A propos des grandes pandémies grippales du XXème siècle
(grippe espagnole et grippe de Hong Kong)
Première
pandémie grippale du XXe siècle, la grippe «espagnole» A(H1N1) de 1918
a ravagé la planète (et donc d’Europe) entre mai 1918 et avril 1919. Le
qualificatif d'« espagnole» tient peut-être au fait que, l'Espagne
n'étant pas en guerre, les nouvelles de la contagion n'y étaient pas
étouffées par la censure militaire, et qu'ainsi, la grippe a semblé
prendre naissance à Madrid. Un tiers de la population mondiale (700
millions de personnes) a été, pense-t-on, infecté. La grande majorité a
fait la grippe sans s'en rendre compte, avec peut-être seulement la
goutte au nez ou un rhume (forme asymptomatique). Avec dizaines de
millions de morts au total (mais les estimations varient beaucoup selon
les sources, entre 20 et 50 millions de victimes, l'estimation haute
étant aujourd'hui privilégiée) elle a fait beaucoup plus de morts que
les combats de la Première Guerre mondiale. Nombre de décès ont été la
conséquence de surinfections bactériennes (pneumonie, bronchopneumonie)
particulièrement graves chez les personnes atteintes d'une pneumopathie
tuberculeuse. On note une mortalité moyenne de près de 4 % en
Europe (environ 2,5 millions de décès imputables directement à la
grippe A). En un mot, une physionomie tout à fait unique dans
l'histoire des pandémies grippales répertoriées depuis 1510. On peut
juste espérer que le SARS-CoV-2 - très différent de la grippe
classique car il ne s'attaque pas qu'au système respiratoire et procède
d'une zoonose, transmission de l'animal à l'Homme - ne battra pas les
records établis il y a un siècle par le très redoutable A(H1N1). Pour
rester pédagogique, rappelons tout de même ce qu'est un virus : une
particule microscopique infectieuse possédant un seul type d'acide
nucléique (ADN ou ARN) qui ne peut se répliquer qu'en pénétrant dans
une cellule et en utilisant sa machinerie cellulaire. Les virus sont en
général - et c'est regrettable, le Créateur veut aussi notre mort - des
germes pathogènes (alors que les bactéries sont des micro-organismes
unicellulaires indispensables à notre survie), responsables
d'infections susceptible de transmettre une maladie: le virus de la
rage, de la poliomyélite, de la grippe etc. Je sais bien que certains
scientifiques pensent que de nombreux virus seraient bénéfiques et
pourraient s'intégrer à notre microbiome, mais pour le moment, ils
n'ont pas bonne réputation. Une caractéristique des virus est qu'ils ne
peuvent pas se multiplier à l'extérieur des cellules de l'organisme
qu'ils ont infectées, ce qui constitue malgré tout une bonne nouvelle,
tout comme la vaccination, qui se développe largement au 19ème siècle.
Merci Pasteur. Comme le rappelle Patrice Bourdelais dans Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches (2003): « Sous
la IIIe République, le développement des sérums et des vaccins
ainsi que l’éradication progressive de la fièvre jaune, de la typhoïde
et du choléra démontrent que la science peut vaincre les épidémies.
Quand la grippe espagnole ravage l’Europe, en 1918-1919, les
enfants de Pasteur ont gagné : la lecture religieuse n’a pas
disparu, mais elle est cantonnée à d’étroits cercles catholiques. Le
discours dominant est désormais laïc, politique et
bactériologique. »
Trois théories se disputent l'élucidation de l'origine de la grippe "espagnole".
Une première hypothèse soutient que le virus aurait été importé en
France par la main d'œuvre indochinoise, en apparence une "fausse
nouvelle" diffusée par les services militaires allemands, mais non sans
fondements. Les virus venus d'Asie, ce n'est pas nouveau mais...c'est
parfois aussi vrai. En effet, dans les années 1916-1917, un mal qu’on a
appelé « la pneumonie des Annamites » a fait des ravages
parmi les ouvriers ou soldats d’origine indochinoise présents en
France, qui mouraient de façon fulgurante de syndromes respiratoires
aigus. C’est l’hypothèse privilégiée par certains auteurs aujourd'hui,
ainsi le géographe Freddy Vinet (Université de Montpellier) mais rien
n'indique que cela soit la seule possible.
Une seconde théorie veut que la grippe « espagnole» soit apparue
d'abord dans le Middle West avant de faire le tour du monde. Le virus
aurait traversé l'Océan avec le corps expéditionnaire pour débarquer à
Bordeaux (en avril-mai) et à Brest (en août). L'origine américaine du
virus de 1918 a été l'hypothèse acceptée par la plupart des
spécialistes de la grippe dite « espagnole » jusqu'à une date récente.
Une troisième hypothèse s'applique à prendre le contrepied de la
théorie américaine aux points de vue géographique et épidémiologique.
Au point de vue épidémiologique, d'abord, cette théorie se demande
comment le virus a-t-il pu se propager à toute la planète en un temps
aussi court en l'absence de tout trafic aérien? L'humanisation d'un
nouveau virus grippal et sa circulation dans les populations étant
censées prendre plusieurs mois, sinon même plusieurs années, il faut
que le A(H1NI) 1918 ait «pris racine» dans la population humaine avant
la première vague pandémique du printemps 1918. Mais où? Dans quelle(s)
population(s) ? Or en 1916, des médecins militaires ont décrit des
infections respiratoires graves sur la base britannique d'Étaples, près
de Boulogne-sur-Mer. Créé en 1915, ce camp est célèbre pour avoir
été le plus grand camp militaire britannique jamais établi
hors des frontières de l’Empire et le plus grand camp de France (sa
superficie atteint 12 km²). De 1915 à la fin du conflit, on estime
qu’environ deux million d’hommes et de femmes sont passés par ses
aires d’entraînement ou ses hôpitaux. En 1917, les ressources du camp
sont à leur niveau maximum et il contient alors 100 000 personnes,
toutes nationalités confondues. Des documents photographiques de
l'époque montrent des soldats britanniques allant se ravitailler
au marché local où des paysans leur vendent volailles et porcs (le camp
d'Étaples possédait également une porcherie). Les conditions de vie
dans le camp, surpeuplement des baraques provisoires et des tentes mal
chauffées, étaient favorables à la contagion, même si un grand complexe
hospitalier est installé, à tel point qu’il devient rapidement le plus
grand jamais créé par un gouvernement à l’étranger : près de 100
000 malades et blessés sont en convalescence en période d’intense
activité.
Une
autre épidémie, de même nature, serait par ailleurs signalée sur la
base d'Aldershot, dans le Kent, en mars 1917 . Avec un taux de
mortalité très élevé (25 à 50%), la plupart des cas
étaient compliqués d'une bronchopneumonie, avec bronchite aiguë
purulente. On a également noté des cas de cyanose héliotrope (dite «
mauve» à cause de la couleur prise par la peau du visage peu avant la
mort). Soit, dans l'ensemble, des épisodes très semblables aux
manifestations épidémiologiques et cliniques de 1918. Ainsi, le nouveau
virus de la grippe serait progressivement devenue endémique en Europe
dans de petites populations civiles et militaires au long d'une période
de deux ans environ, tout en développant sa virulence par étapes.
Toutefois, aucun échantillon du virus n'ayant été prélevé au cours des
épisodes d'Etaples et d'Aldershot, tout cela reste une théorie, guère
plus certaine que celle des Annamites. Les caractéristiques de la
grippe "espagnole" sont en tout cas bien connues. Un taux de mortalité
cinq à vingt fois supérieur à celui attendu (dix fois supérieur à celui
de la très sévère grippe «russe» de 1889-1891), une proportion
importante de complications, une incidence très haute chez les 5-15
ans, les plus de 75 ans déclarant au contraire un taux de létalité
inférieur à celui de la période pré-pandémique, une très forte
mortalité chez les 15-40 ans (près de la moitié des décès), trois
vagues successives à bref intervalle (huit à neuf mois), la seconde
ayant causé des épidémies simultanément dans les deux hémisphères. À
titre de comparaison, la grippe de 1889-1891 a connu trois vagues, mais
en trois ans. C'est démographiquement un peu le schéma inverse du
covid19 de 2020, qui semble toucher plus sévèrement les personnes de
plus de 60 ans (sans épargner toutefois les plus jeunes) mais il faut
aussi se souvenir qu'en 1914-18 l'espérance de vie des hommes (hors
pertes militaires) ne dépasse pas 50 ans !!!
En France comme ailleurs, la réponse a souffert d'une désorganisation
extrême, liée au conflit. Mais les pays neutres n'ont pas été épargnés.
Ainsi la Suisse a t-elle pensé dans un premier temps qu’elle pourrait
stopper aux frontières une pandémie encore mal définie (on pensait au
typhus, voire à la peste ou au choléra!) et elle a pris d'abord des
mesures drastiques de fermeture d'écoles, de cinémas, de théâtres,
d'interdiction des rencontres sportives et même de suppression des
rassemblements religieux. Mais en apprenant qu'il ne s'agissait que
d'un syndrome grippal sévère, les autorités ont assoupli certaines
contraintes et permis aux ressortissants suisses (non malades en
apparence) de rentrer au pays. A noter qu'en Angleterre, l'hygiénisme
était très répandu dans les élites depuis le milieu du 19ème siècle et
les upper classes prirent - en particulier à Londres - des
mesures de protection encore rares en Europe, suscitant quelques
railleries sur le continent. Aux Etats-Unis et au Canada en revanche,
le port du masque s'est nettement plus diffusé, en particulier dans
l'armée et le personnel soignant mais aussi dans la population (ainsi
certaines villes comme Seattle et San Francisco l'ont imposé dans les
transports en commun et dans certains espaces publics). Le masque comme
instrument de protection collective des infections et épidémies n'était
pas tout à fait nouveau puisqu'il fut déjà utilisé lors de la grande
peste mandchoue en 1910/1911.
Londres et Seattle 1918
Les
moyens médicaux étant réquisitionnés en France par l'armée, la
population civile a bien souvent manqué de tout: lits, médecins,
infirmières, ambulances. Réduites aux méthodes classiques de santé
publique (restrictions d'activités, isolement des malades), les
autorités étaient de toute façon condamnées à demeurer impuissantes
face à la contagion comme à l’époque du choléra. La mortalité générale
connaît une hausse brutale en 1918 par rapport à l'année précédente, de
20 à 25,1 %. Dans les régions non envahies, la surmortalité atteint
jusqu'à 40 %. En 1919, malgré une décrue, les taux se maintiennent à un
niveau élevé en raison de l'incidence des surinfections bactériennes,
en particulier de la bronchopneumonie. Le chiffre officiellement cité
de 137 000 décès dus à la grippe (1918-20) est à l'évidence une
sous-estimation de l'impact de l'épidémie: les erreurs de diagnostic
ont été nombreuses. Toutes les personnes infectées
sont loin d'avoir systématiquement consulté. La grippe n'étant une
maladie à déclaration obligatoire, contrairement par exemple à la
tuberculose, peu de médecins ont déclaré les cas qu'ils ont eu à
traiter! Enfin, seule la cause immédiate de la mort (pneumonie, par
exemple) était portée sur le certificat de décès, même si c'est la
grippe qui avait miné l'organisme et fait le lit de l'atteinte
bactérienne. La censure de guerre ajoute encore à cette défiance à
l'endroit des données officielles. Les études récentes donnent 240 000
décès en France, civils et militaires, pendant la vague automnale, un
chiffre comparable au nombre de décès enregistrés durant la même
période en Angleterre (225 000) ou en Allemagne (223 000) et un chiffre
possible de 400 000 victimes pour l’ensemble de la
période épidémique. La grippe atteint Paris durant l'été 1918. Selon la
préfecture de la Seine, dans la capitale la grippe aurait tué, du 30
juin 1918 au 26 avril 1919, 10 281 personnes, soit 18,5 % de la
mortalité totale parisienne.
Le
taux de mortalité spécifique (attribué à la grippe) s'élèverait à 3% à
Paris, une estimation que certains trouveront trop faible. Malgré une
incidence de la bronchopneumonie à la hausse et le triplement des cas
de pneumonie durant l'automne, les statistiques de la préfecture
comptaient en effet séparément les morts de la grippe et les personnes
décédées à cause de pathologies respiratoires associées, sous-estimant
ainsi l'impact réel de l'épidémie. Contrairement à des idées reçues, la
censure militaire n'a pas imposé sur ce plan des limités à
l'information sanitaire et la presse parisienne traite abondamment de
la question. Dans Le Journal du 14
octobre 1918, un journaliste nous montre « le Parisien, homme des
foules » : la foule, ses bousculades, ses embrassades,
contexte rêvé pour la grippe « espagnole » (Le Journal, 11 décembre 1918). On conseille d’éviter les rassemblements, or la cohue est l’élément naturel du Parisien (Le Journal,
19 octobre 1918). Semblable contiguïté forcée ne facilite-t-elle pas la
contamination ? La foule est ici métonymie de la grippe. Dans Le Gaulois
du 24 octobre 1918, où l'on annonce toutefois que "la grippe est en
décroissance", Arnold Netter, de l’Académie de médecine, résume
l'opinion générale : « L’on en arrive aujourd’hui à cette
constatation que la grippe atteint la population civile avec
beaucoup plus de violence que l’armée ». Il n'y aucune mesure de
confinement national et les consignes d'hygiène et de désinfection sont
en général préfectorales voire municipales. L'idée de fermer des usines
en temps de guerre n'est venue à l'idée de personne, même si certaines
unités tournaient au ralenti en raison des nombreux malades. Mais à
partir de novembre/décembre la situation sanitaire va singulièrement
empêcher toute perspective de reprise rapide de l'économie (de ce point
de vue on a longtemps sous-estimé la crise économique de 1919/20,
assimilée à une "crise de reconversion" mais qui en réalité est aussi
la conséquence de l'épidémie). La situation sanitaire est telle qu' on
voit resurgir au printemps 1920 des cas de peste bubonique dans les
faubourgs parisiens (34 morts).
Quoi
qu'il en soit, l'impact sur l'espérance de vie française est très
sévère et le fléau touche les humbles comme les vedettes. Si les unes
des quotidiens parisiens rendent hommage à Edmond Rostand, le célèbre
dramaturge, mort le 2 décembre, à Paul Adam, boulangiste, poète
symboliste et même à André Chantemesse (1851-1919), un pastorien de la
première génération, Guillaume Apollinaire ne franchit pas, lui, la
page 2 (Le Petit Parisien, 11 novembre 1918) mais il est vrai
que la page 1 est déjà bien remplie en ce jour d'armistice ! Une
semaine avant sa mort, Apollinaire continuait pourtant ses chroniques
dans le Bloc-Notes de l'Excelsior et voulait croire au reflux de l'épidémie.
La grippe décroît
On
peut maintenant rassurer le public. La grippe tend à décroître. C’est
ainsi que les entrées dans les hôpitaux ont diminué de moitié.
Sans chanter encore victoire, on peut envisager maintenant la fin de l’épidémie.
Du
reste, les moyens de la combattre vont se multiplier. L’Institut
Pasteur va expérimenter un vaccin destiné à enrayer les complications
de la grippe.
On
attend beaucoup de ce sérum. Mais l’amélioration progressive de l’état
sanitaire permet d’espérer qu’avant de connaître les résultats des
expériences, qui vont être tentées en Bretagne, la grippe espagnole ne
sera plus qu’un mauvais souvenir.
La
science est restée alors dans une relative ignorance. Charles Nicolle
proposait à l'Académie des sciences, en 1918, la théorie d'un « virus
filtrant », nom qu'il donnait au bacille de Pfeiffer (une bactérie,
donc), lequel ne faisait l'unanimité ni en France, ni aux États-Unis,
et ni même en Allemagne. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne savait
rien, loin de là, mais il manquait l'identification du responsable. Et
en l'absence de véritable autorité de contrôle pharmaceutique, les
publicités dans la presse proposent des remèdes en tout genre, tous
plus inefficaces les uns que les autres (ici au Canada le célèbre sirop
Lambert qui date de...1887 et contient du goudron de pin et du menthol,
très populaire car ne contenant pas de dérivés d'opiacés! Il est
d'ailleurs toujours en vente au Québec). Mais ce n'est pas toujours le
cas, ainsi les publicités pour l'aspirine du Rhône, même si l'on sait
aujourd'hui que l'aspirine a parfois tendance à intensifier
l'inflammation virale. Un autre produit paraît à l'époque susceptible
de vaincre la maladie, c'est la quinine, l'équivalent d'une certaine
façon de la chloroquine en 2020, puisqu'il s'agit du premier traitement
efficale contre le paludisme - et accessoirement un ingredient qui a
fait le succès de la boisson gazeuse Schweppes Indian Tonic depuis 1870!
*
La
cause réelle, inconnue en 1918 ou assimilée à une grippe saisonnière,
ne sera dévoilée qu'avec l'identification du virus chez le porc en 1931
et chez l'homme en 1933, l'un et l'autre virus étant en suite rattachés
à la grippe « espagnole» grâce à des études sérologiques (sérum
sanguin) effectuées en 1935 sur des personnes âgées de plus de 10 ans.
Du point de vue épidémiologique, en revanche, on était très loin d'être
totalement ignorant. La contagiosité de la grippe était pleinement
reconnue depuis la grippe « russe» de 1889-90, la première pandémie à
avoir été étudiée scientifiquement; de même le mode de transmission de
l'infection par les gouttelettes de salive expectorées lors de la toux
ou de l'éternuement. Le ministère de la Santé de Londres avait
parfaitement identifié en 1920 la structure par âge très singulière de
la morbi-mortalité ; en France, la préfecture de la Seine publiait des
statistiques de la pandémie à Paris dès 1919, et le ministère de la
Guerre lui emboîte le pas en 1922. Suite à l’épidémie, ce fut création
en 1920 de l’organisation d’hygiène (Health Organisation) de la SDN
dirigée par le Polonais Ludwik Rajchman, un médecin pastorien,
l'ancêtre donc de l'actuelle OMS (notons que ma collègue Chloé Maurel vient de publier un article sans concession sur le rôle que l'OMS doit jouer en ces temps de pandémie mondiale).
Ironie
de l'histoire, la dernière très grande pandémie de type grippal du
XXème siècle n'est pas la grippe "espagnole" mais la grippe de
Hong-Kong en 1968-69, désormais moins meurtrière (un million estimé)
que le coronavirus au stade actuel de l'épidémie (3 millions de
victimes mi avril 2021 dans le monde), passée alors presque inaperçue
et surtout totalement oubliée ! Cette grippe très agressive fit en
effet en deux mois, 31 226 morts en France, deux fois plus que la
canicule de 2003, ce que rappelait en 2005 un article très documenté de Libération.
Or les comparaisons avec le coronavirus sont édifiantes en termes de
prise en charge médicale. Agé alors d'une vingtaine d'années, le
professeur Dellamonica travaillait comme externe dans le service de
réanimation du professeur Jean Motin, à l'hôpital Edouard-Herriot de
Lyon et il raconte : «Les gens arrivaient en brancard, dans un
état catastrophique. Ils mouraient d'hémorragie pulmonaire, les lèvres
cyanosées, tout gris. Il y en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et
plus. Ça a duré dix à quinze jours, et puis ça s'est calmé. Et
étrangement, on a oublié.» On a oublié en effet cette pandémie
dont le responsable fut un virus d'un nouveau genre, baptisé H3 N2
lequel a voyagé tout aussi vite que le coronavirus, profitant de
l'émergence des transports aériens de masse. De Hong Kong il a gagné en
septembre 1968 Taiwan, puis Singapour et le Vietnam (et débarque en
Californie avec des marines de retour au pays, touche aussi
les trois astronautes de la mission Apollo), puis il décime les rangs
d'un Congrès international qui réunit à Téhéran un millier de
spécialistes des maladies infectieuses tropicales (sic), lesquels vont
à leur tour infecter de nombreux pays.
Hong Kong, juillet 1968
En
apparente régression, après avoir tout de même causé environ 50 000
morts aux Etats-Unis, le virus se réactive en Europe occidentale au
début de l'hiver 1969. En France on vaccine alors à tour de bras contre
la grippe mais pas avec les bonnes souches (des vaccins 100% made in
France, en grande partie inefficaces), avec l'idée que grâce aux
vaccins, aux antibiotiques et à l'hygiène, tout cela va inéluctablement
disparaître très vite. Le ministre de la Santé de l'époque, Robert
Boulin, ne sera jamais inquiété pour cela, tandis qu'aujourd'hui il
serait déjà démis de ses fonctions ! De fait, la grippe ne fait
nullement les grands titres de la presse ou du journal télévisé et les
effets secondaires (personnels malades un peu partout dans les
administrations, les entreprises, les chemins de fer) sont surtout le
fait de la presse régionale. Il apparaît ainsi que la Dordogne a été un
intense "cluster" de contamination "À Périgueux, trente-sept
préposés des P.T.T. sur soixante ont été atteints par le virus. Faute
de personnel, la seconde distribution postale n'a pu être assurée dans
la plupart des quartiers de la ville. Au lycée de garçons, 35 % des
professeurs, élèves et personnel administratif sont grippés. Il en est
de même pour une grande partie du personnel de la Sécurité sociale, où
les dossiers s'accumulent à un rythme exceptionnellement rapide. À
Bergerac et à Ribérac, 50 % des effectifs des compagnies de gendarmes
sont touchés" (dépêche AFP relayée en brève par Le Monde le 30
novembre 1969). Mais la grippe est juste un "marronnier d'hiver" tout
juste un peu plus sensationnel, surtout lorsqu'il se déroule à nos
portes (la ville de Londres est la plus touchée en Europe occidentale)
ou lorsque Paris-Jour l'associe à Zizi Jeanmaire (2/2/1969)!
En décembre 1969, Le Monde précise qu'elle a "un caractère bénin" mais admet que "dans
la plupart des pays on note un ralentissement des activités par suite
des défections du personnel dans les administrations et les entreprises". Fin décembre, on s'alarme dans Le Monde de la situation en Angleterre où "selon
les estimations de la Confédération des industries britanniques, la
grande organisation patronale, environ un million cinq cent mille
ouvriers ne se sont pas rendus au travail lundi, sans parler des
employés. Dans l'ensemble, la moyenne de l'absentéisme s'établit entre
10 et 15% de la main-d'œuvre totale de la nation. Les secteurs les plus
touchés sont les charbonnages et l'industrie automobile, où l'on compte
plus de 20 % d'absents" mais c'est pour mieux ironiser sur
"l'Homme malade de l'Europe" et la désorganisation légendaire du NHS et
de l'économie britannique en général ! C'est en janvier que l'on
commence à prendre conscience de l'ampleur de l'épidémie, ainsi en
Italie "Plus de quinze millions d'Italiens ont dû s'aliter des
suites de la grippe, et l'économie nationale a subi du fait des arrêts
de travail consécutifs à l'épidémie une perte d'environ 150 milliards
de lires", en Algérie 'Trente-trois personnes, dont vingt-neuf
enfants âgés de moins de deux ans, ont succombé ces derniers jours à
une épidémie de grippe au village de Takerboutz, commune de Cheurfa, en
Grande-Kabylie" et enfin en Grande-Bretagne où l'épidémie a fait selon l'AFP "4 185 victimes en six semaines"(!).
En France, pas de bilan semble t-il au printemps 1970, lorsque
l'épidémie est terminée. On sait donc aujourd'hui que le chiffre se
situe autour de 30000 victimes de tous ages et toutes conditions, très
au-dessus des données saisonnières habituelles. Il existe toutefois en
1972 une étude statistique de la revue Population
qui permet de mesurer l'intensité de la crise et le taux de mortalité
(pour 100 000 hab.) qui y est lié. On remarquera que la grippe dite
"asiatique" de 1956/1958 puis 1959/60 a elle aussi été aussi très
sévère (à Lyon en janvier 1960, la grippe a littéralement ravagé la
cité des Gaules avec des formes pulmonaires très graves (15 morts par
jour à l'hôpital Herriot en plein pic de l'épidémie).
En 2005, la journaliste de Libération
relevait que les pandémies récentes (le SRAS en 2002, car elle n'avait
pas encore connaissance d'Ebola) ne pouvaient que se reproduire en
raison des échanges planétaires, des modifications écologiques et de
l'apparition des zoonoses. Elle avait ces paroles tristement
prophétiques en enquêtant sur la grippe de 1968/70 : "Pour les
épidémiologistes, «la grippe de Hongkong est entrée dans l'histoire
comme la première pandémie de l'ère moderne. Celle des transports
aériens rapides. La première, aussi, à avoir été surveillée par un
réseau international, note Antoine Flahault. De fait, elle est la base
de tous les travaux de modélisation visant à prédire le calendrier de
la future pandémie». La grippe de Hongkong a bouclé son premier tour du
monde en un an avant de revenir attaquer l'Europe. Elle nous dit que le
prochain nouveau virus ceinturera la planète en quelques mois".
Nous y sommes et pas de chance, le SARS-CoV-2 est un coronavirus
infiniment contagieux et meurtrier, bien plus qu'une "grosse grippe"
capable de se tasser en quelques mois avec un vaccin approprié. Il est
d'ailleurs fort probable que d'autres pandémies - ou des variants
résistants aux vaccins - ne viennent perturber notre vie ces prochaines
années, comme pour mieux accompagner les changements climatiques et les
perturbations des écosystèmes.
Il
n'en reste pas moins que le bilan macabre en France (plus de 100 000
victimes) dépasse largement celui de la grippe "oubliée" de 1969/70,
cette dernière s'étant développée au sein d'une population nettement
moins âgée (les tranches d'âge de plus de 75 étaient beaucoup moins
nombreuses) et dans un environnement hospitalier sans structures
élaborées de réanimation. Et surtout, tout le monde avait oublié cette
pandémie quelques mois après, ce qui n'est pas le cas du covid.
Bertrand Lemonnier, maj. 15:4:2021
Note sur les sources
: La grippe espagnole a été réinterprétée depuis une quinzaine d’années
par l’historien Patrick Zylberman. Il a publié (avec Lion Murard) L'Hygiène dans la République, la santé publique en France ou l'utopie contrariée, 1870-1918 (Fayard, 1996), et co-dirigé (avec Susan Gross Solomon et Lion Murard) Shifting Boundaries of Public Health : Europe in the Twentieth Century (University
of Rochester Press, 2008). Co-commissaire scientifique de l'exposition
" Épidémik " (Cité des sciences et de l'industrie, octobre 2008-janvier
2010), il a également co-dirigé (avec Antoine Flahault) Des épidémies et des hommes (La Martinière, 2008). Et bien d'autres articles dont "La presse parisienne et la grippe “espagnole” (1918-1920) Les Tribunes de la santé2015/2 (n° 47).Nous avons largement repris ici ses travaux. Un livre récent également de Freddy Vinet, La Grande Grippe. 1918
(Vendémiaire), 2018, qui semble privilégier l'origine indochinoise de
la pandémie. Sur la grippe de Hong Kong, nous avons surtout utilisé
l'article de Libération (2005) et les archives inépuisables du Monde (1968-1970). En ce qui concerne la presse de 1918, tout ou presque se trouve sur Gallica https://gallica.bnf.fr/! Pour une vision plus large, Patrice Bourdelais Les épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, La Martinière, (2003)