Christian Victor

La Musique pop anglaise des années 60
Mod, pop art, Swinging London



Révélés au monde entier par les combats qui les opposèrent aux rockers, au cours du week-end pascal 1964, les mods anglais affirmaient leur goût pour le raffinement, l'élégance, l'esthétisme.
Sous l'impulsion de leurs groupes de rock, proches du pop art, la musique " jeune " sortit de ses cadres traditionnels, se découvrit des ambitions artistiques et innovantes et fit, pour un temps de Londres, la capitale mondiale de la création contemporaine.

Mods et rockers
Vers les années 62-63, en Angleterre comme ailleurs, la délinquance juvénile qui avait tant inquiété les parents et l'opinion publique semblait en voie d'apaisement. On pouvait penser que la miraculeuse croissance économique attirait la jeunesse vers des activités plus productives et plus intégrantes. Mais ce bel optimisme fut remis en question au cours du week-end pascal 1964. Ces jours là, sur les plages du sud de l'Angleterre, des affrontements opposèrent les mods aux rockers. Les deux expressions étaient assez nouvelles et ces événements, remarquables moins par leur violence que par les grandes masses de jeunes qu'ils mettaient en jeu, les firent immédiatement connaître du grand public.
Les rockers étaient les héritiers des teddy-boys des années 50. Ce dernier terme, qui avait cours depuis plus de dix ans tirait son origine du roi Edouard, surnommé Ted. Le terme rocker venait, lui, du rock'n'roll américain, la musique que ces jeunes vénéraient. Ils avaient aussi américanisé leurs tenues vestimentaires, délaissé les vestes longues et pantalons courts et étroits pour les blue- jeans et blousons de cuir. Ils vivaient souvent à la périphérie des grandes villes, se retrouvaient au coin des rues, se déplaçaient sur des grosses motos de marque anglaise, triumph, Norton, BSA, Vincent, pour aller voir Marlon Brando ou James Dean au cinéma. Dans leur grande majorité, ils étaient issus de la classe ouvrière et bien souvent étaient eux-mêmes ouvriers.
Les mods devaient leur nom à " modern ". Ils étaient vêtus avec élégance et originalité, portaient cravates, blazers et hipsters (pantalon taille basse à carreaux, avec un gros ceinturon à boucle argentée). Ils n'hésitaient pas à adopter des manières efféminées, se rendaient sur des scooters italiens en boîtes de nuit ou au cinéma voir des films " nouvelle vague " français. Ils avaient une dévotion particulière pour Saint-Germain-des-Prés et Françoise Hardy. Ils étaient nombreux dans les villes du centre et du sud de l'Angleterre. Leur milieu d'origine était assez proche de celui de leurs ennemis rockers, même si la classe moyenne était mieux représentée chez eux. Ils étaient par contre plus souvent employés qu'ouvriers. En musique, ils rejetaient le rock'n'roll blanc au profit des musiques de danse des Noirs américains, la soul music ou celle des immigrés antillais, le bluebeat.
Avec ces combats de Pâques 1964, quelque chose de neuf apparaissait dans l'univers des bandes de jeunes. Jamais on n'avait vu d'affrontements d'une telle ampleur, axés sur des oppositions identitaires et socio-philosophiques.
Les beaux habits des mods auraient pu prêter à confusion. On aurait pu croire que la jeunesse avait changé. Bien vite, on s'aperçut qu'ils étaient trop beaux pour être honnêtes et que leur élégance affectée était le nouveau masque de l'insoumission juvénile. C'était, au grand dam de la société, le point qui les rapprochait des rockers sur le fond et les y opposait sur la forme.
Le premier souci de cette nouvelle génération contestataire fut en effet de se distinguer de l'ancienne, A l'heure où le premier ministre travailliste Wilson, fraîchement élu, parlait d'ajuster la loi à la société du milieu des années 60, les mods offraient une image de la délinquance en accord avec les évolutions récentes de la société. Dans un pays qui, dès les années 30, comptait un quart de sa population active travaillant dans le tertiaire, ce secteur représentait la principale source d'emplois pour les jeunes dans les années 60, tandis que la demande en main-d'œuvre ouvrière qualifiée déclinait. En conséquence, les valeurs ouvrières, l'habilité, la technicité, la virilité, toutes choses plutôt revendiquées que contestées par les rockers, perdaient de leur prestige. Une majorité de jeunes gagnait alors leur vie sans effectuer un travail physiquement éprouvant ni salissant. Et ils en étaient bien heureux. En même temps, ils ne tiraient aucune fierté, aucun enrichissement pour leur personnalité d'un travail banal. C'est à la sortie, une fois les 40 heures de présence au bureau terminées, que la vraie vie commençait. Les loisirs prenaient alors beaucoup d'importance. Eux seuls permettaient l'épanouissement de la personnalité. Cela était facilité par l'enrichissement général du pays dont les jeunes des familles moyennes étaient les premiers bénéficiaires. Ainsi, en dix ans, l'argent de poche dont disposaient les jeunes était passé, en moyenne, de 5 pennies à une livre par semaine.
Adaptant leurs mœurs à ces évolutions, les mods se forgèrent une identité anti-rocker, anti-ouvrière. Ils mirent en avant des manières inspirées de l'aristocratie. Plutôt que de mépriser les plaisirs des classes aisées, ils en revendiquèrent l'usage pour eux aussi. Ils accordèrent une grande importance à leur personne, à leur présentation. Ils dépensaient beaucoup d'argent et d'énergie pour suivre la mode. Ce qui était une façon provocante d'affirmer leur détachement vis-à-vis des besoins élémentaires, leur aisance matérielle. Ces jeunes ouvriers et employés affirmaient ainsi leur égalité de statut avec les milieux aisés, leurs dispositions à vivre comme les dandys du siècle dernier, d'esthétisme, de loisirs et de luxe.
La rupture avec le monde des rockers était nettement marquée. Si ce sont bien les rockers qui sont venus attaquer les mods dans leurs fiefs de Hastings, Bournemouth ou Brighton en ce printemps 1964, on peut dire que ces derniers les ont bien provoqués. Toutes ces pratiques mises en avant par les mods allaient à l'encontre des rockers, semblaient dirigés contre eux. Le succès de groupes nationaux mélodiques à l'image sympathique comme les Beatles ou des RollingStones à l'image agressive mais résolument anti-rock blanc, avait déjà été un coup dur pour les rockers qui entretenaient des relations très affectives avec des artistes tragiquement disparus, comme Eddie Cochran ou en perdition, comme Gene Vincent. Devant la rapide ascension du mouvement mod, les rockers se sentirent dépassés par l'histoire, d'autant plus cruellement qu'ils se sentaient abandonnés par des jeunes qui étaient sensiblement issus des mêmes milieux qu'eux mais qui semblaient mieux adaptés au monde d'aujourd'hui et appelés à un avenir plus facile. La bataille d'Hastings des rockers fut d'ailleurs leur chant du coq. Les années suivantes, leur mouvement devint marginal.
La musique est un élément essentiel du mouvement mod qui a été propulsé par le succès des Beatles et encore plus des RollingStones. Ces groupes favorisèrent le développement d'une contestation spécifique issue de la jeune société anglaise et non imitée des jeunes Américains. Les groupes de la mouvance mod affinèrent l'expression de cette sensibilité nationale et en se détachant des racines blues des RollingStones aussi bien que des mélodies et harmonies des Beatles, ils créèrent une musique encore plus anglaise que ces derniers.

Les voix de la liberté
Ce même dimanche de Pâques 1964, les mods qui n'avaient pas pu se rendre sur les plages du sud, pouvaient se consoler en captant la première émission de Radio Caroline. Les radios étaient alors un monopole d'Etat. Seule Radio Luxembourg était autorisée à émettre sur le sol britannique. On y entendait plus de rock que sur les ondes officielles de la BBC, mais la réception n'était pas toujours très bonne. Radio Caroline émettait sans autorisation, à partir d'un bateau, situé à la limite des eaux territoriales. Ronald O'Rahilly, fils d'un riche armateur dublinois et proche des milieux du rythm'n' blues anglais, en était le fondateur. Cet Irlandais avait baptisé sa radio du nom de la fille du président américain Kennedy, alors symbole de modernité et de liberté. Il n'avait pas été le seul à avoir cette idée. Avant Caroline, Radio Veronica diffusait du rock'n'roll depuis un navire en direction du territoire hollandais. En Angleterre, un ancien haut responsable du parti libéral, le major Smeedley, mettait au point Radio Atlanta, la première concurrente de Caroline.
L'enjeu était de taille, si l'on en juge par l'âpreté de la lutte entre Atlanta, Caroline et les autres radios qui vinrent bientôt les rejoindre. Les négociations entre Atlanta et Caroline semblent avoir d'abord abouti à un partage du marché. Caroline devait émettre au large de Liverpool vers le nord du pays et Atlanta au large de Londres devait abreuver la capitale et le sud, soit une quinzaine de millions d'habitants, et qui avaient un bien meilleur pouvoir d'achat. Cette seconde part était la plus belle, aussi le navire de Radio Caroline prit position à côté d'Atlanta au large d'Harwich et émit sur le même secteur. Toutes les deux programmaient des disques pour les jeunes et aussi de la musique plus conventionnelle aux heures d'écoute des femmes au foyer, et bien sûr à toute heure des jingles publicitaires bien ciblés.
Bientôt, d'autres radios vinrent rejoindre Caroline et Atlanta. Certaines comme Radio 390, Radio City, Radio Essex étaient installées dans des fortins construits en limite des eaux territoriales britanniques lors de la dernière guerre. Toutes utilisaient des moyens modernes et tapageurs pour se faire connaître. Ainsi Radio England invita de nombreuses célébrités pour une fête fastueuse à l'hôtel Hilton, en face de Buckingham Palace. Les radios créaient des clubs d'auditeurs, distribuaient un maximum d'autocollants pour les lunettes arrière des voitures et de posters de leurs disc-jockeys. Ces derniers jouèrent un rôle essentiel dans la popularité de leurs radios. Leur ton était à l'opposé de celui des présentateurs guindés des radios officielles. Ils hurlaient, parlaient sur les disques et sur les publicités, dialoguaient avec les auditeurs à l'antenne. Tout cela avec un humour décontracté et sur un rythme rapide qui rappelait celui de la vie ou de la musique moderne. Ils faisaient entendre sur les ondes un autre langage que le queen's english, un mélange d'américain, d'argot, de langage populaire à la limite du vulgaire, de scouse (parler de Liverpool) ou d'accent d'Oxford par dérision.
Le succès de ces radios fut à la taille de leur inventivité. Au milieu des années 60, Radio London, avec ses 10 500 000 auditeurs, pouvait se vanter d'être la radio de langue anglaise la plus écoutée au monde. Radio London était la plus puissante des radios non autorisées, grâce au soutien de capitaux américains, qui voyaient là une bonne occasion de briser le protectionnisme d'Etat sur les ondes.
Cette brutale libéralisation aboutit à une véritable guerre des ondes qui connut des épisodes cocasses et troubles. Ainsi, après avoir servi à sa campagne électorale, la radio de Screaming Lord Sutch, chanteur de rock'n'roll et candidat fantaisiste aux élections anglaises de nombreuses fois depuis les années 60, fut rachetée par Reg Calvert, un propriétaire de boîtes de nuit, un personnage assez louche qui entra en conflit avec le major Smeedley de Radio Atlanta. Il y eut un abordage des hommes d'Atlanta contre le navire de Calvert, et Smeedley finit par tuer ce dernier, en état de légitime défense. On compta à l'époque quatre disparitions non élucidées dans le monde des radios privées. On le voit, même dans un pays à longue tradition capitaliste, le libéralisme pouvait se révéler vraiment sauvage et les radios libres méritaient bien leur nom de radios pirates.
Les radios locales et privées américaines avaient joué un rôle essentiel dans le développement du rock'n'roll dans les années 50. Sans elles, les petites compagnies de disques de musique de style local n'auraient pu faire connaître leurs produits. C'est grâce à l'existence de ces radios et des petits producteurs de disques qui les fournissaient, que les grandes compagnies et les grandes radios nationales ont fini par enregistrer et diffuser la musique de Bill Haley ou d'Elvis Presley. Jusqu'en 1964, la musique " jeune " anglaise n'avait pas cet outil à sa disposition. Elle devait passer par le moule des quatre compagnies occupant le terrain, EMI, Decca, Philips, Pye. La BBC avait par ailleurs une politique de programmation très prudente. Plusieurs chansons de rock'n'roll y avaient été interdites. Une telle attitude ne poussait pas les producteurs de disques à l'aventure. L'apparition des radios pirates bouleversa cette situation. Il était désormais possible pour une musique d'exister sans la BBC, de passer outre à ses exigences, à ses cadres de programmation. Les radios pirates totalisèrent bientôt 30 millions d'auditeurs. Elles accompagnèrent l'ascension des Beatles et autres groupes de Liverpool, et celle des RollingStones et autres groupes de Londres. Elles firent plus encore. Elles ouvrirent des voies nouvelles à la musique jeune. Ce ton de liberté qui se répandait joyeusement sur les ondes révélait les aspirations de la nouvelle génération. Cela incita quelques jeunes musiciens qui avaient débuté dans des orchestres de skiffle ou de rythm'n'blues, à chercher un langage musical qui traduise ces sentiments, cet esprit des radios libres.
En août 1967, les navires émetteurs de Radio Caroline et des autres radios pirates furent arraisonnées par la Royal Navy. Les questions de drogue qui prenaient de l'ampleur alors et dans lesquels les radios pouvaient jouer un rôle, ainsi que les aspects mafieux des luttes pour le contrôle des ondes ne pouvaient laisser un gouvernement aussi libéral soit-il, sans réaction. Les radios pirates avaient néanmoins, en trois ans et demi, bien participé aux mutations sociétales en cours.
Le ton de ces radios fit d'ailleurs rapidement évoluer celui de la BBC et en 1973, dans un climat de libéralisation contrôlé, décriminalisé, le gouvernement autorisa les radios privées. Celles-là ne furent jamais appelées pirates et même lorsqu'elles étaient très virulentes, elles ne suscitèrent jamais l'émotion, l'engouement de celles des années 60.

Les dandys de Muswell Hills
Natifs du vieux quartier populaire de Muswell hills au nord de Londres, les frères Ray et Dave Davies n'étaient pas d'un naturel très accommodant. Ils avaient fini par être exclus des art schools qu'ils fréquentaient. Bien qu'encore peu aguerris sur leurs guitares, ils fondèrent un orchestre avec Pete Quaife à la basse, puis Mick Avory, venu d'un groupe de skiffle, à la batterie. Ils s'appelaient The Ravens et jouaient du rock'n'roll et du rythm'n'blues comme bien d'autres jeunes ensembles londoniens dans les années 62-63. Ils accompagnaient le chanteur Bill Wace, issu du quartier huppé de Mayfair. Sans doute inspiré par le succès obtenu des Beatles, ce dernier va devenir le manager du groupe et laisser sa place de chanteur à Ray. Le groupe, rebaptisé The Kinks, arbore alors une image originale, une sorte de version " vieille Angleterre " des Beatles. Ils portent des vestes de chasse à cour et des chemises à jabots. Wace obtient bientôt un contrat chez Pye et la collaboration de Shel Talmy, un producteur américain émigré, qui vient de remporter un beau succès avec des airs traditionnels rénovés par le groupe irlandais The Bachelors.
Les premiers enregistrements des Kinks se situent dans la lignée des Beatles, avec une version du classique rock'n'roll de Little Richard, Long tall Sally. Malgré un passage à la télévision et une intense promotion, le succès ne viendra qu'avec le troisième disque, You really got me, un morceau très simple composé par Ray, avec des paroles martelées, un solo dévastateur, un riff de guitare percutant au son sale et lourd, obtenu en branchant la guitare sur deux amplis. Le morceau sera numéro 1 en Angleterre et numéro 7 aux Etats-Unis. D'autres succès bâtis sur le même principe suivront : All day and all of the night, Till the end of the day, I need you. Tous exprimaient le désir sexuel, en une musique explosive et quelques phrases que le titre résumait.
Les Kinks abandonnèrent rapidement l'image aristocratique un peu gadget de leurs débuts mais en conservèrent l'essence, c'est à dire une forte identité nationale, une recherche d'élégance vestimentaire, un chant précieux et un répertoire original. Ils n'enregistrèrent pratiquement que des compositions de Ray Davies, au style personnel, bien dégagé des influences américaines. Ils étaient en 64, le seul groupe dans ce cas, et créaient vraiment un style de rock britannique.
Ray n'avait pas fait le tour de ces possibilités avec ces hymnes à l'amour. Il affina ses mélodies, adoucit ses rythmes, Tired of waiting for you, commença à écrire des textes satiriques, A well respected man, Dedicated follower of fashion. Bien que très agressives envers les mods du swinging London, ces chansons y étaient très appréciées. Ce milieu qui savait ne pas se prendre au sérieux et ne s'investissait qu'avec distance dans l'identité mod, pouvait très bien accepter ce type de critique. Ray fut encore mieux inspiré dans des tableaux sociaux où l'on retrouvait l'Angleterre de Dickens comme Sunny afternoon à propos des dandys désoeuvrés. Ces chansons baignaient dans des climats musicaux évocateurs qui enrichissaient les portraits, ainsi la fanfare triste de Dead end street.
D'autres chansons étaient d'une tonalité plus mélancolique. Autumn almanach racontait la vie d'un jardinier. Waterloo sunset évoquait un instant magique, où le spectacle le plus banal prenait des couleurs poétiques et apaisantes. Par la qualité de la mélodie, des harmonies vocales et de la partie de guitare, cette chanson, très inspirée, fut le sommet des Kinks.
Explorant cette voie des portraits doux-amers et de la nostalgie, le groupe enregistra ensuite des albums concept comme Village green preservation society ou Arthur(or the decline and fall of the british empire) qui évoquaient l'Angleterre édouardienne ou encore Soap opera qui racontait la vie d'une star qui ne savait plus qui il était. Mais dès 1968, les apparitions du groupe dans les hit-parades se firent plus rares. L'écriture de Ray devenait de plus en plus poétique et subtile, et ses créations dont l'atmosphère rappelait le music-hall anglais traditionnel, n'accrochaient guère le jeune public. L'autre point qui handicapa la carrière du groupe fut les incessants conflits entre le susceptible Ray Davies, soutenu par son frère et le show-business, sous toutes ses formes : managers, producteurs, maisons de disques. Une tournée américaine en 1965 aboutit pour les Kinks à un désastre car leur comportement les fit interdire de ce pays pendant quatre ans pour "conduite non professionnelle ".
Le groupe garda néanmoins tout au long des années 70, un noyau d'esthètes fidèles qui suivait son évolution, appréciait son inspiration très particulière et les faveurs de la critique lui furent toujours acquises.

Le pop art de Shepherds'Bush
Pete Townshend et John Enwistle jouèrent ensemble pour la première fois dans l'orchestre dixieland de leur lycée. Ils avaient tous deux bénéficié d'une certaine éducation musicale. Ce qui était assez courant dans le quartier ouest londonien plutôt aisé de Shepherds'Bush où ils habitaient. John devient ensuite fonctionnaire et Pete commença des études d'art graphique, mais ils continuèrent de se retrouver dans un orchestre de skiffle, The Detours, dont le leader et chanteur est Roger Daltrey, ouvrier métallurgiste à forte personnalité toujours prêt à s'imposer. Bientôt, Keith Moon, tout juste âgé de 17 ans, et qui avait débuté dans un groupe de surf, devient leur batteur.
Durant les années 63-64, le groupe se produit dans les clubs et pubs londoniens. Il interprète surtout du rythm'n'blues dont c'est la grande vogue dans la capitale, alors. Au cours de l'été 64, alors que le mouvement mod est en plein essor, le groupe, rebaptisé les High numbers, (classe, en langage mod) enregistre sous la houlette d'un premier manager, Pete Meaden, des reprises de Bo Diddley, Slim Harpo, etc… Ce répertoire proche de celui des RollingStones ne leur apporte pas le succès. A la fin de l 'année 64, deux jeunes cinéastes, Chris Stamp, frère de l'acteur Terence, et Kit Lambert, fils d'un compositeur classique, les voient sur scène où ils enthousiasment un public de jeunes mods séduits par leur jeu de scène excentrique et anti-conformiste. Keith Moon qui frappe très fort et renverse sa batterie à la fin des concerts est, sur ce point, l'élément fort du groupe. Pete saute très haut sur place, fait tourner son bras autour de sa guitare avant de le laisser retomber lourdement sur les cordes, et parfois massacre guitare et ampli. Roger fait tournoyer son micro comme un lasso, et John reste imperturbable, concentré sur sa basse au milieu du carnage. A la fin de l'année 64, les Who, ainsi rebaptisés par leurs nouveaux managers, ont une nouvelle maison de disque et attirent les foules chaque mardi soir au renommé Marquee club de Londres. Dans leur premier disque, I can't explain, une composition de Pete, les Who sont proches des Kinks. Ils ont d'ailleurs le même producteur, Shel Talmy. Ils affirment mieux leurs particularité, dans le deuxième, Anyway, anyhow, anywhere, un condensé des effets utilisés par le groupe en concert : déchaînements de Moon sur ses caisses, effets de guitare, larsens, distorsion. A la télévision, aidés par la présence massive de leurs fans mods, les Who font sensation. Le titre devient le générique de l'émission Ready steady go et atteint la dixième place des hit-parades anglais.
Inspiré par son public et poussé par Lambert et Stamp qui prennent dorénavant la production musicale en main, Pete écrit alors des textes qui parlent de la vie de cette nouvelle génération de jeunes, s'en fait le porte-parole. Sa première œuvre du genre, My generation, devient le nouvel hymne de la révolte juvénile et un très grand succès au premier semestre 66. Daltrey éructe les textes en bégayant, et les solos fougueux de basse et de batterie donnent un son tout à fait nouveau à ce disque. Les Who continueront sur cette voie avec The kids are allright, Substitute, Happy Jack, I'm a boy, Pictures of Lily, qui abordaient les problèmes de communication, les incertitudes identitaires, la sexualité. La musique était en même temps, douce, mélodique avec un chant maniéré, efféminé et violente dans des improvisations instrumentales dévastatrices. Ce mélange exprimait bien les interrogations, les frustrations, les aspirations adolescentes.
Bien au fait des mouvements artistiques contemporains, Lambert et Stamp associaient leur groupe au mouvement pop art, un mouvement artistique en pleine ascension alors, dont, en Angleterre, les peintres David Hockney et Peter Blake ainsi que le photographe David Bailey étaient les plus célèbres représentants. Les conceptions du pop art, inspiré par la vie quotidienne moderne, la culture de masses, la publicité et la société de consommation, furent mises en avant dans la promotion et l'image du groupe. Les Who s'habillaient en couleurs vives. Une veste taillée dans un drapeau britannique fut particulièrement remarquée. Sur le plan artistique, on retrouva l'esthétique pop art dans l'album The Who sell out qui présente sur la pochette, les quatre musiciens dans des publicités parodiques et entre les morceaux des jingles imités de Radio London, la radio pirate la plus dévouée aux Who. Dans cette acceptation ironique de la société de consommation, les mods et le pop art se rejoignaient. Comme les Kinks, les Who créaient un style spécifiquement anglais et composaient eux-mêmes leur matériel. Mais alors que les premiers se référaient à l'histoire musicale, artistique et sociale du pays et portaient sur le présent un regard critique, les seconds se placaient en chefs de file du mouvement mod, ce qui leur assura immédiatement un fort impact.
Ils eurent par contre autant de difficultés que les Kinks à s'imposer en Amérique. Leurs tournées y furent pourtant retentissantes. Keith brisait tout dans les grands hôtels. Il allait jusqu'à casser des voitures à la hache et lors d'une émission télévisée, il plaça une bombe dans sa batterie. Il fut blessé à la jambe et la déflagration fut si forte qu'elle endommagea l'ouïe de Pete.
Cette joie ravageuse qui était le propre du groupe fut quelque peu ralentie par la vogue psychédélique qui laissait plus de place à l'introspection, à la spiritualité. Mais les Who entamèrent une seconde carrière avec Tommy, le premier véritable opéra rock, dont l'écho fut considérable. Dans un esprit tout à fait pop art, le livret racontait le chemin initiatique vers la liberté d'une star du flipper, en faisant allusion à Œdipe et à Jésus. Le groupe retrouvait son énergie première en la disciplinant, en portant à son efficacité maximale le lyrisme du chant et la violence de la guitare. L'année suivante, dans l'album Live at Leeds, ils traitaient avec la même efficacité un répertoire bien différent, composé de leurs premiers succès et de reprises de rock et de blues. L'album de 1971, Who's next, fut tout aussi excellent. Les Who pouvaient alors concurrencer les RollingStones pour le titre de plus grand groupe du monde. Ils jouaient très forts et ils attiraient les foules à leurs concerts. Pete cassait chaque fois sa guitare et les amplis, Il y eut 200 000 personnes pour les voir à la fête de l'Humanité en 1972. En 1979, à Cincinnati, 11 personnes seront tués dans une bousculade à l'un de leurs concerts. Toutefois, même s'il resta un énorme phénomène de scène, tout au long des années 70, le groupe vivait en état de conflit permanent et de quasi décomposition. Sa créativité s'en ressentait. Keith Moon mourut en 1978, après avoir perdu plusieurs fois connaissance au milieu des concerts. Kit Lambert disparut, lui, en 1981, et l'année suivante le groupe fit une tournée d'adieux.

Londres, vitrine de l'occident
En avril 1966, un journaliste crée l'expression " The swinging London ", pour décrire l'effervescence qui anime alors la capitale britannique. Il observe un changement d'époque, voit l'Angleterre sortir réellement des sombres périodes de la guerre et de la reconstruction et une grande joie de vivre s'y exprimer sous toutes ses formes.
Il est vrai que même si l'économie anglaise n'est pas très compétitive (la livre devra être dévaluée en 1967), le Royaume uni profite du bon climat international. Ces dix dernières années, les salaires ont augmenté deux fois plus vite que les prix, dans un pays qui était déjà mieux pourvu que ses voisins européens en biens d'équipements.
Dans ce printemps londonien, la musique joue un rôle essentiel. C'est par elle que tout arrive et se propage bien au delà des frontières. Au cœur des années 60, EMI qui réalise 29% du chiffre d'affaires du disque, emploie 29 000 personnes. Mais le moteur musical entraîne dans son sillage d'autres secteurs. Ainsi les night clubs sont en pleine expansion. Ils doivent répondre à une forte demande, l'aspiration naturelle du " swinging London ", étant de mettre à la portée de tous une vie festive nocturne, sur le modèle du Saint-Germain des prés parisien. L'ascension du secteur de la mode est encore plus spectaculaire. Les habits fantaisistes et voyants inspirés du pop art, portés par les musiciens de rock, se retrouvent bientôt dans les boutiques londoniennes. C'est une petite révolution. Jusqu'alors on s'habillait pour être décent, ne pas avoir froid et on usait ses vêtements, désormais, on s'habille pour le plaisir, presque comme si on se déguisait et on peut acheter, chaque semaine, les vêtements qu'on vient de voir sur tel ou tel musicien. Le secteur de la mode emploie alors 35 000 personnes, et on compte 2 000 boutiques de mode à Londres. Elles proposent des vêtements à bon marché et fantaisistes, des vestes militaires, des capes, des redingotes, des chemises en satin, des chapeaux cloches, des bottines à bouts pointus qui vont immédiatement s'appeler boots dans le monde entier. Les boutiques se concentrent dans l'étroite Carnaby street, pour les garçons et dans le quartier de Chelsea pour les filles. Le swinging London a ses héros connus dans le monde entier : les créatrices de mode Mary Quant et Barbara Hulanicki, les mannequins Jean Shrimpson et Twiggy, le photographe David Bailey qui inspira le personnage du film d'Antonioni, Blow up, le coiffeur des Beatles, Vidal Sassoon, celui des Who, Robert James. Chelsea, Carnaby ou Portobello, le marché aux puces londonien, deviennent alors de hauts lieux touristiques.
Cette marche conjuguée du rock et des affaires n'est pas foncièrement nouvelle, mais elle prend ici une telle dimension qu'elle génère une véritable révolution culturelle où l'on retrouve les conceptions du pop art. Depuis le romantisme, l'art fonctionnait sur l'idée d'une expression individuelle du créateur qui était habité d'un message particulier. Les artistes pop rejetaient cette idée et voulaient renouveler l'art en le basant non sur la personnalité de l'auteur mais sur les désirs de leurs contemporains. Ils s'inspiraient de la société moderne, des images de la publicité, des magazines, des bandes dessinées, qu'il considérait comme les mythes du présent. Rejetant l'élitisme et l'expression personnelle, ils n'avaient aucun mépris pour le public, ni pour le commerce ou la production de série, qui leur semblaient aller de soi dans le monde contemporain. Cette tentative de mettre l'art en phase avec la société contemporaine trouva un excellent terrain d'expérimentation et de réalisation dans le Londres des années 60.
La vigoureuse activité créatrice de cette ville alors, émanait d'un milieu aux origines sociales et aux racines culturelles très diverses. Ce grand brassage était l'un de ses atouts. Des musiciens de rock issus des milieux ouvriers côtoyaient des hommes d'affaire du textile ou des fils de famille. Les uns et les autres étaient réunis par l'aspiration à une autre vie, plus libre, plus épanouie, plus intense. Pour les jeunes gens aisés, cela devenait libérateur de parler avec l'accent du nord ou des banlieues et pour les prolétaires, aimer l'art moderne ne signifiait plus renier ses origines. Chacun se reconnaissait mutuellement et les échanges pouvaient s'avérer fructueux. Ainsi Pete Townshend ne connaissait guère que la musique rock ou dixieland avant que son manager, Kit Lambert, ancien élève d'Oxford, ne lui fasse découvrir la musique baroque. Cela ne fut pas sans incidence sur l'évolution des Who. Si les musiciens des groupes de rock étaient pour la plupart issus des milieux ouvriers et classes moyennes, leurs managers venaient très largement des classes supérieures. Parfois détenteurs de capitaux propres, déjà initiés aux monde des affaires, ils jouèrent un rôle essentiel. Ce n'était pas des affairistes mais des jeunes gens qui avaient l'âge de leurs musiciens, enthousiasmés par l'écho qu'ils recevaient en faisant passer un message qui était aussi le leur. Un bon nombre d'entre eux étaient homosexuels. Les mods, contrairement aux rockers, ne rejetaient pas ces derniers, qui de leur côté, étaient naturellement demandeurs d'une plus grande liberté sexuelle. Ils se trouvèrent en phase avec ce rock mod, dont le maniérisme, la sophistication ouvraient la voie à une sexualité plus ambiguë.
Cette rencontre entre les milieux aisés et défavorisés, cette acceptation des différences fut bénéfique pour tous et pour les libertés. A la fin des années 60, une série de lois vint, en quelque sorte, officialiser les aspirations du swinging London. L'homosexualité était dépénalisée, l'avortement, la contraception autorisés, le divorce facilité, la peine de mort supprimée, la majorité passait à 18 ans, la discrimination raciale était interdite.

Les filles de Mary Quant
Mary Quant, fut l'autre personnalité du swinging London, avec les Beatles, à être élevé par la Reine au rang de Members of the British Empire. Cette couturière de Chelsea avait inventé la mini jupe et rendu ainsi un grand service au commerce extérieur de la couronne. Les jupes étaient montées juste au-dessus du genou dans les années 20, aux belles heures de la première société de consommation. Mais cela n'avait pas duré et n'avait touché en Europe que des milieux urbains aisés assez restreints. Les décennies suivantes avaient vu la jupe redescendre. Au début des années 60, elle remontait timidement jusqu'à son cours de 1925, et puis brutalement, avec Mary Quant, sa longueur se réduisit de moitié. Cette mini-jupe, qui aurait pu rester l'apanage des milieux excentriques ou de la haute couture, se répandit très vite dans les rues. Les jeunes filles l'adoptèrent mais aussi les femmes, et ce vêtement devint le signe le plus frappant de la libération des mœurs. Le rock'n'roll des années 50 avait donné le blue-jean et le blouson aux garçons mais il avait peu apporté au vêtement féminin, ni à l'image de la femme en général. La mini-jupe marquait l'adhésion de la femme à une libération des mœurs, un domaine dont elle détenait la clé.
Le show-business fut moins prompt à réagir que les couturières. Les producteurs ne semblaient pas pouvoir imaginer, pour les chanteuses, autre chose qu'une image familiale et sophistiquée. Vedette de la radio depuis son plus jeune âge, Petula Clark triomphe alors en Amérique, dans le sillage des groupes de rock anglais. Elle ne représente pourtant pas du tout le swinging London. Des chanteuses plus jeunes comme Lulu ou Cilla Black, venus des milieux rock sont orientés par leurs managers vers le même créneau variétés. Si elle n'innove pas sur le plan de l'image, Dusty Springfield est plus consistante sur le plan artistique. Ses enregistrements dans la lignée de Phil Spector I only want to be with you, ou de la soul music douce Son of a preacher man, sont du même niveau que les productions américaines et en font la meilleure chanteuse de soul blanche. Si, avec ses cheveux plats et ses pieds nus, Sandie Shaw apporte un vent de liberté, alors associé au swinging London, son répertoire reste celui de la variété conventionnelle.
Andrew Oldham, manager des RollingStones enregistra sur le label Immediate qu'il venait de créer, deux chanteuses qui donnèrent la meilleure illustration artistique féminine de l'air du temps. Elles chantaient du folk. Il était difficile alors d'imaginer une fille chanter du rock sauvage à la manière des Who. Marianne Faithfull, avec une voix mélancolique et fragile, des arrangements de cordes élaborés, des guitares acoustiques à douce sonorité orientale, apparut comme une Joan Baez anglaise. Elle eut quelques succès avec As tears go by, Come and stay with me. Nico n'en eut pas. Sa voix grave et distante trouva plus d'écho en Amérique avec le Velvet Underground, l'année suivante. Ces deux chanteuses à forte densité symbolique eurent des destins assez similaires. Marianne et Nico avaient toutes deux des racines germaniques et reçu une éducation stricte. Elles furent toutes deux liées à des membres des Rollingstones, respectivement Mick Jagger et Brian Jones, eurent de gros problèmes avec la drogue, et dans la suite de leur carrière, furent inspirés par la musique de Kurt Weill.
Julie Driscoll, secrétaire du fan club des Yardbirds, fut une autre incarnation féminine de l'époque, avec ses cheveux bouclés et son maquillage pâle. Elle avait débuté dans un répertoire soul mais connut le grand succès avec une version du titre de Dylan, This wheel's on fire qui devait beaucoup au claviériste Brian Auger. Julie se maria avec le jazzman Keith Tippett et mena une vie moins tourmentée que les deux chanteuses précédentes.

Du blues au psychedelic
Les Yardbirds étaient très appréciés dans les clubs de Richmond, où ils jouaient du rythm'n'blues rustique à la manière des Rollingstones. Ils ne dégageaient toutefois pas le même parfum de révolte juvénile que ces derniers. Le chant et les rythmes étaient quelconques et malgré la virtuosité du guitariste Eric Clapton et l'efficacité de Keith Relf à l'harmonica, leurs disques ne se vendaient guère en dehors du cercle d'initiés qui venait les applaudir sur scène. Ils enregistrèrent quelques classiques du blues de Chicago, avec une prédilection pour l'harmoniciste de Bo Diddley, Billy Boy Arnold et accompagnèrent Sonny Boy Williamson lors d'une tournée britannique. Du fait de son insuccès, les horizons des Yardbirds étaient limités.
En 1965, Paul Samwell-Smith, le bassiste du groupe, proposa de prendre en main la production et d'orienter sa musique dans des voies plus personnelles. Il fit appel à Graham Gouldmann, un jeune compositeur qui avait fait ses preuves avec les Hollies et Herman's Hermits, à Brian Auger pour le clavecin et à un joueur de bongos pour donner une atmosphère mélodramatique, presque religieuse, assez originale à For your love. Clapton qui avait été le moteur du groupe jusqu'alors et dont le rôle se trouvait réduit par la nouvelle orientation quitta le groupe et fut remplacé par Jeff Beck.
Avec Heart full of soul, Evil hearted you, Still I'm sad,
Samwell-Smith poursuivit sa quête d'un style gospel-grégorien et atteignit les sommets du hit parade. Il se montra aussi ouvert aux sons nouveaux susceptibles d'enrichir ses productions. Ainsi, le sitar dans Heart full of soul. L'apport de Jeff Beck était, sur ce point, essentiel. Il utilisait toutes les possibilités de la guitare et du matériel adjacent pour en tirer des sons inédits, étranges et dévastateurs. Il alliait par ailleurs un jeu rythmique violent à des solos lyriques. Il devint aussitôt le leader du groupe sur scène et quand Michelangelo Antonioni cherche un groupe typique du swinging London, pour son film Blow up, il engagea les Yardbirds. On voit dans ce film, tourné en 1966, Jeff Beck et Jimmy Page monter le volume et casser le matériel à la manière des Who. A cette époque, le groupe est déjà usé par les conflits, Samwell-Smith l'a quitté et a été remplacé par le guitariste de studio Jimmy Page, dont les duos de guitare avec Beck constituent la principale attraction des Yardbirds qui sont redevenus comme à leurs débuts un groupe de scène. Le titre Stroll on, extrait du film en est le meilleur témoignage gravé. Mais la période la plus créative du groupe est la précédente, quand les interventions de Beck apportaient un contrepoint délirant aux productions cérémonieuses de Samwell-Smith. Par ce mélange de futurisme et de mysticisme, des titres comme I'm a man ou Shapes of things, ce dernier basé sur la fluidité nerveuse de sa guitare, Beck et les Yardbirds créaient le son psychedelic.

Authentiques et imposteurs
Le mouvement mod éveilla de nombreuses vocations parmi les jeunes musiciens et dans le show-business. On pouvait entendre le terme comme désignant tout ce qui était à la mode, nouveau et voyant. Aussi des auteurs-compositeurs habiles et patentés pouvaient associer un rythme trépidant et des envolées lyriques à un groupe chevelu et fantaisiste pour profiter des retombées du mouvement. C'est ce que firent Art Blaikley et Ken Howard. Après un premier succès dans le style rythm'n'blues avec The Honeycombs, ils entrèrent dix fois dans le Top 20, entre 1966 et 68, avec Dave, Dee, Dozy, Beaky, Mick and Teach, qui proposait une musique au rythme appuyé et une image sexy et joyeuse. Ils exprimaient ainsi l'air du temps d'une façon accrocheuse et innocente dans Bend it, Hold tight. Les mêmes auteurs appliquèrent les mêmes recettes, avec le même succès à l'esprit hippie en 1968 avec le groupe The Herd.
Il y avait plus d'élaboration musicale et d'ambition dans une autre ode aux hippies, Something in the air, gravée la même année par Thunderclap Newman, un trio de musiciens de studio. Le titre était produit par Pete Townshend, tout comme My white bicycle, une ode aux provos hollandais, par le groupe Tomorrow qui avait été pressenti pour remplacer les Who dans le film Blow up.
Certaines formations issues des scènes, qui écrivaient eux-mêmes leur musique et étaient maîtres de leurs créations, eurent autant de succès que les productions concoctés par des professionnels. Ainsi les Small Faces se voulaient un simple groupe mod très proche de son public. Ils s'habillait élégamment mais sans excentricité, et s'inspiraient de la musique préférée des boîtes de nuit londoniennes d'alors, la soul music noire américaine La voix écorchée de Steve Marriott et les rythmes saccadés, inspirés du chanteur noir Solomon Burke, étaient les meilleurs atouts de Hey Girl, All or nothing, Sha la la la lee. Marriott et le bassiste Ronnie Lane étaient les compositeurs du groupe qui donnait avec ces morceaux l'une des meilleures illustrations de soul music blanche. En 1967, ils évoluèrent, en même temps que leur public mod, vers un style plus national, psychédélique et mélodique et connurent encore quelques succès avec My mind s'eyes, Itchycoo park, Lazy Sunday.
Un grand nombre de groupes londoniens se situaient dans la même lignée, musique soul et image mod. Ainsi The Action se rapprochait des Small Faces, The Creation étaient en mesure de concurrencer les Who, par leurs tendances innovantes. Le guitariste Eddie Philips fut le premier à faire des solos à l'archet. Mais ce groupe qui était l'un des préférés des mods sur scène et est considéré aujourd'hui comme injustement méconnu, eut peu de succès sur disque.
Contrairement au rythm'n'blues anglais (le style des RollingStones) qui, parti de Londres, avait essaimé un peu partout dans le pays jusqu'à Glasgow et Belfast, la musique mod resta quasiment une exclusivité de la capitale et du sud du pays. Parmi les formations citées ici, seules les deux suivantes ne sont pas originaires de Londres et des comtés à l'entour.
Les Easybeats venaient de Sydney en Australie. Devenus l 'équivalent des Beatles dans ce pays, ces immigrés d'origine britannique ou hollandaise, vinrent tenter leur chance en Angleterre en 1966. Sous la direction de Shel Talmy, ils enregistrèrent Friday on my mind, une composition des guitaristes du groupe Harry Vanda et Georges Young. Ce morceau qui disait l'ennui de passer sa semaine à travailler toucha une fibre sensible du jeune public. De courtes phrases de guitares et des harmonies vocales enjouées apparaissent comme des pulsions de vie explosives, des appels à la joie qu'il fallait contenir jusqu'au vendredi. Ce succès mondial reste l'une des plus belles expressions de la révolte adolescente des années 60. Ce sera la seule réussite internationale du groupe, mais pas de Vanda et Young qui deviendront les managers du groupe de hard rock AC/DC.
The Move sont originaires de Birmingham, où le jeune producteur Denny Cordell vient de créer la maison de production Straight Ahead, avec des projets artistiques ambitieux. En toute indifférence à l'air du temps, il cherche à créer un son mélangeant le gospel noir américain et la musique classique européenne. The Move enregistre d'abord Night of fear, un pastiche de Tchaikovsky, puis des morceaux mélodiques, Flowers in the rain, Fire Brigade, Blackberry way, d'autres mettant en valeur les guitares blues rock, Wild tiger woman, Brontosaurus. Le matériel est entièrement composé par le guitariste Roy Wood. Par ce mélange de grâce et de puissance, par leur richesse mélodique et harmonique, leur ampleur symphonique, leur utilisation de cuivres et de violons, les Move rappellent les Beatles des années 66-67. Liés à la vague underground de 1967, ils se faisaient aussi remarquer par leurs provocations. Sur scène, ils cassaient des télévisions et des portraits du premier ministre Harold Wilson. Une publicité pour leur second single qui présentait Wilson et sa secrétaire nus, leur valut une condamnation. On les retrouva néanmoins souvent dans les toutes premières places des hit-parades, et ils furent l'une des meilleures illustrations de cette pop music en même temps mélodique et expérimentale, héritière naturelle des outrances mod.
Les Troggs venaient d'une petite ville du Hampshire, au sud du pays. En 1966, ils eurent un grand succès avec Wild thing, puis quelques autres dans la même lignée, I can't control myself, Give it to me. En dehors du premier, ces titres étaient composés par Reg Presley, le chanteur du groupe. Leur principal atout résidait dans l'audace sexuelle des textes. Ces chansons se présentaient comme une déclaration, non plus d'amour, mais de désir. Le chanteur semblait tout faire pour contenir des pulsions qui finissaient quand même par le déborder et s'exprimaient hargneusement dans sa voix et de courtes interventions de guitare. La sexualité n'avait jamais fait une apparition aussi crue dans la chanson jeune et les Troggs ouvraient là une voie qui sera largement empruntée dans les années 70. Les groupes de hard, pub, glitter et punk rock leur doivent quelque chose. La musique primitive des Troggs, était plus proche des Kinks à leurs débuts que des Who de Tommy. Leur manager Larry Page avait d'ailleurs été celui des Kinks, en 1963-64. En 67-68, ce style n'était plus guère en phase avec l'esprit progressiste en vogue et au début des années 70, les Troggs tournaient dans les cabarets. Néanmoins le groupe continua d'exister et d'enregistrer jusqu'au début des années 90, et réapparut de temps à autre dans les hit-parades. Ce groupe de jeunes provinciaux et prolétaires, fondé par deux apprentis maçons, gardait ses distances envers l'esprit " branché " du swinging London. Ardents propagateurs de la liberté sexuelle, les Troggs étaient, en revanche, opposés à la drogue et furent les premiers à lutter contre, en boycottant les clubs qui étaient connus pour être des lieux de trafic.

Vers une pop music révolutionnaire
Dès 1967, de nouvelles tendances s'affirment dans la musique anglaise. Apparaissent une nouvelle manière de jouer le blues, mettant en valeur la virtuosité individuelle ainsi que les atmosphères oniriques, les quêtes spiritualistes liées au psychédélisme. On ne parle plus de rock mais de pop music et San Francisco avec ses hippies en est le centre. Ces nouveaux développements amènent la disparition des premiers plans du rock anglais des Kinks, Troggs et autres. Les Who seront les seuls à bénéficier d'un grand succès, durant encore quelques années. Le règne de ce rock mod, pop art londonien n'aura donc duré que trois années. Ce fut toutefois un moment déterminant de l'histoire du rock qui devenait un art et se dégageait de ses racines pour inventer un style européen. Cette démarche généra le progressive rock, le plus populaire des styles rock des années 70, avec le hard rock, qu'on trouve en germe dans les lourdes guitares de Pete Townshend ou de Dave Davies, dans la hargne sauvage des Troggs ou des Yardbirds.
D'autres caractéristiques de cette période vont marquer durablement, voire définitivement, la musique rock. Elle apparaît clairement liée à la contestation des normes sociales et aux mouvements d'avant garde artistiques. Avec le rock du swinging London, l'art d'avant-garde devenait accessible à tous, entrait dans la vie quotidienne.
Le monde du show-business fut également bouleversé. La nouvelle génération de jeunes managers ne ménagea pas sa peine pour y imposer de nouvelles règles favorables à la liberté de création des musiciens. Certains comme Andrew Oldham ou Denny Cordell créèrent de nouveaux labels. Des conseillers juridiques et financiers entraient dans l'entourage des artistes et en quelques années, les droits versés aux artistes passèrent en moyenne de 2 à 10%. Cela aussi aidait à rendre la musique rock et ses créateurs plus respectables.
La vie des artistes qui étaient pour la plupart auteurs-compositeurs-interprètes, fut souvent financièrement confortable. Les Troggs, tout en s'assurant de bons revenus dans le circuit des cabarets, encaissaient de temps à autre des droits colossaux dus à l'utilisation par la publicité ou à des reprises de leurs vieux succès par de jeunes groupes. Mais si ce groupe qui ne touchait pas à la drogue semble avoir vécu confortablement de musique et d'amour, la vie de beaucoup d'autres ne ressembla guère à un conte de fées. Ray Davies devint aigri, alcoolique et dépressif. Dave buvait aussi beaucoup trop. Pete Townshend eut des problèmes de dépendance à la drogue. Keith Moon mourut à 31 ans, épuisé par les drogues et l'alcool. Ronnie Lane mourut de la sclérose en plaques, Steve Marriott dans un incendie, après s'être endormi avec sa cigarette allumée, au retour d'une soirée bien arrosée.
Des vies éphémères, des morts spectaculaires, des situations extrêmes, des mythes modernes ! Tous les ingrédients d'un tableau pop art richement coloré, celui d'une époque qui aura touché en profondeur la société britannique. La meilleure preuve de l'ampleur du choc, on la trouve peut-être dans l'émergence aux élections de 1968, d'une liste nationaliste et anti-décadente conduite par Enoch Powell. On pouvait attribuer cette montée des idées xénophobes et autoritaires, dans un pays où elles n'avaient jamais eu beaucoup d'influence, à une réaction protectionniste liée à l'immigration, mais elles résultaient aussi probablement d'un trouble face aux nouvelles mœurs propagées par le swinging London.
CV

Bibliographie
Bertrand Lemonnier - L'Angleterre Pop, la Table ronde, 1987
Bertrand Lemonnier - Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Belin, 1996
Brian Masters - The swinging sixties, Constable

Discographie
Kinks - Kinda Kinks, BMG, 7615848128
Village green preservation society, BMG, 7615848120
A soap opera, BMG 7797232
Who - The very best, Universal 731453315020,
Tommy, Universal 731453315020
Yardbirds - The very best, Music club, Universal 79790235
Marianne Faithfull - The very best, Universal 820822
Dave, Dee, Dozy, Beaky, Mick and Teach - The singles, BR music, Universal 712089051829
Small Faces - All favourites, Universal 7331029
Troggs - The singles, BR music, Universal BX 538

HAUT DE PAGE

retour ARTICLES