Thèse de Houcine Msaddek

  LA PRESSE SYNDICALE BRITANNIQUE ET L’INTEGRATION EUROPENNE 1961-1992. CONTRIBUTION A L’ETUDE DE L’ARGUMENTATION POLEMIQUE : UNE APPROCHE COMPLEMENTAIRE D’UNE ANALYSE DE CONTENU                                    

 

Thèse de doctorat soutenue publiquement à l’université Paris III, Sorbonne Nouvelle, le 21 décembre 2001.

 

Auteur : Houcine MSADDEK

 

 Composition du jury : Jean-Claude SERGEANT, directeur de thèse ( Université Paris 3), Gilles LEYDIER, rapporteur (Université de Toulon), François POIRIER, rapporteur (Université Paris 13), Pierre FIALA (Université Paris 12), Marie-Claude ESPOSITO, Présidente du jury (Université Paris 3).

 

Mention : Très honorable

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                                                      A –  FICHE SIGNALETIQUE

                                                           

I – Présentation

    S’appuyant sur un important corpus d’articles publiés dans neuf journaux syndicaux de sensibilités différentes, cette recherche offre dans une perspective historique (1961-1992) un tableau de l’évolution du mouvement syndical britannique et de ses rapports complexes à la construction européenne. 

    la thèse se présente comme un ensemble de trois volumes. Le premier comporte la thèse elle-même. Le second volume consiste en un recueil de la totalité du corpus. Le troisième volume donne les tableaux et diagrammes de l’analyse quantitative du contenu du corpus. Le volume principal est divisé en trois grandes parties : une première partie dresse un panorama de la presse syndicale britannique depuis ses origines jusqu’à la période récente, puis présente les éléments du corpus ainsi que les conditions matérielles de la recherche sur le terrain. Une deuxième partie est consacrée à l’analyse de contenu des organes de la presse syndicale choisis face à la question de l’intégration européenne, sur la période portant de la première demande d’adhésion britannique (1961) jusqu’aux débats autour du traité de Maastricht (1992). Cette période de référence, divisée en six phases historiques spécifiques, est abordée à travers l’analyse de contenu d’un corpus de 156 articles appartenant à des organes syndicaux de sensibilités différentes.  Enfin la troisième partie complète les analyses précédentes par une étude de l’argumentation dans le discours de la presse syndicale britannique vis-à-vis de la question européenne et ce par le biais d’une interprétation de quatorze textes sélectionnés dans le corpus et représentatifs des différentes phases et des deux principaux points de vue sur l’intégration européenne.

 

II -  Problématiques et apports de la thèse :

1- Le premier apport de cette thèse réside dans la collecte et la mise à la disposition  des

 chercheurs d’un corpus de référence de sources primaires original et peu accessible.

2- Le deuxième apport consiste à poser la problématique de la communication syndicale : évoquer la genèse et l’évolution de la presse ouvrière, définir le journal syndical comme produit et poser la question de la réception de ce type de média. L’étude s’applique également à mettre en évidence une typologie des genres rédactionnels, en fonction de l’ensemble des articles de presse recensés.

3- Partant du constat que les travaux portant sur l’espace européen s’intéressent peu au rôle des organisations professionnelles et à la place qui leur revient dans le processus d’intégration  européenne, l’aspect original de cette thèse se manifeste à travers l’intérêt qu’elle porte aux rapports du monde syndical à la construction européenne.

4- L’appui sur la presse syndicale permet d’appréhender non seulement le discours des appareils mais aussi l’assentiment de ces derniers à l’idée d’élargir la discussion sur l’Europe à la masse des adhérents.

5- Tout en appliquant au corpus de référence une analyse de contenu classique, la thèse fournit une réflexion novatrice sur cette méthode d’investigation qui permet d’appréhender  et de réorganiser les contenus bruts des messages. L’évolution rapide des médias et des moyens de communication modernes, la densité croissante des données qui en résultent, font qu’il y aura toujours des contenus et un besoin pressant de les quantifier et de les réorganiser pour mieux les appréhender.

6- Ayant comme objet le discours social, cette thèse offre une synthèse des principaux aspects des théories et  courants intellectuels portant sur le langage, la rhétorique, l’argumentation, la communication et les sciences cognitives en vue de permettre de s’orienter dans les acquis de la recherche. Aussi les avancées dans le champ de l’argumentation polémique ont-elles permis de vérifier et de mettre en perspective l’hypothèse principale de la thèse, à savoir celle de la pluralité des attitudes syndicales vis-à-vis de la construction européenne et de leurs jeux d’influences réciproques.

7- L’application de la théorie de l’argumentation sur un corpus restreint, s’attachant à l’analyse des formes discursives et argumentatives des messages,  montre que le point de vue syndical se situe dans une situation d’échanges antagonistes entre deux camps principaux : une gauche libérale et pragmatique tenant un discours pro-européen et une gauche doctrinaire et conservatrice qui défend des thèses souverainistes et anti-européennes.  

8- S’étalant sur toute la période 1961-1992, l’étude souligne la longue domination  d’une argumentation souverainiste et son affaiblissement dicté par des mutations politiques et socio-économiques particulières. En effet,  dès le début des années 60, l’analyse des discours syndicaux révèle que la force persuasive du camp anti-européen réside dans son appui sur la défense de l’Etat-providence en tant qu’acquis et symbole de l’Etat national. Or, les années de déréglementations néolibérales, la crise financière de l’Etat-providence et les blocages des politiques salariales et des négociations collectives ont amené un plus grand nombre de syndicalistes à faire le pari du Marché unique et à rechercher, au niveau communautaire, les éléments de protection qui, désormais, n’existaient plus au niveau national. L’abandon progressif des anciens outils de politique économique et les restrictions internationales au succès du keynésienisme pratiqué à l’échelon national, ont sans doute participé au bouleversement des représentations et des repères idéologiques de la gauche britannique.

 

 

                                               B -    COMPTE RENDU

 

    Si la recherche sur les relations entre la Grande-Bretagne et le continent européen est abondante, force est de constater que l’attitude des syndicats britanniques face à la construction européenne n’est que très peu étudiée et elle est souvent abusivement confondue avec la position officielle du Parti travailliste. Cette thèse se veut donc une contribution à l’étude du discours syndical face à l’intégration européenne.

 

    L’idée de l’intégration des pays de l’Europe occidentale dans une organisation supranationale ne préoccupe guère l’opinion syndicale britannique au cours des années cinquante. Les négociations du gouvernement avec ses homologues européens de l’époque trouvent dans les médias des échos à la fois trop sporadiques et trop complexes pour susciter l’intérêt du syndiqué moyen. Si la centrale syndicale Trades Union Congress (TUC) fait preuve d’une certaine hostilité à l’intégration européenne, le débat sur cette question est longtemps resté confiné au comité des affaires internationales. Néanmoins, un retournement irréversible de la situation a lieu en juillet 1961 quand Harold Macmillan, Premier ministre conservateur, annonce la décision de son gouvernement de solliciter l’admission du Royaume-Uni dans la CEE. Aussi peut-on constater que, dès cette première demande d’adhésion au Marché commun et jusqu’au traité de l’Union européenne de 1991 ( dit de Maastricht ) et à l’entrée en vigueur de l’Acte unique le 31 décembre 1992, le débat sur l’Europe est largement présent au sein du mouvement syndical britannique. Ce sont les péripéties de ce débat qui constituent l’objet de la thèse.

 

    S’appuyant sur la presse syndicale, cette recherche démontre que la question de l’intégration européenne a suscité chez les syndicalistes britanniques, des décennies durant, un

débat passionné, pluraliste et polémique et ce contrairement aux thèses les plus couramment admises qui leur attribuent un discours monolithique et unanimiste, longtemps eurosceptique (1961-1988) et tardivement devenu pro-européen. En effet, le champ d’investigation s’élargit au-delà de la parole médiatique des seuls hauts dirigeants et permet de rencontrer une expression plus proche de la masse des adhérents, grâce, notamment, au courrier des lecteurs et aux tribunes libres.

 

    Dès lors la thèse s’articule autour de deux problématiques faisant appel à deux champs de recherche différents: la communication syndicale et l’analyse du discours.

 

 La communication syndicale :

 Très peu de travaux ont traité de ce sujet malgré son importance dans l’étude des mentalités. Compte tenu de ce manque, la presse syndicale constitue un objet de recherche à part entière dans ce travail, ouvrant l’accès à une quantité énorme de données de première main autrement inaccessibles. En effet, la presse syndicale présente un intérêt éminent dans la mesure où, dans toute sa diversité,  elle véhicule la réaction du monde syndical face à la question européenne. Le journal syndical se targue d’être le reflet du groupe social auquel il s’adresse. Certes, il n’est pas facile de déterminer dans quelle mesure la presse est un miroir de l’opinion, ni dans quelle mesure elle constitue un moyen par lequel se forge une opinion. Ce sont sans doute les dirigeants du syndicat et leurs relais plus que les syndiqués de base qui s’expriment par l’intermédiaire du journal. Néanmoins il convient de constater qu’au-delà de la position officielle des dirigeants et au-delà des motions et résolutions des congrès annuels, la presse syndicale s’efforce d’impliquer un plus grand nombre d’adhérents soit par le biais du courrier des lecteurs, soit en publiant des tribunes libres, soit encore en réalisant des reportages sur des manifestations locales liées au débat en question.  Le portrait de la presse syndicale britannique brossé dans la première partie de cette thèse ainsi que l’étude, dans les deux autres parties, des constantes et des changements de ses discours face à l’intégration européenne démontrent que l’organe syndical est un lieu de résonance de discours et un observatoire privilégié du monde syndical. Cela contribue non seulement à modifier l’image que l’on se fait généralement du type d’écrit « mineur », qu’est la presse, même quand il s’agit de la « grande », mais encore à sortir de son splendide isolement une autre presse, moins établie.

 L’analyse du discours :

 Au plan de la méthode on a été amené à effectuer une investigation portant sur les fondements historiographiques, conceptuels et axiomatiques de l’analyse de contenu et ceux des études de l’argumentation, investigation qui s’est fixée comme objectif de définir les contours d’une méthode d’analyse adaptée au corpus. Le projet consiste en une volonté de marier ces deux perspectives, une qui aspire à une formalisation quantitative des contenus et l’autre qui s’attache à l’analyse des formes discursives et argumentatives des messages.

    Les études de presse sont intimement liées aux méthodes d’investigation initiées aux Etats-Unis par Harold Lasswell et Bernard Berelson ou ce qu’on appelle analyse de contenu. Cette dernière a permis d’appréhender et de réorganiser les contenus  bruts  qui ont pu être prélevés dans les journaux de l’échantillon. Cependant il ne s’agit nullement  de rechercher une fonction interprétative dans une méthode d’analyse dont l’objet et les moyens d’investigation se limitent aux messages explicites, et ne visent pas à saisir véritablement le sens au-delà des apparences. On a ainsi abordé la troisième partie de la thèse à partir du constat qu’il fallait moins s’attarder sur les analyses des contenus et s’ occuper davantage des formes discursives et argumentatives des messages.

L’argumentation, essentiellement dans sa dimension de rhétorique des conflits, est apparue la plus féconde pour interpréter le débat passionné qu’a suscité, dans ces journaux, au cours des trois décennies de la période retenue, la question d’intégration européenne. Cette théorie a répondu à une démarche simple: comprise comme une théorie de l’art de persuader, la tâche que lui assigne son application au corpus est de saisir les discours syndicaux en tant que marque d’énonciation émanant d’orateurs qui « maîtrisent le raisonnement, les passions et le style », pour reprendre l’expression d’Alain Lempereur. [1]

La mutation théorique de l’analyse du discours amorcée au début des années 1980, à la suite du tournant pragmatique résultant de la philosophie analytique anglo-saxonne et du développement des théories de l’argumentation, déjà entamé grâce au renouveau de la rhétorique ancienne, permet à l’analyste d’aller au-delà du système clos de l’énoncé pour explorer les divers aspects de la communication socio-politique. La prise en compte des avancées de la recherche en analyse du discours et en théorie de l’argumentation offre une perspective intéressante permettant, pour reprendre une expression de Georges Vignaux, « d’aller au-delà des « bricolages » traditionnels opérés en guise de commentaires sur le discours social et politique. »[2] L’application de la théorie de l’argumentation sur le débat européen dans la presse syndicale britannique semble présenter un intérêt particulier inhérent au fait qu’elle s’appuie sur des mécanismes argumentatifs réellement occurrents dans un ensemble homogène de discours, historiquement et sociologiquement bien délimité.

 

 Typologie des discours syndicaux et nature du polémique lors du débat européen :

D’un point de vue syndical, le thème européen tient une place à part dans la mesure où il se distingue du discours portant sur l’activité revendicative des syndicats. L’analyse de contenu  démontre que, loin d’opposer une position syndicale homogène à une position gouvernementale  ou « patronale », le débat oppose des courants et des intérêts différents à l’intérieur même du mouvement syndical. Comme elle le fait avec les partis politiques et la société d’une façon générale, la question européenne divise les syndicats britanniques. Contrairement à l’homogénéité relative de l’argumentaire légitimant des revendications salariales, le débat européen présente un thème multiforme, qui ne provoque pas nécessairement la même unanimité quant aux intérêts et aux valeurs à défendre. Des mobiles corporatistes peuvent être à l’origine de l’engagement européen de tel ou tel syndicat et pas d’un autre. Il en est de même pour la visée supranationale de la construction européenne, face à laquelle l’exploitation de la corde nationaliste des masses n’est pas l’apanage d’un courant politique particulier.

            Ceci étant, si on s’en tient à la prémisse selon laquelle les grandes orientations politiques et sociales sont annoncées lors du congrès annuel du TUC, les syndicats britanniques apparaissent foncièrement anti-européens jusqu’au cent-vingtième congrès de leur confédération en septembre 1988 qui fait d’eux, à l’aube des années 1990, les défenseurs les plus zélés de la cause européenne. Une telle appréciation de la situation ne reflète pas la réalité du débat engagé au sein du mouvement syndical. En s’appuyant sur la presse des syndicats, l’analyse de contenu est parvenue à redresser, en partie, ce « préjugé ». On retiendra, après une lecture comparative des grilles des locuteurs et de celles des adversaires, qu’elle a au moins le mérite de poser le problème. Dans le débat en question, on a affaire à des échanges d’arguments contre d’autres arguments. On y assiste à la manifestation de thèses antagonistes et des prises de positions contradictoires qui s’affrontent avec force. Il est cependant évident qu’une fois les décisions prises lors d’un congrès syndical, on ne s’intéresse plus à l’interaction discursive ayant mené à de telles décisions. Or, c’est celle-là même qui permet de mesurer le rôle déterminant de la lutte pour la représentation sociale et politique. Cela est possible à travers le recours à l’argumentation dans sa fonction interprétative dont le premier chapitre de la troisième partie de la thèse démontre l’aptitude à élucider les stratégies discursives des protagonistes de tout débat polémique. Le discours n’est-il pas, après tout, instrument de représentation et vecteur d’action?

         Du point de vue typologique, il s’agit donc, ici, d’un discours politique, militant et polémique qui a pour cadre le mouvement syndical britannique et son appréhension globale de la construction européenne. Politique, dans le sens où il participe à la délibération dans l’espace public, et porte sur des questions de modèles de société. Militant, dans le sens où sa raison d’être consiste à défendre le point de vue syndical. Polémique enfin, car le point de vue syndical se situe, à son tour, dans une situation d’échanges antagonistes.     

    Si l’on admet, à la suite de Christian Plantin, que l’argumentation polémique est «  une confrontation de deux discours contradictoires sur une même question »[3], il faut tout d’abord s’interroger sur les modes d’interaction symétrique qui fondent les deux discours.  Cet aspect de la question, dont Pierre Oléron donne des éléments d’analyse,[4] est essentiel pour une compréhension de toute argumentation polémique. En effet, avant d’être explicité dans le discours, l’affrontement d’intérêts entre les deux protagonistes est déterminé par des théories, des opinions, des convictions philosophiques, idéologiques et politiques. Ces phénomènes constituent le moteur des stratégies discursives du polémiste et l’axe de référence permanent de ses productions de surface. Il importe donc de tenir compte de ces faits déterminants, dans lesquels les arguments explicites de nos textes prennent racine.

            Le mouvement syndical britannique est ancré à gauche de l’échiquier politique national. A l’image du parti travailliste, son expression politique, il puise ses représentations idéologiques et culturelles dans l’esprit réformiste Social-démocrate, mais subit également des influences de nébuleuses de courants d’idées situés à droite et à gauche de cette famille de pensée qui a, incontestablement, façonné sa personnalité tout au long de son histoire. Dès lors, c’est au sein de la gauche que se déroule cet affrontement d’intérêts entre pro et anti-européens. Compte tenu des résultats de l’analyse de contenu, l’ouverture aux idées libérales, au sens de l’économie politique, apparaît comme le point commun essentiel entre la plupart des émetteurs d’un discours favorable à l’intégration européenne, alors que la gauche doctrinaire s’arroge l’essentiel du discours souverainiste, celui fermé à toute concession à un pouvoir supranational.  La gauche syndicale et travailliste a connu de multiples corrections de trajectoires, et parfois des revirements stratégiques. Dès lors, à défaut de mentionner toutes les dénominations  attachées à ses différentes composantes, groupuscules ou courants d’idées, [5]  deux appellations génériques qui traduisent au mieux la réalité des deux camps et l’évolution du débat sont proposées. Ces deux « étiquettes », purement opératoires, peuvent être: « Gauche libérale pro-européenne » et « Gauche nationaliste anti-européenne ». Si le premier camp, de par le pragmatisme qui anime ses acteurs et leur souplesse à l’égard de tout ce qui renvoie à la doctrine, porte bien le qualificatif « libéral » que l’on  lui donne, le deuxième, de par l’apparent paradoxe que peut évoquer le fait de qualifier la gauche de « nationaliste », nécessite d’énumérer les noms des courants qu’il comporte réellement, afin de placer dans son contexte leur affiliation à une sensibilité plutôt  droitière. Au vu des éléments obtenus à travers la présentation des syndicats de l’échantillon, ainsi qu’à travers les résultats de l’analyse de contenu, cette coalition disparate peut aller de personnalités de la vieille garde travailliste et syndicale, conservatrice en ce qui concerne l’héritage historique du travaillisme, mais distincte de la gauche radicale, la gauche traditionnelle proche de Tribune Group, les amis du Parti communiste, et jusqu’aux différents groupuscules trotskistes.

            Il reste un problème. Que se passe-t-il quand la parole dépasse les locuteurs autorisés et se manifeste dans des initiatives individuelles, sous forme de « courrier » de lecteurs? Il existe deux situations. Soit le correspondant manifeste une préférence idéologique et politique  bien ancrée dans le système d’attitudes qui structure la question débattue,  soit il adopte une liberté de ton et une approche autonome et critique vis-à-vis des forces en conflit. Dans les deux cas, son discours s’inscrit explicitement dans un débat polémique nettement délimité et donc, dans la mesure où il exprime une opinion sur l’intégration européenne, il est « catalogué » dans l’un ou l’autre des deux camps. Dans le deuxième cas pourtant il est, en quelque sorte, en dehors de la polémique, car il se démarque des conditions qui la motivent en profondeur, celles-là mêmes qui polarisent le débat en surface. Sa relative neutralité vis-à-vis des idéologies en conflit peut être porteuse  de projet alternatif utile, mais, en tant qu’initiative isolée il est moins sûr qu’elle reçoive un soutien significatif.

 

 Conclusion et hypothèses interprétatives :

       Il est significatif que les deux tribunes contradictoires, pro et anti-européenne, qui constituent l’échantillon de la dernière phase ( 1988-1992) soient signées par des députés européens siégeant, de surcroît, dans le même groupe parlementaire, celui des socialistes. L’enjeu implicite, mais essentiel, de leurs discours respectifs n’est autre que le débat, au sein même du mouvement travailliste, sur la démocratie sociale, sur les moyens de redéfinir les priorités de la redistribution et les droits sociaux afin de les adapter à une réalité en mutation. Dans un camp, on inscrit sa politique dans une construction européenne régie par le Traité de Maastricht qui prévoit explicitement la mise en concurrence de toutes les activités économiques et planifie, à terme, la disparition de tout monopole d’Etat et donc des services publics, perçus comme une entrave à la libre concurrence qui définit le marché;  dans l’autre on réclame la rupture avec la politique libérale, tout en attribuant à l’Europe et au traité de Maastricht la véritable responsabilité des difficultés de la classe ouvrière, de la poursuite des politiques de rigueur, de la mort progressive de l’Etat-providence et du Keynésienisme national. Enfin, on peut constater encore à travers les textes de la dernière phase que les eurosceptiques semblent continuer à défendre l’idée de programmation et de planification d’une partie de l’économie, alors que les pro-européens tiennent un discours dans lequel les valeurs et le vocabulaire associés à l’imaginaire socialiste deviennent de plus en plus tabous.

            Or, on assiste également à une inversion du rapport de forces entre la Gauche libérale pro-européenne et la Gauche nationaliste. Tandis que la première a le vent en poupe, la seconde mène un combat d’arrière garde pour défendre un statu quo durement acquis. Mais ces mêmes nationalistes, si critiques qu’ils soient à l’égard de l’union européenne, ne se montrent plus hostiles au principe d’une adhésion britannique à l’Europe. Ce sont certaines modalités de la construction européenne contre lesquelles ils concentrent leurs attaques. Rien à voir, en tous cas, avec la pathologie sémantique avec laquelle est traitée la référence « Europe » au cours des phases antérieures. Le catastrophisme et le déchaînement de passions que révèle le discours anti-européen de 1961 à 1984 feraient plutôt sourire aujourd’hui. Dans le même temps, la Gauche libérale pro-européenne est aussi régie par ses propres pesanteurs, et c’est le courant pragmatique et anti-fédéraliste, repéré dès le début de la période, à travers l’éditorial du Daily Herald (texte B), qui tient le haut du pavé. Tom Sawyer, dernier Secrétaire adjoint de NUPE (un des trois anciens syndicats de la fonction publique) en 1992, devenu, depuis, l’avocat le plus zélé du New Labour au sein de la direction du plus grand syndicat, UNISON[6], conclut ainsi une tribune ( que l’on peut lire dans le corpus global, Volume II, p. 201):  « Britain needs a new approach to Europe. Labour’s message is positive. It concedes nothing to Federalism but everything to practability in our interdependent continent. Only Labour can put Britain in the First Division of Europe and get the best deal for our country. »

            Que c’est-il passé pour que l’opinion syndicale soit majoritairement plus réceptive à l’argumentaire pro-européen qu’auparavant ? Rétrospectivement, on peut aisément constater que l’inversion du rapport de force est le résultat d’une modification effectuée au sein des faits déterminants sur lesquels s’est fondée la polémique. Dès le début des années 60, l’analyse des discours syndicaux révèle que la force persuasive du camp anti-européen réside dans son appui sur la défense de l’Etat-providence en tant qu’acquis et symbole de l’Etat national. Or, les années de déréglementations néolibérales, la crise financière de l’Etat-providence et les blocages des politiques salariales et des négociations collectives ont amené un plus grand nombre de syndicalistes à faire le pari du Marché unique et à rechercher, au niveau communautaire, les éléments de protection qui, désormais, n’existaient plus au niveau national. L’abandon progressif des anciens outils de politique économique et les restrictions internationales au succès du keynésienisme pratiqué à l’échelon national, ont sans doute participé au bouleversement des représentations et des repères idéologiques de la gauche britannique.  

             Il est évident qu’à la fin de la période étudiée, en décembre 1992, et au-delà, le débat contradictoire sur la question de l’intégration européenne, malgré son évolution sur le fond, malgré les phénomènes de réalignement, d’absorption ou de volte-face qui ont pu intervenir dans l’évolution du rapport de forces commun aux deux protagonistes, le principe propre au polémique, reste inchangé: l’existence, d’une façon permanente, de deux systèmes d’attitudes bien structurés et diamétralement opposés. Il n’en demeure pas moins que l’émergence d’un discours libéré de ces deux systèmes ne peut intervenir que dans une situation dans laquelle la force prégnante de la réalité l’emporte sur la pureté de l’idéologie. Certaines des tribunes analysées vont dans ce sens marquant ainsi  l’ébauche d’un discours alternatif, un discours syndical autonome vis-à-vis des pesanteurs des politiques européennes des partis au niveau national et exigeant à l ’égard des institutions communautaires. Dès lors, le camp le plus à même d’obtenir l’assentiment des adhérents est celui qui prend la mesure du danger qu’il y aurait à laisser s’opérer un décalage entre son  discours et leurs préoccupations et aspirations. C’est ce qu’on appelle, en argumentation, la pétition de principe. Voilà, pour finir, la définition qu’en donne Chaïm Perelman : «   La  faute impardonnable  dans l’argumentation est la pétition de principe que l’on rattache à une thèse que l’on croit valable mais à laquelle l’auditoire ne donne pas son assentiment. Car  tout l’effort de l’argumentation restera inefficace et le discours s’écroulera, comme un tableau que l’on voudrait suspendre à un  clou  mal accroché au mur. »[7]

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[1] - Alain LEMPEREUR, ed., L’argumentation: Colloque de Cerisy. (Présentation), op. cit., p.4.

[2] - G. VIGNAUX, « Arguments et territoires du social », in Hermès, 16, 1995, p.14.

[3] - C. PLANTIN,  (1996), op.cit . pp. 9-36.

[4] - P. OLERON, «  Eléments pour une analyse de l’argumentation polémique », Colloque de l’Association  pour la Recherche Cognitive: Les modes de raisonnement. Orsay, 25-27 avril 1984, p.390-405.

            -  « Marques de pouvoir dans  les échanges polémiques », in Bulletin de Psychologie,40, 1987, p.2278.

            -   « Sur l’argumentation polémique », in Hermès, 16, 1995, pp. 15-27.

[5] - Depuis l’émergence de Tribune Group, dans les années 50, la gauche travailliste a connu plusieurs appellations allant de Old Left , New Left, Inside Left, Outside Left jusqu’à la plus récente Old Labour, par opposition  au  New Labour de Tony Blair.

[6] - En 1997, avec l’arrivée de Tony Blair au pouvoir, Tom Sawyer se trouve hissé au poste de Secrétaire général du Parti travailliste.

[7] - Chaïm PERELMAN, Encyclopaedia Universalis, version électronique, entrée : argumentation.