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L'Europe des Beatles : la musique au-delà des nations

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Le titre de ce billet est ici à prendre au pied de la lettre. Il ne s'agit pas de (re)faire l'histoire des Beatles mais de s'interroger sur l'historicité du célèbre groupe pop dans l'Europe de la seconde moitié du XXème siècle.
Il serait donc assez vain de nier l'importance des Beatles et pourtant…peu d’historiens leur accordent la place qu’ils méritent dans l’histoire, non seulement de la musique populaire, mais du second XXème siècle. Il ne s'agit pas non plus d'alimenter un mythe en surestimant leur rôle, mais au fond, peut-on penser les années 1960 en Europe sans les Beatles ? Et peut-on aborder les décennies qui suivent en ignorant tous les mouvements sociaux et culturels qui sont les héritiers des Beatles, à travers leur musique ?
Le premier questionnement concerne la genèse des Beatles dans l'Europe de l'après-guerre. Comment le phénomène Beatles est-il né dans cette Europe de la reconstruction et selon quelle logique – et y a-t-il vraiment une logique dans leur éclosion ? Le deuxième questionnement est celui de l'anglicité ou de la britannicité du phénomène : les Beatles sont-ils un produit spécifiquement britannique, influencé par la culture américaine ou ont-ils une dimension spécifiquement européenne ? Le troisième questionnement concerne les Beatles comme éléments d'une mémoire culturelle européenne, aussi bien dans le bloc occidental que dans le bloc socialiste. Autant de problématiques qui mettent au cœur de l'histoire culturelle européenne, non pas tant les Beatles en tant que tels, mais le rock comme phénomène global de société, aux implications internationales.


Les Beatles sont-ils un événement improbable ?
Le fait est qu’il s’agit d’un événement européen. L'Amérique de J.F. Kennedy (en 1961-63) est beaucoup plus conformiste qu'il n'y paraît ; le souffle rebelle du rock’n'roll des années 1955-1958 est retombé et les vedettes comme Elvis Presley se sont assagies. En Europe occidentale, il y a dans l'après-guerre deux « moments américains » très forts, celui des années 45-47, avec la Libération de l'Europe et le plan Marshall, qui familiarisent l'Europe avec la civilisation américaine (le Coca-Cola, les bas nylon, le chewing-gum, le cinéma, la musique de jazz) et celui de la fin des années 50, qui permet de découvrir au cinéma la « fureur de vivre » d'un James Dean et le look canaille d’un Marlon Brando, d’écouter sur le juke-box ou dans le transistor, le son du twist, mais aussi du rock’n'roll de Bill Haley, de Buddy Holly, de Gene Vincent, d’Eddie Cochran, de Chuck Berry et bien sûr d'Elvis Presley, le représentant plus emblématique d’une Amérique rebelle. C’est cette découverte - ou plutôt, ce « choc » - qui en France permet l’émergence du twist, du rock et du jerk au début des années 1960 et le succès de groupes et chanteurs comme Johnny Hallyday, Dick Rivers et ses Chats sauvages, Eddy Mitchell et ses Chaussettes noires.
Face à cette déferlante musicale américaine, ce sont en fait trois Europe qui se distinguent assez nettement. D’abord une Europe du Nord et du Nord-Ouest, très réceptive à la culture américaine, en raison de la langue (en Angleterre, mais on parle aussi bien anglais en Scandinavie), en raison de la présence de bases militaires et de radios américaines, de soldats américains (en Angleterre encore, mais aussi bien sûr en Allemagne). Les Beatles sont rapidement des stars dans ces pays. Ensuite une Europe latine, nettement plus résistante, soit en raison de la présence de dictatures (monde ibérique), soit d’un antiaméricanisme culturel (France) ou simplement de la barrière linguistique. Enfin une Europe communiste, pour laquelle la musique américaine est absolument prohibée, en dehors de circuits parallèles. Elle symbolise le capitalisme décadent.
C’est donc assez logiquement dans l’Europe anglophone du Nord-Ouest qu’émerge le phénomène Beatles. On y relève une bonne connaissance de la musique populaire américaine (blues, jazz, rock’n’roll, rhythm & blues), une volonté d’imitation des vedettes de la culture populaire US. De plus, à la fin des années 50, c’est le début de la prospérité et la fin de la pénurie en Europe occidentale. You’ve never had it so good proclame en 1958 le Premier ministre anglais Macmillan en 1958, alors que règne le quasi plein emploi ; c’est aussi la période où se développent les médias audiovisuels, le transistor et surtout la télévision.
La jeune génération montante, née au début des années 40 et qui a 18-20 ans, profite de cette fin de pénurie. Les phénomènes générationnels demeurent toutefois complexes à analyser. Les Beatles représentent en effet la « génération née pendant le Blitz », entre 1940 et 1943, un peu en décalage d’une part avec la génération des pionniers du rock’n’roll (Elvis est né en 1934) et celle de mai 68, qui voit le jour après la Seconde guerre mondiale et qui va découvrir les Beatles à l’adolescence, au milieu des années 60.
Quoi qu’il en soit, c’est la génération Beatles qui découvre avec gourmandise la consommation. En 1959, le sociologue britannique Mark Abrams est l’un des premiers à se pencher sur une nouvelle classe de consommateurs en Europe, les adolescents. C’est le phénomène de l’argent de poche donné par les parents, mais aussi des premiers salaires (en Angleterre en 1960, sur 5 millions de 15-21 ans, 4 millions travaillent et trouvent d’ailleurs très facilement du travail). Leurs revenus alimentent une véritable marché jeune en formation, dans lequel les loisirs (bars, cinéma, sorties, disques, transistors), les moyens de transport (scooter moto, surtout), les vêtements et le maquillage tiennent la plus grand place. On sort alors en « bandes » ainsi les Mods et les Rockers en Angleterre, les Blousons noirs en France, les Halbstarken en Allemagne, en imitant plus ou moins bien les « rebelles » américains.
Pour cette génération économiquement en voie d’autonomisation et d’émancipation, il y a incontestablement un choc initial et c’est celui du rock’n’roll. « Devenir Elvis » plutôt même que lui ressembler, telle est l’ambition des millions de jeunes des classes populaires ou moyennes inférieures, ainsi que des débutants Beatles dans les caves enfumées de Liverpool. Il se développe alors une "attitude rock", qui sans être codifiée  de façon formelle possède quelques caractéristiques essentielles.
Une attitude qui passe d’abord par la pratique d'instruments de musique (guitares essentiellement, batterie, plus rarement claviers) par processus d'imitation et d'identification. En général, on apprend sur le tas. Sur le plan musical, la relative simplicité rythmique et mélodique des premiers tubes des Beatles (From Me To You, I Want to Hold Your Hand, Please Please Me etc) risque d’occulter l’essentiel : les Beatles forment un vrai groupe et génèrent un « son » jamais entendu auparavant, quelque chose de noisy mais aussi de très mélodique, qui puise aux meilleurs sources de la musique populaire américaine mais aussi des traditions musicales britanniques. Les Beatles composent en autodidactes leurs propres morceaux dès 1963 (le duo Lennon/McCartney, mais aussi George Harrison, qui a longtemps été sous-estimé), chantent à l’unisson et dégagent sur scène une énergie extraordinaire. Les textes sont simples et accessibles aux adolescents, non sans quelques sous-entendus et phrases à double sens. L’évolution musicale entre 1963 et 1968 apparaît tout à fait singulière dans l’histoire des musiques populaires. Loin de rester figé dans un style, le groupe se nourrit de toutes les influences, qu’elles soient musicales, esthétiques, poétiques et parvient en un peu plus de cinq ans à écrire une œuvre devenue universelle, un classique du second XXème siècle. Le tournant se situe au milieu des années 60 avec la chanson Yesterday (en 1965), qui tranche avec les précédentes productions rock. On peut certes souligner le travail effectué en studio par l’ingénieur du son Geoff Emerick (dans un livre passionnant, En studio avec les Beatles) et par le producteur de Parlophone George Martin ; on peut rappeler l’ambiance exceptionnelle qui réglait dans le Swinging London des mid-sixties, mais cela n’enlève rien au génie créatif du groupe qui se manifeste, tout particulièrement entre l’album Revolver en 1966 et l’album Abbey Road en 1969.  
Il existe aussi une part de révolte juvénile peu politisée (au sens classique du terme) mais nettement dirigée contre certaines valeurs du monde adulte. Il ne faut pas négliger de ce point de vue les manifestions d’excentricité vestimentaire et comportementale. Au début de leur carrière, les Beatles sont des rockers a priori peu fréquentables mais une série de rencontres modifie leur apparence : en 1961 avec Brian Epstein, jeune notabilité locale à la tête du plus grand magasin de disques de Liverpool ; en 1962 avec Astrid Kirchherr une étudiante des Beaux-Arts amie de Stuart Sutcliffe à Hambourg ; en 1962 encore avec George Martin, directeur artistique de Parlophone, petite filiale de la multinationale EMI. Ces personnages très disparates vont « polir » (sinon policer) l’image et le son des Beatles : nouvelle coupe de cheveux et costumes sur mesure, qualité inédite des enregistrements faits en studio à partir de 1964. Mais à partir de 1965, les Beatles sont entrainés dans le tourbillon du Swinging London, ils suivent les modes ou les initient, font un usage de plus en plus immodéré de stimulants et/ou de drogues (cigarettes, alcool, amphétamines, cannabis).


La Beatlemania, phénomène anglais, britannique européen, occidental, mondial ? (non, pas encore intergalactique !)
La dynamique du succès relève de problématiques économiques, sociales et culturelles qui relèvent du champ occidental : médiatisation, massification au début des Trente Glorieuses, sur le modèle de croissance américaine. Il y a aussi des spécificités britanniques, ainsi la culture prolétaire du nord de l’Angleterre, l’humour scouse un peu distancié. En fait, les Beatles sont nés dans une partie de l’Europe ouverte sur le grand large (Liverpool, siège de la Cunard avec ses liens transatlantiques) ainsi que sur l’Europe du nord hanséatique. De fait, les Beatles font leurs débuts à Liverpool mais aussi dans les clubs de Hambourg (alors qu’ils ont encore mineurs, ils jouent dans les boites du Reeperbahn !), dans une atmosphère particulière de permissivité et de dépravation. Le succès fin 1962 et début 1963 est surtout évident dans le Nord de l’Europe. En 1963 le groupe fait une tournée en Suède (octobre), puis en en Irlande (novembre). En janvier 1964 les Beatles "font" l’Olympia (il est vrai en "vedette américaine" de Sylvie Vartan et Trini Lopez) et n’obtiennent qu’un succès de curiosité - puis en juin 64, ils triomphent au Danemark, aux Pays-Bas).
Dès l’été 64, la dimension mondiale du groupe est déjà incontestable : les Beatles jouent à Hong-Kong, en Australie, Nouvelle Zélande et surtout aux Etats-Unis. La résistance de l’Europe latine est toute relative puisqu’ils se produisent à Madrid et Barcelone les 2 et 3 juillet 65, en Italie aussi en juin 65, ainsi qu’à nouveau en France (au Palais des Sports de Paris).
A partir de là, on note une extraordinaire vague de création de groupes pop. Ceux-ci sont-ils majoritairement anglo-saxons ? On pourrait le croire en raison de la notoriété des groupes britanniques, les Who, les Kinks, les Rolling Stones, Pink Floyd ou américains comme les Byrds, le Jefferson Airplane, les Doors et bien d’autres. Mais si le rock est incontestablement un phénomène anglo-saxon, ce sont des centaines de groupes qui naissent dans toute l’Europe, imitant les Beatles ou les Stones. Ce sont des groupes de quartier, de lycée, de copains, dont peu évidemment deviendront célèbres car tel n’est pas nécessairement leur objectif. Phénomène social et culturel majeur : les jeunes achètent de plus en plus de disques mais aussi des tourne-disques et des transistors ; ils se procurent aussi des instruments de musique et notamment des guitares acoustiques et électriques ; ils s’habillent comme leurs modèles : les garçons portent des jeans, laissent pousser leurs cheveux, les filles portent des minijupes. Les frontières ne sont pas étanches et le phénomène touche aussi le bloc communiste de l’Est, à la fois fasciné et terrifié.
Il est certain que pour un certain nombre de jeunes Tchèques, Polonais, Hongrois ou Russes, le mouvement pop est d'emblée perçu comme une contre-culture fortement subversive, ne serait-ce que par son origine occidentale et par les grandes difficultés à y avoir accès. Malgré leurs extrêmes réserves et la censure généralisée, les autorités ne peuvent empêcher le mouvement pop de franchir le rideau de fer. Les disques, les photos, les journaux sont l'objet d'un marché noir florissant dès 1963-1965 et les 45 tours des Beatles constituent à Moscou, Prague ou Budapest une marchandise convoitée et largement négociable par les étrangers. La Tchécoslovaquie voit émerger au milieu des années soixante des dizaines de groupes beat (y compris des Red Beatles !) tandis que les observateurs sont frappés dès 1966 par les tenues vestimentaires des jeunes gens citadins. Les jeans, les magazines, les disques passent la frontière avec les touristes et les commerçants, les cheveux s'allongent malgré — ou à cause — d'une chasse policière aux "champignons", appellation locale des tignasses Beatles. En Pologne, le film Help (pourtant un gentil divertissement de Richard Lester mais Help signifie "au secours") devient un film-culte, alors que la réception des ondes de la BBC et de Radio Luxembourg, ainsi que des stations allemandes et françaises (Europe No 1 dont l'émetteur est en Sarre), des stations des forces américaines, mobilise les bricoleurs d'antennes et les radioamateurs. Le 22 avril 1967, les Rolling Stones sont probablement le premier groupe pop à jouer dans un pays du bloc socialiste. Ils se produisent à la Maison de la Culture de Varsovie, où seule la Nomenklatura a été invitée, ce qui provoque au dehors une émeute violente de plusieurs milliers d'adolescents frustrés.
Les dirigeants communistes — se sont-ils bien renseignés sur la réputation du groupe ?— prennent soudainement conscience du potentiel subversif de cette culture, et ne renouvelleront plus l'expérience avant longtemps. En août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie investissent Prague après le "printemps" libéral de Dubcek et sont médusées par ce qu'elles découvrent : des jeunes filles en minijupes, des jeunes garçons aux cheveux très longs et en jeans, la guitare à la main, chantant des airs pop. En quelques mois, Prague avait pris des allures de Swinging London, en somme s'était occidentalisée. Une évolution que la "normalisation" ne pourra jamais totalement arrêter. La même année 1968, les Beatles parlent de l'Union soviétique dans une chanson intitulée Back In the USSR qui connaît un énorme succès de Moscou à Vladivostok grâce au "recopiage" des musiques et des textes, aux disques plus ou moins piratés qui circulent dans le pays. Le système D est utilisé pour diffuser le rock hors des canaux officiels (qui le répriment) : enregistrements sur bandes magnétiques d’émissions de radio captées en grandes ondes, gravures de « flexidisques » que l’on peut facilement cacher sur soi et revendre à la sauvette. Même si les Beatles ne sont jamais allés en Union soviétique et même si la chanson n'est qu'une anodine parodie d'un vieux rock américain, Back In the USSR a largement contribué au développement d'une culture rock alternative dans la « patrie du socialisme ». Sur l’influence des Beatles dans le « bloc de l’Est » et singulièrement en URSS, il reste beaucoup à écrire !
La mondialisation du rock est en fait phénomène de masse qui dépasse très largement le cadre européen et occidental. Les Beatles et avec eux d’autres groupes pop célèbres parcourent les capitales du monde entier ; des dizaines de millions de jeunes gens ont des références communes, au-delà des frontières et d'une culture "nationale" apprise à l'école. Il ne s'agit pas seulement d'un avatar du marketing capitaliste. L'événement doit être appréhendé dans toute sa dimension historique et géographique, celui d'une transformation planétaire de la culture de masse. Même s’il paraît aujourd’hui iconoclaste d’y voir la cause principale de la chute du communisme (noyé non pas dans le Coca mais dans le rock’n’roll !), l’évolution des historiens est sensible sur ce sujet.
Quoiqu'il en soit, les jeunes français, anglais, allemands, qui commencent à se rencontrer dans les années soixante à travers les voyages linguistiques, les correspondances, les jumelages, n'ont pas à trouver les points communs entre Shakespeare, Molière et Goethe : la conversation peut naturellement se faire sur le dernier disque des Beatles, et toute la convivialité que cela suppose (guitares, chansons, émotions et souvent fumeries). A travers les disques, la télévision, la radio, le cinéma, la presse, les concerts et la mondialisation des communications et des échanges, les Beatles sont non seulement devenus des vedettes dans le monde occidental développé, mais aussi dans le Tiers Monde (les Beatles se produisent à Manille, sont célèbres dans toute l'Asie et l'Amérique latine, passent sur la radio officielle cubaine etc.) et dans les pays communistes européens. C’est vrai aussi dans l’Asie anglophone, ainsi Salman Rushdie parle-t-il dans ses livres du choc qu’a été à Bombay l’écoute de la pop music et des Beatles dans les années 60.


Les Beatles après les Beatles : une mémoire européenne ou une mémoire planétaire?
Il existe de toute évidence plusieurs mémoires du phénomène Beatles.
Les Beatles constituent d’abord une part de la mémoire britannique du second XXème siècle, sur le plan culturel et social. Les Beatles sont devenus une part du patrimoine de la culture britannique au sens le plus large, aussi bien le tourisme (Liverpool, Abbey Road), l’identité British (on associe sans difficulté Grande-Bretagne à Beatles autant qu’à Victoria, Churchill ou Oscar Wilde), la culture académique (manuscrits des Beatles sous verre à la British Library), dans parler bien sûr de la culture rock, dont ils sont les emblèmes. Ils sont aussi une part de la mémoire générationnelle des années 60/70, liée aux Beatles et à leur écoute. Ce sont des mémoires en strates mais plusieurs générations ont aimé successivement les Beatles, avec des phénomènes de transmission aux enfants voire aux petits enfants (les Beatles vendent toujours autant de CD, grâce à d'habiles campagnes publicitaires de re-masterisation !). Enfin une mémoire de la contestation est liée au phénomène Beatles ou post-Beatles. Il n’y a eu certes aucun engagement politique des Beatles jusqu’à leur séparation, mais plutôt des attitudes provocantes qui ne laissent pas indifférente la Nouvelle Gauche européenne. Mai 68 doit-il quelque chose aux Beatles ? Peut-être pas en France, mais en Europe et aux Etats-Unis, les Beatles ont incarné l’éveil de la jeunesse, sa prise d’autonomie face au monde adulte. C’est un refus culturel de l’héritage des adultes, celui de la guerre froide, de la guerre du Vietnam, du nucléaire, de la société de consommation de masse. Une contre-culture, en somme. Quand on y réfléchit, dit aujourd’hui (Sir) McCartney, le monde était un endroit plus bourgeois avant que les Beatles n’arrivent (…) je crois qu’on a libéré beaucoup de gens qui avaient des œillères, qui commençaient peut-être à vivre le vie que leur imposaient leurs parents ». Et George Harrison poursuit : Je crois que nous avons donné de l’espoir (…) qu’un jour ensoleillé allait arriver. Qu’il fallait prendre du bon temps, que l’on appartient qu’à soi-même et pas à l’Etat. » Quant à John Lennon, il estime que les Beatles furent« une sorte de religion » et les concerts pop de la fin de la décennie la création «d’une nouvelle église », celle de l’espoir, de la vérité et de la paix. John Lennon est devenu un véritable mythe de la contre-culture, entre 1967 et 1975 et son influence a été forte sur toute la génération post-68. De 1966 à 1970, Lennon parvient à se libérer de l'emprise des Beatles pour incarner avec son épouse Yoko Ono, une artiste japonaise d’avant-garde, tous les rêves et les illusions, les contradictions aussi de la fin des années soixante. Lui-même se définit en 1970 comme un "héros de la classe ouvrière", assumant ainsi son statut de vedette issue du peuple. Le musicien des Beatles est plus que tout autre conscient d'avoir changé la nature de la culture de masse. Il comprend aussi — la chanson Revolution, qu’il chante avec le groupe, le proclame dès 1968 — que la musique pop n'a décidément pas vocation à changer le monde, mais qu'elle peut changer les mentalités. Il multiplie à la fin des années 60 et au début des années 70 les happenings situationnistes (le bagism, les bed-in etc), destinés à déstabiliser l’Establishment et le monde bourgeois. En vain ?
Depuis sa mort brutale en 1980, assassiné à New York par un déséquilibré, Lennon est devenu le héros de plusieurs générations, celle des Swinging Sixties comme celle du pacifisme (« plutôt être rouge que mort ») des années 1980. La chanson Give peace a Chance (1969) est reprise en en 1985/86 dans les manifestations européennes contre les euromissiles puis en 1990/91 pour protester contre la guerre du Golfe. Le « mur Lennon » à Prague a été à la fin des années 1980 un lieu symbolique de la contestation du régime communiste. Lennon apparaît ainsi comme le chantre d’une conscience planétaire, qui préfigure aussi toute une génération rock impliquée dans des causes universelles comme la paix, la lutte contre les famines et la guerre (ainsi le Band Aid en 1985).
Il semble bien en conclusion que les Beatles soient au fond les représentants les plus emblématiques d’une jeunesse européenne – plus à notre sens que spécifiquement britannique – qui a voulu prendre en main le monde de l’après-guerre et lui donner finalement une nouvelle direction. On peut noter le refus de s’enfermer dans une logique de guerre froide, le refus aussi d’adhérer à la fois au socialisme (dans les pays socialistes, le rock est banni comme avatar décadent du capitalisme) et à ce que le libéralisme offre de plus conformiste et de plus trivial – la société de consommation, qui est finalement critiquée et rejetée à travers le mouvement psychédélique et hippie. Face aux Etats-Unis, l’attitude est ambivalente, mélange de fascination pour la culture de masse américaine (et notamment ses musiques populaires) et de rejet d’un certain nombre d’évolutions, tout particulièrement la guerre du Vietnam, qui est à partir de 1965 au cœur de la révolution rock dans le monde anglo-saxon.


En grande partie grâce aux quatre jeunes gens de Liverpool, la musique rock a durablement et profondément transformé la culture du monde occidental, bien au-delà de ses bases géographiques britanniques et américaines. Une "révolution culturelle" a bien eu lieu, mais sur le plan historique, il faut nettement distinguer la « vieille Europe » de la jeune Amérique. Aux Etats-Unis, le rock est devenu une part du mythe américain, tout autant qu’un pan de l’histoire américaine, assumé et revendiqué, avec ses héros et ses martyrs, ses leaders et ses troupes de fans. « Etre américain, écrit Leslie Fiedler, l’auteur du Retour du peau-rouge (1971), à la différence d’être anglais, français ou quoi que ce soit d’autre, consiste précisément à s’inventer un destin plutôt qu’à l’hériter, puisque nous avons toujours été, dans la mesure où nous sommes américains, habitants non pas de l’histoire, mais du mythe…»

 

 

 

 

 

 

 

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