Marie-Noelle Vallet : Paysage littéraire de Londres en guerre : 1939-1945 (Caen, 1999)
London at war : a literary exploration

Les auteurs de romans et de nouvelles qui ont été l'objet de cette thèse vécurent tous à Londres à la période connue sous le nom de Blitz (soit d'août 1940 à 1941). Ils y résidaient encore lors du 'petit Blitz' de 1944. Certains étaient connus, Elizabeth Bowen, Graham Greene, Henry Green, Robert Greenwood. D'autres deviendraient célèbres à leur heure, Nigel Balchin, Anna Kavan, William Samson, Phillys Bottome, James Hanley et Inez Holden. Certains sont tombés dans un oubli injuste et retrouver la trace de leur écrits d'alors ne fut pas chose simple.

Un curieux anathème semble avoir en effet frappé les écrits de ces auteurs qui furent publiés à l'époque où leurs récits situent leur intrigue. Un passage en revue minutieux de tout ce que la critique exprima sur la littérature de ces années a révélé une unanimité négative qui a attisé ma curiosité alors que je connaissais déjà la qualité de certains de ces textes. Tous s'accordaient à dire qu'au regard de la première guerre mondiale il ne fallait pas s'attendre à ce que la seconde soit si féconde en création de formes littéraires originales.

Je décidais de rassembler dans une même étude ces auteurs disparates qui avaient partagé les mêmes difficultés matérielles et psychologiques alors qu'il leur était si facile de se mettre à l'abri. Plusieurs de ceux-ci, H. Green, W. Samson et E. Bowen furent membres actifs de la Défense civile. Londres en proie à la fureur des bombardements ne laissait pas d'exercer sur ses habitants une fascination qui a donné naissance à ce qu'on a coutume d'appeler le mythe du Blitz. J'ai lu les journaux intimes et les mémoires des principaux acteurs de l'époque afin de prendre la mesure, à la fois des événements rapportés de façon objective et des impressions fortes que laissaient ces événements. Laissant de côté les célèbres poèmes de Dylan Thomas, Louis Mac Neice ou encore Edith Sitwell, j'ai été explorer la teneur littéraire de tous ces écrits de fiction ayant pris le parti de situer leur intrigue dans le Londres bombardé.

Le parti pris à priori réaliste de ces récits posait des problèmes théoriques : comment écrit-on lorsqu'on est au cœur de l'histoire et que manque le recul indispensable pour écrire des romans historiques ? Pour les nouvelles c'était encore plus flagrant. Que devient la fiction lorsque le réel pousse à la porte et que plane de plus la menace de censure de la part d'autorités qui furent tout au long du conflit accusés de faire de la propagande par le biais de ce qu'on ne nommait pas encore les médias ? Il importait que l'ennemi soit impressionné par le bon moral des anglais, mais que d'autre part les Américains soient encouragés à venir en aide.

Ce qui m'a importé était de voir, non à quelle littérature cette ville en proie à des circonstances particulières a donné naissance mais plutôt à quel type de représentation de la ville ces textes littéraires ont donné naissance, sur le moment et donc in vivo. Quelle place le narrateur pouvait-il tenir ? Se serait-t-il voulu omniscient, il n'eût pas été possible de trouver une fin aux récits : la durée historique et le recul font absence si le récit traite d'événements d'actualité. Il s'agissait donc pour moi d'examiner les personnages mis en scène, l'expression de leur courage ou de leurs peurs. Comment faire du littéraire et non du journalisme ? Quels procédés littéraires, quelles images pour dire le fugace, quel rapport au temps trouvait-on dans ces œuvres ? Comment l'espace de la ville était-il représenté, la ville avait-elle un statut de personnage, était-elle idéalisée, réduite à des détails ou au contraire magnifiée ? Enfin, l'eau, le feu et le vacarme ont été l'objet d'attention particulière car les circonstances décrites dans ce domaines tenaient de l'inédit.

 

L'étude de l'énonciation a permis de dégager une volonté réitérée d'analyser et de remettre en question la nature et les limites du discours en train de se tenir. Refuser d'exprimer l'admiration ou la répugnance avec grandiloquence, critiquer un ordre social encore plus établi que d'habitude en dépit des apparences, souligner les failles sinon les faillites de l'unité nationale, dégager des pratiques nouvelles (les initiales), ou classiques (la vantardise, l'affabulation), dénoncer une tendance à la robotisation des hommes, souligner l'appauvrissement des échanges, tout cela impliquait de la part des écrivains une obligation de s'interroger sur leur propre pratique et beaucoup ne s'en sont pas privés, plus ou moins subtilement.

A de nombreuses reprises le narrateur exhorte le lecteur à se méfier de ce qu'ils vont lire : la fatigue extrême, l'abus d'alcool, les trous de mémoire, les traumatismes sont rappelés pour souligner l'impossibilité d'atteindre l'illusion réaliste. Le mode lyrique (dire je) n'a pas plus de privilège que le mode épique (dire nous) pour décrire cette période. Le roman de Henry Green Caught, et les deux courts romans de Beatrice Inez Holden There is No Story There et Night Shift illustrent particulièrement cette tendance.

Les scènes de sommeil et de rêves, nombreuses, viennent aussi détruire la tentation de faire illusion. Les faiblesses, les silences, les non-dit ont pourtant leur pendant, dans l'obstination avouée à s'obstiner à chercher dans les mots la substance qui permet de capter le réel, de la traquer d'autant plus qu'il menace. La réalité mortifère aiguise le besoin d'inventer de fables. Dans cette perspective certains textes utilisent le métatexte de façon élaborée, notamment The Ministry of Fear de Graham Green, roman qualifié par son auteur de divertissement mais qui s'est révélé un des plus riches pour décrire l'atmosphère de Londres alors.

Dans la seconde partie je me suis attachée à examiner si le mythe de Londres en guerre ( collectivisme accepté, solidarité, courage, libertinage…) avait sa trace dans ces textes. Le statut de l'individu en tant que tel est effectivement l'objet de remarques qui viennent encore ébranler l'illusion réaliste, surtout dans No Directions, le roman très violent de James Hanley et les nouvelles d'Elizabeth Bowen et d'Henry Green. Le sujet est mis à mal et les structures narratives en témoignent.

Cependant cette période est aussi montrée comme étant une aubaine, pour les auteurs comme pour les personnages qu'ils créent. C'est une période idéale pour relativiser les difficultés ou des comportements pathologiques qui s'inscrivent dans un désordre plus important encore. Boiteux, et double faces sont assez nombreux dans ces textes pour que j'aie étudié leur rôle et leur signification symbolique, chez Hanley en particulier. Le thème de la permissivité sexuelle est également traite fréquemment et donne lieu à d'admirables passages dans Caught et chez E. Bowen, qui, chacun à sa manière, construisent et détruisent la légende tout en jouant sur les subtils liens entre Eros et Thanatos. Le thème de la mort est enfin étudié et permet de dégager dans ces œuvres une ambivalence marquée : l'expression de la résistance au désespoir, le traitement de l'héroïsme (pompiers et sauveteurs) échappent aux stéréotypes, surtout chez Henry Green et William Samson et le lecteur est entraîné dans des descriptions et des considérations originales, soit que leur parcours se conjugue sur le mode initiatique, soit que leur soit purement et simplement niée la stature héroïque.

La représentation du temps à travers les structures des romans et des nouvelles ainsi que s thématique fait l'objet de ma troisième partie. Passant en revue à l'intérieur des récits des marqueurs de temps j'ai noté l'utilisation des événements historiques ancrant ces fictions dans un réel objectif et également l'usage d'éléments symboliques plaçant la période de la diégèse dans une perspective plus universelle. Le rôle joué par la Tamise et les très nombreuses allusions au passé de la ville de Londres, de l'Angleterre victorienne au grand feu de Londres jusqu'aux mythes fondateurs, m'ont permis de remarquer comment cet ancrage dans une tradition historique donnait une épaisseur romanesque à des intrigues situées dans une ville à l'avenir incertain. A une échelle plus réduite le passé fait aussi de nombreuses incursions dans la trame romanesque sous des formes diverses, fantômes, souvenirs, retrouvailles ou rêves. De ces destins en suspens témoigne aussi l'absence de fins concluantes et des structures en boucle, ainsi que l'insistance sur l'inversion des valeurs diurnes et nocturnes.

L'espace, objet de la quatrième partie bénéficie aussi d'une représentation qui correspond aux destructions subies par Londres. L'aspect le plus frappant de ces destructions est la perte de repères qui en découle, perte traduite par des descriptions réalistes mais aussi par des mises en scène d'illusions. Le thème de l'insularité de la ville est souvent développé à divers degrés, il en va de même pour l'évocation de l'enfermement par les images de cul de sac. La personnification de Londres est marquée par les passages récurrents concernant les mises à nu imposées par les bombes et incendies.

La terre et l'élément minéral sont omniprésents dans les descriptions de la ville éventrée et la lecture du paysage transformé. Une attention toute particulière a été donnée à l'utilisation des couleurs, du noir et du blanc surtout (la lune, le black-out et la poussière). Le ciel enfin, métamorphosé lui aussi, par les ballons destinés à faire barrage aux bombardiers, est un élément qui concourt à la transformation radicale de l'espace décrit.

La caractéristique dominante est donc une stratification verticale de la ville, où l'élément souterrain et l'attention portée au ciel tiennent souvent plus de place que la vision horizontale.

Mais c'est dans ma cinquième et dernière partie que j'étudie les métamorphoses les plus spectaculaires de la ville à propos des nuits où elle est la proie des bombes et des flammes et où les projecteurs, les tirs d'artillerie et les jets d'eau la strient et la font se déchaîner en des bruits que nul n'avait eu l'occasion de décrire jusque là. La place tenue par ces spectacles et ces concerts m'a montré encore une fois qu'à côté de procédés réalistes figurait encore un constat des limites du langage humain pour dire le réel. L'analyse des descriptions sonores et visuelles a porté sur Caught, No Directions et les longues nouvelles de William Samson, et les subtilités des ces trois auteurs m'ont permis de mieux cerner ce qui fait l'originalité et la force de ces récits d'époque.

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