ARCHIVES NOVEMBRE 2015

 

LA CHANSON, ART MINEUR ?

 

La mort de Guy Béart (16 septembre 2015) clôt d'une certaine façon une époque, celle des auteurs-compositeurs-interprètes qui ont émergé dans les années 1950. De cette génération (au sens large) des Brassens, Ferrat, Brel, Barbara, Bécaud, Moustaki, Ferré, Gainsbourg (etc.), il ne reste plus que le toujours vaillant Azanavour, 91 ans ou la toute jeune Anne Sylvestre (80 ans). Dans les années 60-70, Béart a eu énormément de succès, notamment grâce à sa réactualisation des vieilles chansons de France ("Vive la Rose"), ses émissions de télévision ("Bienvenue", à voir sur le site de l'INA) et ses spectacles conviviaux à Bobino ou à l'Olympia. Béart pouvait s'appuyer sur un répertoire d'une quinzaine de chansons intemporelles et particulièrement réussies (La Vérité, Les Grands Principes, Le grand Chambardement, L'eau vive et quelques autres) : cela suffit largement pour passer l'épreuve du temps. Les hommages posthumes font plaisir à entendre après une longue période d'ostracisme, en raison peut-être du caractère du bonhomme (têtu et farouchement indépendant) mais aussi de ses prises de position plus ou moins "à droite" alors que la majorité des chanteurs étaient "de gauche". Il a aussi pâti de son altercation avec Gainsbourg sur le plateau d'Apostrophes, à propos de la chanson, supposé "art mineur".

Béart : "si la chanson était un art mineur, je ne serais pas là".

Gainsbourg : "connard, la chanson ne demande aucune initiation".

Débat stérile entre deux anciens copains, dont l'un était un peu bourré (Béart, oui!) et l'autre exceptionnellement sobre (si, si!). Ce que l'on peut éventuellement reprocher à Guy Béart, c'est de jouer de la guitare comme un manche (ce qui posait d'ailleurs problème lorsqu'il était accompagné d'un orchestre).

Il n'y a plus d'après
A Saint-Germain-des-Prés
Plus d'après-demain
Plus d'après-midi
Il n'y a qu'aujourd'hui
Quand je te reverrai
A Saint-Germain-des-Prés
Ce n'sera plus toi
Ce n'sera plus moi
Il n'y a plus d'autrefois

Les commentaires suscités par la mort de Béart (ajoutons en 2010 celle de Jean Ferrat, en 2013 celle de Georges Moustaki, deux auteurs/compositeurs/interprètes majeurs du second XXème siècle) souligne l'importance qu'ont prise les chanteurs (et leurs chansons) depuis plus d'un siècle et tout particulièrement depuis les années 50 avec le disque microsillon, la radio et la télévision.La « chanson » est en réalité un genre assez inclassable, qui se fixe progressivement au 19ème siècle, à l’époque de Désaugiers ou de Béranger. C’est une mise en musique des mots et en même temps ce sont des mots mis sur de la musique, comme une forme populaire d’expression artistique. Les « paroles » ont certes leur importance, mais elles demeurent prisonnières dans la mémoire des notes qui lui donnent sens. Et dans le cerveau, les chansons sont parfois le dernier refuge des mémoires atteintes ou en sommeil...

La chanson prend au XXème siècle des formes si variées que toute étude globale relève de multiples champs disciplinaires : histoire, sociologie, musicologie, ethnologie. Du point de vue de l'historien du culturel, la chanson est une source trop négligée, utilisée très souvent comme illustration sonore d'une époque. Le genre mérite mieux, même s'il existe quelques ouvrages intéressants comme Une Histoire de la chanson française de Jean-Pierre Moulin, ainsi que les livres de Philippe Chauveau ou de Claude Duneton (jusqu'au XIXème) ou encore Les femmes de la chanson , Deux cents portraits, 1850-2010 de Yves Borowice.

Aux Etats-Unis, les chansons populaires se sont imposées : les historiens ne font pas l'impasse sur les chansons de blues, de folk ou de de rock'n'roll. Et pour cause : celles-ci font partie intégrante du patrimoine culturel de l'Amérique ; elles ont en effet contribué à la construction de sa jeune histoire (Grail Marcus) : chansons des cow boys, des esclaves noirs des champs de coton, des jeunes révoltés des années 1950 et 1960, des rock stars comme Bruce Springsteen...Voyez Bob Dylan, auquel la Comédie Française consacre d'ailleurs un spectacle vivant sur la genèse de Like A Rolling Stone en 1965.

Ce qui change fondamentalement au XXème siècle par rapport aux siècles précédents, c’est la diffusion de la chanson dans les médias de masse, à l'échelle d'une nation et de plus en plus à celle du monde entier. Le disque (sous toutes ses formes, du cylindre de cire au CD/DVD), la TSF puis la "radio", la télévision, l'Internet, le format mp3, autant de moyens techniques qui tendent à se substituer – sans le faire jamais disparaître – au spectacle vivant : le music-hall, le cabaret ou tout simplement la rue, le lieu où se fredonnaient (sifflaient?) jadis les ritournelles. Si aujourd'hui vous chantez à tue-tête en marchant dans la rue, on va vous prendre pour un fou qui trouble l'ordre public...

La qualité d’une chanson tient à une alchimie particulièrement complexe qui résiste souvent à l’analyse. Le succès n’est certes pas un gage de qualité, mais le "public" ne se trompe pas si souvent et plébiscite les « bonne chansons ». Simplicité et légèreté ne signifient pas superficialité et médiocrité : rien de plus difficile que de réussir une chanson intemporelle, qui résiste aux modes sans pour autant s’affranchir de l’esprit du temps (Le temps des cerises, Les feuilles mortes etc). La chanson sait s'adapter, innover ; elle a ses créateurs géniaux, ses troubadours dilettantes, ses poètes plus ou moins maudits, ses stars d'un jour ou de toujours. Le débat sur le caractère littéraire ou poétique des textes de chanson – la chanson peut-elle être poétique ? - est un faux débat : une chanson se chante, c’est une évidence, mais elle peut tout aussi bien se fredonner, et l'on peut se contenter d’un refrain entêtant et très simple. Certes, il arrive que les poésies de Villon, d'Hugo, de Baudelaire ou d’Aragon soient adaptées en chansons (Jean Ferrat s'est ainsi fait l'interprète populaire et talentueux de certains poèmes d'Aragon, qu'il a contribués à faire connaître).

Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d'Espagne
Que le ciel pour lui se fit lourd
Il s'assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.

Même s'il s'agit alors de « poésie chantée » et pas tout à fait de chanson, les similitudes sont si grandes qu'elles font parfois oublier l'original. "Heureux celui qui meurt d'aimer..." : on pense alors à Ferrat et l'on fredonne sa chanson. "Le vent qui vient à travers la montagne me rendra fou!", voici du Hugo version Brassens et on dirait presque du Brassens. De même, les textes de chansons sont publiés depuis le début des années 1960 dans des collections (Seghers, Poésie & Chanson) comme des recueils de poésies, sans portées, accords ou notes : ainsi pour les premiers numéros publiés chez Pierre Seghers Ferré, Brassens, Brel, Aznavour, Félix Leclerc, Trenet etc. Il existe peut-être une spécificité française des "chansons à textes", aux qualités littéraires plus ou moins reconnues.

Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues
La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l'auteur
Sans savoir pour qui battait leur coeur
Parfois on change un mot, une phrase
Et quand on est à court d'idées
On fait la la la la la la
La la la la la la
(Charles Trenet)

Charles Trenet justement, le « fou chantant », révolutionne la chanson française dans les années 1930, en lui donnant non seulement le rythme du jazz mais une authentique poésie. Personne ne conteste à Trenet la qualité de « poète » (réécoutez sa chanson L'âme des poètes), un qualificatif que bien des auteurs de chanson ont revendiqué ou revendiquent avec pas mal de modestie et de pudeur (Brassens), d'autres un peu moins (Béart). Certains, tel Serge Gainsbourg, estiment que leur travail relève - je le recite ! - d’un "art mineur destiné aux mineures" (sic), très très en dessous de la peinture, de la musique classique ou de la littérature. En effet "a-t-on besoin d'être initié dans une discipline qui n'en connaît aucune?" se demande Gainsbourg toujours un peu iconoclaste. Bref, dans un "art mineur", il suffit de viser juste et bien, pas de jouer aux Rimbaud guitariste ! Mais l'auteur de La Javanaise et du Poinçonneur des Lilas a été rattrapé par la poésie, si j'ose dire, avec la publication intégrale de ses chansons : en effet, elles résistent (presque toutes) admirablement à la lecture. Et tant pis pour ses théories discutables concernant la distinction art mineur/art majeur. Le blues c'est quoi ? Un art mineur ?

Pour le besoin d'une anthologie littéraire (dont la partie "chanson" a finalement été abandonnée en raison des droits exorbitants demandés pour les textes contemporains!), j'avais été amené à faire pour le 20ème siècle et le début du 21ème siècle un choix limité de chansons ayant justement quelques "qualités littéraires". En voici la liste, mais je me contenterai de fournir des liens Internet pour les raisons susdites. Le site Paroles.net avait d'ailleurs temporairement fermé ses pages en avril 2009 car "il n'existait pas à ce jour en France de solution permettant la diffusion légale des Paroles de Chansons sur Internet et la rémunération des auteurs ou ayants droit". C'est en effet un problème sérieux et pas tout à fait résolu, même si Parole.net a réapparu, j'imagine en tant que société versant des droits à la SACEM.

Un tel choix de textes demeure éminemment subjectif, c’est une évidence. Les oublis sont sûrement majeurs, certains assumés, d’autres plus mal. La chanson est un moment gravé dans la mémoire, un souvenir heureux ou malheureux, résultat d’une écoute furtive ou au contraire obsessionnelle. C'est donc assez personnel et je n'ai évidemment pas suivi les hit-parades, même si je ne méprise absolument pas les succès de ce genre (il y a d'excellents "tubes" depuis les années 1960 qui ont marqué la mémoire collective!). J'ai privilégié les (bons) liens "You Tube" mais pour les paroles de toutes les chansons, il existe de nombreux sites...

Les dates données ci-dessous sont celles de la publication des chansons.

Mireille (1933) et Charles Trenet (avec une chanson, datant de 1938) incarnent bien le renouveau de la  chanson dans les années 30 et 40, mélange de joie de vivre, d’humour et de nostalgie.

*Mireille, Ce petit chemin

*Charles Trenet, Boum

La grande époque des auteurs-compositeurs-interprètes est celle des années 1955-1970, à peine contestée par la vague yé-yé des années 60, laquelle n'a pas produit de très bons textes (beaucoup d'adaptations fantaisistes de tubes anglo-saxons), à l'exception peut-être de ceux de Jacques Lanzmann pour Jacques Dutronc (mais j'ai privilégié les chanteurs/auteurs) et ceux de Michel Polnareff. La majorité des chansons choisies provient de cette époque : Boris Vian (1954), Guy Béart, Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg (1961, belle année), Barbara (1964), Charles Aznavour (1965), Claude Nougaro (1967), Georges Moustaki, Jean Ferrat, Léo Ferré, Anne Sylvestre (1969).

*Boris Vian, Le déserteur

*Guy Béart, Il n'y a plus d'après (archive INA, au cabaret, une chanson écrite pour Gréco)

*Georges Brassens, Les amours d’antan (à l'Olympia)

*Jacques Brel, Une île

*Serge Gainsbourg, La chanson de Prévert

*Barbara, Nantes (un discorama avec Denise Glaser, je suppose...c'est superbe)

*Charles Aznavour, La Bohème (il la chante toujours, le bohémien)

*Claude Nougaro, Toulouse (émouvant...)

*Georges Moustaki, Ma Liberté

*Jean Ferrat, Ma France

*Léo Ferré, C'est Extra

*Anne Sylvestre, La Maumariée (chantée ici par Serge Reggiani)

Après 1968, la chanson française est influencée par un marché mondialisé, essentiellement anglo-saxon, mais elle garde une couleur particulière et surtout des qualités d’écriture que l’on peut apprécier chez Brigitte Fontaine (1977), Gérard Manset (1985), William Sheller (1987), Alain Bashung (1991), Alain Souchon (1993), Juliette (1998), Jean-Louis Murat (2002), Benjamin Biolay (2004). La liste n'est certes pas exhaustive et les absents sont nombreux, ainsi François Béranger que j'ai toujours bien aimé (Mamadou m'a dit !), Jacques Higelin, Nino Ferrer ou encore Maxime le Forestier, qui a écrit de très bons textes depuis les 70's et aussi Véronique Sanson pour son Amoureuse, un pur joyau.

*Brigitte Fontaine, Le petit brin d’herbe (avec Areski bien sûr)

*Gérard Manset, Est-ce ainsi que les hommes meurent ?

*William Sheller, Les miroirs dans la boue (avec Calogero...)

*Alain Bashung, Volutes (Dylanien...)

* Alain Souchon, Foule sentimentale (un clip d'époque, chanson No1 du hit-parade!!)

*Juliette, C’est l’Hiver

*Jean-Louis Murat, Les hérons

* Dominique A, Le courage des oiseaux

*Benjamin Biolay, La Vanité

Outre Jacques Brel, d’origine belge et déjà cité, trois autres artistes francophones ont été retenus, parmi bien d’autres, ainsi le québécois Robert Charlebois (1969), le Batave Dick Annegarn (1974), par ailleurs excellent guitariste et plus récemment le Belge Stromae, au succès devenu presque mondial (2010).

*Robert Charlebois, Les ailes d’un ange 

*Dick Annegarn, Bruxelles

+ Stromae, Alors on danse

Quant au rap et aux genres qui s’y rattachent (le slam), MC Solaar (1991) et Grand Corps Malade (2006) apportent des qualités d’écriture très personnelles et attachantes.

*MC Solaar, Qui sème le vent récolte le tempo

*Grand Corps Malade, Les voyages en train

Notons que depuis les années 2000, une chanson française "à textes" réserve de très belles surprises dans des tonalités très variées, allant du rock à une variété plus revendiquée : on citera notamment La Grande Sophie, Albin de la Simone, Claire Dizerti, Florent Marchet, Jeanne Cherhal et bien d'autres talents. Le tout dernier opus très "houellbecquien" de Florent Marchet, Bambi Galaxy est un petit chef d'oeuvre pop, dont nous ne résistons pas ici de proposer Ma particule élémentaire. Depuis les années 1950, le monde a bien changé ! Et en prime, le clip - avec Denis Lavant, cet immense acteur ! - de Claire Diterzi, Infiniment petit, extrait de son magnifique 69 battements par minutes (vu son spectacle mi-octobre au Carré Montfort à Paris).

 

 

 

 

 

 

 

 

  

"Le fond de l'air est frais"

Fred (1931-2013)

 

© 2009-2015. Les sites berlemon.net sur la Toile depuis 1998!