5. ETE 1968


L'été comme un enfant s'est installé
Sur mon dos
Et c'est très lourd à porter
Un enfant tout un été
Sans cigales
Avec des hiboux ensoleillés
Comme les enfants du mois de mai
Qui reviendront cet automne
Après l'été de mil sept cent quatre-vingt-neuf


Ça ira ça ira ça ira…


Ça ira chante Léo Ferré. Et bien non, cela ne va pas trop fort à la fin du printemps et au début de l’été 1968. Nous voilà déjà très éloignés du Summer of Love de l’année précédente, un été porteur de tant d'illusions utopiques. Des répliques de mai, il y en a eu beaucoup et dans tous les pays mais cela s’est achevé au fond assez tragiquement : la mort en France de Gilles Tautin le 10 juin, de violents affrontements des étudiants avec la police au Japon, au Mexique, aux Etats-Unis, la fin du « printemps de Prague » et l’arrestation des principaux dirigeants tchécoslovaques…
La fin mai ne signe pas partout la fin de la récréation libertaire. L’Université de Milan est rouverte fin mai sous protection policière mais les heurts demeurent violents : les bureaux du Corriere della serra sont attaqués par des étudiants qui sont venus de toute la péninsule, de Rome, de Gênes, de Trente. Manifestations, barricades et automobiles renversées, comme à Paris il y a déjà quelques semaines. A Bruxelles, des étudiants occupent les bureaux de l’Université libre et le grand Hall, qu’ils vont investir  jusqu’en juillet. Elle fut, selon l'expression de Marcel Liebman, plus qu'un phénomène politique, "une entreprise de libération des consciences et des modes d'expression, une communion où se retrouvent ceux qui se côtoyaient jusqu'alors tout en s'ignorant qui, enfin, se découvrent dans une situation entièrement neuve» ("Ce que fut l'assemblée libre", Mai 68. Vingt ans déjà, Université Libre de Bruxelles, 1988, pp. 71-72.). En mai 2018, le Hall ou salles des marbres a été à nouveau investi comme une « zone à démarbrer » par des militants de l’Union syndicale étudiante. Une forme de commémoration ?


En France, les commentateurs puis les historiens ont beaucoup glosé sur les journées décisives du 29 et 30 mai, véritable tournant d’un mouvement qui avait peut-être déjà perdu la bataille de l’opinion. Quoi qu’il en soit, le départ du général de Gaulle en catimini le 29 et son voyage à Baden-Baden auprès de Massu a provoqué un certain désarroi et peut-être même une belle panique, à droite comme à gauche. A Paris, Pompidou est meurtri de pas avoir été mis au courant et tente de maintenir à flot le navire gouvernemental, tandis que la CFDT juge le pouvoir « vacant » et lance un appel à Mendès France ; la CGT rassemble elle 300 000 personnes aux cris de « gouvernement populaire », de Bastille à Saint-Lazare. Une petite anecdote personnelle en passant. Invité en 1998 - 20 ans donc après mai-68 - comme historien du culturel par l'Institut G.Pompidou (j'ai communiqué dans un colloque sur Pompidou et la culture), je me suis retrouvé lors du déjeuner assis à la même table, excusez du peu, de Claude Pompidou et du général de Boissieu. Ce dernier, plutôt en verve, m'a narré dans le détail la désormais célèbre escapade du général en Allemagne. Ce n'était certes pas une exclusivité - il a maintes fois raconté cet épisode où il déclare à son beau-père désorienté
: "Ce n'est plus le gendre qui vous parle, c'est le général de Boissieu. Je vous dis : Mon Général, vous n'avez pas le droit de faire cela" [partir à Baden-Baden] - mais j'étais tout de même très impressionné !

Bref, le 30 mai, le général de Gaulle est de retour. Revigoré et combatif, il s’exprime à la radio sans faillir :
« Françaises, Français, étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j'ai envisagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J'ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me retirerai pas. J'ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le Premier ministre dont la valeur, la solidité, la capacité méritent l'hommage de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement. Je dissous aujourd'hui l'assemblée nationale (…) »
Dans la foulée, une manifestation de soutien à de Gaulle se met en place sur la place de la Concorde, elle est tout sauf spontanée. Elle a en effet été préparée d’assez longue date et au moins depuis le 27 mai, mais on ignore si elle pourra rassembler plus de 30 000 personnes. Comme l’explique Michelle Zancarini-Fournel dans 68, une histoire collective, la manifestation dépasse celle du 13 mai (400 000 ? 800 000 ? il ya toujours à ce sujet une bataille de chiffres) et elle apparaît comme un « rite de purification » républicaine dans sa montée vers l’Arc de Triomphe, avec les drapeaux et écharpes tricolores, La Marseillaise répondant à l’Internationale. Certains tracts sont plus haineux et s’en prennent directement à Cohn-Bendit, proposant de le bouter hors de France voire de l’envoyer « à Dachau ». On rejoue la Libération gaulliste mais en y intégrant cette fois les anciens de l’Algérie française – le 18 juin est accordée par le général la grâce aux activistes encore détenus, ainsi le général Salan et le colonel Argoud. Ce sont bien deux France qui ont manifesté tour à tour le 29 et le 30 mai, ce que Le Monde qualifie début juin de « guerre civile froide », laquelle se prolonge d’ailleurs en province avec des manifestations et contre-manifestations (à Nantes en particulier).

La normalisation est rapide : l’essence revient dans les pompes le 1er juin, les Français partent en week-end, la police occupe l’ORTF le 3 juin et en chasse les grévistes, la RATP et la SNCF se remettent au travail le 5 juin, une « reprise » qui fait la Une du journal télévisé. Une reprise partielle, en fait. Des grèves se poursuivent sporadiquement dans les grands magasins, dans la métallurgie, à l’ORTF mais beaucoup de salariés semblent apprécier les avancées substantielles du mois de juin : le SMIG est relevé de 35%, les salaires du public augmentent de plus de 10%.  Toutefois, les relations sociales ne sont pas encore apaisées dans nombre d’entreprises et en particulier dans l’automobile. Le 10 juin ont lieu des affrontements autour de Renault-Flins, alors que des lycéens et des étudiants sont venus soutenir les ouvriers en grève. Gilles Tautin, élève de 1re C au lycée Stéphane-Mallarmé et militant de l’UJCml (maoïste), meurt noyé dans la Seine en tentant d'échapper à une charge de gendarmes mobiles, aux abords de l'usine Renault-Flins à Meulan. De toute évidence, le pouvoir a choisi l’épreuve de force pour mettre au pas la contestation ouvrière dans le secteur automobile, tout en contournant la forteresse syndicale de Renault-Billancourt. Deux nuits d'émeutes et de barricades suivent cet événement et de violents affrontements opposent les forces de l'ordre et étudiants au quartier latin. Le 15, Gilles Tautin est enterré au cimetière des Batignolles, où sont entonnés Le Chant des survivants et Le Chant des Martyrs. Son portrait géant est porté par deux ouvriers de Flins et accompagné par quatre à cinq mille personnes. Tautin n’est pas mort pour rien car deux jours plus tard un compromis permet la reprise du travail sur ces bases : paiement de 50 % des jours de grève, salaires augmentés de 10 %, réduction de la durée du travail de 1 h 30 par semaine, droits syndicaux " étendus " à l’atelier, clauses anti-grève supprimées en partie et prime trimestrielle payée. Les morts de 1968 ont suscité une vive émotion, d’autant que le 11 juin, des affrontements à Sochaux, le fief de Peugeot, ont fait de nouvelles victimes, Pierre Beylot et Henri Blanchet, 24 et 49 ans. Le premier a été tué d'une balle tirée par un CRS, le second a chuté d'un mur (cf le film Sochaux, 11 juin 1968) et il y a au moins 150 blessés ! Autres victimes à déplorer durant les événements du printemps, le commissaire de police René Lacroix, écrasé à Lyon le 24 mai  par un camion conduit par des manifestants et Philippe Mathérion, 26 ans, mort le même jour au Quartier latin dans des circonstances mal définies (blessé rue des Ecoles par un éclat de grenade offensive?). L’une des conséquences de ces affrontements – en particulier la brutalité débridée des CRS près des usines occupées – est la radicalisation dans les années 1970 d’une frange de l’extrême-gauche et aussi la montée de la haine anti-policière, avec des références historiques qui vont du début des années 1960 (le 17 octobre 61, le métro Charonne en 1962) aux événements de 1968  (le 13 mai 68, le 11 juin etc.). Cette radicalisation se nourrit aussi du drame de 1972, où le militant maoïste Pierre Overney est tué par un vigile de Renault à la sortie de l’usine de Billancourt.


Tandis qu’en France les élections législatives du 23 et 30 juin entrainent un  raz de marée gaulliste (inimaginable 15 jours auparavant, comme quoi l’histoire est faite de rebondissements imprévus !),  le reste du monde n’en pas fini avec mai-68. Les pays les plus agités restent la Tchécoslovaquie de Dubcek, le Japon (en particulier l’université Keio de Tokyo), le Mexique et… les Etats-Unis.
Dans le pays communiste qui a initié le  « printemps » 68 de la liberté, la situation est critique pour les jeunes, les intellectuels, les ouvriers qui ont rêvé quelques mois d’une évolution démocratique. Les Tchécoslovaques ont vingt ans d’avance mais ils vont le payer cher, emportés par « l’euphorie des événements » selon l’expression de Vaclav Havel. Le 29 juillet, Dubcek rencontre Brejnev à Moscou et ce dernier presse son homologue de reporter le 14ème Congrès du Parti du PC prévu en septembre.  En effet, l’été 68 à Prague inquiète le Kremlin, en dépit des appels du PCF et du PCI « déconseillant » toute intervention militaire du Pacte de Varsovie. Le 26 juin, l’écrivain Ludvik Vaculik a rédigé la « Déclaration des 2000 mots », signée par 70 personnalités réclamant le pluralisme politique. Dans la nuit du 20 au 21 août, les troupes du Pacte (russes surtout, fortes de 700 000 hommes) franchissent la frontière et investissent les rues de Prague, arrêtent les dirigeants réformistes, littéralement kidnappés. La résistance des ouvriers et étudiants est exemplaire : réunion clandestine du Parti qui en appelle à la souveraineté du peuple le 22, mobilisation dans les usines de « conseils ouvriers » … jusqu’à la répression et la démoralisation qui aboutit au geste désespéré de l’étudiant Ian Palach, qui s’immole par le feu le 16 janvier 1969.


Le Mexique accueille les Jeux Olympiques d’été, qui s’ouvrent…en  automne, le 12 octobre 1968, quelques jours après l'éradication des derniers foyers de de la résistance étudiante (20 morts et 75 blessés dans le quartier de Ttlatecolco le 2 octobre). Le Tribunal Russell (Jean-Paul Sartre, Bertrand Russell) appelle en vain au boycott des jeux, un événement qui va tout de même se transformer en arène politique, ainsi les poings gantés de noir des athlètes américains Tommie Smith et John Carlos. Par sa date (du 26 juillet au 2 octobre) et ses principaux acteurs, les étudiants, le mouvement de 1968 à Mexico se situe dans la continuité des mouvements nord-américains et de celui de Paris, dont il partage l'apparente spontanéité, les moyens (grève des cours, manifestations de rues, radicalisme verbal) ainsi que les motifs idéologiques autant qu'émotionnels de mobilisation de la jeunesse occidentale d'alors (révolution cubaine, guerre du Vietnam, guévarisme, écrit Annick Lempérière-Roussin (Vingtième Siècle. Revue d'histoire, Année 1989, 23 pp. 71-82). De fait, il y a une singularité du moment 68 mexicain. Le mouvement étudiant dure pratiquement tout l’été et il apparaît d’emblée comme un mouvement complexe et multiforme, influencé par le castrisme, dynamisé par l’acharnement de la police dans une répression qui ferait passer les charges de nos CRS pour des actes de défense débonnaires, porté aussi par une contre-culture nourrie au rocanroll, la version mexicaine du rock.


Enfin, l’été 68, c’est aussi Chicago.
So your brother's bound and gagged/And they've chained him to a chair/Won't you please come to Chicago just to sing?/In a land that's known as freedom/How can such a thing be fair?/Won't you please come to Chicago for the help that we can bring?/We can change the world/Rearrange the world/It's dying/To get better chante Graham Nash en 1971, en écho aux événements des 24-29 août 1968. Dans l’histoire du mouvement libéral américain depuis F.D Roosevelt jusqu’à l’élection de Reagan en 1981, l’année 1968 est très particulière et riche en événements dramatiques : offensive du Têt au Vietnam, assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, agitation universitaire (en particulier à l’Université Columbia de New York), mais les affrontements de Chicago durant la Convention démocrate apparaissent comme un épisode décisif. La tenue de cette convention, qui désigne Humphrey pour affronter Nixon lors des prochaines élections présidentielles, est l’occasion pour les opposants à la guerre du Vietnam de se faire entendre. Le 25 août un concert de rock improvisé a lieu dans Lincoln Park (Chicago) réunissant des hippies, les yippies radicalisés du Youth International Party, mouvement antiautoritaire et libertaire créé début 1968 par Abbie Hoffman et Jerry Rubin, des militants du MOBE, pacifistes anti-guerre très hostiles aux politiciens démocrates. Sur les images amateur on voit jouer les MC5, un groupe de rock encore inconnu, natif du Michigan ! Le soir, la police intervient et disperse la foule, des scènes qui vont se répéter les jours suivants pendant la Convention, avec des dizaines de blessés et des centaines d’arrestation, dont celle de Jerry Rubin. Ce qui se produit en réalité à Chicago c’est selon François Weil une rupture définitive dans le mouvement libéral américain entre la classe ouvrière blanche, partisane du maintien de l’ordre et qui soutient la police et le maire (démocrate) de Chicago et la jeunesse radicale et libertaire. De fait, un basculement politique se produit à l’échelle nationale, dans la mesure où une partie de l’électorat libéral démocrate, favorable à Humphrey, à la poursuite de la guerre du Vietnam, passe dans le camp républicain et contribue à l’élection de Richard Nixon. Les « vrais » libéraux démocrates du parti se retrouvent minoritaires, ce qu’ils sont encore aujourd’hui avec leur porte-parole Bernie Sanders, véritable héritier idéologique de mai-68.  

 


Terminons ce tour d’horizon de l’été 68 comme nous l'avions commencé : par la chanson. Le « tube » de l’été en France est celui des Aphrodite’s Child, Rain & Tears, où Vangelis a détourné habilement le Canon de Pachelbel. Le film ci-dessous a probablement été tourné après une séance de fumette, avec un Demis Roussos...encore glabre ou presque. Mais l’été 68, ce sont aussi Mrs Robinson de Simon & Garfunkel, Hello I Love You des Doors, Jumping Jack Flash des Stones et tout à fait à la fin de l’été et au début de l'automne Hey Jude des Beatles...Bon, si les Beatles sont toujours ensemble en cette fin d'été 68, il ya encore des raisons d'espérer !

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1. Février 1968

2. Mars 1968

3. Avril 1968

4. Mai 1968

 

 

 



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