CHRISTIAN VICTOR

La musique populaire anglaise des années 60
le british rythm'n'blues



En 1963-64, le succès des Beatles entraîna dans son sillage celui de jeunes gens aux cheveux longs et au look négligé, issus des banlieues londoniennes et des grandes villes industrielles qui jouaient le blues à la façon rude des musiciens noirs de Chicago.
Le triomphe international de ces jeunes anti-conformistes et de leur musique a-commerciale allait bouleverser en profondeur le monde de la musique jeune et les mœurs du show business.

La culture jazz anglaise

Le 15 mai 1957, l'Angleterre fit exploser sa première bombe atomique dans l'océan pacifique. Perçu non comme un signe d'indépendance mais comme une soumission à la stratégie militaire américaine, cet événement déclencha dans le pays un vaste mouvement pacifiste dont le philosophe humaniste Bertrand Russell fut l'une des figures de proue. Les anti-nucléaires décidèrent d'organiser les jours de Pâques, une marche de protestation annuelle. La première eut lieu en 1958 et rallia l'usine d'armement d'Aldermaston à Trafalgar square, au centre de Londres. Il fallut quatre jours pour parcourir cette distance de 80 kilomètres. Dans les défilés, pour donner de l'entrain aux marcheurs, on entendait beaucoup de skiffle, cette musique entraînante qu'on pouvait jouer sur quelques accords de guitare et avec des instruments rythmiques de fortune. Cela avait été une autre sorte de bombe avec le succès remporté par Lonnie Donegan, en 1956. Le skiffle reprenait des chansons folkloriques américaines du répertoire de chanteurs blancs (Woody Guthrie) ou noirs (Leadbally, Big Bill Broonzy). L'univers de ces chansons était loin de celui des pacifistes anglais de la fin des années 50, mais ces créations populaires, même si elles n'étaient pas directement politiques, leur apparaissaient comme une critique du système américain.
Le skiffle anglais était aussi une musique d'origine populaire qui avait rencontré son public dans les bals de province, sans l'appui du show-business. Il était naturellement ressenti comme du côté des manifestants et ses airs repris en cœur avec enthousiasme dans ces longues marches anti-nucléaires. L'opposition était bien tranchée alors entre le public jazz et skiffle, de tous âges et marqué à gauche et celui du rock'n'roll naissant. Les seuls artistes de rock connus alors en Angleterre étaient blancs et le public exclusivement jeune et volontiers xénophobe. En cette même année 1958, des bandes de Teddy-boys étaient impliquées dans des émeutes anti-antillaises à Londres et à Nottingham.. De telles actions n'auraient pu être le fait d'amateurs de skiffle ou de jazz, dont l'adhésion à cette musique afro-américaine allait de pair avec l'opposition aux idées racistes.
L'antiracisme était commun à tous les amateurs blancs de jazz dans le monde entier. Mais dans chaque pays, suivant les situations sociales et idéologiques, le jazz prit des significations particulières. Aux Etats-Unis, la présence des musiciens noirs, la multiplicité des formes de jazz pratiquées, leurs frontières peu étanches avec la variété empêchèrent un public jazz blanc autonome de se forger une identité forte. En France, le jazz fut d'abord apprécié par des intellectuels et des esthètes qui, avec différentes nuances, y trouvaient les qualités d'un art primitif, une redécouverte de l'essentiel, une sorte de négation de notre civilisation. En Angleterre, le public du jazz fut plus large et son approche moins intellectuelle. Dès les années 30, des jeunes gens issus des classes moyennes (comptables, commerçants, dessinateurs industriels, etc) vinrent nombreux dans les clubs de jazz. Ce vaste public et son éventail social généra une autre relation à cette musique. Alors qu'en France, elle allait de pair avec un anti-conformisme et une revendication de liberté individuelle, elle fut ici liée à des demandes plus sociales. Aimer le jazz en Angleterre dans les années 30, c'était bien sûr s'opposer aux idées hitlériennes, mais aussi contester l'establishment. Aimer cette musique authentique, non commerciale, c'était refuser la musique de variétés proposées par les industries du loisir, exercer son libre choix, ne pas se conformer. C'était aussi, et cela est très spécifiquement anglais, s'opposer à la culture conventionnelle et valoriser une culture d'origine populaire. Il ne s'agissait pas de mythifier la musique folklorique afro-américaine, mais de revendiquer à travers elle la valeur de toutes les créations artistiques populaires.
Dans un pays où la culture des universités et collèges privés était restée très aristocratique dans ses mœurs et son recrutement, les classes populaires avaient longtemps dédaigné l'école et la culture. Au cours des années 30, 40, 50, le jazz joua un rôle non négligeable dans la constitution d'une culture des classes moyennes qui allait de pair avec l'implantation d'un conséquent réseau d'écoles et de bibliothèques municipales. Il contribua à l'émergence de nouvelles valeurs, d'une autre façon d'être, d'une culture artistique démocratique, différente mais sans complexes vis-à-vis de la culture officielle. Le jazz permettait aux Anglais moyens d'accéder à la culture sans renier leurs origines, leur identité.
Cela donna quelques aspects particuliers au monde du jazz anglais. Il y avait certes des collectionneurs d'originaux américains. Des musiciens rock comme Keith Relf ou Van Morrison doivent leur culture musicale à la discothèque de leurs parents. Mais la majorité des fans de jazz se souciait plus de ce qui se passait dans leur salle de bal de quartier que des grands jazzmen américains. Et quand Charlie Watts, batteur des Rollingstones voulait voir des maîtres du jazz, il venait à Paris voir Bud Powell ou Memphis Slim et bien d'autres rarement invités dans les clubs de jazz anglais qui avaient d'autres priorités. Cet intérêt du public pour la scène locale favorisa les formations amateurs comme celles de Chris Barber ou de Humphrey Lyttleton, qui, partis de la banlieue londoninne, devinrent de grandes vedettes nationales, au moment de la vogue du jazz revival dans l'immédiat après guerre. Ce mouvement démarra dans le bassin de Londres, là où il y avait le plus fort taux d'ouvriers qualifiés, et où les clubs de jazz étaient bien implantés depuis les années 30. 50 % des adhérents de la National jazz federation habitait la capitale et les comtés voisins. Toutefois, le mouvement revival qui jouait le jazz comme au début du siècle à New Orleans, fut très populaire et au cours des années 50, toucha les grandes villes du nord et celles de l'Ecosse, du Pays de Galles et de l'Irlande. Le skiffle, qui anglicisait la musique américaine, fut encore plus populaire, notamment autour de Liverpool. Ce qui ouvrit les portes aux groupes de rock de la vallée de la mersey, dont les Beatles, au début des années 60.
Dans le même temps à Londres, une évolution se dessinait. Un nouveau type d'amateurs de jazz apparaissait. On appelait la beat generation, ces jeunes gens habillés de façon souvent originale qu'on voyait déambuler dans Soho, le quartier animé du centre de Londres. Le mouvement beat était venu d'Amérique par des écrivains comme Kerouac, Burroughs ou Ginsberg, eux-mêmes influencés par l'existentialisme français. Les beatniks étaient pacifistes et portaient aux nues la création artistique et l'asocialité. Ils rompaient avec les valeurs collectives qui avaient accompagné le jazz anglais des décennies précédentes. Les travaillistes qui étaient les représentants de ces valeurs sur le plan politique ne condamnaient pas l'arme nucléaire, ce qui entraînait des interrogations dans leurs rangs. L'alchimie entre le jazz et les idées sociales progressistes était menacée dans ses fondements. Le skiffle comme le trad jazz semblaient d'autre part au bout de leurs possibilités d'évolution créatrice et tournaient au stéréotype. Les musiciens et le public étaient, au début de la décennie 60, à la recherche de quelque chose de neuf qui puisse exprimer leur vision du monde et leurs émotions présentes. Le rock'n'roll, entièrement contrôlé par le show-business, ne pouvait convenir à des adeptes de l'authenticité et de la création individuelle. Certains beatniks et autres contestataires se tournaient vers le jazz moderne, d'autres, à l'inverse, approfondirent leur connaissance des sources du jazz et du skiffle et découvrirent le rythm'n'blues.

Le blues dans la ville
Le skiffle trouvant son style et son répertoire dans le blues rural américain, fit connaître des bluesmen comme Ligthnin Hopkins, le duo Sonny Terry/Brownie Mc Gee ou Big Bill Broonzy, qui tournèrent alors en Europe. Ces musiciens s'accompagnaient eux-mêmes à la guitare sèche et à l'harmonica. C'était une sorte de style revival car ce genre de blues n'était plus guère pratiqué aux Etats-Unis dans les années 50. Broonzy était depuis longtemps passé à la guitare électrique et n'utilisait l'instrument acoustique que dans ses concerts européens.
Pour la très grande majorité du public, ces artistes qui enregistraient alors pour des compagnies européennes, représentaient le blues dans sa totalité. Le blues dans sa version moderne, électrique et urbaine, n'était connu que d'une poignée d'initiés. Les disques n'étaient pas édités en Angleterre. On ne les trouvait qu'en importation. Ce rythm'n'blues était même méprisé par nombre de fans de jazz qui le considéraient comme une musique de danse, plutôt vulgaire. Il était joué dans les bars mal famés de Chicago par des musiciens et pour une clientèle aux mœurs libérées, et leurs chansons parlaient plus souvent de sexe que de questions sociales. On y retrouvait
guère la sincérité, la naïveté du blues des campagnes.
Au début des années 60, beaucoup de musiciens de jazz moderne ressemblaient à des concertistes classiques et le revival anglais connaissait ses plus grands succès populaires en se rapprochant de la variété, avec Petite fleur de Chris Barber ou Strangers on the shore, par Acker Bilk (numéro 1 des deux côtés de l'Atlantique en 62),. Le rythm'n'blues apparut alors comme le dernier refuge des puristes et des contestataires, le moyen d'exprimer sa différence pour une nouvelle génération. Les jeunes beatniks qui aimaient se retrouver dans les bars de Soho fréquentés par toutes sortes de marginaux, dans une atmosphère qui, avec un peu d'imagination, pouvait rappeler celle du blues de Chicago, commencèrent à écouter les musiciens de blues électrique locaux.
Ainsi, au début des années 60, alors que l'Angleterre profonde continuait de danser au rythme enjoué du skiffle, un autre son faisait vibrer les secteurs d'avant-garde de la capitale. Les voix étaient expressives et rugueuses, la guitare électrique et puissante, l'harmonica strident, le rythme lourd. La capitale se distinguait de la province. Quelques clubs londoniens passèrent alors du jazz revival au rythm'n'blues. Au cour de l'été 62, à Soho, on pouvait entendre au Marquee, The Alexis Korner Blues Incorporated, et au Flamingo, Georgie Fame and The Blue Flames.
En 1955, Alexis Korner et Cyril Davies, deux musiciens de skiffle, fondèrent le London Blues and Barrelhouse club. Ils s'y produisaient chaque jeudi, le jour le plus creux, le premier à la guitare électrique et le second à l'harmonica, dans un style inspiré par le créateur du bar blues de Chicago, Muddy Waters. Chris Barber, chef du plus célèbre orchestre de jazz revival des années 50, déjà à l'origine du skiffle, puisqu'il fut le patron puis le contrebassiste de Lonnie Donegan, fut aussi le parrain du du rythm'n'blues. Ala fin des années 50, il engagea Korner et Davies, pour se produire en trio avec la chanteuse Ottilie patterson, lors de ses concerts. Encouragé par le succès de leur numéro, les deux compères fondent en 1961, le Alexis Korner Blues Incorporated. De nombreux musiciens qui passèrent dans cet orchestre eurent ensuite leur propre ensemble. Cyril Davies créa le Rythm'n'blues All stars, John Mayall le Blues Syndicate, tous deux résolument fidèles au style de Muddy Waters. Le Graham Bond organization prendra une orientation plus jazz, tout comme Alexis Korner. Le chanteur Long John Baldry sera à l'origine de la revue rythm'n'blues Steampacket qui sillonna le pays au milieu des années 60.
La réputation de tous ces orchestres puristes ne dépassa guère les clubs londoniens ou spécialisés. Néanmoins, ils jouèrent un rôle déterminant dans l'évolution de la musique jeune anglaise, en faisant découvrir de nouvelles formes de blues à des musiciens en herbe. C'est dans ces groupes que débutèrent de nombreuses pop stars de la fin des années 60 : John Mayall, Ginger Baker, Jack Bruce, John Mc Laughlin, Rod Stewart, Julie Driscoll Brian Auger…
Le succès de la musique jouée au Marquee et au Flamingo, généra la formation de nouveaux groupes et, parallèlement, d' un réseau de clubs rythm'n'blues spécialisés dans Londres et sa banlieue,. Ce qui va permettre à cette musique de s'épanouir dans les années 62 et 63.

La jeunesse des Art schools
Affirmer l'égalité de tous les sujets face à l'enseignement n'a jamais été le premier souci du système éducatif anglais. Jusqu'à la fin de la guerre, l'école était payante. Même si un système de bourses palliait aux déficiences, le poids symbolique d'un tel fonctionnement n'était pas négligeable. D'autre part, les universités, les publics schools (privées) de bonne réputation, qu'on appelait familièrement des French college, pratiquaient des prix élevés, dissuasifs pour les familles populaires. De plus, dans les années 50-60, les mœurs et la culture des élites paraissaient désuets, ridicules aux yeux de l'Anglais moyens et le bénéfice à attendre de longues études n'apparaissait pas clairement dans un pays où le dynamisme économique était alors sensiblement plus modéré que dans les autres pays d'Europe.
Pour cet ensemble de raisons, la réussite scolaire fut bien moins valorisée en Grande Bretagne qu'en France. En revanche, la fierté ouvrière avait un sens fort dans ce pays dont l'industrie avait dominé le monde au 19e siècle et où les ouvriers qualifiés étaient nombreux. La qualité de vie de l'ouvrier anglais était, dans les années 60, la plus confortable au monde. Par ce fait même et aussi en raison de la demande moins forte en ouvriers qualifiés de l'industrie moderne, ce modèle était en crise. Un bon nombre de jeunes anglais, surtout dans le sud et dans le bassin de Londres, là où la situation était la meilleure, avaient d'autres aspirations que de prendre la suite de leurs aînés à l'usine. Ils ne se sentaient plus en accord avec les loisirs, les valeurs de solidarité, de participation à l'effort collectif qui étaient celles de leurs parents. S'il y avait toujours des candidats pour les emplois tertiaires, les mines manquaient de main-d'œuvre.
L'école avait là, un rôle à jouer, pour améliorer la qualification, faciliter la rencontre entre les aspirations des jeunes et le marché du travail. Mais l'enseignement technique était très peu développé en Angleterre et la rigidité disciplinaire et traditionaliste des Grammar schools, l'équivalent de nos lycée, n'était vraiment pas faite pour accueillir les fils de la classe ouvrière des années 60. Rien que l'obligation de porter l'uniforme représentait pour beaucoup un reniement identitaire insurmontable.
Toutefois, c0e système d'enseignement britannique avait aussi ses points positifs. Il laissait une grande part d'initiative à ses acteurs. Ce qui facilitait les adaptations en rapport avec l'évolution de la demande. Ainsi purent exister des écoles à pédagogie très expérimentale comme celle de Summerhill et dès le début du siècle, les écoles bon marché, destinées aux classes populaires.
Dans les années 50-60, la même aptitude à répondre à la demande amena la création des Art colleges. Ce n'était pas des établissements privés mais des écoles publiques des beaux arts. Elles étaient assez également réparties sur le territoire, dans les grandes villes. Elles jouissaient d'une grande liberté au niveau des programmes, l'organisation des études et l'évaluation des connaissances. La scolarité durait trois ans, portait sur quatre matières : Beaux Arts, Art graphique, Design en trois dimensions, (meubles) et Design mode et textiles. Un diplôme d'Art et Design reconnu sanctionnait les études. L'enseignement y était très variable, pouvant être assuré aussi bien par des professeurs classiques que par des artistes renommés.
Ces écoles n'étaient pas l'équivalent des prestigieuses écoles d'art universitaires britanniques comme le Goldsmith College de Londres ou la Ruskin drawing school d'Oxford. Elles recevaient un tout autre public. Tous ces jeunes qui ne pouvaient s'adapter aux rigidités du système scolaire conventionnel mais n'avaient pour autant aucune attirance pour le monde du travail. On pouvait s'habiller comme on voulait dans les Art colleges. Le sociologue Robert Hewison écrit à leur propos que pour les jeunes des classes populaires, elles étaient une façon d'éviter l'usine et pour les jeunes des classes moyennes, un moyen d'échapper à une vie trop rangée. Différents types de marginaux se retrouvaient donc dans ces écoles. Des Teddy-boys d'origine ouvrière qui avaient un don pour le dessin, des beatniks cultivant leur philosophie anti-sociale, des artistes en herbe, en quête d'inspiration. Un creuset culturel uni par le rejet du conformisme scolaire et social.
A partir des années 60, des aides financières de l'état et des municipalités encouragent une pédagogie d'avant-garde. On enseigne alors l'art abstrait, le surréalisme, Dada, le théâtre et la littérature des " jeunes hommes en colère ", le free cinéma, le jazz, la poésie beat. Cette évolution est suscitée par l'intérêt croissant des élèves pour les arts contemporains.
Ces écoles n'ont pas très bonne réputation. Certes, au début des années 60, on peut prévoir un accroissement de la demande dans les domaines artistiques, mais qu'il soit de taille à absorber tous les élèves des Art schools laisse beaucoup d'observateurs sceptiques. Ces écoles jouent néanmoins un rôle positif immédiat dans l'apaisement des conflits familiaux. Les parents préférant voir leurs enfants les fréquenter plutôt que se réunir en bandes au coin des rues. Elles permettent également, dans un pays qui n'aime guère le mécénat l'insertion sociale d'un certain nombre d'artistes qui y sont employés comme enseigants. Elles permettent encore à des jeunes d'aspirations et de milieux divers de se rencontrer, de partager les mêmes intérêts, d'échanger leurs expériences, de former des groupes capables de se soutenir, de renforcer, de faire évoluer leur désir de créativité, de se familiariser avec la culture artistique.
Le jazz est la musique préférée des élèves des Art schools. Moins le jazz revival de leurs parents que ses formes modernes ou obscures comme le rythm'n'blues, qui sont plus propices à l'expression personnelle. Keith Richards des Rollingstones, Phil May et Dick Taylor des Pretty Things, Eric Burdon des Animals, et bien d'autres, ont fréquenté les écoles d'Art. Et c'est par là que, contre toute attente, les Art schools se sont révélés un investissement très rentables. Le rythm'n'blues anglais qui en sort en 63-64, connaîtra divers prolongements, qui mèneront à une époque très florissante pour le Royaume uni et sa capitale. En 1966, au sommet de ce qu'on appelle alors The swinging London, grâce à la musique des groupes anglais, à Mary Quant et sa mini-jupe, aux boutiques de mode de Chelsea, toutes choses qui ne sont pas sans rapport avec les Art schools, la balance commerciale anglaise redevient positive pour la première fois depuis trois ans et Londres accueille plus de touristes que Paris.

Le blues des jeunes blancs
Au printemps 1963, quand les Beatles, dont les chansons se succèdent au sommet des hit-parade, visitent Londres, ils vont au Crawdaddy, un club de Richmond en banlieue sud-ouest, voir le groupe de rythm'n'blues londonien le plus réputé, The Rollin'stones. Ce nom vient d'un titre de Muddy Waters, leur principal inspirateur. Ce groupe qui puise aux mêmes sources que ceux de Cyril Davies ou John Mayall, se distingue par une approche moins respectueuse envers les modèles, avec un tempo accéléré, peu d'élaboration musicale et plus d'expressivité. Cette manière accompagnée d'une attitude décontractée et arrogante sur scène, où les musiciens fument, ne sourient pas et semblent ignorer le public, est diversement appréciée. Elle trouble les " connaisseurs " en blues et en jazz, peu habitués à ce type de comportement scénique ni à ce traitement musical qui trouvent que ce groupe manque d'authenticité et de consistance artistique. De plus leur répertoire comprend des morceaux de Chuck Berrry et Bo Diddley, artistes noirs de Chicago, certes, mais considérés comme plus rock que blues, et de fait peu appréciés par le public jazz blues de l'époque. En revanche, l'énergie dégagée par cette musique, ces artistes qui bougent sur scène alors que les puristes jouaient immobiles, voire assis, ravissent les nouvelles générations issues du baby boom d'après-guerre qui ne sont pas encore de grands connaisseurs en musique afro-américaine mais commencent à fréquenter les clubs de danse. Et c'est dans les banlieues, auprès d'une clientèle plus jeune, moins " branchée " que les Rollin'stones sont les plus appréciés. Autre élément propice à enflammer la jeunesse, Les membres du groupe sont nettement moins âgés que les pionniers du blues anglais. Mick Jagger, Keith Richards et Brian Jones, respectivement chanteur, guitariste rythmique et guitariste soliste ont 18 ans lorsque, le 21 juillet 62, une première mouture du groupe monte sur la scène du Marquee, pour un soir, en remplacement de l'Alexis Korner Blues Incorporated.
Début 63, renforcé par Bill Wyman à la basse et Charlie Watts à la batterie, deux rythmiciens qui avaient déjà acquis une certaine expérience dans les groupes jazz et blues locaux, le groupe devient solide et stable. On fait la queue pour les voir dans l'arrière-salle du Railway Hotel ou au Crawdaddy de Richmond, où ils se produisaient chaque soir au début de l'année 63. Cette ville de la banlieue sud- ouest est alors en phase de devenir le nouveau centre du rythm'n'blues londonien.
Le répertoire du groupe est basé sur des reprises des bluesmen et des rock'n'rollers de Chicago, Muddy Waters, John Lee Hooker, Jimmy Reed, Slim Harpo, Chuck Berry, Bo Diddley, tous très peu connus en Angleterre, au début des années 60. Mais par leur manière de jouer ce blues, les sons de guitares sales et rudes, le chant sensuel, la section rythmique lourde et proéminente, ils font passer bien autre chose qu'une simple vénération envers les maîtres américains du genre. Leurs cheveux longs et mal coiffés, leurs vêtements disparates et négligés, tranchent avec les images propres présentées par les musiciens de blues et jazz blancs professionnels. Par tous ces aspects, ils expriment un anticonformisme rebelle et asocial. Avec eux l'esprit des Art schools, que certains membres du groupe avaient fréquenté, rencontrait le blues et y trouvait un moyen de se faire entendre. Les Rollin'stones n'hésitaient pas à accentuer la vulgarité, à faire entendre bien fort les aspects sexuels et crus du blues. Ils mettaient en avant non l'esthétique ou l'aspect socio-politique du blues mais son aspect marginal, immoral. Ils lui faisaient dire des choses sur lesquelles on n'avait jamais mis l'accent en Europe, où le blues était reçu et interprété de façon quasi dévote. Ils revendiquaient cela, le reprenaient à leur compte, par une interprétation impliquée et non purement esthétique et donnaient ainsi à leur musique une signification contestataire.
Ils se trouvèrent ainsi en phase avec les sentiments et les aspirations à une libéralisation des mœurs d'une importante partie de la jeunesse du baby boom. Par là, le groupe de Richmond rejoignait le rock'n'roll et touchait le même public. Mais, s'appuyant sur le blues et le rock noir, rejetant le rock blanc américain, qui était le seul vraiment connu en Angleterre, ils apportaient quelque chose de nouveau, apte à satisfaire une nouvelle génération souhaitant se distinguer de l'ancienne qui avait connu le rock'n'roll de Presley et consorts. D'autre part, les racines blues apportaient une touche d'authenticité, de rusticité, d'agressivité, un sex-appeal plus naturel qui n'était pas le point fort du premier rock'n'roll anglais. Ce dernier était d'ailleurs en perte de vitesse, en 62-63, soit marginalisé, soit recyclé dans la variété conventionnelle. Le son collectif des Rollin'stones, avec guitares saturées et voix insolente se distinguait nettement de ces musiques de variétés à voix claire et orchestrations légères.
Ce groupe avait un public potentiel bien plus large que les quelques banlieusards qui se bousculaient autour de lui, au printemps 63. C'est ce que pensa Andrew Oldham, un jeune homme de 19 ans, attaché de presse chez NEMS, l'entreprise de Brian Epstein, manager des Beatles. Même si le rythm'n'blues était considéré comme une musique non commerciale, le récent succès de groupes de Liverpool, eux aussi à priori non commerciaux, pouvait inciter à tenter l'aventure, et Oldham n'eut pas trop de mal à faire engager son groupe par Decca qui avait laissé échapper les Beatles l'année précédente, et leur cherchait un rival.
Il les rebaptisa The Rollingstones, pour faciliter la prononciation. En juin 63, parut le premier single des Rollingstones, avec Come on, reprise d'un titre mineur de Chuck Berry. Le groupe ne jouait pas ce titre sur scène, ni n'utilisait d'harmonies vocales, comme sur le disque. Les photos de presse et un passage à la télévision en costume-cravate allaient dans le même sens. Il s'agissait d'attirer un public plus large que celui des clubs rythm'n'blues, par un son et une image adoucie. Le public ne fut pas choqué mais n'acheta guère ce disque médiocre.
Néanmoins les Stones restaient les meilleurs chez eux et, en août 63, furent les vedettes du festival de rythm'n'blues de Richmond. Durant l'automne, ils tournèrent à travers le pays et pour leur deuxième disque bénéficièrent d'une composition signée Lennon/McCartney, I wanna be your man. Les deux Beatles composaient alors à tour de bras et approvisionnaient de nombreux artistes débutants. Les Stones enregistrèrent ce titre à leur manière sauvage et montèrent jusqu'à la dixième place du hit parade, au début de l'année 64. Pour leur troisième disque, ils gravèrent une version d'un titre de Buddy Holly, Not fade away, en utilisant le rythme très particulier de Bo Diddley. Le quatrième It's all over now, reprise d'un titre du groupe pop-gospel The Valentinos fut leur premier numéro 1au hit-prade anglais.
A leurs débuts, les Stones s'en tiennent au blues et au rock de Chicago, tels qu'ils le pratiquaient dans les clubs de Richmond. Mais dès qu'ils commencent à tourner et à se produire dans des salles plus grandes, où ce son du blues de club n'a pas le même rendement, ils assimilent une nouvelle influence, celle de la soul music noire américaine. Ils enregistrent alors Time is on my side d'Irma Thomas, Pain in my heart d'Otis Redding, Everybody needs somebody to love de Salomon Burke. Tous ces artistes, alors dans une phase très inventive sont en plein essor auprès du public noir aux Etats-Unis mais encore peu connus en Europe. Cette musique émotive et intense s'intègre dans le son du groupe sans altérer sa rudesse initiale et élargit son public. Les Stones sont alors très efficace sur scène comme le montre l'album en public Got live if you want it. En 1965, The last time marque l'entrée du groupe dans les dix premières places du hit-parade américain.
Dès leurs débuts, les tournées des Stones entraînent des émeutes, à Blackpool, Belfast, Paris, où 150 jeunes sont interpellés, à la suite de leur premier concert à l'Olympia. Il y a également du vandalisme dans les studios de télévision, après leur passage au Ready steady go britannique et au Ed Sullivan show américain. Ces réactions apparaissent aux yeux des observateurs, comme une conséquence de l'attitude provocatrice du groupe. Oldham, en bon attaché de presse, s'adapte à la situation. Il comprend vite qu'il ne sert à rien de rendre son groupe présentable et va exploiter au mieux le parfum de scandale, l'image mauvais garçons, qui lui sont associés.
Sur bien des points, les Stones apparaissent comme l'inverse des Beatles. Ils ne sont pas gentils ni souriants, leur musique n'est pas claire ni mélodique. Le public des Stones est à nette prédominance masculine, contrairement à celui des Beatles. Les émeutes qu'ils déclenchent, ne sont pas du même type. Avec les Beatles, les policiers doivent modérer les ardeurs de jeunes filles enthousiasmées par leurs idoles. Avec les Stones, ils doivent s'opposer aux actes de vandalisme, perpétrés par de jeunes garçons. Dans le premier cas, l'énergie des fans se dirige sur le groupe, dans le second elle se retourne contre la société. Les Beatles venaient de province et le revendiquaient, les Stones étaient de la capitale, plus liées aux milieux artistiques. Toutefois, si à leurs tous débuts, le groupe de Richmond avait un public plus " branché " que celui de Liverpool, dès qu'ils sortirent de Londres, ils rencontrèrent socialement tout à fait similaire à celui des groupes de la vallée de la mersey.
La rivalité Stones/Beatles etait accentuée, presque systématisée par le travail de presse d'Oldham. Le groupe de Liverpool avait ouvert un marché qui se révélait très large, permettant l'expression de diverses sensibilités.

Le plus grand groupe de rock'n'roll du monde
Jusqu'en 1965, les Stones avaient peu composé. Leur pouvoir d'attraction tenait à la tonalité subversive qu'ils donnaient à leurs reprises du rythm'n'blues et de la soul music et non à leurs textes. Au milieu des années 60, avec l'apparition de Bob Dylan, ces derniers prirent plus d'importance dans la musique jeune, tout comme le fait d'être un véritable artiste exprimant quelque chose de personnel. Les Rollingstones se mirent à composer. C'était pour eux, dans le climat de cette époque une question de survie. Ils auraient paru vite dépassés en s'en tenant à des reprises dont les créateurs originaux étaient de plus en plus connus. Satisfaction fut la première composition notable signée Jagger/Richards. On y retrouvait le son de base du groupe, son rythme pesant, le chant agressif de Mick Jagger, un riff menaçant et sale joué par Keith Richards sur une guitare branchée dans une fuzz box. Les textes disaient l'insatisfaction face à toutes sortes de choses inacceptables dans le monde. Cet hymne à la révolte fut un succès mondial, numéro 1 aux Etats-Unis pendant un mois au cours de l'été 65.
Les Stones atteignaient le sommet de leur art. Ils maîtrisaient assez bien leur art pour pouvoir se détacher de leurs sources et s'exprimer librement. Ils y gagnaient une force subversive nouvelle. D'autres titres dans la lignée de Satisfaction allaient suivre et connaître un succès similaire : Get off of my clouds, Nineteenth nervous breakdown,Honky tonk women, Jumpin Jack flash, etc. A partir de l'album After math, en 1966, leur matériel fut presque exclusivement signé Jagger/Richards. Des titres comme Let's spend the night together ou Mother's little helper abordaient de façon très engagée des questions de société comme la sexualité ou la contraception. Le groupe connut une période plus difficile autour de 1967, durant e la vogue expérimentale et psychédélique. Il leur était difficile de faire évoluer leur musique très rythmique dans ce sens. Des titres comme Paint it black ou Lady Jane, intégraient des sonorités insolites comme celles du sitar ou du dulcimer à leur manière habituelle, mais Their satanic majesties, la réplique des Stones au Sergent Pepper's des Beatles n'était pas de taille.
Toutefois, dès 68, avec l'excellent album Beggars' banquet, ils revenaient au rock énergique qui était leur domaine propre. Des titres comme Sympathy for the devil ou Street fighting man, par leur violence musicale et textuelle faisaient apparaître les Stones comme l'expression artistique d'un mouvement contestataire international, très présent cette année là. Avec eux, la contestation avait du mal à se maintenir dans le cadre du pacifisme hippie. On le vit, en 1969, lors du concert d'Altamont, où, au milieu de maints incidents, un spectateur fut poignardé par l'un des Hell's angels qui assuraient le service d'ordre.
Au début des années 70, avec l'album Sticky fingers, ils ajoutèrent des cuivres et des saxos pour étoffer le son, sans en changer les fondements. Ils étaient considérés alors comme le plus grand groupe de rock du monde. Même s'ils devinrent moins inventifs au cours de la décennie, ils restèrent toujours à un excellent niveau, surtout sur scène, où, lors de leurs tournées mondiales, ils continuèrent d'attirer les foules jusqu'à la fin du siècle.
Dès les années 66, au moment du Swinging London, les Rollingstones furent avec quelques autres les promoteurs d'une " attitude rock " vis-à-vis de l'establishment. Ils se comportaient en vandales dans les hôtels et restaurants de luxe, se faisaient remarquer par leurs extravagances dans les conférences de presse et les partys mondaines. Ce comportement alimentait les chroniques et faisait rêver nombre de jeunes qui se réjouissaient de voir profaner ces symboles de la société bourgeoise qu'ils auraient bien aimé briser eux-mêmes. Mais eux ne pouvaient le faire sans risques. L'image des Stones s'enrichit beaucoup dans ce type d'action. Ils agissaient en quelque sorte par procuration. Ils devinrent les symboles de la vie, de l'esprit rock. Ils furent aussi sur le devant de la scène pour des problèmes de drogue. Elle arrivait alors dans les milieux de la musique jeune anglaise. En 67, Mick, Keith et Brian Jones furent tous trois condamnés pour des affaires de stupéfiants. Brian avait été le leader du groupe à ses débuts. Sans en être un élément musical basique, il apportait beaucoup à son image. Sa personnalité en même temps exhibitionniste et secrète en faisait une sorte de James Dean de la nouvelle génération. Sa façon de s'habiller, sa coupe de cheveux eut beaucoup d'influence. Mais ce jeune homme d'origine bourgeoise en rupture avec sa famille, était peu équilibré. Il abusa des drogues. Dès 67-68, il ne jouait plus guère et ne pouvait monter sur une scène. Ce qui handicapait le groupe. Le jeune et brillant soliste Mick Taylor l'avait déjà remplacé, quand, le 3 juillet 1969, Brian fut retrouvé mort dans sa piscine.

Le tour de Londres
Durant cet été 62, quand les Rollingstones se présentaient pour la première fois sur la scène du Marquee, on pouvait entendre une autre sorte de musique, également de source afro-américaine, au Flamingo, un autre club en vogue de Soho. Au début des années 60, le public du blues rustique et dramatique de Chicago, était blanc. Hors le Flamingo avait une clientèle noire américaine et antillaise qui préférait les musiques plus élaborées, les univers plus ensoleillés et les rythmes moins binaires. On y appréciait les incursions dans les répertoires africain et sud-américain, les cuivres brillants plus que la guitare, l'humour et les costumes de scènes fantaisistes du claviériste Zoot Money et de son Big Roll Band. L'organiste et chanteur des Blue Flames, Georgie Fame, s'inspirant du style de ballades blues jazz sophistiqué mis au point par Mose Allison aux Etats-Unis, atteignit la première place des hit-parade en 1965 avec une version doucement balancée de yeh yeh, un morceau créé par le percussionniste samba/jazz, Mungo Santamaria. Les années suivantes, il retrouva le succès avec une composition soul, Getaway et une chanson d'une conception plus classique mais tout aussi soignée, The ballad of Bonnie and Clyde.
Attentifs à satisfaire leur public, et devant pour cela maîtriser des styles variés nécessitant la présence de cuivres et d'arrangements travaillés, les groupes du Flamingo recrutaient des musiciens expérimentés. C'était le cas du clavieriste Manfred Mann qui avait étudié la musique et joué du jazz pendant deux ans avant de se tourner vers le rythm'n'blues en 64, en créant un groupe qui portait son nom. L'intérêt commercial n'était sans doute pas étranger à cette démarche, à l'heure où les Stones remportaient leurs premiers succès. Le groupe devint populaire grâce à un morceau gadget avec un harmonica en avant, 54321 qui fut l'indicatif de l'émission télévisée Ready steady go. Il eut ensuite de beaux succès en reprenant des succès américains Doh wah Diddy Diddy, Sha la la, If you gotta go, go now de Bob Dylan. Il y eut de nombreux changements dans son groupe, mais Manfred sut toujours s'entourer d'excellents collaborateurs comme le premier chanteur du groupe Paul Jones. Ouvert à toutes les formes de musique et sachant leur donner une couleur propre grâce à son travail à l'orgue, il enregistra aussi bien des morceaux jazzy que de la variété et s'adapta sans problèmes à toutes les évolutions, explora le psychédélisme et était encore numéro 1 en Amérique en 76, avec Blinded by the earth, une composition de l'étoile montante du moment, Bruce Springsteen.
Manfred Mann rencontra le succès rapidement, grâce à un répertoire et des arrangements bien conçus qui lui ouvraient les portes des médias. Ce groupe peu teenager, dont le leader portait des lunettes et une barbe, n'eut cependant jamais une forte relation affective avec le public.
Les groupes fidèles au rythm'n blues de Chicago, avaient le problème inverse. Adulés par le jeune public de club, ils avaient du mal à reproduire sur disque l'énergie qu'ils déployaient sur scène. Ainsi The Yardbirds qui remplacèrent les Stones au Crawdaddy de Richmond, malgré un harmonica fougueux et un soliste virtuose, Eric Clapton, rencontrèrent peu d'écho avec leurs premiers disques. Ils allaient se révéler plus tard de grands explorateurs, mais leur style originel était similaire à celui des Stones.
Dans la même lignée, The Pretty Things étaient des Rollingstones radicaux, plus négligés, plus bruts, plus violents. Dick Taylor et Phil May, fondateurs du groupe étaient allés à la même art school que Keith Richards, et le premier avait été bassiste des Stones lors de leurs premiers concerts. Il avait préféré être soliste des Things, où Phil May était chanteur. Leur nom venait d'un titre de Bo Diddley, leur principal inspirateur. Leurs rythmes étaient chaotiques, le chant et la guitare agressifs, heurtés, surexcités. Leur show était le plus sauvage de Londres et finissait souvent par de la casse. Pour la presse, Ils posaient dans des chantiers ou devant des maisons désaffectées. Ils rebutaient un peu les médias et n'eurent que quelques succès mineurs avec des reprises, Rosalyn, Don't bring me down et gravèrent de nombreuses plages d'une rare violence comme leurs compositions Midnight to sixman, LSD ou Come an see me.
Chris Farlowe and the Thunderbirbs était l'un des ensembles les plus appréciés au Flamingo. Il comprenait d'excellents musiciens dont certains devinrent célèbres par la suite. Chris avait lui-même de l'expérience et reprenait les succès de Wilson Pickett et Otis Redding. Un de ces morceaux Buzz with the fuzz était devenu l'hymne des jeunes mods. Mick Jagger lui offrit une composition qu'il avait signé avec Richards, Out of time. Il en fut aussi le producteur et sut mettre en valeur les qualités de cet excellent chanterur dans un bel arrangement d'orchestre. Ce titre atteignit le sommet des hit-parade anglais.
Cliff Bennett and his Rebel Rousers était également réputé pour ses reprises de musique soul et sa solide section de cuivres. Très admiré des spécialistes, il était peu connu du grand public. Il fut lui, aidé par les Beatles. Paul Mc Cartney leur offrit leur seul succès avec Got to get you into my life, dont ils donnèrent une interprétation dynamique et brillante, dans leur style habituel.

De Newcastle à Birmingham
Cette rencontre entre un public et des musiciens jeunes autour des musiques afro-américaines, particulièrement spectaculaire dans les banlieues londoniennes, touchait aussi d'autres grandes villes du pays. En dehors du Lancashire où régnait la manière des Beatles, le style rythm'n'blues fut le plus influent. A Newcastle, sur les bords de la de la Tyne, une ville industrielle typique avec ses chantiers navals et ses mines, The Alan Price combo jouait chaque samedi soir, après une semaine de travail, au Downbeat, un club à fréquentation très populaire. Grâce au chant puissant et passionné, à la voix " noire " d'Eric Burdon, à la solide assise apporté par l'orgue d'Alan Price, constructeur musical du groupe, ils sont engagés au Crawdaddy de Richmond à l'automne 63 et prennent le nom de The Animals. De là, ils obtiennent un contrat chez EMI, où sous la direction de Mickie Most, une ancienne vedette du rock en Afrique du Sud, ils gravent The house of the rising sun. Ce titre issu du répertoire folklorique traditionnel américain, arrangé par Alan Price avec une partie d'orgue qui évoque Bach est numéro 1 des deux côtés de l'Atlantique, à l'automne 1964. Par la suite, les Animals se tournèrent vers des reprises rythm'n'blues plus habituelles pour eux avec Boom Boom, Don't let me misunderstood, etc…. En 64-65, ils avaient autant de succès que les Stones, dans un style moins sauvage. Ils tiraient quelque chose de personnel de leur maîtrise de la musique noire, comme le démontre leur composition I'm crying ou We'got get out of this place, une chanson américaine qui donne parfaitement l'impression d'être le cri du cœur d'un jeune ouvrier qui étouffe dans les chantiers navals de Newcastle. Des dissensions entre Burdon et Price eurent raison du groupe. Chacun suivit sa voie propre. Le premier chanta toujours avec la même force et souvent avec succès Inside looking out, Hey gip, Spill the wine, se fit plus mélancolique pour When I was young, San Francisco nights. Le second fit un arrangement gospel-classico-jazz de I put a spell on you, un classique rock vaudou de Screamin Jay Hawkins.
Un peu plus au nord, dans le clubs de Glasgow, s'agitait une jeune chanteuse à la voix très haute et au look très naturel. Lulu and the Luvers avec une version trépidante de Shout furent le meilleur apport de l'Ecosse au mouvement rythm'n'blues.
Lulu fut moins à l'aise dans le plus subtil Here comes the night, et ce sont The Them qui en firent un succès. Ce groupe était de Belfast, la ville sœur irlandaise et se produisait au Maritime Hotel. Le chanteur utilisait sa voix comme un instrument, lançait ses phrases rageusement sur un rythme vif. Les Them gravaient des reprises blues comme Baby please don't go avec un solo du musicien de studio Jimmy Page mais ils étaient encore plus à l'aise dans les quelques compositions de Morrison, dérivées de ses modèles blues, Gloria, Mystic eyes.
Le groupe se sépara assez vite et Van Morrison débuta une carrière solo en Amérique avec une jolie chanson mélancolique Brown eyed girl, qui fut un beau succès. Il entama ensuite une démarche très personnelle, d'abord avec le déroutant album Astral weeks, fusion de jazz, de folk et de poésie. Inspiré par William Blake et Bob Dylan pour les textes, doué d'une force d'expression vocale qui semble toucher à l'essentiel, maîtrisant aussi bien toutes les formes de la musique noire américaine, soul, gospel, jazz que la musique classique européenne ou le folklore celtique, Van aborde tous ces genres avec une forte exigence artistique et spirituelle. Indépendant et peu médiatique, il a néanmoins souvent séduit un large public, notamment dans ces concerts empreints d'une ferveur communicative quasi religieuse.
Les industries modernes implantées à Birmingham, au coeur des Midlands, téléphonie, aviation, mécanique, électricité, attiraient une population de techniciens qualifiés souvent d'origine galloise, plutôt contents de leur sort et qui n'étaient pas tout à fait en phase avec la jeunesse des villes industrielles en déclin, ainsi qu'une importante main d'œuvre immigrée pour les emplois non qualifiés. Ces deux facteurs influèrent sur la musique des groupes et clubs locaux. Les jeunes anglais de la deuxième ville du pays étaient moins concernés par le mouvement beat ou rythm'n'blues que ceux de Liverpool ou Londres et l'influence de la communauté antillaise orienta la musique de Birmingham vers des sources et des créations particulières. Les Antillais appréciaient cette musique jamaïcaine qu'on appelait ici bluebeat, à cause du label qui la diffusait du même nom ainsi que la musique noire new yorkaise, le doo wop et ses dérivés. Le premier groupe à émerger de Birmingham fut The Rockinberries avec He 's in town, version fidèle d'un titre du groupe new-yorkais The Tokens. Le deuxième, The Fortunes se situe dans la même lignée, ses succès reposent des harmonies soignées à la manière des productions new-yokaises et sont bien éloignés des groupes liverpuldiens ou londoniens. The Moody Blues jouent du rythm'n'blues sauvage comme Bye bye bird, mais connaissent le succès avec un morceau gospel très solennel, Go now, premier essai du jeune producteur Denny Cordell qui crée là un style qu'il va développer par la suite avec Procol Harum et Joe Cocker. Birmingham développe donc un son particulier, dû à l'attrait de sa population pour un certain type de musique noire. The Spencer Davies Group va également profiter des ressources musicales propres à la ville, en enregistrant des compositions du jamaïcain Jackie Edwards, Keep on running, Somebody help me. L'attrait de ces titres comme de Gimme some lovin ou I'am a man repose sur le chant haut perché, les parties d'orgue jouées par Stevie Winwood et les riffs de basse de son frère Muff qui jouent le même rôle que ceux de Keith Richards dans les Stones. A côté de ses succès, le groupe enregistre des pièces de jazz avec dextérité, affectionne les rythmes latins et est inspiré par les thèmes africains, Waltz for Lumumba. Ils sont bien là dans la tonalité de leur ville d'origine.

Horizons illimités et courtes vies
En s'appuyant sur le blues électrique et ses dérivés, le rythm'n'blues anglais est parvenu à créer une musique originale, à exprimer des aspirations et des sentiments dans lesquels se sont reconnus un grand nombre de jeunes dans les années 60. De ce fait, le style créé et porté à sa plus haute expression par les Rollingstones est devenu un résumé de la philosophie et de l'esthétique du rock des années 60 et 70. Par l'élaboration musicale, l'authenticité, l'esprit de révolte, ces musiciens affirmaient la dimension artistique de cette musique. Ils rompaient clairement avec la musique de variétés, débauchaient une partie de son public et l'amenaient vers un art plus ambitieux où les artistes apparaissaient comme des créateurs libres ayant un message à transmettre. Cette disposition d'esprit généra des aventures nouvelles, comme les excentricités des Who ou des Yardbirds, les démarches puristes et virtuoses du blues boom anglais de la fin des années 60, le hard rock des années 70 et suivantes. Cela bouleversa aussi les relations avec le show-business qui dut évoluer pour accueillir ces jeunes gens aux exigences et soucis artistiques nouveaux.
S'il se révéla très fécond sur le plan de la création, le rythm'n'blues fut loin d'apporter un bonheur sans ombre à ceux qui s'engagèrent dans sa voie. Les jeunes et enthousiastes promoteurs du rythm'n'blues anglais payèrent souvent cher leur volonté de vivre de façon non conventionnelle. La drogue qui circulait depuis longtemps dans les milieux jazz les toucha de plein fouet. Problèmes de dépendance, alcoolisme, dépressions furent le lot d'un grand nombre des musiciens de blues anglais. Ils s'en sortirent de façon variable mais bien des carrières furent chaotiques. Si Georgie Fame ou Alan Price coulèrent des jours heureux en utilisant leur savoir faire au cabaret ou à la télévision, Joe Cocker connut de longues périodes d'inactivité, Eric Burdon, trop dépendant, fut rarement en mesure d'exploiter ses talents. Long John Baldry fit plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, Cyril Davies mourut à 32 ans, et Graham Bond se jeta sous le métro londonien. En 1969, la mort de Brian Jones, à 26 ans, causa beaucoup d'émotion. C'était la première fois qu'une pop star mourait ainsi. Ce ne fut pas la dernière. Dans ce domaine aussi, les mentalités et les pratiques initiées par le british rythm'n'blues étaient promises à une longue postérité.
C V

Bibliographie
Francis Newton - Une sociologie du jazz . Editions Flammarion 1966
Bertrand Lemonnier - Culture et société en Angleterre de 1939 à nos jours, Editions Belin 96

Discographie
Rollingstones - The Rollingstones, Universal 844460
12 x 5, Univrersal 844461
December chidren, Universal 844464
After math, Universal 844466
Beggars'banquet, Universal 844471
Get yer yer s'out, Universal 844474
Big hits 1, Universal 844465
Big hits 2, Universal 844472
Georgie Fame - 20 great classics, Polydor 947810
Manfred Mann - The story, EMI 7603508
Pretty Things - The Pretty Things, SPV Fnac, 55155482 Animals - The singles plus, EMI CDP 746605
Them - The story, Polygram 844813
Van Morrison - The best of, Polydor 841970
Astral weeks, Universal 2617725
Moondance, Universal 9927326
Spencer Davies Group - 8 gigs a week, Universal 52418029

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