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5. et après 68 ? "Pour la plupart de nos contemporains, Mai 68 s’est enfoncé dans les limbes du souvenir. Ou plutôt, ce moment si particulier se trouve encore dans le purgatoire incertain dans lequel se trouvent les artistes et les événements de l’histoire pendant un long moment après leur disparition, avant que le temps ne décide ce que la mémoire humaine en retienne" nous explique Jacques Attali dans son blog. Le grand penseur n'a guère eu cette fois d'inspiration et il accumule les clichés du genre "Mai 68 fut ainsi l’accoucheur de la globalisation de la démocratie de marché, de l’entrée des classes moyennes dans ses plaisirs et ses illusions" ou encore d'"œuvres iconiques comme celles qu’on entendit au jubilatoire [?] Festival de Woodstock ou des films comme le si prémonitoire Easy Rider". A dire vrai, Attali n'est pas le seul à s'être posé la question et de nombreux journalistes, historiens, philosophes (etc.) ont tenté ces derniers mois de prendre du recul sur le demi-siècle écoulé. J'y ai pris ma part, dans une série de petites chroniques sans prétentions. Alors, mai-68 a-t-il bien eu lieu, pour reprendre la célèbre interrogation de G.Deleuze et F.Guattari en 1984 ? En février 2018, Politis a sorti un numéro hors série très intéressant en montrant bien que l'image de 68 a beaucoup évolué en 50 ans jusqu'à brouiller les repères les plus stables, y compris à gauche. Une génération plus tard, les grèves étudiantes en France (et dans le monde), la crise sociale et la grève générale de mai-68 semblent se situer dans un passé très lointain, tandis que certains ex-leaders du mouvement lycéen et étudiant, ainsi Romain Goupil et Daniel Cohn-Bendit (les auteurs du documentaire La Traversée, improbable road trip dans la France de 2018 cinquante ans après) se sont rapprochés du macronisme, en somme un avatar du centrisme libéral qu'ils combattaient sans pitié dans leur jeunesse. Libre à eux bien sûr d'évoluer. Et les historiens ? Deux collègues ont réalisé ces dernier mois un travail remarquable, poursuivant un sillon déjà creusé par quelques livres publiés en 2008. C'est d'abord Philippe Artières, commissaire de l'exposition «Images en lutte, la culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974)» (une exposition installée d'abord au Palais des beaux-arts de Paris puis itinérante en province), mais aussi inlassable découvreur d'archives. C'est lui qui a exhumé ce printemps des documents inédits du pouvoir, renversant la perspective pour considérer les événements du côté de l'exécutif, pour le moins ébranlé par les événements. On peut y voir par exemple le brouillon manuscrit autographe, première version annotée de l'Allocution radiodiffusée prononcée au palais de l'Élysée le 30 mai 1968 par le général de Gaulle (Cote : AG/5(1)/1447). Dans la même veine a été réédité le livre d'Emmanuelle Loyer, Mai 68 dans le texte sous le titre L'événement 68 (Champs Flammarion), faisant la part belle aux tracts et autres "écrits de 68". L'autre travail significatif et novateur est celui de Ludivine Bantigny, auteure de 1968. De grands soirs en petits matins, un ouvrage publié au Seuil. Ludivine Bantigny a beaucoup voyagé en France pour présenter son livre et en défendre aussi l'originalité qui est bien synthétisée par son éditeur : "À partir d’un travail dans les archives de toute la France, pour beaucoup inédites, [elle] restitue l’énergie des luttes, des débats, des émotions et des espoirs portés par les acteurs de 68 : toutes celles et tous ceux – ouvriers, étudiants, militants mais aussi danseurs, médecins, paysans, artisans, poètes d’un jour, et les femmes à parts égales avec les hommes – qui ont participé au mouvement. Elle s’intéresse aussi à « l’autre côté » : la police, le pouvoir et les oppositions à la contestation." Il s'agit donc en somme d'une contre-histoire de 68, délaissant l'épopée révolutionnaire tout comme la critique post-moderne de 68 pour un travail d'archives et de terrain, qui n'est pour autant pas un point de vue neutre mais "engagé" au meilleur sens du terme (elle se dit inspirée par l'historien américain Howard Zinn et nul doute aussi qu'elle comble les lacunes du travail de l'universitaire - américaine - Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, paru en 2010). De fait mai-68 en France ne se résume pas à des manifestations et des grèves en région parisienne, ce fut aussi une remise en question du sexe et du genre, des "choses de la vie", des mandarins, des savoirs, de l'église, du couple, de la famille, sous le signe de la "révolution", c'est à dire de l'autonomie et de l'autogestion, parfois dans des lieux très éloignés du tumulte parisien comme les petites villes de province ou le monde rural. On a tendance à oublier le caractère à la fois collectif et massif du mouvement (10 millions de grévistes, du jamais vu dans l'Histoire sociale), ce que déjà l'ouvrage 68, une histoire collective avait fortement souligné (Editions La Découverte, 2008, sous la direction de Ph.Artières et M.Zancarini-Fournel). Lorsque L.Bantigny est interrogée sur l'idée très à la mode d'un mai-68 "générateur de l'individualisme contemporain" elle s'insurge : "L'idée me fait bondir ! Elle est fausse, c’est un contresens historique profond, parce que rien n’est plus collectif que ce mouvement, rien n’est plus collectif que les aspirations portées par toutes ces assemblées, ces comités de grève, de quartiers, d’actions. Rien à voir avec ce qu’on entend par individualisme : le repli sur soi, l’égoïsme, le narcissisme. 1968, c’est tout le contraire, c’est l’expression d’une solidarité très active. S’il est question de l’individu, c’est pour revendiquer son épanouissement, son émancipation des carcans professionnels et sociaux." (Telerama, février 2018). Reste que mai-68 fut un mouvement mondial, en particulier celui de la jeunesse occidentale. Dans ma thèse (en 1994, une éternité), j'avais émis l'hypothèse d'une "révolution rock" à propos de 1968. Non pas en raison de l'implication (faible) des vedettes du rock, très souvent manipulées par l'industrie musicale, mais du fait du contenu potentiellement subversif du rock et de ses avatars depuis le milieu des années 50. J'y montrais notamment que la mondialisation du rock est un phénomène de masse qui dépasse très largement le cadre européen et occidental et qui doit être appréhendé dans toute sa dimension historique et géographique, celle d'une transformation planétaire de la culture de masse, aux effets multiples et parfois imprévisibles : la déstabilisation du monde communiste mais aussi celle du monde capitaliste occidental, à travers des formes relativement inédites de contre-culture. J'ai développé cela - si mes souvenirs sont bons - dans l'article "contre-culture" du Dictionnaire d'histoire culturelle de J-F Sirinelli. La première théorisation d'une contre-culture date de 1968, lorsque que l’historien et sociologue américain Theodore Roszac publie The Making of a Counter Culture, un ouvrage qui analyse les fondements culturels de la révolte des jeunes dans les années 1960. Roszak voit dans cette révolte une profonde dissidence, en triple rupture, avec la société industrielle technocratique, avec une génération adulte passive et conformiste et avec une culture dominante qui ne sert qu’à favoriser la reproduction sociale des élites et à manipuler le travail, l'éducation et l'information. A partir de postulat, tout ce qui relève d’une contestation culturelle de l'autorité peut être assimilé à une contre-culture : les romanciers et poètes beatniks (Jack Kerouac puis Allen Ginsberg, William Burroughs), les chanteurs folk (Bob Dylan), les pionniers du rock’n’roll (Chuck Berry, Elvis Presley), les groupes britanniques des années 1960 (Beatles, Rolling Stones, Who, Pink Floyd), la consommation de substances hallucinogènes, les grands concerts de musique pop, les réseaux underground qui alimentent une presse, un cinéma ou un théâtre dits alternatifs. Certes, en France, le rock est resté marginal sinon même détesté par les mouvements gauchistes et ce sont les années 70 qui constituent une sorte d’âge d’or de la contre-culture de sensibilité rock, notamment à travers un magazine comme Actuel. Jean Rouaud raconte cela très bien dans son excellent roman générationnel, Une façon de chanter (2012). Dans cinquante ans, en 2068, on pourra certainement continuer à s'interroger sur "mai 68" à l'occasion de son centenaire. Mais quel est l'état des lieux en 2018 ? L'événement demeure d'actualité, même si ses acteurs ont vieilli (sauf Goupil, hi hi !), prenant en quelque sort la place de la Seconde Guerre mondiale et même de la guerre d'Algérie comme marqueur mémoriel et générationnel. Si l'on continue bien sûr à en rechercher les causes - conjoncturelle, structurelles - et à en mesurer les effets dans la politique, la société et la culture, le débat sur la nocivité supposée de mai-68 a pollué le discours politique depuis une dizaine d'années. Nicolas Sarkozy a politisé jusqu'à la caricature un discours et une pensée anti-68 qui existaient avant lui dans des livres et des propos plus ou moins réactionnaires de Luc Ferry, Alain Finkielkraut, Alain Renaut et d'autres "liquidateurs" autoproclamés de l'héritage (cf. Serge Audier qui analyse le phénomène dans La Pensée anti-68, éditions de la Découverte). Mai 68 serait ainsi responsable de tous les maux de la société française : l'individualisme, le relativisme moral, le cynisme, l'affairisme, le libertarisme...n'en jetez plus. A droite, Simone Veil, récemment panthéonisée, a tenu dans sa biographie, Une Vie et dans diverses interviews, des propos beaucoup plus modérés et intelligents, saisissant le fait qu'historiquement et surtout culturellement la France est vraiment sortie en 1968...du 19ème siècle. C'est la raison pour laquelle l'événement s'est imposé comme fondateur et s'est au fil des ans coupé de ses racines politiques d'extrême-gauche. Il est devenu "culturel" dans le sens où "tout est devenu culturel" pour paraphraser le discours anti-68 de Luc Ferry (La défaite de la pensée, 1987, un livre qui m'a bien motivé pour avancer ma thèse !). Un mai mythique et symbolique s'est peu à peu forgé, devenant un événement globalement positif et non violent, porteur d'avancées politiques, sociales et culturelles majeures, en particulier la libération des moeurs qui parcourt les années 1970. Et pourquoi pas ? Ce qui compte finalement en histoire ce sont moins les faits que leurs représentations car toute histoire est une histoire contemporaine des représentations. C'est évidemment faire l'impasse sur la violence - et sur l'échec - du mouvement social, l'impasse aussi sur la défaite idéologique de la gauche française, incapable de se penser et se recomposer après 1968, laissant un cacique de la IVème République, François Mitterrand, conquérir puis prendre et conserver le pouvoir, l'impasse enfin sur les limites de l'émancipation sociale des jeunes, des femmes, des immigrés. Ces non-dits sont aussi le signe que l'événement 68 porte en lui des tensions et des contradictions qui ne sont pas prêtes de s'effacer. Mai-68 est un mouvement moderne - ou du moins porteur de nouvelles modernités - dans un monde qui dès les années 1980 a pris un tournant néo-libéral et néo-conservateur dans ce que François Cusset a vécu comme "Le grand cauchemar" (son livre paru en 2007). Ainsi l’on découvre au nom de l’antitotalitarisme, le reaganisme, le thatchérisme, la critique du Tiers-monde ; au nom de la « rigueur », on lance le culte des patrons et de la finance; au nom de la liberté d’expression, les radios « libres » deviennent des start-up libérales ; au nom de la décentralisation, la concurrence fracture les territoires de la République ; au nom de l’antiracisme, on adopte une posture qui cherche selon Cusset « à dessiner en France cette figure compatissante de l’Autre, dans son infranchissable mais si enrichissante “différence” ». Une évolution qui va contraindre les générations des années 1980 et 1990 à chercher d'autres voies alternatives au monde globalisé que celles esquissées après 68. Si l'on élargit le champ de l'histoire de mai-68, nul doute que le monde entier en a senti les secousses et les répliques. Les événements ont ouvert d’autres avenirs possibles, permis de renouer avec l’idée que l’on pouvait à un moment s’arrêter, pour réfléchir, prendre la parole, reprendre confiance et se sentir légitime (revoir à ce sujet l'An 01 de Gébé, film utopique et atypique : et si on arrêtait tout? ). Après l'épicentre de 1968, la période 1969-1974 a été celle d'une double espérance, celle de changer le monde et de changer sa vie dans un contexte qui mêle la radicalisation des affrontements aux utopies communautaires autogestionnaires et pacifistes : c'est en vrac la dérive du terrorisme des Brigades rouges en Italie, l'expérience dramatique du Front Populaire au Chili, les espoirs de la Révolution des oeillets au Portugal ; c'est aussi la fin de la Guerre du Vietnam, le début du féminisme MLF, la médiatisation des confits chez Lip et sur le plateau du Larzac, l'appel de Katmandou pour la génération hippie etc. Les secousses ultérieures, de 1975 au début de la décennie 80, sont celles d'un reflux, celui du "début de la fin", pour reprendre une expression de Philippe Artières dans 68, Une histoire collective. L'événement devient alors un déterminant majeur de la fin du XXème siècle, en tant que révélateur des limites d'un monde qui est en pleine accélération. Dans trois domaines au moins, mai 68 a montré les impasses des grands systèmes mis en place au XXème siècle : d'abord celui du compromis social du New Deal et du keynésianisme, en somme de l'Etat-Providence; ensuite celui du système communiste, qui est fortement déstabilisé et qui ne pourra résister très longtemps aux assauts conjugués du néo-libéralisme, de l'idéologie des droits de l'homme et de la course aux armements ; celui enfin des anciennes colonies, dont les guerres d'indépendance (surtout celle du Vietnam) nourrissent fondamentalement le mouvement de mai et débouchent ensuite sur de cruelles désillusions politiques. Les idoles anticolonialistes des étudiants et des intellectuels de mai, entre autres Fidel Castro et Mao Ze Dong, se sont révélées (mais on le savait déjà...) des dictateurs staliniens sanguinaires, affamant leurs peuples et soutenant - en ce qui concerne le second - l'un des pires régimes génocidaires de l'Histoire, le Kampuchea démocratique de Pol-Pot. L'ancien castriste Régis Debray - il était emprisonné en Bolivie en mai 1968 et n'a pu guère goûter la saveur des pavés parisiens - en a progressivement tiré les leçons, à sa manière : il a d'abord (en 1978) analysé mai-68 comme "la révolution culturelle du capitalisme" (« Mai exauce génialement les vœux du capital, quitte à violer ses tabous et à encourir ses foudres. » écrit-il) et poussé plus loin son analyse (en 2008) en parlant d'une "contre-révolution réussie", ce qui ne manquait pas d'audace. Mai-68 berceau de la nouvelle société bourgeoise (tout comme 1789, au fond ?), pour laquelle "les chemins de l'ordre devaient passer par la révolte". Finalement, Régis Debray a résumé sur France-Culture en mai 2018 son itinéraire politique comme celui d'un "gaulliste d'extrême-gauche" ! Un bon condensé des contradictions (de la confusion?) intellectuelles dans lesquelles se complaisent quelques "soixante-huitards" depuis un demi-siècle. Que peut y comprendre la génération née au début du XXIème siècle ? Alors que reste t-il de mai 68 ? Et bien des chansons, car on le sait depuis Beaumarchais "tout finit par des chansons" ! Je retiendrai pour clore cette série de billets sur l'année 1968, la prestation mémorable des Rolling Stones enregistrant le titre Sympathy for the Devil dans le film One+one de Jean-Luc Godard. Je crois que dans toute l'oeuvre du maître suisse, c'est bien ce passage que je préfère...Mai 68 fut une révolution very rock'n'roll !
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