderaient, comme Winston Smith, «pourquoi» et «comment».

Les constantes d'une vie
Le climat désespérant, voire désespéré, de La Ferme des animaux, et surtout de 1984, est présent
dans toute l'œuvre d'Orwell. Ainsi se lit en filigrane de un plaidoyer pour la dignité et la liberté de
l'individu face à la bureaucratie et à ses règlements, surtout quand elle prétend légiférer pour le bien des
hommes. Pour Gordon Comstock, dans Et Vive l'aspidistra!, l'avenir risque de ressembler à celui du
Meilleur des mondes, «en moins drôle», et sans l'ironie huxleyenne : on excursionnera en groupe «de l'hôtel
Marx à l'hôtel Lénine» et on trouvera des avortoirs «à tous les coins de rue» (95). S'il n'est pas fictif,
l'univers du Quai de Wigan est tout aussi désespérant puisque «personne n'est libre« ou en sécurité, et
puisqu'il est impossible d'être à la fois «honnête et en vie» (149). A sa manière, George Bowling, le
narrateur d'Un peu d'air frais, dresse un constat similaire : «Ce n'est pas la guerre qui importe, c'est l'après-
guerre. Le monde qui se prépare est un monde de haine et de slogans. Un monde de chemises brunes, de fil
de fer barbelé, de matraques en caoutchouc. Un monde de mise au secret dans des cellules où la lumière
brûle nuit et jour. […] Et ces millions de gens qui acclament le Grand chef jusqu'à en devenir sourds en se
persuadant qu'ils le vénèrent, alors que, dans leur for intérieur, ils le haïssent jusqu'à en vomir» (149).
Sans être à proprement parler une synopie ou l'hypotexte de 1984, Un peu d'air frais peut être lu
comme l'ébauche burlesque ou de l'histoire de Winston Smith. Les deux héros ont recours au passé comme,
d'ailleurs, tous les personnages d'Orwell lorsque le présent est opaque, oppressant. Ils se ressourcent dans
des évocations qui leur servent de clé pour lire le présent, pour retrouver un équilibre. Jamais totalement
idéalisé, le passé est un remède, comme un cachet d'aspirine à un migraineux. Les difficultés rencontrées
sont transposées dans le passé, et ce décalage, ce glissement, aident les personnages à vivre. Bowling
recherche particulièrement dans le passé une cohérence, source d'un sentiment de stabilité. Autrefois, les
femmes avaient des varices; les mères vaquaient de fourneau en banc d'église; le Yorkshire Pudding avait
toujours le même goût et l'eau du thé frémissait doucement dans les bouilloires. L'inclination pour les
souvenirs d'enfance correspond à une volonté de retrouver l'énergie primale, la possibilité de revivre. Dans
Un peu d'air frais, ainsi que dans 1984, ce sont les poissons d'eau douce qui symbolisent l'énergie vitale
d'autrefois. Les forces d'oppression ne pourront être vaincues que quand les humains auront renoué avec la
nature. Mais aujourd'hui, les plans d'eau sont asséchés; le capitalisme industriel a effacé les vestiges du
passé en massacrant le patrimoine naturel. En voulant restituer le passé, Bowling est à la fois réactionnaire
et révolutionnaire, un peu comme Winston Smith qui, lorsqu'il boit avec O'Brien, porte un toast au passé
(144). Avant Winston face à la «gazéification» des souvenirs, Bowling a compris qu'on n'asservissait les
hommes dans le présent que quand on avait confisqué leur passé (31). D'ailleurs, afin d'annihiler les
souvenirs des vivants, les systèmes d'oppression évacuent les morts. Dans Un peu d'air frais, Bowling
déplore que les cimetières soient désormais construits à l'extérieur des villes, ce qui contribue à désocialiser
la mort. Dans 1984, plus radicalement, les morts seront gommés des documents officiels.
Autre point commun entre les deux livres : la guerre, à la fois obsédante et intangible. Malgré les
sirènes d'alarme et les bombes perdues, la matérialité du danger n'est pas évidente; «Certains jours», dit
Bowling, «je pense que la guerre est impossible, d'autres, qu'elle est inévitable» (149). Dans 1984, on ne
sait jamais pour quoi et contre qui on se bat. Il n'y a plus d'ennemi héréditaire, plutôt un concept d'ennemi,
l'ennemi comme absolu («Océania a toujours été en guerre avec Estasia»). L'important dans la guerre n'est
pas tellement que les gens se battent mais qu'ils se sentent perpétuellement mobilisés. D'où une mise en
condition à coups d'affiches sous forme de slogans :

LA GUERRE C'EST LA PAIX
ULTIMATUM ALLEMAND
LA FRANCE MOBILISE
afin que les foules soient crispées, en alerte.
A l'inverse du ministre Maginot, Bowling et Orwell avaient prévu que le danger viendrait de l'air, ce
qui les terrifiait. Dans les deux romans, l'ennemi aérien est anonyme, invisible, imprévisible. Mais il y a
pire : Bowling sait bien que ce que concoctent les dictateurs est sans précédent. Les civils subiront le feu de
l'ennemi, les bombes frappant à l'aveuglette. L'horreur deviendra banale. On ne se formalisera pas plus des
boyaux d'un employé de bureau étalés sur un piano que du bras d'un enfant déchiqueté et volant dans les
airs. Comme dans 1984, les enfants d'Un peu d'air frais auront été préparés à la guerre (197). Et comme
dans 1984 où les hostilités sont menées par un léviathan bureaucratique, invisible et souverain, on verra la
gestion de la guerre d'Un peu d'air frais échapper complètement au contrôle des citoyens : «Ne me
demandez surtout pas à quoi pouvaient bien servir les Forces de défense de la côte Ouest. Même à
l'époque, personne n'en savait rien. De toute façon, elles n'existaient pas» (118).

Barbarie et déshumanisation
Dans l'enfer totalitaire, on ne torture pas pour torturer, mais pour «façonner« un homme idéal, c'est à
dire, selon O'Brien, un homme unidimensionnel : «Nous captons l'âme de l'hérétique. […] Nous lui
enlevons par le feu toute âme et toute illusion. […] Il nous est intolérable qu'une pensée erronée puisse
exister quelque part dans le monde» (1984 204). L'objectif du martyre est que le sujet finisse par accepter
volontairement la domination et la transformation : «Quand, finalement, vous vous rendrez à nous, ce sera
de votre propre volonté» (idem.). Ce monde unidimensionnel, Orwell le redoutait dès avant la guerre. Déjà,
dans Un peu d'air frais, le danger résidait dans l'atrophie des sentiments, l'incapacité qui en découle à
appréhender le monde tel qu'il est, l'impossibilité de se libérer du poids du déterminisme social, et enfin
l'absence de tout esprit critique à l'égard du discours clos véhiculé par l'idéologie dominante. La femme de
Bowling ne sait pas s'intéresser «aux choses pour elles-mêmes». Son échelle de valeurs est aberrante, la
note de gaz ayant toujours le primat sur les tremblements de terre (11 et 136). Les difficultés du
protagoniste de 1984 sont tragiques parce que non content de se replier vers le passé comme l'avait tenté
Bowling, il pose les vraies questions du comment et du pourquoi. Pour commencer, Winston Smith ne
parvient même pas à se situer avec précision dans le présent : «Il n'avait aucune certitude que ce fût
vraiment 1984» (9). Ensuite, tous ses sentiments sont corrompus par «la peur et la haine» (104). Enfin, les
notions d'interdit, de tabou, n'ont plus aucun sens : l'important n'est pas de dévier mais le moment où le
système décidera de mettre fin à ce qui est pour lui une déviance. L'accusé n'a même plus à chercher sa
faute puisque le châtiment a trouvé la faute avant même que le châtié n'ait supplié qu'on le reconnaisse
coupable.
Ce qui est peut-être le plus désespérant dans Un peu d'air frais comme dans 1984, c'est que les
expériences, même avortées sont incommunicables. La dimension mythique de la solitude, de la désolation
des héros Orwelliens mine leur énergie vitale : ils savent qu'ils n'ont aucune chance d'influer sur le destin de
leurs semblables.«J'ai essayé de vous raconter quelque chose», dit Bowling, «mais j'ai l'impression de ne
vous avoir rien dit du tout» (90). Quand à Winston il se demande qui lira jamais son journal. Les enfants à
naître, peut-être (9). Communiquer avec le passé est impossible. Winston pense qu'en interrogeant un vieux
«prole» il pourra voyager dans le temps, entr'apercevoir l'époque antérieure à la révolution. Mais le vieux
cockney à désappris à se souvenir car la mémoire ne peut être que collective et vivante (77-8).
La société de 1984 est une dictature débridée, sans projet historique. Contrairement à ce que postule
O'Brien, le système n'asservit pas pour asservir mais pour se perpétuer. La dictature fonctionne pour elle-
même, en vase clos. En outre, Orwell débusque l'essence religieuse du totalitarisme. Les Dix
commandements, rappelle O'Brien, jetaient l'interdit : «Tu ne dois pas». Les systèmes totalitaires de la
génération précédente ordonnaient : «Tu dois». Big Brother intime à tous : «Tu es» (205).
Malgré une analyse quasi divinatoire du système totalitaire, on peut regretter les limites morales de
la critique : les antagonismes de classe sont complètement évacués; les contradictions absentes ou gommées
(la révolte de Winston Smith est purement individuelle); il ne semble pas y avoir de tension ou
d'interpénétration (sauf cas d'espèce) entre le Parti IntÈrieur (l'élite) et le Parti ExtÈrieur (les exécutants), la
Novlangue est coupée de l'ancienne langue ce qui, linguistiquement, n'est pas crédible, et surtout, les
«proles » évoluent en dehors de la société et de l'histoire, ce qui, politiquement et sociologiquement, est
difficilement soutenable. Malgré tout, 1984, tout comme Un peu d'air frais est une très efficace mise en
garde contre le totalitarisme en tant que construction asservissant l'individu dans son esprit et dans son
corps. Dans les deux romans, l'univers en tant que système d'objets est violent et hostile à l'individu.
Bowling déplore que «tout est fabriqué à partir de quelque chose d'autre» et il contemple tristement les
fausses tortues décorant les pelouses banlieusardes (27). La saucisse qui explose dans sa bouche est un
objet qui lui échappe, qui se dérobe, tristement, un peu comme la femme de Winston qui, au lit, ne résiste
ni ne coopère (57).
La culture de masse conditionne et mutile la pensée. Les titres des journaux dans Un peu d'air frais,
très elliptiques comme c'est la loi du genre dans la presse populaire britannique (JAMBES : DE
NOUVEAUX INDICES) (54), sont des prodromes de la Novlangue. Plus tard, dans 1984, le système
n'aura aucune peine à gaver les masses d'une logorrhée où la forme aura plus d'importance que le contenu.
Alors pourra s'insinuer la double pensée dont Winston définira les effets comme «proférer des mensonges
soigneusement construits avec une absolue bonne foi» (31).
En tant que clé de voûte du système totalitaire, Big Brother est le résultat de l'éradication de la
démocratie par la bureaucratie. Le signal d'alarme est tiré dès Un peu d'air frais où l'on voit une
construction administrative devenir folle, avec des «armées d'employés» totalement …inemployés (27). A
la fin de 1984, Winston travaillera pour la sous-commission d'un sous-comité chargé de déterminer s'il faut
placer les guillemets à l'intérieur ou à l'extérieur des parenthèses (236). Quant à Big Brother lui-même (si
l'on peut dire), on le trouve déjà dans Un peu d'air frais (ainsi que dans Et Vive l'aspidistra!) sous les traits
de ces élites mystérieuses qui se situent hors du champ démocratique, se cooptent et façonnent les vies des
masses qui n'en peuvent mais : le ministre de l'intérieur, Scotland Yard, Lord Beaverbrook, les évêques
anglicans etc.

Des terreurs secrètes
La conception de 1984 fut contemporaine de celles de La Ferme des animaux et du long essai
autobiographique «Such, Such Were the Joys». Ces trois œuvres reflètent, dans les années quarante, les
graves préoccupations et les terreurs secrètes d'un homme face à un monde où les idéaux se perdent (entre
autres ceux inculqués dans des établissements du style d'Eton), et où la violence et la barbarie annihilent
valeurs et sentiments. 1984 ne saurait être considéré comme un testament politique mais comme un fort
message truffé d'allusions directes à l'actualité. Citons pêle-mêle : le prénom de Smith (Winston, comme
Churchill) choisi par antiphrase; les minutes de la haine inspirées des rassemblements de Nuremberg;
Goldstein, l'ennemi de la société, juif comme Trotski et dont il porte la barbiche; les portraits énormes sur
les affiches (BIG BROTHER VOUS REGARDE) qui renvoient à Staline, mais qui ne sont pas sans
rappeler le fameux placard de 1914 où le ministre de la guerre, Lord Kitchener, appelait ses compatriotes
au combat (VOTRE PAYS A BESOIN DE VOUS). Et puis la Novlangue, version «anglaise» des
idiomes politiques réducteurs en vigueur dans les années trente et quarante etc. L'image la plus
archétypique, et la plus glaçante pour Orwell, étant peut-être fournie par O'Brien quand il établit une
corrélation entre la brutalité totalitaire et le pas de l'oie : «Imaginez une chaussure de soldat écrasant un
visage, éternellement» (233). Mais la répulsion d'Orwell vis-à-vis du collectivisme stalinien datait de 1935,
époque de la rédaction de Et Vive l'aspidistra!, quand Gordon Comstock redoutait un avenir où il «visserait
des boulons à longueur de journée» (96) et quand son créateur commençait sa réflexion sur les problèmes
posés à la liberté individuelle par le socialisme dans une société industrielle. Dès la Catalogne, Orwell
dénoncera des méthodes qui préfiguraient les mœurs politiques d'OcÈania : «Nous ne savions vaguement
qu'une seule chose : les leaders du POUM, et nous tous aussi probablement, étions accusés d'être à la solde
des fascistes. Et déjà le bruit se répandait que des gens étaient secrètement exécutés dans les prisons»
(Hommage ‡ la Catalogne 197).
Réagir à la barbarie et à l'oppression totalitaire est une tâche surhumaine car la construction est
parfaite. Dès la première page de 1984, Orwell montre superbement comment l'individu est coupé de lui-
même. Dans le monde de Winston Smith, les horloges sonnent treize fois. D'insupportables odeurs
agressent en permanence le héros tandis que d'énormes portraits de Big Brother s'imposent sur les murs,
dans les cages d'escalier, sur les télécrans. Il fait froid en avril; le bleu du ciel est agressif; les lames de
rasoir sont rouillées; le savon est rêche et ne mousse pas; l'électricité est rationnée. Winston évolue dans un
univers dépourvu d'intimité, de sensualité. Dans son journal, il se nomme «i» et non «I». Il écrit donc «je»
comme les petits Anglais apprenant à écrire. Il est pénétré par le regard de l'oppression; son cerveau ne lui
appartient pas. Le seul moment où il échappe provisoirement à l'emprise de Big Brother c'est à l'occasion
de la relation sexuelle illicite avec Julia, étreintes qui répondent au besoin de retrouver l'animal dans
l'homme, de subvertir les tabous, de se persuader qu'un déchaînement ludique pourrait saper la construction
totalitaire. Mais cette rébellion est l'acte individuel d'un être qui ne sait pas canaliser ses pulsions de vie,
qui assouvit ses instincts plus qu'il ne défend la dignité de l'homme ou l'amour passion. Le message
d'Orwell est clair : une révolte non politique est inutile. Face au totalitarisme et à la barbarie, l'homme ne
peut pas ne pas se révolter, mais si le projet est purement personnel, la défaite sera radicale, la mort
inéluctable et ignominieuse parce que précédée, dans le cas de Winston, d'une trahison, et parce que
décidée par l'oppresseur.

Pensée empêchée, écriture et liberté
En isolant l'individu, et les masses, du monde extérieur, le système totalitaire les empêche de
considérer le monde comme objet, isolés qu'ils sont dans un univers mental complètement artificiel, sans
pouvoir de comparaison (ainsi les membres du Parti ExtÈrieur finissent-ils par croire qu'il y a progrès
lorsque la ration de chocolat passe de 30 à 25 grammes). Ce qui est diabolique c'est que, comme l'explique
longuement O'Brien à Winston, la pensée est domestiquée mais pas fixée une fois pour toutes. Autrefois
un homme pouvait croire toute sa vie dans les mêmes dogmes. Aujourd'hui, les dogmes sont données
comme définitifs, irrécusables, mais ils peuvent changer d'un jour à l'autre. Le dogme se pose comme
infaillible et en même temps il nie le concept même de vérité objective. D'où la nécessité d'une langue vide,
d'un discours clos, tautologique, de mots peu porteurs, de concepts vagues et moraux. Le pays le plus
matérialiste de la terre, rappelle Orwell (CEJL IV 81 sq.), a engendré le vocabulaire politique le moins
scientifique et le plus moral, en fait immoral, qui soit («vipère lubrique», «laquais», «hyène dactylographe»
etc.).
Face à tous ces dangers, Orwell affirme que pour écrire dans une langue claire, simple et en même
temps vigoureuse, il faut penser sans peur, mais que si on pense sans peur on ne peut être politiquement
orthodoxe. Dès les années trente, Orwell observe l'enlaidissement de la langue anglaise, son manque de
précision concomitant à une pensée politique asthénique. Le concret et l'abstrait ont tendance à se fondre.
La prose est de moins en moins une affaire de mots qu'on choisit pour leur sens, mais de plus en plus une
affaire d'expressions et de phrases toutes faites qu'on accole les unes aux autres comme un jeu de
construction. On ne fabrique plus un discours, dit Orwell, on met en scène un discours préfabriqué. Il
dénonce dans cet ordre d'idées les métaphores sclérosées, témoignages de paresse intellectuelle («pêcher en
eau trouble»), l'utilisation de locutions verbales à la place de verbes, de vocables prétentieux dont le sens
est préétabli, d'expressions stéréotypées aussi musicales que des mitrailleuses, mais dont le ridicule finit par
se retourner contre leurs acteurs : lorsqu'un homme de parti, dit Orwell, déclare que «la pieuvre fasciste
vient de chanter son chant du cygne», il est certain qu'il ne visualise pas l'image des objets nommés. La
surabondance entraîne l'annulation des effets. Cet homme ne pense pas.
Dans un régime d'oppression, le discours politique sert à défendre ce qui n'est pas débritannique en
Inde, les purges et les camps de concentration en U.R.S.S., les deux bombes atomiques larguées sur le
Japon ne peuvent être défendues que par des langues de bois car le hiatus est énorme entre la réalité et les
intentions exprimées par le discours politique. On appelle «pacification» le bombardement de villages sans
défense et la déportation de civils, «élimination d'éléments douteux» l'exécution d'une balle dans le dos de
malheureux emprisonnés pendant des années sans jugement (CEJL IV 156 sq.). Il faut bien garder à l'esprit
qu'Orwell s'attaqua à toutes ces horreurs langagières bien avant 1950, qu'il fut certainement le premier à
dénoncer la manière dont le totalitarisme et, plus généralement, tout régime qui ment, s'approprie la langue
pour en désapproprier l'individu et ainsi le priver de son essence. Cette captation de la langue empêchant
du même coup l'écrivain de disposer librement de son outil de travail. C'est ce qu'il voulu exprimer en
utilisant volontairement un style dur et sec dans ses deux fictions consacrées au totalitarisme, La Ferme des
animaux et 1984.

Peut-on gagner?
Orwell se refuse à choisir entre les deux totalitarismes. Mais entre deux maux, il préfère l'U.R.S.S.
(jusqu'en 1944 du moins) parce qu'il croit que ce pays ne pourra pas «oublier son passé« et que les idées de
la RÈvolution d'octobre finiront par fissurer la chape totalitaire comme elles avaient fait craquer les
archaïsmes du tsarisme (CEJL III 178). Il n'en est pas moins extrêmement pessimiste. Pendant la guerre, il
abjure les idéalistes de ne pas se laisser envoûter par certaines sirènes qui brossent du totalitarisme un
tableau exaltant : les leaders des puissances totalitaires ne sont pas, écrit-il, des «nobles sortis de tableaux
de Van Dick, mais des millionnaires anonymes, des bureaucrates au cul luisant, des gangsters et des tueurs
médiocres avec qui il ne faut pas s'attendre pouvoir composer (CEJL II 314). Le pire est que le
totalitarisme est en chacun de nous, d'autant que les victimes contribuent toujours, peu ou prou, à leur
assujettissement. S'observant parmi les autres, il constate qu'un rien peut ranimer à tout instant la bête
immonde : «Parce qu'il y a deux jours une grosse juive vous a pris votre place dans l'autobus, vous éteignez
le poste quand le présentateur commence à évoquer le ghetto de Varsovie» (CEJL II 334). La guerre ne
rend pas les gens meilleurs, elle les désensibilise. Si elle se poursuit trop longtemps, pense Orwell, on
applaudira à chaque bombardement d'orphelinat à Berlin (CEJL II 497).
1984 répond de manière ambiguë à la question de savoir si la bête immonde peut être vaincue.
Orwell ne compte certainement pas sur son héros Winston qu'il montre à la fin de l'histoire soumis,
totalement aliéné, imbibé de gin, entièrement asservi à O'Brien. La dernière image du livre (239) ne semble
d'ailleurs pas très claire : «la balle longtemps attendue lui entrait dans la tête». Par l'utilisation (en anglais)
de la forme progressive, le narrateur produit une impression de film au ralenti. Mais de deux choses l'une :
ou bien Winston est vraiment tué et alors il n'aime Big Brother qu'après sa mort et son adhésion n'est pas
volontaire. Ou il n'est pas tué (ce que je crois) et alors l'adhésion à Big Brother n'est rapportée que par le
narrateur et non par le personnage lui-même. Dans le premier cas, Winston est rallié pour l'éternité (mais il
n'y a pas d'éternité). Dans le second cas, l'amour ne durera que ce que durera sa vie. Enfin, s'il est
réellement exécuté, il sera resté un homme durant sa vie. S'il n'est pas tué, il sera resté, jusqu'à sa mort, un
non-être soumis.
La barbarie sera peut-être vaincue par les «prolesª, non parce qu'ils sont porteurs d'un projet
politique, encore moins parce qu'ils vont consciemment s'organiser dans un proche avenir, mais tout
simplement parce que, malgré tout, Orwell croit en l'homme, en sa formidable capacitÈ ‡ survivre. Orwell
ne s'illusionnait pas quant à la maturité politique du peuple. Pendant la guerre, l'admiration que les Anglais
vouaient à la Russie stalinienne le désolait car elle ne s'accompagnait pas d'un regard critique sur le
totalitarisme. Puisqu'un «énorme drapeau au marteau et à l'enclume» flottait sur Selfridge's, c'est bien que la
dictature était devenue «respectable» (CEJL II 207). La barbarie ne serait éventuellement vaincue que par
la morale, couplée à une recherche d'un équilibre entre toutes les forces. Le capitalisme, c'est le chômage et
la guerre. Le collectivisme débouche sur les camps de concentration, le culte de la personnalité, et aussi la
guerre. Il faut bâtir une économie planifiée qui respecterait la liberté de pensée et qui saurait différencier le
bien du mal (CEJL III 144).
Les personnages Orwelliens ne sont pas des héros mais, à part Flory dans Une Histoire birmane, ils
s'en sortent tous, même si on les sent en sursis, dans l'attente de malheurs à venir. Les «Proles» sont des
Sancho PanÁa en régime totalitaires, des «petits hommes gras» qui «voient très bien les avantages qu'il y a
à rester en vie en un seul morceau» («The Art of Donald McGill», CEJL II 192 sq.). Et ce sont ces petits
hommes gras, avec des dentiers comme Bowling, qui sauront à la fois courber l'échine et peut-être plus tard
se débarrasser de l'hydre totalitaire.
E.M. Forster a dit de 1984 qu'il couronnait l'œuvre d'Orwell comme une couronne d'épines, ce qui
était une appréciation assurément mieux sentie que celle d'Anthony , en tissant et en diffusant de
l'indépassable, fut l'aboutissement d'une longue réflexion déchirante, entamée au retour de la guerre
d'Espagne sur le devenir de l'homme dans la société industrielle, la morale en politique, la démocratie.
Alors que Huxley, face à une société qu'il n'aimait pas et voulait fuir, avait bâti une Utopie qui, en dernière
analyse, se révélera plus fine et plus proche de la réalité de 1984 qu'Océania, Orwell avait préféré prendre
l'état des choses à bras le corps, le grossir, le déformer pour le rendre plus sensible aux yeux de ses
contemporains et construire un monde qui résiste à l'indétermination absolue.
Dans le lot des «prévisions» Orwelliennes contenues dans 1984, il y a, somme toute, peu d'erreurs.
Traumatisé par ses contacts avec la misère anglaise, et peut-être aussi influencé par le marxisme, Orwell a
cru à un appauvrissement durable des prolétaires dans les sociétés industrielles. Il a pressenti une
information atrophié alors que dans le monde occidental l'information est pléthorique, ce qui pose, bien
entendu, d'autres problèmes. Il a cru en la prééminence absolue d'un Big Brother terrorisant alors que le
monde industriel avancé fourmillerait plutôt d'une multitude de «Little Brothers» qui ne veulent que du bien
aux individus et aux groupes. Il a décrit l'éradication et la destruction par la violence des idées non
orthodoxes alors que l'idéologie dominante occidentale banalise presque toutes les idées. Mais on retiendra
à l'actif d'Orwell, à propos de l'actualité de 1984, les justes analyses sur la dépendance désirée par des
individus sans cesse plus aliénés, sur le partage du monde et les alliances «contre nature« entre les blocs,
sur le rôle des guerres militaires ou économiques servant, entre autres choses, à la fois à piller le Tiers-
monde et à empêcher les masses de prendre conscience de leur propre exploitation.
Orwell fut bouleversé par le fait qu'en Europe, malgré deux millénaires de civilisation, la rationalité
scientifique et technique et politique n'avait pas empêché les boucheries de deux guerres monstrueuses. Il
nous a prévenu que les pires aberrations de l'esprit, comme l'univers concentrationnaire, avait vu le jour au
nom même de la raison. Connaissait-il cette sombre analyse de Paul Valéry : «Nous autres civilisations,
nous savons maintenant que nous sommes mortelles; nous avions entendu parler de mondes disparus tout
entiers, d'empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond inexorables
des siècles, avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs dictionnaires.»? Avec 1984 il a en tout
cas mis en pièce la vision positiviste du progrès qui veut que la technique soit naturellement porteuse de
bienfaits permettant un continuel mieux-être pour la société.
On l'a dit, le XXème siècle est le siècle des journalistes et 1984 (comme La Ferme des animaux,
dans une moindre mesure) est l'œuvre d'un journaliste, d'un observateur aigu, d'un homme qui pense vite.
D'un homme qui avait observé que ses contemporains avaient une vision schizophrénique de leur temps.
Peut-être plus que la dictature et la coercition, les lecteurs de 1984 ont retenu la normalisation des esprits,
la fin de la conscience individuelle parce que l'homme devenait inhumain, barbare parce que privé de son
essence, et puis l'atrophie du sens critique, l'humiliation de l'intelligence, le bâillonnement frénétique des
minorités. Et l'impression que le genre humain est en sursis parce que la barbarie est «hors de l'homme […]
devenu tout entier appareil».


DEUXIEME PARTIE

TROISIEME PARTIE

CONCLUSION ET ANNEXES

 

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