In Memoriam (1940/1980/2020)



John Lennon est né le 9 octobre 1940 et mort le 8 décembre 1980 : il aurait eu 80 ans...

La vie de John Winston Lennon (1940-1980) aurait pu ressembler à la vie banale d’un enfant de Liverpool, né pendant le Blitz et mort quarante ans plus tard, par exemple dans un accident de voiture,  après une soirée trop arrosée au pub local. Cette histoire-là, celle des working class heroes d’une ville meurtrie par la guerre, puis sinistrée par la crise industrielle des régions du Nord de l’Angleterre, n’a pas été tout à fait celle de John. Lorsque celui-ci meurt à 40 ans (il y a donc quarante ans!), assassiné à New-York par un déséquilibré, tout près de son appartement de Manhattan, il est déjà devenu une sorte de mythe vivant. Célèbre dans le monde entier, il incarnait pour toute une génération à la fois l’époque héroïque des Golden Sixties et du Swinging London, à travers l’incroyable épopée des Beatles et l’époque de la contre-culture hippie et de la Nouvelle Gauche, jusqu’à la révolution punk et les grandes désillusions des années 1970/80.

Le choc fut tel en 1980 que des foules immenses se réunirent spontanément et pleurèrent la mort, non seulement d’une idole, mais d’un frère auquel on a pardonné toutes les erreurs et les errances. Quelques semaines plus tard, de l’autre côté du rideau de fer, un « mur John Lennon » fut tagué par des admirateurs praguois, au nez et à la barbe d’une police pour laquelle le rock était encore une diabolique subversion venue de l’Occident. Une anecdote personnelle en passant : lorsque je suis allé en Tchécoslovaquie dans les années 1980, ce mur était déjà devenu un haut lieu de la dissidence (mais encore peu de tags, quelques dessins et grafittis vite effacés par la police) et le président Václav Havel a - par la suite - rappelé à quel point des musiciens comme Lou Reed et John Lennon, les Rolling Stones et le rock en général avaient pu l'inspirer dans son combat contre la dictature communiste.



Fauché, non en pleine jeunesse comme James Dean, mais en pleine maturité, Lennon n’a pas eu le temps de vieillir, en bien ou en mal. Il a laissé une œuvre profuse (des chansons, des poèmes, des films, des dessins, des happenings), celle d’un artiste en grande partie autodidacte, capable de traduire les rêves, les désirs, les colères de toute une génération. De ce point de vue, la célèbre chanson Imagine est un bon résumé des utopies soixante-huitardes.



Imagine there's no heaven(...) 
Imagine there's no countries(...) 
Imagine no possessions 

manuscrit original de la chanson Imagine


La biographie de John Lennon - personnage privé et public, avec ou sans les Beatles, avec ou sans Yoko Ono - est désormais bien établie, mais elle demeure difficile à replacer dans un contexte historique plus large. «Humble et vraie est mon histoire, Brisez-la en mille éclats, puis recollez pour voir» déclarait Lennon en février 1969. Il n’est pas question ici de recoller les fragments biographiques d’une vedette au parcours singulier, mais d’adopter une posture d’historien, confronté à la multiplicité des sources (ouvrages, articles de presse, photographies, chansons, films) et à la question essentielle de l’historicité d’une vedette de la pop music. Pour dire les choses autrement, en quoi l’historien peut-il être séduit par le parcours de John Lennon ? Faut-il s’intéresser au personnage à travers le mythe ? Faut-il analyser le contexte – politique, social, économique, culturel - qui a rendu possible une telle notoriété ? Faut-il appréhender le succès pop de façon étroite – la culture de masse comme une forme éphémère de divertissement - ou l’envisager dans le cadre d’une histoire totale des représentations ?
Depuis sa mort, John Lennon est devenu le héros de plusieurs générations, celle des Swinging Sixties, celle des années baba cool puis celle du Besser Rot Als Tod des années quatre-vingt et on peut supposer que les générations suivantes en ont entendu parler. Le succès de l'exposition "Lennon Unfinished Music" à la Cité de la musique (Paris) en 2005/2006 a confirmé la permanence d'un puissant mythe Lennon à la fin du XXème siècle et au début du XXIème siècle, et cela même si Lennon avait envisagé son destin de rock star en ces termes 
"Quand ils me mettront dans un musée, tout sera fini". A l'occasion de cette belle exposition parisienne, il m'avait été demandé d'écrire pour le catalogue un texte sur John Lennon, de replacer l'ex-Beatles dans le contexte des années 1950/70. Je n'étais pas parvenu - à cette époque - à écrire la moindre ligne à la hauteur du personnage et de l'événement. Je retente donc le coup 15 ans plus tard... 

Les lunettes de John et de Yoko...au musée !


Le mythe Lennon est assez consistant : il égale sans doute les mythes construits autour d'autres personnages assassinés aux XXème siècle, Gandhi, JFK, Martin Luther King...(peace on earth, même combat?) et il rejoint aussi celui des rock stars décédées prématurément (Janis Joplin, Jim Morrison, Jimi Hendrix, Brian Jones, Kurt Cobain, Ian Curtis et bien d'autres). La ville natale de Lennon, Liverpool a fait des Beatles son fond de commerce, mais en voyant un peu plus loin qu'un simple "musical business". Cela fait tout drôle de se poser en avion au Liverpool-John Lennon-Aiport et la John Lennon's house, située au 251 Menlove Avenue appartient désormais au patrimoine britannique! "Quand nous sommes venus tourner ici, racontait en 2009 Kevin Loader, le producteur du biopic Nowhere Boy sur Lennon, nous avions parfois l'impression de nous pencher sur les origines de l'Eglise. Les avis sont innombrables et divergent selon les évangiles et les paroisses - Saint-Paul ou Saint-John. Et chaque habitant a dans sa famille un cousin, un oncle, une tante qui dit avoir fréquenté un ami des Beatles.»

L'autre lieu emblématique dans la vie de John est la ville de New-York et le Dakota Building près de Central Park, où se situe un mémorial "Strawberry Fields".

De plus, depuis dix ans à New-York se tient aussi sous l'égide d'Alec Rubin et le Theater Within la «John Lennon tribute season», qui débute en genéral le 9 octobre, jour anniversaire de la naissance du chanteur, avec toute une série d’événements, expositions et concerts. Cette année – covid oblige – un concert virtuel est organisé avec un affiche assez exceptionnelle de pointures américaines comme Jackson Browne, Nathalie Merchant, Rosanne Cash (mes chanteurs-euses américains préférés, cela tombe bien!).


Admiré des pacifistes de l'Ouest comme des refuzniks de l'Est, héros d'une contre-culture pop trans-nationale, aujourd'hui icône culturelle de la Mersey sinon de toute l'Angleterre, new-yorkais d'adoption, John Lennon  a en réalité construit sa légende très tôt: de 1966 à 1970, il parvient à se libérer de l'emprise des Beatles pour incarner à lui seul tous les rêves et les illusions, les contradictions aussi de la fin des années soixante. Lui-même se définit en 1970 comme un "héros de la classe ouvrière", assumant ainsi son statut de vedette issue des lower classes. Le musicien des Beatles est plus que tout autre conscient d'avoir changé la nature de la culture de masse. Il comprend aussi — la chanson des Beatles Revolution le proclame dès 1968 — que la musique pop n'a décidément pas vocation à changer le monde, mais qu'elle peut changer les mentalités.
L’épaisseur historique d’un tel personnage, passé le temps de la gloire et du succès, relève d’abord de la conception que l’on peut se faire de l’histoire contemporaine, et singulièrement de l’histoire du second XXème siècle. Au début des années 1980, lorsque j’ai entrepris en solitaire des recherches sur la « révolution pop », j’avais  la certitude qu’on ne pouvait pas faire l'histoire de la Grande-Bretagne depuis 1945 sans les Beatles et donc sans Lennon. Pourtant, c’est ce que font encore un majorité d'historiens, considérant les Beatles comme des épiphénomènes – au demeurant talentueux et sympathiques - de la société des loisirs dans les Trente Glorieuses. Au XXIème siècle, avec le recul, poussons plus loin dans le questionnement :  peut-on faire l'histoire du second vingtième siècle occidental sans les Beatles ? Plus généralement peut-on écrire une histoire (économique, sociale et surtout culturelle) sans y intégrer l'histoire du rock, et tout particulièrement celle des années de formation 1955-70 ? Est-il possible de ne parler d’Elvis Presley, de Bob Dylan et de John Lennon qu’à titre de citation marginale ou en note en bas de page ? Si l’on s’en tient à ces trois figures et à ce qu’elles ont représenté des années 1950 aux années 1970 dans l’histoire américaine, un certain nombre de champs historiques ne peuvent s'envisager sans  intégrer au second XXème siècle une dimension rock: l’histoire des Sixties et tout particulièrement celle de mai-68, l'histoire de la musique populaire et des industries culturelles, l’histoire des médias, l'histoire sociale et culturelle des jeunes (de la jeunesse occidentale certes, mais aussi de la jeunesse du monde entier). Le rock est donc bien un objet d’ histoire totale, et pas seulement l’illustration sonore du second XXème siècle. Certaines de ses « stars » sont devenues des icônes, des idoles, des mythes ; d’autres sont tombées dans l’oubli ; mais il importe de s’interroger sur cet objet.
John Lennon est probablement l'un des hommes les plus importants de la culture occidentale de l'après-guerre, à sa façon un "intellectuel" autant qu'un artiste, et seuls les préjugés qui touchent encore la culture de masse empêchent de le considérer avec la même attention que bien des leaders d'opinion ayant marqué le dernier demi-siècle et que bien des artistes "populaires" (on pense à Andy Warhol). Dès 1967, Lennon avait conscience de son talent multiforme « Je sens que je veux être tout cela à la fois - peintre, écrivain, comédien, chanteur, interprète, musicien », en bref un artiste total.
Mais quelle place l’histoire « académique » du XXème siècle accorde-t-elle à John Lennon ?


Si l’on s’en tient à l’histoire du Royaume-Uni depuis 1945, cette place est paradoxalement assez mince : une seule occurrence dans The Penguin Social History of Britain (à propos des Quarrymen !), une aussi dans la Short Oxford History of the British Isles since 1945 (pour rappeler l’importance des écoles municipales d’art dans la formation des rock stars, de Lennon à Malcolm McLaren) et aucune dans la plus récente Social History of 20th Britain. Dans Culture in Britain since 1945, l’historien Arthur Marwick n’ignore certes pas Lennon, mais, pour en rester à la lettre « L », David Lean ou David Lodge sont nettement mieux lotis. Bien sûr, si l’on s’aventure dans les innombrables bibliographies spécialisées d’histoire des musiques populaires, dans les ouvrages historiques sur les Sixties (l’excellent White Heat de Dominic Sandbrook en 2006) ou dans les multiples « histoires du rock », Lennon a sa place au Panthéon du rock avec Elvis Presley, Chuck Berry, Jimi Hendrix et tant d’autres…Au fond, n’est-ce pas ce que Lennon souhaitait que l’on retienne de lui : d’avoir été aussi « grand » qu’Elvis, son idole, celui qui lui a donné envie de jouer du rock’n’roll ?
En France, pourtant, où le rock n’a jamais été une culture autochtone, la jeune « histoire culturelle » appréhende désormais différemment les phénomènes générationnels, et la musique y apparaît alors comme un élément décisif d’identité et de structuration. Déjà en 1963, Edgar Morin avait su repérer la génération du « yé-yé » et l’importance des modes, des musiques, des attitudes dans l’élaboration d’une culture jeune. Quarante ans après Morin, Jean-François Sirinelli a appréhendé en historien du politique et du culturel cette génération des « baby boomers » (
Les baby boomers, une génération, 1945-1969, Fayard) qui sont d’une certaine manière, pour reprendre l’expression assez heureuse (?) de Laurent Joffrin, des « enfants de Lennon et Lénine ». Sirinelli s’attarde ainsi longuement dans son livre, non sur l’été 68, mais sur l’été 69, celui de la « fin de l’innocence », sur fond de désintégration des Beatles et du syndrome d’Altamont. 

Le succès de John Lennon  trouve son explication dans un concours de circonstances historiques tout à fait singulier. C’est dans un premier temps l’émergence des Beatles dans le contexte de l’Angleterre des années 1955-65 ; c’est dans un deuxième temps la naissance d’une personnalité artistique, d’abord dans le cadre des Swinging Sixties puis du psychédélisme et de la contre-culture, entre 1966 et 1972 ; c’est dans un troisième temps la naissance d’un mythe (1973- ?), qu’une mort absurde n’a fait que consolider. Provocateur-né mais aussi lucide sur les dérives du show-business, Lennon n'hésitait pas à affirmer sans filtre en 1966 que "Nous [les Beatles] sommes plus populaires que Jésus, désormais. Je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier, le rock 'n' roll ou le christianisme". Une formulation un peu maladroite qui lui avait valu les foudres des évangélistes et d'une partie des médias américains, avant...le "pardon" officiel du Vatican en avril 2010 dans un article remarqué de l'Osservatore Romano :

"Ils [les Beatles] ont consommé de la drogue. Submergés par le succès, ils ont même affirmé être plus célèbres que Jésus Christ (...). Ils n'étaient peut-être pas le meilleur exemple pour la jeunesse de l'époque, mais ils n'étaient certainement pas le pire. Tout cela semble insignifiant à l'écoute de leur musique. Leur belles mélodies ont changé à jamais la musique pop et nous plaisent toujours". 

Entre 1968 et 1970, Lennon s'éloigne de plus en plus des Beatles et n'envisage plus la création sans l'aide de sa nouvelle compagne, l'artiste japonaise Yoko Ono et sans le secours de la drogue. Ces trois années sont marquées par d'incessantes provocations contre les autorités (gouvernement, police, armée, mais aussi maisons de disques et Establishment artistique) qui prennent la forme de happenings plus ou moins réussis mais toujours très médiatisés. Lennon ne craint alors ni les réactions de son public d'origine ni le ridicule éventuel de son engagement dans l"art vivant". En ce qui concerne la drogue, la notoriété des Beatles constitue encore un paravent assez efficace pour éviter toute sérieuse poursuite judiciaire. Consommateur depuis plusieurs années de toutes les substances prohibées que l'on peut trouver à Londres, Lennon est arrêté deux fois en 1968 pour détention de marijuana, mais il s'en sort toujours sans dommages. Dans sa volonté de rupture avec la variété pop, il multiplie les initiatives artistiques d'avant-garde, participant avec Yoko Ono à des expositions d'art conceptuel, posant nu avec sa femme pour la pochette (recto-verso) d'un disque fait en commun (Unfinished Music No 1 : Two Virgins, novembre 1968, qui est distribué de manière quasi clandestine ou carrément censuré), produisant des films dans le goût de ceux d'Andy Warhol, c'est-à-dire désespérément fixes et parfois obscènes. Le relatif échec de ces événements "underground" pousse le couple à se servir des médias de manière plus spectaculaire au service des "grandes causes", c'est-à-dire en organisant de grands happenings publicitaires. Publicité pour les valeurs défendues ou réclame pour les produits culturels estampillés Lennon/Ono ? Probablement les deux, mais cette contradiction qui gênerait le puriste de la Nouvelle Gauche révolutionnaire est parfaitement assumée par un artiste pop, car elle est l'essence même du Pop Art.

pochette (recto) : une rareté, recouverte de papier kraft dans les états américains ou les pays occidentaux où elle fut autorisée.


Du 25 mars au 31 mars 1969, le couple invente une nouvelle forme de happening hippie, le bed-in (être au lit, mais évidemment sans grève de la faim), et sa variante Pop Art le bagism (se mettre dans un sac, substitut du lit), inaugurée à Vienne quelque temps plus tard. Fin mai, ils s'allongent pendant une semaine dans un hôtel de Montréal en raison d'une interdiction de séjour aux Etats-Unis ; ils y reçoivent des dizaines de journalistes, des artistes et envoient des messages de paix au Viêt-Nam diffusés par des stations de radio sur tout le continent américain.
Les chansons constituent aussi un formidable haut-parleur. L'une d'elles — écrite par John et Yoko mais encore signée Lennon/McCartney pour des raisons contractuelles — s'intitule 
Give Peace A Chance et se veut le nouvel hymne international pour la paix. La chanson est enregistrée comme un happening direct dans l'hôtel canadien, en compagnie de personnalités du show business (Petula Clark !), des églises (un prêtre, un rabbin, un responsable de Krishna) et...de Timothy Leary, le professionnel des expériences psychédéliques.


A la fin de l'année 1969, John Lennon — désormais mondialement célèbre — est persuadé du pouvoir cathartique de ses spectacles improvisés et du rôle qu'il peut tenir dans le combat pour la paix, conscient aussi de l'énorme pouvoir des mass médias (il rencontre d'ailleurs au Canada le sociologue Marshall McLuhan, avec lequel il a un long entretien). Le 31 décembre 1969, la BBC programme une émission spéciale d'une heure intitulée Man Of The Decade. Trois personnalités du monde de la culture et des médias — Desmond Morris, le célèbre anthropologue, l'animateur de radio Alistair Cooke et l'écrivaine Mary McCarthy — sont chargées de choisir "l'homme de la décennie" et de présenter un petit film de 20 minutes. Cooke sélectionne John F. Kennedy, McCarthy le leader communiste Hô-Chi Minh et Morris...John Lennon. Personne n'est scandalisé par un choix qui paraît naturel à une majorité d'Anglais, désormais habitués à retrouver Lennon sur leur petit écran : quinze jours plus tôt, c'est aussi la BBC qui consacre son émission 24 Hours au couple le plus célèbre de la culture pop dans le petit film The World of John and Yoko. Face à ce déploiement médiatique, les détracteurs de Lennon choisissent la dérision : le Daily Mirror, revenant à la fin de l'année sur les happenings nuptiaux du couple, appelle Lennon "le clown de l'année"...
Le John Lennon "gourou de la contre-culture" est lancé avec l'aide complaisante des institutions, un paradoxe qui n'en est plus un dans l'Angleterre pop. Le "Festival de la vie" qui remplace en 1970 la célèbre et traditionnelle marche pacifiste d'Aldermaston se déroule sous le haut patronage de l'ancien Beatles, avec la bénédiction du patriarche Bertrand Russell. Peu avare de déclarations contradictoires, Lennon sait mobiliser les médias avec l'aisance d'un professionnel qui connaît bien son métier de "communicateur", au service d'un message biblique simple (Peace on earth = paix sur la terre). Le millionnaire pop dépense son argent pour la juste cause en frais d'hôtel astronomiques et en achat d'emplacements publicitaires dans le monde entier. Le mois de décembre 1969 est celui de la mégalomanie. A Time Square (New-York) comme dans de nombreuses grandes villes de la planète, on peut lire ce message :
"La guerre est finie. Si vous le voulez. John et Yoko vous souhaitent un joyeux Noël". Un message qui concerne surtout la guerre du Vietnam, laquelle prend fin effectivement en 1973, mais qui va résonner encore en pleine guerre froide est/ouest. Rappelons-nous un instant de la chanson de Sting, Russians, sortie en 1985, l’année de l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Cette très belle chanson fait en réalité écho à l'appel du groupe pacifiste russe "Initiative indépendante", qui lance en juin 1983 le message suivant à la "jeune Amérique": "Aujourd'hui, le sens profond des paroles de John Lennon, mort tragiquement, nous apparaît très clair : All we need is Love".


Les biographes les moins complaisants ont bien montré que le Lennon engagé mène avant tout un combat contre lui-même, contre sa violence rentrée et ses peurs d'enfant, ses frustations adolescentes ; mais l'historien doit d'abord retenir qu'il s'érige en conscience universelle de la fin des années soixante, et qu'il répond alors aux attentes d'une génération issue des classes moyennes, désespérée de l'absence de changements dans l'ordre du monde comme dans les mentalités et les comportements humains. Ce ne sont plus les Beatlemaniaques de 1963 qui suivent Lennon dans son combat, mais ceux qui ont découvert les Beatles au moment de leurs expériences psychédéliques en 1966/1967 et de Sgt Pepper. Loin d'utiliser les moyens classiques de la Nouvelle gauche ou des divers mouvements anti-guerre, Lennon n'a aucune stratégie politique sinon celle de s'opposer individuellement à l'ordre établi, celui des puissants mais aussi celui des classes et des sexes. Et d'abord à l'ordre masculin, qui génère selon lui la violence guerrière et fait des femmes des esclaves. Influencé par Yoko Ono, son combat féministe est particulièrement offensif et se retrouve dans des chansons qui tranchent nettement avec le machisme autoproclamé du rock (y compris dans les textes), ainsi dans Woman is the Nigger of the World (1971)

"La femme est la négresse du monde
Oui, elle l'est, tu peux y réfléchir
La femme est la négresse du monde
Penses-y et fais quelque chose pour ça"

Sa conscience de classe (la classe ouvrière, même si son milieu d'origine est plutôt celui de la lower middle class) — un peu mise en sommeil avec le succès des Beatles — prend un aspect de plus en plus agressif, mélange de lucidité désabusée et de colère longtemps rentrée. Ainsi dans Working Class Hero (1970), il écrit - dans une chanson admirablement reprise en 1979 par Marianne Faithfull - ce genre de couplet :

"Ils vous droguent avec la religion, le sexe et la télévision
Et vous vous croyez intelligent, au-dessus des classes et libre
Mais vous n'êtes que des putains d'ignorants aussi loin que je peux voir
Un héros de la classe ouvrière a de l'avenir".

Les chroniqueurs ont surtout retenu les engagements "mondialistes" du Beatle, mais ils ont aussi souvent occulté des prises de position plus proches des réalités ouvrières anglaises. Fin 1969, Lennon et sa femme se lancent ainsi dans le combat pour la réhabilitation de James Hanratty, petit délinquant d'origine ouvrière, condamné à mort pour viol et meurtre et pendu en avril 1963. Hanratty, qui a été jugé coupable sur des preuves fragiles symbolise pour Lennon la "justice de classe" britannique. Et lorsque Jann S.Wiener, figure américaine de la presse alternative (Rolling Stone), pose à Lennon en 1971 les bonnes questions sur son parcours et celui des Beatles, ce dernier prend le parti de l'acteur plus désabusé que révolté. Une attitude cynique qui lui évite de réfléchir sur la dimension désormais "historique" du phénomène Beatles, mais lui permet d'apparaître comme l'authentique "héros de la classe ouvrière" de sa chanson :
-
"Que pensez-vous de l'impact des Beatles sur l'histoire de l'Angleterre ?
- Je n'en sais rien quant à l'histoire ; les gens au pouvoir, le système de classes et toute la bourgeoisie de merde, tout ça est toujours là. La seule différence, c'est qu'il y a beaucoup de jeunes pédés des classes moyennes qui portent les cheveux longs et se promènent dans Londres avec des fringues dans le vent. (...) A part ça, rien n'a changé".
Rien n'a changé, dit Lennon, comme si les années 60 n'avait été qu'un rêve, une illusion. L'année 1968 n'a pas apporté de révolution, l'Angleterre n'a évolué qu'en surface. Son premier disque sans les Beatles est un manifeste du repli sur soi après une décennie de folies, de rêves devenus réalités, d'expériences en tous genres, de croyances multiformes. Le « rêve collectif » (Christopher Booker dans son livre The Neophiliacs) tend à s'évanouir ; les années 1970 commencent :


Je ne crois pas aux Beatles/je ne crois qu'en moi/Yoko et moi/Et c'est la réalité/Le rêve est fini, John Lennon, God (1970)


De fait, à partir de 1970/71, Lennon entame - comme les trois autres Beatles - une carrière solo qui apparaît un peu chaotique et souvent anecdotique sur le plan musical. Souvent résumée à la chanson Imagine ou à Jealous Guy (1971), elle n’a pas de véritable direction musicale (contrairement à McCartney et ses Wings, et même George Harrison, plus créatifs finalement) et les disques ultérieurs alternent les bonnes surprises (Walls & Bridges 1974) et les ratages complets (Some Time in NYC, 1972), tandis que ses reprises de standards (Rock'n’roll, 1975) sont polluées par les arrangements indigestes de Phil Spector. D’ailleurs de 1975 à 1980, Lennon s’isole en famille à New York devenue sa ville d’adoption et son assassinat intervient quelques semaines après la sortie (en novembre 1980) de son dernier opus avec Yoko, Double Fantasy et la belle déclaration d’amour de Woman :


"Femme, s'il te plait laisse-moi t'expliquer
Je n'ai jamais voulu te faire de la peine ni même te faire souffrir
Alors laisse-moi te répéter encore et encore et encore
Je t'aime aujourd'hui et à tout jamais".


Dans les années 2000, la famille Lennon n'en finit pas de poursuivre le rêve des sixties, avec des hauts et des bas. L'un des fils Lennon, Sean, né à New-York en 1975, porte les mêmes lunettes rondes que son père et a hérité de son timbre de voix sinon de son talent de mélodiste. Son côté "intello" n'est pas une fabrication d'autodidacte touche-à-tout : il a fait des études très poussées et il perpétue la tradition pop en élaborant des albums remarquables dans un style néopsychédélique (Frendly Fire en 2006) mais il a quitté pratiquement la scène musicale depuis 2015. Julian Lennon, l'autre rejeton, né lui au début de la Beatlemania (1963), a fait aussi de la pop, avec un succès beaucoup plus mitigé et même assez pathétique. De son côté, Yoko Ono - 87 ans! - poursuit son œuvre d'avant-garde, milite toujours pour la Paix, à travers des happenings artistiques médiatisés (La Ballade pour la Paix de John & Yoko au Musée des Beaux-Arts de Montréal en 2009) et gère tranquillement le riche patrimoine commun, ainsi dans l’exposition Double Fantasy à Liverpool (2018) puis à Tokyo au Roppongi Sony Music Museum à partir du 9 octobre 2020.


Voici une photo (personnelle) prise de Yoko fin 2006 à la Cité de la Musique, lors d'un grand "lâcher de ballons" blancs dans le ciel de la capitale...Bon, j'étais dans mes petits souliers, évidemment, comme si j’avais 15 ans. Je n’ai jamais vu ni rencontré John mais au moins j’aurai approché son épouse/égérie, que pour ma part j'ai toujours bien aimée...tant qu'elle ne chantait pas !



Yoko Ono à Paris en 2006 (photo BL)

 

Bertrand Lemonnier, décembre 2020

 

 

 

 
 

 

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