Le beau mois de mars est celui du début de printemps 1968, celui de tous les possibles. Selon Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde du 15 mars, "les Français s'ennuient", "la jeunesse s'ennuie" et "De Gaulle s'ennuie" et d'ailleurs "un pays peut aussi périr d'ennui" conclut-il. Le pays ne va pourtant pas trop s'ennuyer dans les deux mois qui viennent. A vrai dire, l’histoire a surtout retenu - en France - la date du 22 mars, où les manifestations étudiantes à Nanterre ont pris de façon spontanée un tour insurrectionnel (on a même parlé de spontanéisme !). Une manifestation de plusieurs centaines d’étudiants– ils étaient en fait au moins 300– s’y déroule pour protester contre l’arrestation de militants ayant saccagé, deux jours plus tôt, les locaux d’American Express, symbole supposé de l’impérialisme yankee. La nuit qui suit est chaude : 142 « enragés » occupent la salle du Conseil de la Faculté, dont un certain Daniel Cohn-Bendit. Il faut peut-être rappeler ce qu’était en 1968 l’université de Nanterre, construite dans le contexte particulier des années 1960. En effet, La massification de l'enseignement universitaire est une réalité sociologique et démographique. De 134 408 en 1950, le nombre des étudiants passe à 326 311 étudiants sur l'ensemble du territoire pour la rentrée de 1963/1964 selon le recensement de l'Education nationale. L'université de Paris se voit dans l'obligation de délocaliser une partie de ses enseignements en raison de l'exiguité de ses locaux, d'un fort urbanisme au Quartier latin et du prix de l'immobilier en hausse. Le Premier ministre G.Pompidou suit personnellement le projet et le ministre de l'Education nationale, Christian Fouchet, pose la première pierre du futur ensemble universitaire de Nanterre-La Folie le 5 novembre 1963. Dès le 2 novembre 1964, la faculté des Lettres et de Sciences humaines de Nanterre est officiellement ouverte, d’abord au rang d'annexe de la prestigieuse Sorbonne, le tout au milieu d’un grand chantier qui jouxte les bidonvilles et les HLM de Nanterre (les derniers bidonvilles disparaissent au début des années 70).
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Le succès de Nanterre, qui applique une pédagogie jugée plus « moderne » qu’à Paris, est rapide : la population étudiante, de 5000 étudiants en 1965, est de 14500 en 1968. On y croise aussi quelques universitaires qui passent pour des pionniers de la nouvelle institution, ainsi Pierre Grappin, René Rémond, Paul Ricœur, Alain Touraine, Emmanuel Levinas…La cité universitaire est aussi dotée d’une résidence étudiante, pas vraiment mixte. Ainsi le 29 mars 1967, 60 étudiants décident d'investir un des pavillons réservés aux étudiantes car les jeunes filles ont le droit d'accéder au bâtiment des garçons… mais l'inverse est interdit par le règlement. Le doyen Pierre Grappin fait appel aux forces de l'ordre. Cernés par la police, plusieurs dizaines d’étudiants occupent les locaux pendant une semaine, nourris par les étudiantes. Après de longues tractations, ils obtiennent le droit de se retirer du pavillon des filles sans donner leur identité et avec l'engagement qu'il n'y aura ni poursuites, ni sanctions, ce qui n'est pas le cas (29 étudiants sont exclus du CROUS et donc de leur chambre de Nanterre). Le 8 janvier 1968, Cohn-Bendit interpelle François Missoffe, le ministre de la Jeunesse et des Sports, qui inaugure la nouvelle piscine de Nanterre, sur son "livre blanc sur la jeunesse" (en 1966, le ministre a lancé une vaste consultation de la jeunesse avec pour objectif la réalisation d'un Livre blanc pour une politique globale de la jeunesse) :
— Monsieur le ministre, j’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes. Après quelques répliques assez sèches de part et d’autre, le ministre s’échauffe : — Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine. — Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlériennes réplique Cohn-Bendit avec son sens modéré de la répartie ! Ce bref « dialogue » au bord d’une piscine universitaire est resté dans la mémoire collective comme un des signes annonciateurs de Mai 1968 selon l’historien Laurent Besse [Histoire@Politique 2008/1 (n° 4) « Un ministre et les jeunes : François Missoffe, 1966-1968 »]. Dans son (célèbre après coup) article du 15 mars, P.Viansson-Ponté commente les événements de la "piscine" en ces termes : "Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique, en Algérie, au Japon, en Amérique, en Egypte, en Allemagne, en Pologne même. Ils ont l'impression qu'ils ont des conquêtes à entreprendre, une protestation à faire entendre, au moins un sentiment de l'absurde à opposer à l'absurdité, les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d'Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l'homme". Tout concourt en fait à assurer à l’épisode anecdodique une belle postérité : le cadre, l’université de Nanterre, l’un des futurs leaders de 68 qui se nomme Daniel Cohn-Bendit et enfin le sujet de l’altercation, la sexualité des jeunes, qui ne peut que rencontrer un certain succès alors que s’est imposée l’idée – en partie fausse - que Mai 1968 a d’abord été une révolution des mœurs. Quoi qu’il en soit, le second protagoniste de l’incident, le ministre Missoffe, n’a pas atteint la notoriété de Daniel Cohn-Bendit : il ne reste de son passage au ministère que cette altercation édifiante !
En effet, comme l'a souligné Le Monde, ce n'est pas en France que l’agitation de ce mois de mars est la plus importante. Il y a en d’importants troubles en Italie, dans l'Espagne franquiste, des manifestations dans certains pays communistes de l’Est (Pologne, Tchécoslovaquie), des problèmes au Japon (l'université de Nichidai à Tokyo) ainsi que l'organisation d'une grande marche à Londres sur l’ambassade américaine à Grosvenor square. Le mai-68 italien débute le 1er mars avec la marche des étudiants romains vers la faculté d’architecture, qui se termine par de violents affrontements avec la police ainsi qu’avec les néo-fascistes : 200 blessés dont…147 policiers dans ce que l’on a appelé la bataille de Valle Giulia.
Sur ces événements, le cinéaste et écrivain/poète Pier Paolo Pasolini publie dans L’Espresso un long poème devenu célèbre, intitulé « Il PCI ai giovani » (Le PCI aux jeunes !!), pas vraiment favorable aux gauchistes. Quelques extraits choisis :
Maintenant, les journalistes du monde entier (y compris ceux des télévisions) vous lèchent (comme l’on dit encore dans le langage universitaire) le cul. Pas moi, mes chéris. Vous avez des gueules de fils à papa. Je vous haïs, comme je hais vos papas. Bon sang ne saurait mentir. Vous avez le même œil méchant. Vous êtes craintifs, incertains, désespérés (très bien !) mais vous savez aussi comment être arrogants, des maîtres chanteurs sûrs et effrontés : prérogatives petites-bourgeoises, très chers.(…) Lorsque hier, à Valle Giulia, vous vous êtes battus avec les policiers, moi, je sympathisais avec les policiers. Car les policiers sont fils de pauvres. Ils viennent de sub-utopies, paysannes ou urbaines.
Jusqu’au 12 mars l’Université romaine est fermée, comme d’ailleurs un certain nombre de facultés des Beaux-Arts. Les étudiants n'ont que faire des saillies pasoliniennes et l’agitation gagne la plupart des villes, Pise, Milan, Florence, Naples, Venise, Catane, Palerme, sous la direction idéologique des « gardes rouges » (maoïstes) et des situationnistes (les Uccelli) et s’étend aux lycées. Le 16 mars ont lieu à nouveau de violents heurts à Rome, où près de 5000 manifestants protestent devant l’ambassade américaine puis manifestent Piazza di Spagna, haut-lieu de rassemblement des contestataires. Quittons l’Italie pour l’Angleterre. Le 17 mars 1968, une grande marche sur l'ambassade des Etats-Unis réunit au moins 10 000 personnes à Grosvenor Square et se termine par une charge violente des policiers à cheval et par 200 arrestations et près de 100 blessés. Le même mois, des étudiants gauchistes de Cambridge tentent de renverser l'automobile transportant Denis Healey, le ministre de la Défense, ce qui fait la Une de tous les tabloïds. Le Swinging London se radicalise - en particulier au sein de la prestigieuse LSE, dont est issu un certain Mick Jagger et dans l'Anti-University de Londres, créée en novembre 1967 - mais c'est aussi le cas de la plupart des universités britanniques depuis le début de l'année, celles d'Essex, du Sussex, de Birmingham, de Leicester, d’Edimbourg. En Angleterre, c'est le philosophe Bertrand Russell (War Crimes in Vietnam, 1966) qui porte et incarne un mouvement qui se veut pacifiste et anti-américain et qui dénonce sans relâche les crimes perpetrés en Asie du Sud-Est. Si on réfléchit à ce stade aux racines de mai-68 dans le monde, il est assez évident que le principal catalyseur n'est pas le refus de la société de consommation ou l'absence de liberté sexuelle mais bien la guerre du Vietnam et cela depuis le milieu des années 60. A l’automne 1964, le Free Speech Movement de Berkeley est à l’origine du Vietnam Day Commitee. Et au début 1965 commencent les premières manifestations sur Washington organisées par le SDS (Students for a Democratic Society) créé en 1962. A l'été 1965, les premiers « teach in » sont tenus à Oxford et à la « London School of Economics » et à l’été 1966, Bertrand Russell lance avec Jean-Paul Sartre le Tribunal sur le Vietnam qui se réunit en mai 1967 à Stockholm en séance plénière pour condamner les crimes de guerre américains.
Toujours en mars 1968, la fermeture de l’Université de Séville entraîne une agitation à Madrid, Saragosse et même à l’Université de l’Opus dei de Navarre à Bilbao ! Et pour être complet, n’oublions pas que le mois de mars est aussi celui du « printemps de Prague », un printemps qui a débuté en fait en plein hiver avec l’accession d’Alexander Dubček au pouvoir en janvier (le président très stalinien Novotny démissionne, lui, le 30 mars). L’onde de choc atteint les étudiants polonais et le 19 mars, une grève et l’occupation de l’Ecole polytechnique de Varsovie font craindre à Moscou une extension du printemps libéral. Quelques semaines plus tard, Dubček va franchir le rubicond et annoncer des mesures de démocratisation de la vie politique et de restauration de certaines libertés. On connaît la suite.
Chaque mois de cette année 1968, il est de coutume de terminer la chronique par la bande-son (et les films, éventuellement) qui ont marqué la période. Je retiendrai deux documentaires tout à fait dans l’air du temps, A bientôt, j'espère de Chris Marker et Mario Marr qui relate la grève dans l'usine de textiles Rhodiaceta de Besançon, en mars 1967, au travers des témoignages des ouvriers et Black Panthers d’Agnès Varda, moyen métrage sur le mouvement radical afro-américain - rappelons que les dirigeants des Black Panthers ont été arrêtés en janvier 1968 à San Francisco.
Côté musique, le grand tube (posthume) est probablement Sittin' On The Dock Of The Bay d’Otis Redding qui devance d’abord Lady Madonna, mais la chanson des Beatles prend l’avantage à la fin du mois de mars et se classe notamment No 1 en Angleterre. Ce qui marche aussi très fort dans toute l’Europe (No 1 en France début mars), c’est le "slow" Nights in White Satin des Moody Blues. En France, l’histoire de Bonnie & Clyde semble monopoliser le hit-parade du mois, avec une chanson de Johnny (pas mal) et une autre (bien meilleure) de Serge Gainsbourg, associé pour l’occasion à l’une de ses muses de l’époque, Brigitte Bardot (et un « clip » d’anthologie que j’inclus en guise de conclusion dans ce billet!).