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LES BILLETS DEPUIS 2008

 

Le décès de l’historien Alain Dewerpe

La mort précoce d’Alain Dewerpe endeuille toute la communauté historienne. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’histoire, docteur en histoire (EHESS 1982), Alain Dewerpe a enseigné à l’Institut français de Naples et à l’École normale d’Instituteurs de Seine-et-Marne, avant d’être élu membre de l’École française de Rome, puis agrégé-répétiteur et maître de conférences à l’École normale supérieure. Il a été élu directeur d’études en 1991. Il a été membre du conseil d’administration de l’EHESS (1992-1997 et 2005-2009), membre du conseil pédagogique de la mention Histoire du Master de l’École (1998-2005 et 2009-2013), directeur de la spécialité Enquêtes, terrains, théories du Master EHESS/ENS (2005-2007) et de l’équipe Enquêtes, terrains, théories du Centre Maurice Halbwachs (2005-2007), et directeur des Éditions de l’École (1995-2001). Ses travaux portent, d’une part, sur les dimensions sociales de l’industrialisation occidentale et l’histoire de l’organisation du travail, et, d’autre part sur celle de l’État. Il a publié : Un Tour de France royal. Le voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, Aubier, Collection historique, 1984 (en collaboration avec Jean Boutier et Daniel Nordman) ; L’Industrie aux champs. Essai sur la proto-industrialisation en Italie septentrionale (1800-1880), Rome, Collection de l’École française de Rome, 1985 ; Le Monde du travail en France (1800-1950), Paris, Armand Colin, Collection Cursus, 1989 ; La Fabrique des prolétaires. Les ouvriers de la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas (1760-1815), Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1990 (en collaboration avec Yves Gaulupeau) ; Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1994 ; Histoire du travail, Paris, PUF, Que Sais-Je ? 2001. Mais son ouvrage le plus remarquable est probablement celui consacré à Charonne, 8 février 1962, sous-titré Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2006. Un livre dédié à sa mère Fanny Dewerpe, morte lors de cette journée tragique.

Une bonne partie de cette Anthropologie est en effet consacrée aux traces de Charonne dans la mémoire collective française, à partir des obsèques du 13 février, qui a tant marqué le souvenir commun de la fin de la guerre d’Algérie, jusqu’au début des années 2000. Très fortement chargé d’émotion, un événement comme Charonne s’inscrit, précise Alain Dewerpe, « dans une histoire française de la commémoration et de la mémoire mais aussi dans celle de la censure, de l’amnésie et de l’oubli qui travaillent notre société ». La question de « l’événement » est à prendre dans toute sa dimension anthropologique. exemple historiographique sur un événement strictement franco-français certes à l’origine mais dont la nature (répression d’une manifestation de rue, violence policière, mémoire des tragédies) dépasse largement le seul cadre français et celui de la fin de la guerre d’Algérie. Pourquoi ?
Charonne est un événement presque « banal » si on le compare à certaines tragédies du siècle ou même aux guerres de décolonisation, bien plus meurtrières. Le 8 février 1962, une manifestation syndicale anti OAS (nous sommes à quelques semaines des accords d’Evian et l’OAS multiplie les attentats en métropole), interdite par la préfecture (sur ordre du gouvernement Debré), est brutalement réprimée par la police (le préfet est à Paris Maurice Papon) au moment de sa dispersion. On relèvera à la station de métro Charonne, où les manifestants ont été bousculés, matraqués et se sont empilés sur les marches de la bouche de métro, 9 victimes (dont des femmes et un jeune 16 ans) et des centaines de blessés. Les obsèques des victimes, le 13 février, sont l’occasion d’un des plus grands rassemblements de l’histoire de la France au XXème siècle (les sources policières disent 150 000, la presse de gauche 1 million, rien que ce grand écart fait partie de l’enjeu politique de tels événements).

L’événement est certes dramatique, mais il est au fond localisé, avec sa date, son lieu ses tueurs et ses tués. Et tout événement de ce type – même si on le nomme « massacre » , c'est-à-dire tuer ou avoir la volonté de tuer avec sauvagerie un grand nombre de personnes relève de l’épisode, sinon de l’anecdote. La circonstance qui plaide pour la dimension factuelle anecdotique est le fait que la tuerie soit le fait des forces de l’ordre, donc de l’Etat (donc venant du champ politique), dans un régime libéral et démocratique. Cela rend difficile toute mise en intrigue raisonnée, en amont comme en aval de l’événement brut. En d’autres termes, c’est plus « facile » de raisonner en historien sur un massacre commis en régime de dictature ou de tyrannie ( et on a le choix au XXème siècle : l’URSS stalinienne, l’Allemagne nazie, la Grèce des colonels, l’Argentine des militaires, l’Espagne franquiste, la Chine maoïste, le Cambodge pol-potiste etc.). La tuerie d’état est d’une certaine façon la fille de tels régimes où la violence est banalisée, institutionnalisée. Ainsi dans le Cambodge communiste des Kmehrs rouges entre 1975 et 1979, le nombre de victimes n’est même plus dénombrable (1,7 million soit le 1/5 de la population) et  la brutalité portée à son paroxysme, dans un contexte de dictature certes ubusesque dans un sens, mais aussi rationalisée et idéologisée.
En régime d’opinion (ou les faits peuvent être relatés, contredits, du moins en théorie) , ce type d’événement est du registre de la bavure, du dérapage, du dysfonctionnement. C’est anormal, parce que c’est aussi relativement rare, notamment après 1945, si l’on met de côté le maintien de l’ordre ou les interventions de type colonial : ainsi le massacre de Kent State (USA, Ohio) sur le campus universitaire des anti-guerre (4 morts) par la Garde nationale le 4 mai1970. Le gouverneur de l’Ohio ira jusqu’à inventer un groupe terroriste ayant tiré sur les soldats pour justifier la tuerie. Une semaine plus tard, à Jackson State University, trois autres manifestants seront abattus. La veille, le président Richard Nixon avait déclaré : « They’re dirty hippies. We’re gonna give’m Hell everywhere we meet them ». Neil Young en a fait l’une de ses meilleures chansons.


Des USA revenons à Charonne. A partir ce cet événement (dont la mémoire aujourd’hui est en partie effacée) , Alain Dewerpe développe une réflexion passionnante sur cinq sujets, qui nous ramènent à la façon de faire et d’écrire l’histoire du XXème siècle :
1.Comment établir les faits bruts ? que s’est-il réellement passé ? Quels sont les témoignages que l’on peut croiser, ceux des manifestants, des témoins, des journalistes, des policiers ? Il est important de pouvoir juxtaposer des archives, d’étudier leurs conditions de leur production, de mettre en relation les récits qu’ils fournissent de la manifestation du 8 février et de ses suites. Ainsi "mettre en relation des archives d’État (de la présidence de la République, du premier ministre, du ministère de l’Intérieur, de la Préfecture de police) avec celles des organisateurs syndicaux de la manifestation (CGT et CFTC), des partis (communiste en particulier), ou d’associations (comme le Secours populaire français), est indispensable, rappelle Dewerpe, pour rendre raison de cet " événement ", très limité dans le temps et dans l’espace, mais très complexe".


2. Comment la violence d’état peut-elle survenir en régime démocratique jusqu’au meurtre, selon quelles logiques, quelles modalités administratives, techniques, mentales, au-delà du simple « maintien de l’ordre » ? Dans les très riches archives de la Préfecture, qui montrent de l’intérieur le fonctionnement de l’institution policière, on y voit bien le travail policier et la façon dont le "maintien de l’ordre " s’inscrit dans des règles écrites très précises, mais aussi souvent euphémisées ou implicites, avec l’idéologie professionnelle et les habitus, longuement construits, auxquels il est associé. L’étude de l’archive policière permet ainsi de saisir les stratégies pratiques et rhétoriques qui organisent la manière, finalement très bureaucratique, dont la violence d’État peut être pensée, légitimée et, finalement, exercée.
3. Comment se propage très vite un mensonge d’état, faute de reconnaître toute responsabilité et donc de livrer une « version d’état » politiquement correcte, qui exonère tout le monde, du policier au chef de l’Etat (il n’y aura aucune condamnation) mais qui rend a contrario responsable les victimes (violences, interdiction) et/ou le hasard (grilles fermées, panique). Comment aussi est exercé un black out sur les moyens d’information (radio-télé, jusqu’en 1981 !). Pourtant, le 8 février n’est pas un massacre planifié, c’est un massacre qui "arrive" , mais il n’arrive pas par hasard. Il succède déjà à celui du 17 octobre 1961, longtemps occulté et encore plus meurtrier. La décision d’interdire et de réprimer (plutôt que de "tolérer") a été prise par le gouvernement (Roger Frey, Michel Debré, le général de Gaulle) et pas par la seule police du préfet Maurice Papon. Les conditions policières sont aussi à prendre en compte : la violence meurtrière a des raisons multiples, dont certaines tiennent au style de "gouvernement de la rue" mis en place dans les années cinquante par divers gouvernements, et dont hérite le régime gaulliste, et dont d’autres tiennent à la violence propre de la fin de la guerre d’Algérie. Une violence décidée (par le pouvoir) et autorisée (dans la police) débouche alors sur une violence exacerbée.
4. Comment se construisent ensuite les usages politiques et sociaux de la mort, dans un parallèle saisissant avec le 6 février 34, avec une  forme de panthéonisation des victimes, sacralisées dans un deuil collectif et républicain. On est dans l’émotion populaire et la construction d’un mythe de gauche, essentiellement d’ailleurs alimenté par les communistes, alors puissants et influents, engagés aussi aux côtés du FLN.

5. Comment survit (ou s’étiole) la mémoire d’un tel événement, à la fois dans les médias (presse, TV, Cinéma), dans les manuels scolaires et universitaires et aussi dans le processus de commémoration de l’événement. La guerre d’Algérie fait partie des « sujets difficiles », délicats à traiter, exposés à des polémiques. Comme le rappelle Dewerpe dans une interview au moment de la parution du livre, « la profession historienne, qui a ses règles, dites et non dites, n’est pas forcément la mieux à même d’être à l’avant-garde d’un travail de recherche sur des sujets récents, conflictuels, et longtemps peu rémunérateurs ». Cela étant, Pierre Vidal-Naquet (La Raison d’État, 1962), dès l’époque des faits, montre qu’on peut entreprendre un travail scientifique sans attendre l’ouverture des archives. . Contrairement à Vichy et à la déportation des Juifs de France il n’y a pas eu de reconnaissance par l’État de ses responsabilités - à l’exception d’un jugement en dommages et intérêts rendu en 1968 qui partageait les responsabilités entre la Ville de Paris et les victimes. L’État français, précise Dewerpe, a effectué un travail très persuasif et très persévérant afin d’obtenir l’impunité (aucune poursuite, aucune condamnation nous l'avon sdéjà rappelé). Au début du XXIème siècle, il s’est développé un retour ambigu mais nécerssaire du « lieu de mémoire », à travers une place (place du 6 février 1962, en 2007), une plaque commémorative dans la station (baptisée Charonne, place du 6 février 1962). Le cinquantenaire (2012) a aussi donné lieu à de nombreux articles de presse, particulièrement en Algérie (voir la Une du Matin), où la mémoire des événements de 1961 et de 1962 est sans cesse réactivée, ce qui ne contribue pas à apaiser le contentieux historique franco-algérien…

On notera aussi la sortie en 2012 d’une bande dessinée, A l’ombre de Charonne d’Alain et Désirée Frappier, avec une préface de Benjamin Stora, grand spécialiste de la guerre d’Algérie. Une belle leçon d’Histoire, tout comme celle proposée par Dewerpe dans son exemplaire Charonne.      

 

 

 

 

 
 

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