MAI 68

1. Février 1968 

C'est donc parti pour une année de "commémorations" ou simplement de souvenirs relatifs à l'année 1968, voici déjà un demi-siècle. Chaque mois je publierai une chronique des événements, en insistant tout particulièrement sur la bande-son de cette année fertile en rebondissements. En introduction et pour se mettre dans l'ambiance du début février 1968, les actualités (cinématographiques) donnent le ton - plutôt dramatique - de ce qui reste l'un des déclencheurs de mai-68 dans le monde, la guerre américaine du Vietnam. En effet, le début de l'année est marqué par l'offensive du Têt menée par le Vietcong et qui va relancer l'agitation dans les campus universitaires. Le 18 février 20 000 manifestants défilent dans le centre de Berlin-Ouest, avec de nombreux drapeaux du FLN et des drapeaux rouges, derrière des portraits de Hô Chi Minh, Che Guevara, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Il y a d'ailleurs 300 Français accueillis par le SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund), l'un des mouvements emblématique de la Nouvelle Gauche allemande. Des manifestations antiaméricaines se déroulent également à Fribourg, Hambourg, Munich, Brême, Duisbourg, Kiel, Bochum, Francfort, Bonn, largement relayées par les médias officiels de la RDA. En réaction, trois jours plus tard, une contre-manifestation intervient toujours dans le centre de Berlin-Ouest, à l'appel des autorités municipales, des partis et du président des syndicats berlinois. En France aussi se déroulent le 21 février 1968 plusieurs manifestations contre la guerre du Vietnam, avec un cortège au quartier latin et des affrontements devant l'ambassade du sud Vietnam (où se trouvent des élèves du lycée Louis-le-Grand, un tract ayant été ronéotypé à cet effet). De toute évidence, un certain nombre d'éléments sont déjà en place pour comprendre le "mouvement du 22 mars" à Nanterre et ses suites printanières : interpellation par Daniel Cohn-Bendit du ministre François Missoffe (en janvier) sur la liberté sexuelle dans les campus, manifestations conjointes d'ouvriers et étudiants (à Caen fin janvier, à Bordeaux le 11 février), mobilisation de plus en plus forte contre la guerre du Vietnam, notamment sous l'impulsion des CVL (Comités Vietnam Lycéens). Déjà le 20 janvier, un lycéen de seconde à Condorcet (Paris), Romain Goupil (voir plus bas son interview par Marguerite Duras en mars pour l'émission Dim Dam Dom !) a été exclu de son établissement après avoir organisé des Comités d'Action lycéens et appelé ses camarades à la grève...L'enjeu n'est pas ici la guerre du Vietnam mais la lutte contre une administration scolaire jugée répressive («Des profs, pas des flics» «Lycées casernes») et un pouvoir qui veut établir la sélection à l'entrée en seconde et à l'université. "Notre rôle c'est de faire la révolution en France" assène Goupil, bravache, à une Duras un peu perplexe mais aussi séduite.

Appel de l'UNEF et Tract de Louis-le-Grand

 

L'agitation scolaire et universitaire apparaît déjà mondialisée en ce mois de février 1968. Peut-être anecdotique, mais très commentée par les historiens nord-américains, l’Association des étudiants de l’Université de Moncton (en Acadie, c'est le berceau du revival acadien) organise une grève qui durera deux semaines afin de protester contre la hausse imminente des droits de scolarité. Au cours de la même semaine, un groupe d’étudiants organise une manifestation en faveur du bilinguisme au niveau municipal ; environ 2000 personnes – surtout des étudiants et des élèves du secondaire – défilent devant l’hôtel de ville durant une réunion du conseil pour réclamer au maire Leonard Jones la reconnaissance officielle de leur langue par la ville, à 40 % francophone. Lire Le « moment 1968 » et la réinvention de l'Acadie, de Joel Belliveau, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2014).

Grève étudiante à Moncton (Acadie, février 1968)

Pour les autres actualités marquantes de ce début du mois de février, on notera l'inauguration de la somptueuse Ambassade de RFA à Paris rue Marbeau dans le 16ème arrondissement par le président de la République fédérale et le général de Gaulle, l'ouverture à Grenoble par André Malraux de la première Maison de la Culture, que le ministre présente avec son habituel sens des formules : "La culture doit être gratuite" car c'est "l'autodéfense de la collectivité" et "l'héritage de la noblesse du monde". Toutefois, la question qui agite les milieux intellectuels en ce mois de février 1968 est l'affaire Langlois, du nom de l'emblématique directeur de la Cinémathèque, démis de ses fonctions par le même Malraux pour d'obscures raisons d'influence de l'Etat dans le CA de l'institution, privée mais subventionnée. Episode oublié de 68, l’affaire de la Cinémathèque française sert pour certains historiens de répétition générale et de déclencheur aux événements de mai. Depuis 1936, la Cinémathèque est incarnée par Henri Langlois et son éviction provoque une fronde, menée notamment par François Truffaut mais ausi par une bonne partie de la presse. Les Cahiers du cinéma deviennent le lieu de la résistance à l'arbitraire gaullien et malrucéen. Le cinéaste Claude Chabrol déclare aux journalistes le 12 février : "Ce sera une guerre totale. Et nous sommes sûrs de la gagner." Combat titre : "Le mythe Malraux a assez duré." Le 14 février, c'est la "journée des matraques" : trois mille personnes se regroupent sur l'esplanade du Trocadéro et se dirigent vers la salle de la Cinémathèque au Palais de Chaillot. Bloqués par la police, les manifestants contournent le bâtiment mais sont chargés très violemment par la police : on soigne Truffaut blessé sous un porche, Bertrand Tavernier a le visage en sang, Jean-Luc Godard perd ses célèbres lunettes avant de donner le signal de la dispersion (voir le film Le redoutable de Michel Hazanavicius, qui fait cependant l'impasse sur l'épisode de la cinémathèque). Le 16 février, lors de la conférence de presse du Comité de défense de la Cinémathèque qui réunit entre autres Godard, Renoir, Rivette, Signoret, le cinéaste Jean Rouch conclut sur ces mots prémonitoires : "Une révolution culturelle est en train de commencer." Si La Chinoise de Godard, sorti en 1967, peut préfigurer les débats - souvent oiseux dans ce film - de mai-68, la production cinématographique de février 1968 n'incite pas à la révolution, mais plutôt au farniente (Alexandre le bienheureux d'Yves Robert avec Philippe Noiret) ou à la gentille transgression (l'insipide Manon 70, adaptation "moderne" du roman de l'abbé Prévost avec les très glamourous Sami Frey et Catherine Deneuve).

Toujours dans le registre culturel, ce sont aussi en février les obsèques du peintre et illustrateur d'origine japonaise Foujita qui donnent lieu à la célébration quasi nationale d'un artiste qui a débarqué en France en 1913 et qui s'est révélé depuis les années folles de Montparnasse être l'un des grandes figures - inclassable - de l'art contemporain. Et Fujita a toujours aimé le timbre-poste...ce qui me le rend sympathique.

En réalité, l'événement principal de cette période, celui qui mobilise la presse, la télévision et la radio - et dont j'ai pour ma part des souvenirs très précis - ce sont les Jeux Olympiques de Grenoble. La France gaullienne parade à l'occasion de cet événement qui semble aussi propulser les Alpes dans la modernité, avec le village olympique qui ressemble aux grands ensembles des banlieues française, les nouvelles stations "intégrées" et largement bétonnées. Ce sont les Jeux emblématiques des Trente Glorieuses gaulliennes. La France n'avait pas accueilli les JO depuis 1924, à Paris et Chamonix, elle rattrape donc son retard. Les jeux sont sponsorisés par le groupe Total et le triomphe tricolore est total lui aussi. Jean-Claude Killy rafle les trois médailles d'or du ski alpin, non sans avoir longtemps cru au bronze en slalom spécial dans un épais brouillard, un certain 17 février. Après une longue attente (interminable devant le poste de TV, où l'on a rien vu de la course), des réclamations sont déposées et les deux concurrents, Hakon Mjoen et Karl Schranz sont disqualifiés pour avoir manqué deux portes... et ne pas l'admettre sportivement. Succès aussi des skieuses, Marielle Goitschel, Annie Famose...C'est vraiment étonnant de voir aujourd'hui des images de Killy, en particuler en slalom, virevoltant comme une anguille entre les portes avec des skis de bien plus de 2 mètres, très étroits et rigoureusement paralèlles (des Dynamic VR17?), sur une neige mal damée et chaussé de...grolles de montagne en cuir et crochets montant à peine à la cheville. Et bien son style est parfait, très esthétique et jamais égalé. Hugues Aufray en mal d'inspiration a dédié au champion Killy une (mauvaise) chanson, qui eut son petit succès en 1967 mais surtout en février 1968 :

On dit qu'le p'tit Killy la nuit où il naquit
Dans son berceau bondit et poussa un grand cri
Moi veux faire comme papy, moi veux sortir du lit
Toutoune gentil gentil voudrait p'tite paire de skis
Le père Killy ravi d'un p'tit tonneau lui fit
Une paire de planches et dit :
Allez, vas-y, mon p'tit !

Va doucement, c'est tout bon,
C'est tout bon, bon, bon
C'est tout bon
Killy, c'est bon,
C'est bon, c'est tout bon
Va doucement
C'est tout bon. (etc.)

 

Pour rester - et finir - sur la bande-son de ce mois de février 1968, le 45 tours No 1 des charts aux Etats-Unis (mais je crois aussi en Grande-Bretagne, en France et en RFA) ne souffre d'aucune concurrence : c'est Hello Goodbye/I'm The Walrus des Beatles. Et c'est aussi début février que le groupe entre aux studios d'Abbey Road pour enregistrer quatre nouveaux titres (Lady Madonna, The Inner Light, Hey Bulldog et Across The Universe), avant de partir - ainsi que leurs épouses/compagnes et quelques amis comme Donovan - suivre un "stage" de méditation auprès du Maharishi Mahesh Yogi dans l'ashram de Rishikesh, au pied de l'Himalaya. Tout ou presque a été écrit sur cette expérience initiatique qui relevait en partie de la supercherie, mais qui a de toute évidence stimulé la créativité des Beatles (le double album blanc de 1968 en témoigne). Et du jour au lendemain, l'Occident semble découvrir avec les Beatles la méditation, le yoga et la philosophie orientale !

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