De la démocratie "directe"

La période actuelle interpelle...

La période actuelle interpelle bien entendu l’historien, qui connaît un peu ses classiques - des émeutes et des jacqueries de l’époque médiévale aux pavés de mai-68 - mais qui est aujourd'hui confronté au phénomène des « gilets jaunes ». Une couleur déjà très inédite en politique, contrairement au blanc, au bleu, au rouge et au noir : Michel Pastoureau a du pain sur la planche! Le jaune fluorescent n'est d'ailleurs pas la seule forme nouvelle d'un mouvement protéiforme, lequel fédère sur des ronds-points (tout un symbole périurbain, qui fait de la France le champion du monde avec 30 000 giratoires !) une coalition de mécontents, qu'on ne peut réduire à un quelconque poujadisme/populisme ou à une nouvelle forme de nationalisme (le mouvement rassemble certes une fraction de l'électorat RN mais agrège aussi des sensibilités d'extrême-gauche) et encore moins à des factieux ou des casseurs, très minoritaires et opportunistes. Alors quoi ? N'est-ce pas l'anarchiste Proudhon qui disait sans détour : « L’État, par l’impôt proportionnel, se fait chef de bande. (...) C’est lui qu’il faut traîner sur le banc des cours d’assises. » D.Cohn-Bendit - qui ferait bien de lire les inscriptions et grafittis laissés par les "gilets jaune" - schématise à sa façon le mouvement : « En 1968, on se battait contre un général au pouvoir. Les “gilets jaunes”, aujourd’hui, demandent un général [de Villier] au pouvoir ». Par "on" , il faut entendre des étudiants majoritairement issus de milieux aisés.

La réalité politique et sociale du moment est celle d'une profonde colère populaire contre les taxes, les injustices fiscales et territoriales, le mépris (supposé) d'un pouvoir exécutif coupé du quotidien et des classes moyennes/populaires, le déclassement social et la baisse du pouvoir d'achat. Des logiques contradictoires sont à l'oeuvre, entre le constat d'un abandon des services publics et le souhait de payer moins d'impôts et de taxes, entre l'urgence écologique et les sollicitations impérieuses de la consommation de masse, entre l'individualisme des comportements et la recherche d'un souffle collectif. Et comme souvent en France, le fossé se creuse entre Paris et la province, entre les grandes villes et les territoires ruraux, même si les réalités sont bien plus complexes. Bien des centres-villes en France sont pauvres et délaissés, tandis que certains territoires ruraux ou périurbains abritent une richesse insoupçonnée. Le peuple, qu’on a si volontiers dans l’histoire méprisé, sous-estimé, dévalorisé en « vile multitude », en « populace » ou en « classes dangereuses » ne s’est jamais durablement endormi dans notre pays. Les hommes politiques semblent un peu loin des réalités mais ils savent par expérience que tout peut rapidement dégénérer. La crise sociale, comme tant d'autres, va probablement se résorber par des concessions et des compromis du pouvoir mais le mal est profond et s'inscrit dans une durée historique longue. Curieusement, les médias invitent beaucoup les historiens (et les géographes) à s'exprimer, à donner leur sentiment. On a pu lire ainsi dans la presse des analyses assez fouillées de Pierre Rosanvallon, de Quentin Deluermoz, de Pierre Vermeren. Celle de Pierre Vermeren dans Le Figaro du 19/12 retient l'attention avec l'idée que les ronds points sont le symbole de la "France moche" et l'emblème du "malaise français" et des nouvelles fractures sociales et territoriales.

Michel Winock considérait dans La France politique qu’il y a  plus généralement un "cas français" : la crise serait en France un mode de fonctionnement normal, avec une tendance chronique à l'instabilité politique. La longévité de quelques républiques (la IIIème et la Vème) ne contredit pas vraiment ce constat.  C'est même une sorte de culture de "guerre civile" qui s'est enrichie de nombreux épisodes de révoltes, de rébellions et de révolutions. Quant à l’instabilité sociale, elle est bien antérieure à la Révolution française. Qu’on lise pour s’en convaincre Jean Nicolas, La rébellion française: Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789). L'historien y analyse la violence populaire dans ses dimensions libératrices, tout à la fois passéistes et novatrices. C’est d'abord la mobilisation pour le quotidien, pour la survie alimentaire, très souvent dirigée contre la fiscalité royale et seigneuriale, mais qui s'appuie sur d'autres enjeux moins immédiats, autour de certitudes et d'espérances et tout ce que recouvrent les mots dignité, liberté pour l'individu porté par le groupe, pour la collectivité réduite ou élargie. On a donné toutes sortes d'explications à cette tendance rebelle. Cela commence peut-être avec le César de la Guerre des Gaules, qui défend l’idée d’une sorte d'atavisme celtique de la division, une "gallicité" que Bismarck opposait très sérieusement au 19ème siècle à la discipline de la germanité. Et Renan en 1870 ne dit pas autre chose pour expliquer le traumatisme de 1870. Quant à Tocqueville il s’en désole franchement (en 1848), lui qui est à la recherche du "gouvernement définitif" post-révolutionnaire, comme aux Etats-Unis : « et voici la Révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. A mesure que nous allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit. Arriverons-nous, comme nous l’assurent d’autres prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent ai cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer ». "Battre la mer", jolie métaphore de la culture politique française à la recherche de l'horizon indépassable de d'égalité, de la liberté et de la fraternité. Ce qui ne va pas sans clapotis ni quelques chavirages, ne soyons pas trop naïfs ou utopiques. Et au coeur de ces grands principes issus des Droits de l’Homme et du citoyen, il y a la question centrale de la légitimité du pouvoir, lequel pouvoir est censé représenter le peuple, dans le cadre (consensuel?) d’une démocratie parlementaire. Comme le montre bien Pierre Rosanvallon (Le parlement des invisibles), la légitimité devient aussi de nature morale : on juge la qualité de l'action, la fidélité aux promesses et l'onction électorale est devenue en grande partie une fiction (y compris d'ailleurs sur le plan statistique si l'on se réfère aux dernières élections présidentielles!). Il faut d'urgence penser, dit Rosanvallon, à de nouvelles formes de représentations dans un "nouvel âge du social et de la représentation démocratique". Quentin Deluermoz parle du symtôme "d'épuisement démocatique". Alors que faire ? Un nouveau pacte républicain ? Une nouvelle constitution ? Ou un n-ième replâtrage ?

Et pour finir cette chronique, revenons à 1848, cette révolution trop oubliée des manuels d'histoire.

Le 25 février 1848, les délibérations du Gouvernement provisoire (curieuse forme d’exécutif provisoire « en révolution »  à 11 têtes, dominé sans l’être vraiment par le poète Lamartine et présidé par un vieux notable républicain, Dupont de l'Eure) se voient sans cesse interrompues par l’arrivée de délégations populaires désireuses de témoigner leur soutien au nouveau régime, d’obtenir la reconnaissance de leurs exploits dans les récents combats de rue ou encore d’inciter les nouveaux législateurs du pays à adopter telle ou telle mesure. Cet exécutif révolutionnaire a une faible légitimité car ce sont seulement des personnalités acclamées à l’hôtel de Ville de Paris et non élues. Et quand bien même elles seraient élues, le peuple veut des résultats concrets, et fissa. La pression de la rue et des citoyens (et non plus sujets) est donc constante et concerne tous les sujets, des plus universels aux plus triviaux : la peine de mort, l’abolition de l’esclavage mais aussi le droit au travail et les difficultés de la vie quotidienne, très précaire en raison de la crise économique qui sévit depuis 1846.

Garnier-Pagès, le maire de Paris au début de la révolution de février, a dressé le portrait saisissant d'un obscur ouvrier ménanicien, à l’origine de la plus remarquable de ces interventions,  dans son Histoire de la Révolution de 48. L’ouvrier Marche, c'est son nom, énonce ainsi les principales revendications ouvrières dont il se dit le porte-parole : «L’organisation du travail, le droit au travail garanti et le minimum assuré pour l’ouvrier et sa famille en cas de maladie».

« … M. Marche, homme vigoureux, ouvrier, s’autorisant d’une prétendue délégation et servi par sa force physique, parvient à s’ouvrir un chemin. Il se présente seul devant le Gouvernement provisoire. Excité par le tumulte, par les efforts qu’il vient de faire, par sa démarche même, l’œil en feu, la voix haute, frappant le parquet de la crosse de son fusil, il remet une pétition et il s’écrie : “Citoyens, l’organisation du travail, le droit au travail dans une heure ! Telle est la volonté du peuple. Il attend!”… »

Comme le soulignent Maurizio Gribaudi et Michèle Riot-Sarcey, les auteurs de "1848, la Révolution oubliée" (La Découverte, 2008) "Plus de trente ans d’expérience ouvrière sont concentrés dans ce moment historique de confrontation. Le premier résultat des combats de février est d’avoir sorti le mouvement ouvrier de la zone d’ombre dans laquelle il avait été jusqu’alors relégué, l’imposant au centre des débats". Les membres du Gouvernement provisoire expliquent à Marche qu’il est impossible d’apporter dans l’instant une réponse satisfaisante à une question aussi complexe. Marche paraissant insensible à leurs arguments, on lui demande s’il serait capable d’écrire ou de dicter les termes d’un décret convenable. Pris de court, l’ouvrier est sauvé par le socialiste Louis Blanc, qui l’emmène à l’écart afin de rédiger un véritable projet. Si la version initiale, où l’on retrouve les concepts et la terminologie chers à Louis Blanc, est vivement contestée par ses collègues modérés, la version finale engage bel et bien le gouvernement à « garantir l’existence de l’ouvrier par le travail ». Ainsi, à lui seul, un ouvrier presque anonyme a pu contraindre le tout nouveau gouvernement à s’engager en faveur d’une forme de république « démocratique et sociale », avec des conséquences à court terme telles que la création des Ateliers nationaux, dont la dissolution donnera lieu à l’insurrection de juin.

De fait les acteurs de cette forme de démocratie directe font pression sur l’exécutif provisoire et d’une certaine façon abolissent toute forme de séparation des pouvoirs : ils sont à la fois le peuple assemblé et le peuple qui impose ses décrets. Le tension devient impossible pour l’exécutif après les élections à la Constituante d’avril 1848 car il y a deux formes de légitimité : celle issue du vote (une assemblée conservatrice qui ne veut pas trop bousculer les équilibres sociaux) et celle issue de l’action révolutionnaire (un peuple démocrate et socialiste en attente de réformes profondes).

On assiste alors à une forme de suspension des pouvoirs qui intervient dramatiquement le 24 juin.
La commission exécutive de 5 membres inaugure en le 17 mai 1848 une collégialité qui resserre l’exécutif mais ne lui donne pas plus de légitimité dans la rue.  Du 24 au 27 juin, le général Cavaignac, un polytechnicien républicain, qui a déjà fait 1830 puis a contribué à coloniser l’Algérie dans les années 1830/40, devient une sorte de dictateur provisoire de la République, sous le titre rassurant de président du conseil des ministres, jusqu’à l’élection présidentielle (à laquelle il se présente d’ailleurs). Il écrase dans le sang la révolte ouvrière parisienne du 24 et 25 juin, suite à la fermeture des ateliers nationaux. Pas de quartier : les troupes de la garde nationale tirent sur le peuple barricadé. Le 26 juin, Hugo écrit à Juliettte Drouet : "J'ai usé mon mandat depuis trois jours pour concilier des cœurs et arrêter l' effusion de sang. J'ai un peu réussi. Je suis exténué de fatigue. [...] Enfin cette affreuse guerre de frères à frères est finie! Je suis quant à moi sain et sauf, mais que de désastres! Jamais je n'oublierai ce que j'ai vu de terrible depuis quarante heures".

Rare photographie (Daguerréotype) des barricades de juin 1848.

La nouvelle Constitution de novembre 1848 a bien du mal à définir le pouvoir dans ce contexte troublé : doit-il rester collégial ? présidentiel sur le modèle américain ? La première option est celle d’une partie des républicains, qui se méfient des « noms connus », les plus à gauche sont même contre le système représentatif et pour une démocratie semi-directe. Mais une partie influente des Libéraux (Tocqueville, Lamartine) est favorable à une personne forte et solide à la tête de l’Etat, ce qui ne veut pas dire nécessairement un exécutif très fort, mais un exécutif qui puisse résister à une nouvelle révolution. Le compromis passé sera à la fois le suffrage universel (élection de la chambre et du président) et le non renouvellement (impossibilité d’un pouvoir personnel). 
Il va se révéler catastrophique pour la République car Louis-Napoléon, élu démocratiquement à 74% des voix en décembre 1848, n'est pas homme à rester dans l'ombre de la représentation nationale ! Après avoir cru quelques semaines (mais surtout à Paris) à la démocratie "directe", le peuple plébiscite majoritairement le césarisme démocratique...

Faut-il en tirer des leçons ?

 

 

 

 



 

 

 

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