(c) Cédric GODART
            THE UNITED KINGDOM   IN THE EUROPEAN UNION TODAY   
                                                            (traduction en français)
 

Chapitre 1 : Souveraineté et révision constitutionnelle
 

Chapitre 2 : Les partis politiques britanniques et l’Europe
 
 

I. Souveraineté et révision constitutionnelle
 

(95)* Lorsque le gouvernement britannique ratifia le Traité d'Adhésion en 1972, il acceptait tacitement la transcription de près de 43 volumes de législation européenne dans le droit britainnique, soit l'ensemble des textes adoptés par la Communauté depuis sa création, quelque vingt ans plus tôt. L'opération portait en l'espèce sur plus de 2900 règlements et 410 directives. De l'aveu général, la portée de la majeure partie de ces textes était insignifiante. La plupart des règlements et directives émanant de Bruxelles ne concernaient que des points de détail, tel le prix d'intervention pour les marchandises défini par la PAC (Politique Agricole Commune). A côté de ces détails insignifiants, d'autres points apparaissaient comme essentiels dans le processus de transcription de la législation européenne : le principe voulait en effet qu'un corpus solide de législation s'imposât aux peuples du Royaume-Uni, sans que ces textes fissent l'objet d'un examen ou d'un débat au Parlement britannique. Il s'agissait somme toute d'une violation pure et simple de la convention constitutionnelle selon laquelle le Parlement est l'organe législatif suprême et exclusif du Royaume-Uni.
 

Fait ironique : cette révision décisive de la Constitution passa pour ainsi dire inaperçue à l'époque. Dans les premières années qui suivirent l'adhésion de la Grande-Bretagne, les mécontents montrèrent du doigt les vices de procédure et les absurdités de la Communauté. L'Europe était pour eux :
 

trop bureaucratique;
 

une perte de temps;
 

trop éloignée des citoyens;
 

trop peu démocratique;
 

bien trop coûteuse.
 

(96) Ce qui divisait l'opinion publique et suscitait le plus de mécontentement était, néanmoins, le coût et les irrationalités de la PAC. Celle-ci était décrite comme un honteux gaspillage entraînant principalement trois désavantages, à savoir :
 

qu'elle pénalisait les contribuables britanniques et ne bénéficiait qu'à des étrangers prodigues;
 

qu'elle accordait une aide bien trop généreuse aux pauvres paysans français et à d’autres, tout aussi inefficaces;
 

qu'elle générait ce que l’on appelait des montagnes et des lacs de surplus alimentaires.
 

Une fois cette perception du coût de l’Europe et de son gaspillage ancrée dans les mentalités, il est bon de reconnaître que nombre de critiques lancées à ce stade embryonnaire de la formation de la Communauté n’étaient rien moins que des jugements de valeur, des réactions émotionnelles basées sur des idées préconçues – qui, bien souvent, ne résistaient pas à l'analyse. Ces craintes et ces attaques portaient alors sur des questions concrètes de fonctionnement au sein de la Communauté. Peu nombreux étaient ceux qui, même dans les rangs des parlementaires, comprenaient véritablement la théorie constitutionnelle - et à fortiori s'y intéressaient. Seuls quelques parlementaires d’un autre âge comme Enoch Powell se sont à l ‘époque préoccupés des aspects constitutionnels et de souveraineté. Ce n’est que depuis la fin des années 80 que l’on exprime davantage son inquiétude sur deux problèmes : le transfert de souveraineté de Westminster à Bruxelles ainsi que la perte de souveraineté et d'indépendance inhérente à l'adhésion à l'UE.
 

Souveraineté
 

Selon le Larousse ® encyclopédique, le terme souveraineté renvoie à un pouvoir suprême reconnu à l'État, qui implique l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national et son indépendance dans l'ordre international où il n'est limité que par ses propres engagements1. Pour être précis, il s’agit des pouvoirs législatif et judiciaire qui ne sont soumis à aucune autorité supérieure capable de renverser les décisions, législatives ou judiciaires prises sur un territoire où l’autorité en question est souveraine. En Grande-Bretagne, c’est le Parlement qui est réputé souverain, parce qu’aucune autre institution n’a le droit de voter et de faire appliquer des textes de loi. (97) Le Parlement est à ce point jaloux de son monopole qu’il se réserve le droit d’être la seule institution législative. Si d’autres institutions, gouvernementales ou non gouvernementales ( comme les pouvoirs locaux ou les institutions nationales comme British Rail ), doivent adopter des textes légaux (lois ou règlements), elles ne peuvent le faire qu’en passant par le processus dit de législation déléguée. Ainsi, le Parlement offre à d’autres institutions le pouvoir d’adopter des lois, mais uniquement celles qui sont exclusivement du ressort de la juridiction ou de l’autorité concernée. Dans le jargon juridique, on ne parle pas de lois, mais d’arrêtés. Comme l’écrivait le constitutionnaliste du 19e siècle A.V.Dicey :
 

" La souveraineté du Parlement est la caractéristique dominante de notre appareil politique. Le Parlement a, selon la constitution britannique, le droit de faire ou défaire une loi. Aucun autre organe n’est reconnu par la loi anglaise comme ayant le droit de renverser ou de rejeter un texte adopté par le Parlement. "2
 

La souveraineté est un concept difficile à définir avec précision. Dans la Grèce Antique, Aristote la définissait comme propre à tout groupe de citoyens appelés à prendre les décisions administratives essentielles. Artistote distinguait ainsi deux types de souveraineté, l’une basée sur le droit des personnes, l’autre sur des institutions impersonnelles. Ce sont les textes de loi légalement élaborés qui devraient être souverains en dernier recours. La théorie politique moderne distingue deux types de souveraineté :
 

La souveraineté légale qui, dans les Etats unitaires, appartient généralement au pouvoir législatif. Il est difficile de définir les fondements de la souveraineté légale dans les Etats fédéraux ou supranationaux, bien que, dans le cas des Etats-Unis, on accepte globalement que ce soit la constitution qui soit souveraine.

La souveraineté politique qui est représentée par une ou plusieurs personnes. A une époque, c’était le monarque qui était souverain. Avec la naissance de la démocratie, cette conception a évolué : la souveraineté doit être dans les mains du peuple. Sous cette forme de constitution, l’impression ressentie est que l’on ne peut opérer aucun changement dans la nature de l’Etat sans consulter le peuple par référendum ou plébiscite.
 

(98) En Grande-Bretagne, la souveraineté est considérée comme étant l’apanage de la Crown in Parliament (la Couronne au Parlement). Ce concept évoque l’image de cette assemblée le jour du State Opening (discours d'inauguration de l'année parlementaire), la Reine sur le Trône de la Chambre des Lords, entourée par ses deux chambres parlementaires. En pratique le terme Couronne ne renvoie pas à la personne du monarque en tant que telle, mais à l’organe qui exerce désormais la prérogative royale au nom du monarque ; en d’autres termes, la Couronne renvoie à l’exécutif qui renvoie au gouvernement. Nous mettons ainsi le doigt sur une anomalie que l’on retrouve dans toute querelle ayant pour objet le transfert de souveraineté. Etant donné la possibilité qu’a le gouvernement de sanctionner ses backbenchers (un backbencher est un député qui n'a aucune position officielle au gouvernement ni dans aucun parti) en utilisant les groupes de pression (les lobbies) pour soutenir ses politiques, il est plus exact de dire que ce que les ministres appellent souveraineté parlementaire est en réalité la souveraineté exécutive ou gouvernementale. David Judge déclara qu'il s'agissait d'une contradiction au cœur de la constitution britannique, le principe de souveraineté parlementaire étant utilisé par le pouvoir exécutif pour minimiser sa responsabilité3.

Cette ambivalence et imprécision sur la définition de la souveraineté peut entraîner des conflits d'acception : ceux qui pensent parler de souveraineté sur une base commune se trompent et abordent en vérité des sujets tout à fait différents – "  la souveraineté a deux significations en politique britannique, alors qu’elle n’en a qu’une dans les autres pays européens. C’est la raison pour laquelle il est plus difficile de débattre de souveraineté en Grande-Bretagne que dans le reste de l’Europe où l’on ne définit pas la souveraineté parlementaire de la même manière 4". Tout gouvernement qui évoque le besoin de préserver sa souveraineté parle sans aucun doute de souveraineté parlementaire, sans doute par crainte de voir ses pouvoirs réduits. Ceci dit, les détracteurs de l’Europe ont tendance à parler en termes de souveraineté nationale, jouant ainsi sur les tendances chauvines et xénophobes naturelles, semble-t-il, des Britanniques.

Par exemple, sur le chapitre européen, Mme Thatcher n’hésitait pas, à l’époque, à se draper de l’étendard britannique, le Union Flag, laissant ainsi entendre que la liberté de la Grande-Bretagne était menacée. Dans son discours de Bruges, elle déclare : "  La voie la plus sûre pour construire une Communauté européenne solide, c’est la coopération active et volontaire entre des Etats indépendants et souverains ; dans cette optique, supprimer la nationalité en faveur d’une Union européenne centralisée serait extrêmement dommageable ". (99) Parmi ses partisans, nombreux furent ceux qui se révélèrent encore plus prompts à jouer la carte de la xénophobie sur la question du maintien de l’indépendance nationale, se servant souvent de clichés anti-allemands (qui n’ont pas évolué depuis la seconde guerre mondiale). En juillet 1990, une interview de Nicolas Ridley, alors Ministre du Gouvernement, réalisée par le journaliste du Spectator, Dominic Lawson, avait défrayé la chronique. Dans le tourbillon des déclarations anti-européennes, Ridley avait été jusqu'à dire : "  Je ne suis pas opposé au principe du transfert de souveraineté, mais pas avec ces gens-là – autant la donner à Adolphe Hitler ". Implicitement, cela signifiait que, si la Grande-Bretagne acceptait de céder à la Communauté européenne une partie de sa souveraineté, les bénéficiaires directs en seraient les Allemands, qui utilisent la Communauté européenne pour réaliser leur rêve de domination du monde – projet poursuivi en son temps par Hitler et le parti nazi. L’indignation provoquée par les commentaires de Ridley – principalement en Allemagne – obligea le Ministre à se retirer de ses fonctions. Ceci dit, ses mots avaient réveillé une méfiance, semble-t-il naturelle, des Britanniques à l’égard des étrangers qui prit la forme d’une crainte des autres pays européens, image de la domination étrangère – allemande pour ne pas la citer. 7

Ce que les europhobes tentent de passer sous silence est que tous les transferts de souveraineté qui se sont opérés jusqu’ici n’ont été que partiels et que, sans tenir compte de la Communauté européenne, toutes les nations du monde moderne doivent céder certains aspects de leur souveraineté. L'aspect multiracial de la vie à la fin de ce siècle, particulièrement dans le domaine de la défense, du commerce et de l’économie, a forcé la plupart des pays à accepter une série de compromis entre indépendance et dépendance, ce qui a entraîné un déclin très prononcé des nature et statut de l’Etat-nation, par la même des aspects les plus chauvins de la souveraineté nationale inhérents à ce que l’on pourrait appeler le credo nationaliste.
 

L’Etat-nation
 

Au Moyen Âge, on ignorait ce concept d’entité politico-géographique composée d'une population partageant une même ethnie, une même religion, une même langue et une même culture. On acceptait du bout des lèvres un vague concept de Chrétienté, où l’Empereur représentait le pouvoir laïc et le Pape la domination spirituelle. (100) Dans cette double hégémonie, les loyautés et allégeances étaient personnelles, faites de la réciprocité des serments, tâches et obligations du système féodal. La naissance de l’Etat-nation, dès le début du 14e siècle, fut principalement le fait d’une rupture dans les relations féodales causée par des conflits d'allégeances. En 1320, la lettre envoyée au Pape en signe de protestation contre l’intervention anglaise dans les affaires écossaises, connue sous le nom de Déclaration d’Arbroath, fut la première manifestation connue de reconnaissance du droit naturel à toute nation d’être libre et indépendante de la domination étrangère.

Quelques années après la Déclaration d’Arbroath, le conflit entre la France et l’Angleterre (mieux connu sous le nom de Guerre de Cent Ans) transforma une querelle féodale entre deux rois en une guerre sanglante entre deux pays, chacun développant un sens aigu de l’identité nationale, ne serait-ce que par l’hostilité manifestée par un peuple à l’égard de l’autre. La plupart des Etats nations doivent leur existence à des guerres, une révolution ou l’expulsion d’une puissance étrangère. Ainsi l’Angleterre et la France ont-elles découvert leur identité nationale en se combattant, alors que l’Espagne et le Portugal sont nés de l’expulsion des Maures de la péninsule ibérique. Ceci dit, bien que les Etats-nations mentionnés plus haut fussent déjà constitués au 15e siècle, le développement à grande échelle de l’Etat-nation, jusqu’à devenir l’ordre naturel des choses, est relativement récent. En Europe, la persistance de la supranationalité a permis de conserver le Saint Empire Romain jusqu’en 1800. En 1815, le Congrès de Vienne tenta un retour à l'ancien régime par l’introduction de l’Empire Austro-hongrois, ce qui conduisit par réaction à la naissance du nationalisme libéral. Le nationalisme connut une période de prospérité au 19e siècle, notamment avec l’indépendance de la Grèce ou l’unification de l’Italie, dans la création de ce que Mazzini a appelé " une nation souveraine d' êtres libres et égaux . "

L’Etat-nation connut son apogée au terme des deux guerres mondiales. Après 1918, lors de la chute des empires austro-hongrois, russe et ottoman, on assista à l'émergence de nouveaux Etats. La période de décolonisation qui suivit la seconde guerre mondiale fut aussi productive, sans oublier l’éclatement du bloc soviétique en 1989. (101)
 

Entre 1870 et 1914 il n’y avait que 50 Etats souverains environ dans le monde, dont 16 en Europe. Ce chiffre a peu évolué durant cette période. A la fin de la première guerre mondiale, la communauté des nations a gagné dix nouveaux membres, avec la naissance de nouveaux Etats européens. Lors de sa fondation en 1920, la SDN comptait 42 membres : son successeur, les Nations Unies, furent créées en 1945 - 51 membres en faisaient partie. En 1960 ce chiffre était passé à 82 pour 135 en 1973 - 183 en 1992.8
 

L’institution supranationale de l’UE a donc grandi à une époque où l’Etat-nation était considéré comme la norme en matière d’unité politique, et ce aux quatre coins du monde. Pour reprendre les termes de John Major, " les peuples d’Europe accordent en général leur faveur et leur confiance à l’Etat-nation… je pense pour ma part que l’Etat-nation restera l’unité politique de base en Europe. L’Union européenne est une association d’Etats, tirant sa légitimité démocratique fondamentale des parlements nationaux . "9 Pourtant, à la fin du 20e siècle, l’Etat-nation est menacé de deux manières : d'une part plane sur lui l’ombre des organisations multi- et supranationales ; de l'autre, il se voit ébranlé par les nationalismes moins importants des régions, des groupes religieux ou des minorités ethniques.
 

L’Etat survit mais n’est plus l’autorité suprême sur un territoire défini. De plus en plus, il doit négocier avec des multinationales assez puissantes pour faire jouer la concurrence entre Etats et partager désormais le pouvoir avec, d’une part, des autorités régionales ou provinciales subnationales et, de l’autre, avec les institutions proto-fédérales de la Communauté européenne. Il a cessé d’être l’unique et suprême gardien des intérêts de ses citoyens10.
 

L'attrait de l'euroscepticisme pour les partisans de l'Etat-nation, moyen de défense de la souveraineté nationale contre l'agression d'une Europe étrangère, ne tient pas la route. Au lieu d'atteindre son apothéose dans le monde de l'après-guerre, cette théorie est en recul face à la réalité internationale.
 

Le déclin de l’Etat-nation
 

L’impression donnée par les opposants à l’Union européenne est que celle-ci constitue la seule menace à la souveraineté nationale. (102) Aussi, le retrait de l’Union européenne permettrait à un pays de retrouver sa pleine indépendance vis-à-vis des influences étrangères. Ce raisonnement tait évidemment les réalités du monde moderne et la mesure dans laquelle la Grande-Bretagne a dû céder, comme la plupart des autres pays, des aspects essentiels de sa souveraineté, et ce bien indépendamment de son adhésion à la Communauté européenne. Dans la seconde partie du 20e siècle, il n’a plus été possible pour un pays d’exister isolément des autres ; dans des domaines comme la défense, l’économie ou le développement du commerce, les pays du monde sont interdépendants.

Durant les cérémonies anniversaire du Débarquement (le D-Day) de 1994, on a souvent souligné que l’invasion de la Normandie a probablement été la dernière occasion où la Grande-Bretagne a pu être considérée comme une puissance digne de ce nom - ses forces armées n’avaient rien à envier à celles des Etats Unis. Par la suite, la Grande-Bretagne, la France et d’autres pays européens connurent une réduction de leurs effectifs militaires en comparaison avec les deux superpuissances que sont les Etats Unis et l’URSS. Dans le monde de l’après-guerre, la défense internationale ne pouvait être assurée qu’à travers des alliances internationales comme l’OTAN. Des éléments de souveraineté nationale furent dès lors sacrifiés : on soumit une partie des forces armées nationales à un contrôle international et la politique de défense fut subordonnée aux décisions stratégiques prises par une institution supranationale – dans ce cas, le Conseil Nord Atlantique pour l’OTAN.

S’il apparaissait que les Etats nations individuels ne pouvaient pas se défendre face aux superpuissances mondiales, il en allait de même pour le commerce et les échanges. Il existe très peu d’économies nationales assez puissantes pour survivre dans un monde où les forces de marché ne connaissent aucune restriction. En effet, toutes les nations ont compris qu’elles avaient tout intérêt à se subordonner au GATT (Accord Général sur le commerce et les tarifs douaniers) et à son successeur, fruit de l’Uruguay Round, l’OMC (Organisation mondiale du commerce).
 

Dans tous les pays, l’une des caractéristiques de la souveraineté est la capacité d’un gouvernement national, des banques ou encore d’institutions financières à dicter leurs politiques économique et fiscale à la juridiction de ce gouvernement. En 1976, la situation économique à laquelle le gouvernement de gauche dut faire face atteignit un tel niveau de gravité que la Grande-Bretagne se retrouva au bord de la faillite. (103) Pour échapper aux difficultés, le gouvernement, en la personne du Chancelier de l’Echiquier Denis Healey, sollicita une aide financière à l’institution ad hoc des Nations Unies, le FMI (Fonds Monétaire International), et un prêt fut accordé à la Grande-Bretagne pour sortir le pays de la situation dans laquelle il se trouvait. Mais le prêt ne se conclut pas sans conditions. L’une d’entre elles était que le Trésor acceptât de se soumettre à une équipe de conseillers du FMI, qui aurait le pouvoir de dicter certains aspects de la politique économique de la Grande-Bretagne. Un programme de réductions des dépenses publiques et des services s’ensuivit - ce qui représentait une politique et une législation économiques de poids -. Il n’était en aucun cas le fruit du gouvernement et ne pouvait pas faire l’objet d’un amendement par le Parlement. Healey fut forcé de mettre en pratique ces données économiques draconiennes et se montra impuissant lorsqu’il s’agit d’amortir le choc, même si plusieurs de ces mesures allaient à l'encontre des principes socialistes du gouvernement. Cet événement constitua la plus grande intrusion dans la souveraineté nationale, bien plus significative que tout point de droit communautaire dans l’histoire, balayant sur son passage le principe vieux de 600 ans selon lequel la Chambre des Communes est la seule juridiction habilitée à traiter des réserves monétaires.

En signant la Convention européenne pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales en 1950, et en acceptant la création de la Cour et de la Commission européenne des droits de l’homme qui en découlait, le gouvernement britannique reconnut une source de droit différente de celle du parlement, et une cour d’appel suprême autre que la Chambre des Lords. En acceptant et en appliquant les décisions et les jugements de la Cour et de la Commission depuis lors, le gouvernement a volontairement abandonné l’appui théorique qui fonde la souveraineté du parlement.

Dans ce contexte, on peut dire que tout transfert de souveraineté de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne s’inscrit dans une reconnaissance plus générale de ce que l’Etat moderne ne peut plus se subvenir à lui-même, et que les Etats sont aujourd’hui fondamentalement interdépendants. Vu sous cet angle, les plus enthousiastes des Européens ne parlent pas en termes de cession de souveraineté, mais bien de souveraineté de groupe. En d’autres termes, l’Etat-nation conserve son identité séparée dans le sens le plus général du terme, alors qu’il partage la souveraineté avec d’autres Etats dans des domaines définis. (104)

Alors que l’Etat-nation souffre du partage de la souveraineté dans des domaines importants de la politique, un sentiment se répand selon lequel cet Etat est miné par l’essor de l’autonomie des régions, des mouvements séparatistes, pour des raisons religieuses, linguistiques ou ethniques. La plupart des pays européens possèdent des régions puissantes ou des mouvements séparatistes :
 

En Grande-Bretagne, citons les partis nationalistes écossais ou gallois, ainsi que les problèmes de l’Irlande du Nord ;
 

La France connaît elle aussi des mouvements séparatistes basés sur la langue, comme en Bretagne ou dans le Languedoc ;
 

La Belgique est divisée entre francophones et flamands ; elle est devenue un Etat fédéral de facto, comprenant des assemblées régionales séparées en Wallonie et en Flandre;
 

En Italie, la Lega Nord (la Ligue du Nord) a connu des succès électoraux remarquables et a maintenant sa place dans le gouvernement, défendant un programme de fédéralisation de l’Italie;
 

En Espagne, des régions comme la Catalogne sont devenues semi-autonomes, alors que les Basques continuent de se battre pour leur indépendance ;
 

Aux confins de la Communauté européenne, des régions sont créées qui dépassent les frontières nationales. Le long du Rhin et de la Meuse, de nouvelles régions apparaissent, avec leurs propres municipalités et leurs propres mairies, qui ignorent les frontières entre la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas.r
 

Ainsi donc le pouvoir monolithique de l’Etat-nation s’effrite et se fragmente de l’intérieur, alors qu’il fait l’objet d’une défense acharnée contre la menace externe de l’Europe fédérale.

Cette double atteinte à la nature de l’Etat-nation conduit à de nombreuses anomalies. Des gouvernements nationaux, en se défendant contre ce qu’ils considèrent être le pouvoir centralisé de Bruxelles, réclament des droits qu’ils refusent à leurs propres régions en quête de décentralisation. Ainsi, le gouvernement britannique proteste-t-il contre le diktat de Bruxelles, ville distante d'un point de vue géographique et administratif, alors qu’il insiste sur la domination de Westminster sur les affaires écossaises, et ce même si Londres est aussi éloignée d’Edimbourg que de Bruxelles. Ces anomalies, ainsi que d’autres difficultés liées à l’intégration européenne, sont le fruit de divergences dans les interprétations du terme fédéral. (105)
 

pour les fervents adeptes de l’Etat-nation, comme les gouvernements danois et britannique, le fédéralisme est assimilé à un super-Etat, dont la capitale est Bruxelles, qui grignote l’indépendance des Etats membres;
 

La vision des fédéralistes est que l’Etat fédéral est la condition préalable à la décentralisation. Dans leur vision des choses, la structure fédérale offre un cadre politique global à partir duquel le pouvoir décisionnel peut être délégué, si besoin aux gouvernements nationaux, mais également aux administrations régionales voire locales, si cela s'indique. Comme l’a un jour déclaré Lord Thomas :
 

" Il semble que lorsque John Major parle de sa réticence face à une Europe fédérale centralisée, il ne veuille simplement rien dire. En effet, l’essence même du mot fédéral est que le pouvoir n’est pas centralisé. Si un groupe d’Etats désire agir de concert d’une certaine manière et, qu’en même temps, il souhaite préserver son identité nationale, comment peut-on éviter le fédéralisme ? Il y a donc paradoxe quand les fervents défenseurs de l’identité nationale insistent sur leur opposition farouche à une solution fédérale pour l’Europe. Il est certain que seule une structure fédérale permet de préserver l’identité des peuples. "11
 

La perte de souveraineté
 

En signant le Traité d’Adhésion en 1972, la Grande-Bretagne acceptait les Traités de Rome et les autres fondements du droit communautaire. Depuis lors, le gouvernement britannique a effectivement signé l’Acte Unique et le Traité pour l’Union européenne. Tous ces accords signifient que la Grande-Bretagne a accepté une diminution de sa souveraineté, à savoir que :
 

Les lois promulguées par les Communautés sont directement applicables en Grande-Bretagne ;
 

Le Parlement britannique n’est plus autorisé à voter des textes de lois dans des domaines où il existe déjà une législation communautaire ou si la loi britannique entre en conflit avec le droit communautaire ;
 

Les cours et tribunaux britanniques doivent accepter et appliquer les décisions prises par la Cour de Justice des Communautés européennes.
 

Comme la législation européenne le stipule :

Sur base des pouvoirs qui leur ont été conférés, les institutions communautaires peuvent, en qualité d’institution législative indépendante des Etats membres, créer des instruments légaux qui prennent effet directement dans les Etats membres en tant que droit communautaire; aucune modification n'est nécessaire avant leur transcription dans le droit national pour les rendre contraignants non seulement pour les Etats membres et leurs institutions mais également pour les citoyens12.
 

Par contre, cette perte de souveraineté n'est pas exhaustive. La communauté travaille conformément au principe de l’attribution spécifique des pouvoirs. Cela signifie que l’étendue et les paramètres des compétences communautaires sont limités et varient selon différentes tâches. Il existe des domaines qui sortent du champ des objectifs fixés par les traités fondateurs de la Communauté, et dans lesquels la législation communautaire n’est pas pertinente. Dans d’autres domaines, le droit communautaire est directement applicable et a une primauté claire sur la législation des Etats. Entre les deux, il existe des domaines où les décisions communautaires présentent les buts et objectifs généraux de la loi mais où les gouvernements nationaux jouissent d’une large liberté d’action dans l’application des décisions. Et surtout, on peut légitimement argumenter qu'il n'y a pas perte de souveraineté lorsque le droit communautaire est promulgué par le Conseil des Ministres, où tous les Etats membres sont fortement représentés : "les Etats membres ont dû renoncer à certaines de leurs prérogatives au profit des institutions communautaires desquelles, toutefois, ils reçoivent en échange un droit substantiel de participation". 13

Il faut par contre souligner que les euro-sceptiques se fourvoient s'ils pensent se conforter dans la certitude que le transfert de souveraineté vers l’Europe est limité et peu important. (107) On sait depuis longtemps que s’il y a un conflit entre les législations communautaire et nationale, la constitution indique que le droit communautaire prime sur le national. Ce principe s'est vérifié très tôt dans l'histoire de la Communauté européenne au travers d'une affaire portée devant la Cour de Justice par un magistrat de Milan, en 1964. Un employé de la compagnie de production d’électricité Edison-Volta s’était plaint d'avoir subi un préjudice lors de la nationalisation de l’E.N.E.L, l’industrie italienne d’électricité. Selon le plaignant, la nationalisation de la production et de la distribution d’électricité opérée par le gouvernement italien en 1962 avait violé le droit communautaire. Il s'agissait dès lors d'un conflit entre la législation communautaire et celle des Etats, cas qui fut porté devant la Cour Européenne. En conséquence du jugement rendu, la relation entre la législation communautaire et la nationale devint objet de jurisprudence communautaire.14
 

les Etats membres ont transféré des droits souverains à une communauté qu'ils ont eux-mêmes créée et ne peuvent pas revenir sur ce transfert par des mesures unilatérales incompatibles avec le concept de Communauté;
 

aucun Etat membre ne peut remettre en question le statut du droit communautaire en tant que système uniformément et généralement applicable sur l'étendue du territoire de la Communauté;
 

le droit communautaire, promulgué conformément aux Traités, prime sur toute loi des Etats membres contradictoire; (106)
 

le droit communautaire n’est pas uniquement plus important qu'une loi nationale antérieure, il limite les lois adoptées par la suite.15
 

Le changement constitutionnel le plus manifeste que le Royaume-Uni ait connu lors de l’adhésion à l’Union européenne est dès lors la perte de sa souveraineté parlementaire au profit du droit communautaire. Un argument de poids avancé avant 1972 fut celui de Harold Wilson. En réponse aux accusations selon lesquelles la participation à la Communauté européenne conduirait à une réduction de la souveraineté britannique, en particulier de sa souveraineté parlementaire, il arguait : "L’adhésion aux traités exigerait le vote d’une loi britannique...un exercice de souveraineté parlementaire s’il en est... La législation communautaire, passée et à venir, puiserait sa force de loi dans notre pays de cette législation votée par le parlement national"16. La suggestion semblerait être la suivante : l'Acte d'adhésion, qui légalisa l’entrée dans le système juridique britannique de l’ensemble des textes de droit communautaire - passés, présents et à venir – pouvait se réduire à une forme avancée de législation déléguée. (108) En d’autres termes, le droit communautaire peut être appliqué en Grande-Bretagne sans porter atteinte à la souveraineté parlementaire, étant donné que le droit d’appliquer ce type de textes est à l’origine garanti par une loi adoptée en ce sens au Parlement britannique. Harold Wilson était certes un homme politique avisé passé maître dans le sophisme de l’argument politique, mais il faut souligner qu’il est tout bonnement trompeur de considérer le droit communautaire comme une législation déléguée. Le Parlement britannique ne peut pas refuser d’accepter la loi communautaire, ni d’en débattre, ni même l’abroger, à moins que la Grande-Bretagne ne souhaite annuler le Traité d’adhésion et se retirer tout simplement de l’Union européenne.

Il faut donc accepter que le Royaume-Uni a perdu de sa souveraineté tant nationale que parlementaire lorsqu’il a décidé de rejoindre l’Union européenne. Cette perte de souveraineté et, par là-même de son identité nationale, est le grief principal invoqué contre cette adhésion par les détracteurs de l’idéal européen - on les appelle euro-sceptiques ou europhobes. Ces dernières années, le gouvernement a de nouveau revêtu ce manteau d'hostilité dans ses attitudes et dans sa politique. C'est pourquoi des mesures ont été prises pour contrer ou réduire l’ampleur avec laquelle la communauté peut empiéter sur la marge d’indépendance du pays.
 

Défendre l’identité nationale
 

Mme Thatcher, encore Premier ministre, fut la première à exprimer la détermination du gouvernement à défendre l’indépendance et à s’opposer au fédéralisme, système qu'elle taxait de centralisme. Pourtant l’ironie veut que ce soit Mme Thatcher qui signa l’Acte Unique Européen qui, plus que tout autre, rendit inévitable la perte de souveraineté. Comme le souligna un éminent étudiant spécialisé dans les matières européennes, "si l’on supprime les frontières internes, on permet également la circulation de produits licites et illicites. Et si l’on veut gérer ce risque, il faut pouvoir garantir une coopération, ce qui aura un effet sur l’autorité législative des états individuels".17 Lorsque John Major succéda à Lady Thatcher au poste de Premier ministre, il s’engagea à plaider la cause europénne et à maintenir la Grande-Bretagne au coeur de l’Europe. (109) Néanmoins, il ne fallut pas longtemps avant que le gouvernment Major, qui devait faire face à l’opposition des adversaires conservateurs euro-sceptiques, ne se montre aussi opposé à l’intégration européenne que le gouvernement Thatcher. Etant lui-même mitigé dans ses opinions sur la question, John Major devint ce que Hugo Young appela un euro-sceptique pragmatique. En novembre 1992, le Ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth (FCO) publia un opuscule pour marquer la présidence britannique de la Communauté européenne intitulé Britain in Europe (La Grande-Bretagne en Europe) ; il avait pour objectif d’expliquer la Communauté européenne et le traité de Maastricht au grand public. En fait, il représentait une déclaration de politique gouvernementale :

" Les traités fondateurs de l’Union européenne avaient pour but une ‘union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe’. Le Gouvernement s’est engagé dans une coopération plus étroite entre les partenaires de la Communauté. Ce combat a porté des fruits, tant au niveau politique qu’économique. Néanmoins, le Gouvernement ne veut pas d’une fédération des Etats-Unis d’Europe : il refusera toujours cette perspective. "18
 

En négociant les accords de Maastricht, et dans ses relations ultérieures avec l’Europe, le gouvernement britannique a graduellement abandonné le fédéralisme au profit d’une défense marquée par un militantisme pragmatique en faveur des identités nationales contre l’agression de Bruxelles. On ignore s'il fut inspiré par sa conviction ou plutôt par la trentaine de députés Tory, mais il est évident que John Major et son gouvernement ont défendu l’intérêt propre de la Grande-Bretagne en choisissant des clauses d’exemption à certains points du Traité de Maastricht, en adhérant au concept de subsidiarité, au maintien du droit de veto des Etats au Conseil des Ministres et à la possibilité d’un développement à géométrie et vitesse variables pour l’Europe.
 

Les " opt-outs " · et la géométrie variable
 

Après être tombés d’accord sur les termes du traité de Maastricht, certains Etats membres ont négocié des protocoles leur concédant des exemptions aux clauses du Traité. Certaines apparaissaient comme mineures, comme dans le cas de la France, l’Espagne ou le Portugal, qui tous ont négocié des exemptions pour les territoires d’outremer comme les Iles Canaries ou les Açores, lorsque ceux-ci étaient incapables de satisfaire aux objectifs économiques de la Communauté. L’Espagne et le Portugal ont également bénéficié jusqu’à l’échéance de 1999 d’une exemption de satisfaire aux objectifs d’émission de la monnaie unique.

(110) Une exemption bien plus importante fut concédée au Royaume-Uni dans les accords de Maastricht quant aux objectifs de l’union monétaire européenne. Le Protocole 11 du traité sur l’Union européenne stipule que le Royaume-Uni n’est pas tenu et n’a pas pris l’engagement de passer à la 3e phase de l’Union économique et monétaire sans décision distincte en ce sens de son gouvernement et de son parlement. Au cœur du débat sur la souveraineté, cette décision de ne pas participer à certains points de l’accord assure à la Banque d’Angleterre la liberté de ne pas se joindre à l’établissement de la Banque Centrale Européenne. D’un autre côté, on peut arguer que cet opt-out empêchera le Royaume-Uni de se prononcer, à la fois sur la nature et le développement de la Banque centrale européenne, et sur la forme prise par l’Union économique que la Grande-Bretagne rejoindra probablement dans le futur.

Le principal problème constitutionnel soulevé par l’Union économique et monétaire est celui de la souveraineté économique dont la perte signifierait que le gouvernement, le gouverneur de la Banque d’Angleterre et le Chancelier de l’Echiquier, seraient obligés de céder le contrôle de l’économie britannique aux institutions européennes. Pour le grand public, par contre, un problème plus significatif, par son aspect émotionnel, est la question de savoir si une monnaie unique ne signifierait pas simplement de renoncer à la livre et au penny. Dans son opuscule, le gouvernement se voulait rassurant : " la Grande-Bretagne ne s’engage pas à évoluer vers la monnaie unique. Si tel est notre désir, nous resterons indéfiniment en dehors de cette union".

La même exemption à l’obligation de suivre les autres membres dans la marche vers l’Union économique et monétaire fut accordée au Danemark ; motif : ce pays ne pouvait participer aux négociations sur l’Union économique que si le peuple danois l'y invitait, et ce par référendum. Le Danemark bénéficia également d’opt-outs sur le chapitre défense dans le traité de Maastricht et sur certains aspects de la citoyenneté européenne. Il faut également souligner que ni le Royaume-Uni ni le Danemark ne considèrent ces points comme immuables : les deux pays se réservent le droit de rejoindre le processus au moment qu’ils jugeront approprié. De cette manière, les deux pays exercent leur souveraineté puisqu'ils fixent eux-mêmes quand et à quelle vitesse ils partageront leur souveraineté.

(111) Un geste plus significatif d’indépendance nationale dans le chef de la Grande-Bretagne fut la mise en oeuvre de ce qu’il est convenu d’appeler le Chapitre social, le programme de protection sociale sur le lieu de travail et ailleurs, qui fut accepté par tous les autres pays membres. Le gouvernement britannique prétendait que le Chapitre social et, en particulier, ses dispositions pour un salaire minimal et la législation sur le nombre maximal d’heures de travail, constituait un danger potentiel pour la compétitivité de l’industrie britannique. Les négociateurs britanniques du Traité de Maastricht ne souhaitaient pas réellement se retirer de l’accord sur la politique sociale, même s’ils n’étaient pas les premiers à se déclarer partie prenante. Dans le Traité final, l’accord sur la politique sociale est décrit comme étant ‘conclu entre les Etats membres et la Communauté européenne à l’exception du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.’

Cette approche - qui consiste à ne signer que les parties du traité que l'on approuve - ouvre une possibilité connue dans le jargon communautaire sous la dénomination de géométrie variable. Cette option fut initialement prévue pour les futurs pays membres de l’Europe de l’Est, qui pourraient ne jamais devenir membres de la communauté s’ils devaient attendre une parité entre leur poids et leur stabilité économique et celle des pays d’Europe occidentale. En conséquence, les Etats membres progresseraient vers l’intégration à un rythme convenant à chaque Etat individuellement. Selon Philip Lynch:

" l’approche dite de géométrie variable envisage l’intégration européenne comme un repas chinois où certains convives se réservent des portions conséquentes de chaque plat et en voudraient encore davantage alors que les plus sceptiques évitent ce qu’ils ne peuvent pas digérer. Cette option peut s’avérer alléchante pour le gouvernement britannique, désireux de réclamer des bénéfices économiques sans en payer le prix en termes d'autonomie nationale. Le danger inhérent à cette attitude est celui d’être relégué en "seconde division européenne". "19
 

Ce schéma fut défendu par John Major durant la campagne électorale européenne de 1994, lorsqu’il déclara que le meilleur moyen d'avancer de manière constructive pour la Grande-Bretagne serait de s'intégrer à une Europe à géométrie et vitesse variables. Les membres qui le désirent pourraient avancer dans le processus d'intégration sans impliquer d'autres Etats membres moins férus de fédéralisme. (112) Et pourtant, lorsque les Français et les Allemands n’avancèrent qu’un simple projet pour une Europe ancrée autour d’un noyau dur, centralisée et à grande vitesse (essentiellement composée de la France, l’Allemagne et les pays du Bénélux face au reste en retrait), John Major fut le premier à condamner cette politique et prononça un discours important aux Pays-Bas pour dénoncer cette idée.20
 

 

 

 

 

Subsidiarité
 

Le concept de subsidiarité fut développé afin de répondre aux souhaits de la majeure partie de l’équipe de négociateurs de John Major, d'apaiser les craintes britannqiues vis-à-vis de ce qui était considéré comme le pro-fédéralisme engagé de l’accord de Maastricht. En Grande-Bretagne, contrairement au reste de l’Europe, le fédéralisme était assimilé au centralisme, ce qui fit naître la crainte d’une administration fédérale puissante - Bruxelles - imposant sa loi aux Etats membres, sans jamais tenir compte des aspirations des parlements nationaux. Ce qui naquit à Maastricht fut la doctrine de la subsidiarité, définie à l’origine dans le traité lui-même : "les décisions sont prises au niveau le plus proche du citoyen".
 

" Dans des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité. "21
 

Cette définition de la subsidiarité, à l’époque de la signature du traité, en février 1992, fut ressentie par le gouvernement britannique comme inadéquate. La Grande-Bretagne se servit de sa présidence dans la seconde moitié de l’année 1992 afin de renforcer et d’affiner le principe. L'essentiel des Sommets de Birmingham et d’Edimbourg fut consacré à cette matière. Le communiqué publié à l'issue de la conclusion du sommet d’Edimbourg stipulait pour clarifier les choses que la "Communauté n’intervient que lorsque les Etats membres ne peuvent atteindre les objectifs visés." Dès lors, l’intention était de maintenir un rôle important pour les gouvernements nationaux dans le processus législatif. Toute loi proposée à Bruxelles doit désormais être examinée attentivement quant à sa subsidiarité; et s'il apparaît qu'elle pourrait mieux être examinée par des gouvernements nationaux, la proposition doit être renvoyée à l’autorité ad hoc. (113)

C’est ici que les adeptes de la subsidiarité ont fait fausse route. S’il apparaît qu’une proposition ne relève pas de la compétence de la Communauté, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle relève davantage de celle des gouvernements nationaux. Dans certains cas, des interventions aux niveaux régional ou local pourraient être plus appropriées. C’est ainsi que le Parti Nationaliste Ecossais (SNP) a adopté le concept de subsidiarité avec enthousiasme; son slogan ‘L’Ecosse dans l’Europe’  signifie que, dans certains domaines importants pour l’Europe, il n’est pas nécessaire d’avoir un intermédiaire anglais entre Bruxelles et l’Assemblée ou le Conseil écossais. Le hic est que, bien que Westminster ait plaidé en faveur de la subsidiarité afin d’éviter la centralisation à Bruxelles, il s’avère être un gouvernement des plus centraliste dans la gestion des affaires du Royaume-Uni. Le gouvernement britannique pourrait bien constater qu’en sauvegardant le principe de souveraineté nationale, il a sacrifié l’union du Royaume-Uni.
 

Le veto
 

L’utilisation d’opt-outs et la doctrine de la subsidiarité sont des armes de poids pour des gouvernements nationaux qui luttent pour conserver leur souveraineté ; mais, comme l’a prouvé le Général de Gaulle dans les années 60 ou John Major au Sommet de Corfou en 1994, l’arme la plus redoutable dont disposent les Etats membres au Conseil des Ministres reste l’utilisation du droit de veto. Initialement, l'objectif était de prendre les décisions au Conseil des Ministres et de recueillir l’unanimité sur une proposition, sans quoi elle était vouée à l’échec ; résultat : chaque Etat disposait d’un droit de veto (et donc de blocage) des décisions même lorsqu’elles étaient approuvées par l’ensemble des autres membres. Dans les années 60, l'utilisation du droit de veto par de Gaulle eut d’autres effets que le blocage de l’adhésion de la Grande-Bretagne à deux reprises : elle mit effectivement un frein à l’évolution de la Communauté, dans toutes les matières qui ne recueillaient pas les faveurs de la France.

En riposte à l’utilisation du droit de veto par de Gaulle on accrut le nombre de domaines où les décisions pourraient être prises non plus à l’unanimité, mais à la majorité. Des pays membres plus petits voyant dans le vote à la majorité un système qui les désavantagerait dans leurs confrontations avec les plus grands, on instaura le système de vote à la majorité qualifiée en attribuant aux Etats un nombre de voix différent en fonction de leur taille. Désormais, il faudrait recueillir près de 30 % du nombre total des votes pour bloquer une proposition. Les calculs étaient élaborés de manière à ce qu’il faille une coalition d’au moins trois pays membres pour bloquer une décision. C’est sur cette base que l’utilisation du V.M.Q. (vote à la majorité qualifiée) fut étendue, à la fois dans l’Acte unique européen et dans le Traité sur l’Union européenne, au point que les décisions qui nécessitaient l’unanimité, dès lors sujettes au veto, furent de plus en plus limitées à des matières constitutionnelles majeures qui impliquaient une révision des traités fondateurs. (114) Le V.M.Q. tendit à devenir norme jusqu’à la proposition d’élargissement de janvier 1995 ; à partir de ce moment, la question du vote et le veto devinrent un véritable principe pour un gouvernement conservateur en mal d’afficher sa fermeté lorsqu’il s’agissait d’apaiser les craintes des euro-sceptiques sur ses propres backbenches.

En 1994, lorsque surgit la crise sur le droit de vote, le nombre total des voix attribuées aux douze membres du Conseil des Ministres était de soixante-seize. La distribution était grosso modo basée sur la taille des Etats. Les quatre Etats membres les plus grands se voyaient attribuer dix voix chacun, alors que le plus petit, le Luxembourg, n’en avait que deux. La minorité de blocage des décisions était alors de 23, soit près de 30 % du total. Ceci dit, on proposa un élargissement de la Communauté à partir de 1995 en admettant quatre nouveaux Etats. Ce sont des voix pondérées qu’on leur accorderait au Conseil des Ministres, et ce conformément à la règle de circonstance appliquée antérieurement : 4 voix pour l’Autriche et la Suède, et trois pour la Finlande et la Norvège. Suivant la règle des précédents, on proposa que la majorité de blocage des décisions fût revue à la hausse, 27 en l’espèce, et ce afin de conserver 30 % du total des quatre-vingt-dix.

La Grande-Bretagne s’y opposa immédiatement, arguant que ce changement aurait pour effet d’affaiblir la position des grands Etats de la Communauté. Le débat qui suivit faillit bouleverser le calendrier prévu pour l’entrée des nouveaux candidats, même si la Grande-Bretagne était tout à fait favorable à l’adhésion des pays scandinaves. (115) Ceci dit, la position du parti conservateur en Grande-Bretagne semblait être que le veto au Conseil était l’ultime garant de la souveraineté nationale, empêchant les autres pays de dicter à la Grande-Bretagne ce qu’elle devait ou ne devait pas faire. Enfin, la Grande-Bretagne dut accepter un compromis où la minorité de blocage passa à 27, mais les pays membres acquirent un droit renforcé d’appliquer le veto s’ils pouvaient prouver que leurs intérêts nationaux étaient menacés. Durant la campagne électorale suivante, le Parti Conservateur annonça clairement que la priorité des priorités en Europe était la défense du veto national. Le parti se battrait lors des consultations de la CIG de 1996 pour un renforcement du droit de veto, ainsi que pour une redistribution des voix afin de refléter plus justement la taille relative des populations dans les Etats membres.

Un peu plus tard, en juin 1994, la Grande-Bretagne montra l’importance du droit de veto. Elle fut, lors du Conseil de l’Europe à Corfou, le seul Etat à bloquer la nomination du Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene, à la présidence de la Commission pour assurer la succession de Jacques Delors. C'était la deuxième fois que la Grande-Bretagne usait de son droit de veto pour bloquer la nomination d’un président de commission. En 1984, Mme Thatcher avait bloqué la nomination de Claude Cheysson. C’est alors que l’on nomma Jacques Delors – ce qui représentait peut-être un avertissement à l’adresse de John Major ; le veto pouvait être une arme à double tranchant qui ne mène pas toujours au résultat escompté.
 

Responsabilité
 

Dans les critiques qu’ils formulent à l’égard de l’Europe, les euro-sceptiques utilisent souvent les termes non élues ou non démocratiques pour désigner les institutions de la Communauté. Selon eux, la Grande-Bretagne doit défendre sa souveraineté parlementaire car, élu par le peuple, le Parlement britannique peut au moins prétendre parler en son nom. Au nom de qui la Commission européenne peut-elle prétendre parler lorsque l’on sait que ses membres sont nommés et non élus - et à qui doit-elle rendre des comptes ?

Cependant, une anomalie subsiste dans les critiques formulées par les parlementaires des Etats sur le manque d’institutions démocratiques – ce que l’on appelle le déficit démocratique. On peut apporter trois solutions très simples à ces accusations de non-responsabilité : (116)
 

étendre les pouvoirs du Parlement Européen;
 

rendre davantage d'institutions européennes et leurs représentants responsables devant le Parlement européen;
 

permettre aux membres du parlement d’examiner davantage de législations européennes;
 

Il y a point de contradiction, parce que toute tentative de démocratisation de la Communauté en renforçant le rôle du Parlement se heurte à l’opposition des parlements nationaux, sur base de deux arguments :
 

renforcer la nature démocratique du Parlement Européen reviendrait à légitimer ses activités, alors que ses actions peuvent être rejetées avec mépris, car non représentatives;
 

légitimer le Parlement européen reviendrait à renforcer son poids par rapport aux parlements nationaux, au point que les parlements nationaux pourraient devenir insignifiants avec le temps.
 

Nous nous retrouvons donc dans une situation du plus haut comique où les ministres qui accusent la Communauté de ne pas être démocratique sont ceux-là mêmes qui, en tant que membres du Conseil des Ministres, refusent de légiférer en faveur de la démocratisation de la Communauté.

Le fin du fin dans le domaine de la responsabilité reste toutefois le référendum, utilisé dans certains Etats de la Communauté où il est inscrit dans la Constitution. A la base, le référendum est utilisé dans les Etats où la souveraineté est réputée dans les mains du peuple et où la constitution stipule que si d’importantes révisions constitutionnelles doivent être apportées, ceci ne peut se faire qu’avec l’approbation du peuple par référendum. Certains en Grande-Bretagne, comme les libéraux démocrates, pensent que les révisions constitutionnelles, y compris celles apportées par l’adhésion à l’Union européenne, doivent faire l’objet, de manière similaire, d’un référendum. La plupart des défenseurs du référendum adoptent des positions très fortes que le gouvernement n’accepterait jamais, mais pour lesquelles ils sont convaincus d’avoir le soutien du public. C’est que les référendums sont un excellent moyen pour attirer le soutien populaire par delà le gouvernement.22 (117)

Les parlementaires britanniques se sont toujours opposés au référendum, vu comme une inconnue dans l’histoire de la Grande-Bretagne, non conforme à la démocratie représentative et de nature à miner la constitution britannique. Dans toute opposition à l’idée d’instaurer un référendum, c’est le principe de la souveraineté parlementaire qui est évoqué, comme ce fut le cas lors de la proposition d’instauration du référendum sur le Traité de Maastricht en Irlande, au Danemark et en France. Dans le dossier gouvernemental Britain in Europe (la Grande-Bretagne en Europe), déjà mentionné plus haut, on pouvait lire :
 

" Le système britannique se fonde sur une démocratie parlementaire : le Gouvernement est responsable devant le Parlement et le Parlement devant les électeurs. La Chambre des Communes a approuvé la position des négociateurs britanniques avant Maastricht et les résultats qui ont suivi. Le Parlement engagera un débat minutieux et détaillé sur la proposition de loi… le Gouvernement croit que cette voie est la meilleure dans une démocratie parlementaire. "23
 

Les raisons avancées dans cette prise de position furent exprimées par le ministre des Affaires étrangères, Douglas Hurd, lors du débat parlementaire sur l’organisation d’un référendum sur Maastricht :
 

" Le Parlement étant souverain, il est clair qu’il pourrait décider d’organiser un référendum, qu’il pourrait rejeter ou accepter. En tout cas, il aurait le choix, comme ce fut déjà le cas dans le passé, de demander conseil à ceux qui nous ont envoyés ici. Mais j'en reviens au fait que nous sommes redevables à nos électeurs de notre pouvoir d’avis et, si nous refusons d’exercer cette prérogative, nous mettons à mal en quelque sorte l’autorité du Parlement. "24
 

L’expression ‘comme ce fut déjà le cas par le passé’ renvoie à la dernière occasion en date où le gouvernement eut recours au référendum – en fait l’unique exemple de référendum national pour l’ensemble du territoire de la Grande-Bretagne. C’était le référendum de juin 1975 où le gouvernement travailliste de Harold Wilson avait demandé au peuple britannique de donner son aval aux conditions renégociées de la poursuite de l’adhésion à la Communauté européenne A cette occasion, le peuple britannique vota en faveur de l’adhésion à deux contre un, bien que sur une participation de 64 %, cela ne représentât que 43 % de l’électorat en faveur du oui, alors que 22 % s’y opposaient.

Des circonstances particulières sont associées au référendum de 1975. (118) Il eut lieu parce que Harold Wilson était déterminé à maintenir la Grande-Bretagne dans l’Union, et ce bien qu'il se soit présenté lors des deux scrutins de 1974 sous la bannière du parti qui prônait le retrait de la Grande-Bretagne. Wilson ne conserva le soutien de son parti qu’au prix de la promesse de consulter le peuple avant de renverser la politique du parti. Il faut aussi faire remarquer que, par une bizarrerie psychologique, les électeurs sont plus enclins à voter pour le statu quo que pour le changement et préfèrent voter oui plutôt que non. A l’époque du référendum de 1975, la Grande-Bretagne était déjà membre de la Communauté européenne, et la question posée aux électeurs était formulée de telle manière que la poursuite de l’adhésion reçut le oui alors que le retrait nécessitait le non.

En 1993, lors du débat de Maastricht, les euro-sceptiques rebelles revinrent à la charge avec la question du référendum. L’ironie veut que la championne du référendum fût rien moins que Lady Thatcher, pourtant la première à critiquer vivement cette option. Les euro-sceptiques avaient à l’origine déclaré qu’ils retireraient leur opposition à la ratification du traité de Maastricht si le gouvernement promettait de soumettre la question au choix des électeurs britanniques par référendum. Il va de soi que les euro-sceptiques réclamaient un référendum parce qu’ils avaient la conviction que l’électorat partageait leur scepticisme sur le dossier européen. Au contraire, ils s’attirèrent des alliés qui n’étaient pas opposés à l’Europe, mais qui apparaissaient en faveur du référendum : en l'espèce, la majorité des libéraux démocrates. Ceci dit, une motion prônant l’organisation d’un référendum avant que la loi n’entre en vigueur fut rejetée à la Chambre des Communes le 8 mars 1993, et ce par 363 voix contre 124. Une motion similaire soumise à la Chambre des Lords le 14 juillet 1993 et à laquelle Mme Thatcher et ses amis ne destinaient aucune issue heureuse, échoua par 445 voix contre 176 : jamais au vingtième siècle on n’avait pu constater tel rassemblement de pairs exprimer leur opinion sur une motion.

Et ce thème de référendum est loin d’être classé. Des voix dissidentes au sein du parti conservateur se font entendre pour appeler de tous leurs vœux l’organisation d’un référendum sur la question de l’adhésion britannique à la Monnaie unique. D'autres voix suggèrent que toute révision constitutionnelle issue de la CIG de 1996 devrait obtenir l’accord du peuple britannique par référendum avant d’être approuvée. Les partisans conservateurs de cette voie tentèrent de transcrire l’engagement d’organiser un référendum dans le manifeste du parti pour les élections européennes de 94. Mais cette manœuvre se solda par un échec. (119) Pourtant, l’idée reste vivace et recueille le soutien de bon nombre de parlementaires, tous partis confondus, parmi lesquels il ne fait pas de doute que l’on retrouve les libéraux démocrates.
 

 

 

 

Responsabilité Collective
 

Le référendum de 1975 ne fut pas l’unique violation de la convention constitutionnelle autorisée par le gouvernement Wilson pour la cause européenne. L’une des plus anciennes et sacro-saintes conventions est celle de la responsabilité collective, dont le postulat est que l’ensemble des membres du gouvernement sont responsables collectivement de la politique du gouvernement. Au sein du gouvernement et ailleurs, les ministres peuvent développer librement leurs arguments sur les propositions du gouvernement, mais une fois que le Cabinet est parvenu à un accord, et que les propositions deviennent politiques officielles, même des ministres dissidents doivent soutenir cette politique. S’ils ne se sentent pas capables de le faire, ils doivent présenter leur démission au gouvernement.

En 1975, lorsque Wilson proposa un référendum sur l’Europe et qu’il fut décidé que la politique officielle du gouvernement serait de mener une campagne pour le oui, le Premier ministre fut confronté à la perspective accablante qu’un tiers des membres de son gouvernement étaient si opposés à l’adhésion à la Communauté européenne par principe qu’ils ne pourraient, en leur âme et conscience, rester silencieux comme l’exigeait la responsabilité collective. A l’époque, Wilson ne pouvait se payer le luxe de perdre tant d’éminents membres du gouvernement, qui, logiquement, et selon la doctrine, devraient renoncer à leurs fonctions. Se basant sur le fait qu’il s’agissait simplement d’une convention, non d’une partie de la constitution écrite, Wilson décida de fermer les yeux sur la règle et annonça que la doctrine de la responsabilité collective ne serait pas de rigueur pour toute la durée de la campagne sur le référendum. Ceci permit à des hommes politiques comme Peter Shore et Tony Benne de faire campagne de manière agressive contre la ligne gouvernementale tout en restant membres du gouvernement Wilson.

La mise en suspens de la doctrine était une manœuvre pragmatique destinée à faire face à un dilemme soi-disant temporaire. Une fois le référendum passé et l’issue connue, on réintroduisit le principe de la responsabilité collective. De nouveau, en 1977, les règles furent brièvement suspendues sur la question des élections directes au Parlement européen, mais rapidement réintroduites après avoir pris la décision. (120) Ceci dit, les conventions à l’intérieur d’une constitution non écrite impliquent que, si on les élude une fois, on peut de nouveau les éluder si on pense que cela s'indique. En théorie, tous les membres d’un gouvernement doivent se conformer à la responsabilité collective, mais dans les faits, si un ministre entre en conflit avec la politique d’un gouvernement sur un sujet de principe (particulièrement dans le cas de l’Europe), ce ministre ne doit plus nécessairement se soumettre à un silence qui se fût imposé auparavant. Dans la période de l’Après-Maastricht, les ministres du gouvernement de tendance euro-sceptique (l’exemple le plus connu est Michael Portillo) s’autorisaient à faire des déclarations anti-européennes en dépit de la politique gouvernementale.
 

En résumé
 

L’adhésion à la Communauté européenne n’entraîne que des changements mineurs dans la Constitution britannique. Citons par exemple l’utilisation du référendum et l’abandon de la doctrine de la responsabilité collective. Or, le changement le plus significatif a été la perte fondamentale de la souveraineté suite à l’acceptation britannique, par le traité d’adhésion, de la primauté du droit communautaire. Malgré les combats d’arrière-garde menés par des euro-sceptiques sur des sujets tels le droit de veto, la non-participation et la géométrie variable, la souveraineté du parlement s’est vue décroître. Cependant il faut réfléchir au lien de cause à effet qui unit la perte de souveraineté à l’adhésion de la Grande-Bretagne, ou encore si cette perte de souveraineté est inhérente à la vie économique moderne – tissu d'interrelations - ou au déclin du statut de l’Etat-nation. Autre question importante : savoir si l'attitude adoptée par le gouvernement Major sur la question européenne - comme par Mme Thatcher et Wilson avant elle – est la résultante d’une décision politique cohérente ou si elle a été adoptée pour apaiser les critiques formulées à l’encontre de l’Europe au sein de son propre parti.

 

II. Les partis politiques britanniques et l’Europe
 

(205) Le domaine de la vie politique qui a été le plus affecté par l’adhésion à l’UE est sans aucun doute la position des partis. Les travaillistes se divisèrent sur la question européenne, alors que le parti conservateur perdit un président, et presque le pouvoir. Dans l’évolution des partis politiques en Grande-Bretagne, le débat sur l’Europe et l’intégration européenne fit autant de bruit que l’abrogation de la Corn Law a et la Home Rule a2 en Irlande au 19e siècle – un sujet qui a dominé l’agenda politique et a redessiné l’échiquier politique.
 

Le parti libéral et ses successeurs
 

De tous les partis, ce sont les libéraux, suivis par l’Alliance libéraux-SDP, et dernièrement le Liberal Democratic Party qui ont adopté l’attitude la plus rationnelle sur la question européenne. L’adhésion à ce qu’il était alors encore convenu d’appeler le Marché Commun faisait partie de la politique du Parti libéral au seuil de la résurgence libérale du début des années 60. Le parti conserva la même attitude pro-européenne au cours des hauts et des bas des années 60, alors même que les partis conservateur et travailliste ne cessaient de changer de point de vue sur la question.

Le ‘Gang des Quatre’ qui forma le SDP se distingua du Parti Labour sur bon nombre de sujets, car dans la politique des travaillistes, l’Europe était un facteur essentiel - et le SDP s’affichait depuis le tout début comme un parti pro-européen convaincu. (206) Il en aurait difficilement pu être autrement, puisque l’un des 4, qui devint le 1e homme de tête du SDP, n’était autre que Roy Jenkins, Président de la Commission européenne entre 1979 et 1981 mais aussi leader de la campagne Britain in Europe durant le référendum de 1975. Jenkins avait présenté sa démission de la tête du Labour en signe de protestation contre sa politique européenne. En effet, la formation du SDP et l’Alliance avec les libéraux était le produit d’idées avancées à l’origine dans le Reith Lecture prononcé par Jenkins au terme de sa présidence de la Commission ; ce discours envisageait le développement futur de la politique britannique et prônait une stratégie qui non seulement ‘briserait le moule’ des politiques bi-partisannes britanniques, mais entraînerait également une intégration européenne toujours plus grande.

Les libéraux démocrates, conformément à leurs prédécesseurs, sont des européens convaincus. D’aucuns prétendent que ceux-ci manquent d’esprit critique dans leur attitude vis-à-vis de l’Europe, trouvant que le parti accepte sans jamais les remettre en question des politiques européennes qui devraient faire l’objet d’un débat. La conviction du parti lui fait perdre les avantages stratégiques qu’il pourrait obtenir sur la scène politique britannique s’il remettait en question son statut pro-européen en adoptant une tactique différente. Le 5 novembre 1992 eut lieu, à la Chambre des Communes, un vote concernant un amendement travailliste à la motion préparant la Loi de Ratification du Traité sur l’Union européenne. Un nombre important de rebelles conservateurs ayant décidé de rejoindre les travaillistes dans leur vote, il y eut possibilité de mettre en échec le gouvernement et, qui sait, de forcer le départ du gouvernement Major. Mais le vote contre les dispositions de Maastricht eût pu être interprété comme un vote anti-européen, risque que ne voulaient pas courir les libéraux démocrates. Un commentateur écrivit : "bien que des opposants politiques les eussent prévenus qu’ils risquaient ainsi de sauver la vie d’un gouvernement impopulaire, les libéraux démocrates déclarèrent que la cause européenne devrait primer, et dès lors rejoignirent le camp des conservateurs. "1

Les démocrates-libéraux essuyèrent moult critiques émanant du Labour et d’autres partis pour avoir apporté leur soutien aux conservateurs dans ce vote décisif ; mais Paddy Ashdown et sa formation politique firent valoir que les deux partis avaient déjà causé assez de tort à la place de la Grande-Bretagne dans l’Europe et que le pays ne pouvait plus se permettre de faire passer un message ambigu à l’Europe, en semblant rejeter une mesure pro-européenne. (207)

Ceci dit, malgré la position massivement " pro " du parti démocrate-libéral, un parlementaire reste résolument " anti "-européen : Nick Harvey, élu en North Devon en 1992 ; ce dernier s’est abstenu de voter ou a voté contre toutes les mesures pro-Maastricht dans le processus de ratification, et ce en dépit de la politique adoptée par son propre parti.
 

Les partis nationalistes
 

Le parti nationaliste écossais (SNP) était à l’origine farouchement opposé à l’Europe. Il se montra hostile à l’adhésion durant la campagne pour le référendum de 1975. Sa position était qu’un parti qui revendiquait l’indépendance pouvait difficilement défendre un niveau de gouvernement auquel l’Ecosse serait soumise. Depuis 1983 par contre, la position du parti nationaliste écossais a évolué vers une attitude ferme et fédéraliste sur la question de l’Union européenne. Le raisonnement actuel est que l’Ecosse gagnerait à être indépendante en étant membre à part entière d’une Union européenne fédérale, éliminant par là même tout contrôle émanant de Westminster et remplaçant la domination londonienne par une relation directe entre Bruxelles et Edimbourg, et ce dans le véritable esprit de défense de la subsidiarité développé par John Major. La dimension européenne réduit les doutes sur la viabilité économique de l’Ecosse avancés jadis contre son indépendance totale.

" Une Ecosse indépendante en Europe ", tel a été le slogan du SNP ces dernières années. L’avis du SNP, est que l’Ecosse, après tout forte d’un électorat de 3,9 millions de personnes,  fait plusieurs fois la taille du Luxembourg, un tiers de l’Irlande et sa superficie approche celle du Danemark. Pour avancer cette conclusion, le SNP a bénéficié de sa position de seul parti de minorité en Grande-Bretagne métropolitaine à avoir son propre représentant au Parlement Européen, et ce depuis le départ : Winnie Ewing représente les Highlands et les Iles depuis 1979.

La position adoptée par les nationalistes gallois du Plaid Cymru peut faire songer à celle du SNP, par revirement sur la question de son indépendance dans une union européenne fédérale. (208) Comme c’était déjà le cas pour le parti écossais, la position galloise sur l’Europe était renforcée par l’importance accordée par Bruxelles aux régions des autres Etats membres. Le Pays de Galles possède désormais son propre bureau de représentation à Bruxelles, dont le but est de promouvoir les intérêts de la Principauté.

En Irlande du Nord, les partis unionistes sont fortement hostiles à l’Europe, les unionistes démocrates de Ian Paisley, encore plus que le parti unioniste officiel. Ceci n’a pas arrêté les Unionistes dans leur campagne vigoureuse en faveur des intérêts de la Province. Quant à l’Irlande du Nord, elle a tiré moult bénéfices du plan Objectif Un et des autres subsides européens accordés aux régions. Le Parti travailliste social-démocrate de John Hume est un fervent défenseur de l’Europe, car il est possible pour les hommes politiques d’Irlande du Nord de travailler avec leurs homologues de la République d’Irlande dans un contexte européen.

Tous ces partis minoritaires, à l’exception du maverick, le parti libéral démocrate, ont maintenu un front politique uni sur l’Europe, même si la politique a changé au cours des années, comme ce fut le cas avec le SNP ou le PC. Lorsque l’on se tourne vers les deux partis principaux, les relations avec l’Europe ont été plus agitées et l’on se heurte à des divisions majeures sur la politique européenne au sein des deux partis qui pourraient leur être fatales.
 

Le parti travailliste – la phase hostile
 

L’histoire nous apprend que le parti travailliste était opposé à l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté européenne. Cette position date du début, lorsque l’idée d’une intégration européenne exprimée par le gouvernement Attlee fut rejetée en bloc, lors de la première proposition d’une Communauté du Charbon et de l’Acier avancée en 1949 et du Traité de Paris signé en 1951. L’attitude du Labour à l’époque était dictée par les tentatives du gouvernement travailliste entre 45 et 51 d’apporter le changement en Grande-Bretagne par un programme de nationalisation et l’introduction de l’Etat-Providence. Pour mettre en pratique ce que le parti pensait être des changements nécessaires, le gouvernement devait avoir une maîtrise complète et indépendante de l’économie britannique et de la législation sociale. (209) Un véritable gouvernement réformateur ne pouvait pas se permettre de diluer son programme et d’être obligé de coopérer avec d’autres pays. Nombreux étaient ceux qui pensaient, dans l’aile gauche du parti, que la Communauté européenne, telle qu’elle avait été établie au milieu des années 50, un marché commun orienté vers l’entreprise, n’était rien de plus qu’un club de capitalistes. Ses principes étaient incompatibles avec ceux du socialisme.

C’est le marxiste Tom Nairn qui, dans ses écrits sur l’Europe à l’époque de l’adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté, releva que l’opposition travailliste à cette adhésion n’était pas uniquement le fruit d’arguments idéologiques. Il y a en effet, ancrée dans la philosophie du Labour, une tendance au nationalisme britannique obsolète fort marquée ainsi qu’une grande xénophobie, vaguement chauvine, attitude inhérente aux valeurs de la classe ouvrière. 2 Et c’est précisément cette fibre nationaliste qui entraîna la division du parti sur l’attitude à adopter à l’égard du gouvernement McMillan qui avait tenté une première fois de rejoindre la Communauté européenne en 1961. Dans l’ensemble, le parti était opposé à cette idée, mais personne ne pouvait être certain de l’attitude des dirigeants sur la question. Au cours de l’été 62, le président du Labour, Hugh Gaistkell, semblait définir sa propre position sur le sujet, convaincu que l’adhésion à l’Europe signifierait pour la Grande-Bretagne " la perte de mille ans d’histoire pour gagner des avantages marginaux sur le prix d’une lessiveuse à Düsseldorf ". Quelques semaines plus tard, répondant en télévision à un discours du Premier ministre, Gaitskell sembla dissimuler sa véritable position : il attendrait de connaître les conditions d’entrée avant de s’engager. Macmillan eut beaucoup de plaisir aux dépens du Labour, déclarant lors de la Congrès du Parti Conservateur de 1962 que la politique du Labour sur l’Europe lui rappelait la chanson populaire :

She didn’t say ‘yes’, she didn’t say ‘no’

She didn’t say ‘stay’, she didn’t say ‘go’

She wanted to climb but dreaded to fall

So she bided her time and clung to the wall

(Pour elle, ce n’était ni oui. Ni non. Ni ‘reste’. Ni ‘pars’. Elle voulait grimper,  mais craignait de tomber. Alors elle restait collée à son mur et regardait passer le temps.)
 

Peu après, la demande d’adhésion de MacMillan fut rejetée par de Gaulle et le scepticisme du Labour sembla se justifier. Ceci dit, c’est le successeur de Gaitskell, Harold Wilson, qui initia la seconde demande d’adhésion à la Communauté en 1966. (210) Wilson avait toujours été un pragmatique et se disait prêt à peser les objections idéologiques et nationalistes à l’adhésion à la Communauté face aux conséquences d’une exclusion de la réussite économique des six Etats membres de l’époque. Il conclut que l’adhésion était une bonne chose. Le second rejet de la Grande-Bretagne par de Gaulle fit perdre confiance à Wilson et il en revint publiquement à une position critique sur l’Europe. Toutefois, il avait été convaincu du besoin pour la Grande-Bretagne d’être intégrée dans le développement de la Communauté – cette perspective influença sa politique après la réélection du Labour en 1974.
 

Le Parti Travailliste – renégociations et référendum
 

Le Labour était dans l’opposition lorsque le Gouvernement Heath négocia les conditions de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté en 1971. Il fut décidé que le Labour s’opposerait au gouvernement dans la motion d’acceptation du principe de l’adhésion à la Communauté européenne. Mais Wilson joua encore adroitement en évitant toute condamnation ouverte de l’adhésion. La position du Labour était que les conditions négociées par l’équipe Heath étaient dangereuses pour la Grande-Bretagne et qu’il faudrait les renégocier avant que le Labour ne donne son aval. Dans un vote libre à la Chambre des Communes, le principe de l’adhésion à la Communauté européenne fut voté par 356 voix contre 244. Fait significatif dans la perspective de futures divisions, 39 conservateurs votèrent contre la motion du gouvernement, et pas moins de 69 travaillistes refusèrent de suivre le conseil du parti et soutinrent le gouvernement dans sa proposition.

Le souci majeur de Wilson était le maintien de l’unité de son parti malgré les fortes divisions apparues sur le volet européen. Pour éviter d’offenser qui que ce fût, il ne prodigua aucune consigne sur la position adoptée par le leadership vis-à-vis de l’Europe. Lorsque le parti s’engagea dans les premières élections générales de 1974, des membres éminents du parti prônaient rien moins que trois approches différentes :
 
 

Certains croyaient que le parti devrait accepter l’adhésion maintenant que la Grande-Bretagne faisait partie de la Communauté et que l’énergie du parti devrait se concentrer sur la négociation du plus grand nombre d’avantages possible de la Communauté pour le Royaume-Uni (position privée de Wilson) ; (211)
 

D’autres exigeaient le retrait immédiat de la Communauté, ainsi que la restauration complète de la souveraineté parlementaire de la Grande-Bretagne ;
 

D’autres encore avaient la conviction que la Grande-Bretagne devrait probablement rester à l’intérieur de la Communauté, mais que les conditions devaient être renégociées (position publique de Wilson).
 

Le parti ne tenta pas de dissimuler ces fissures, mais décida plutôt d’en faire étalage ; par exemple, lorsqu’il décida de consacrer sa dernière émission avant le jour des élections au dossier européen. " Près de la moitié de nos troupes parlèrent alors du Marché Commun. Michael Foot prétendit que les ménagères britanniques payaient des sommes astronomiques dans les magasins pour subsidier les fermiers français. Shirley Williams déclara que le Labour renégocierait les conditions de l’adhésion de la Grande-Bretagne et Denis Healy d’ajouter : ‘Nous pouvons nous retirer si nous n’obtenons pas ce que nous réclamons’ "4. Entre les élections de février et d’octobre 1974, Harold Wilson, à la tête de son gouvernement minoritaire, détermina sa stratégie pour s’attaquer aux divisions internes au parti. La cassure était profonde. La Congrès du Parti se solda par une farouche opposition à l’adhésion à l’Union européenne, et la représentation de la faction Labour au Parlement se divisa en 50/50, alors que le Gouvernement, lui, était divisé en deux contre un en faveur de la poursuite de l’adhésion. Le dispositif utilisé par Wilson pour ménager toutes les nuances d’opinion dans son parti était de mener la campagne pour le mois d’octobre en inscrivant, dans le manifeste, la promesse selon laquelle il faudrait renégocier les conditions d’adhésion et et de ne pas agir tant que l’opinion publique ne se serait pas exprimée par référendum sur la question.

Ce programme fut mis en pratique lors de la conférence du Conseil Européen à Dublin en mars 1975, où le gouvernement britannique demanda formellement une révision des conditions convenues en 1971. En juin 1975, Jim Callaghan put annoncer un changement (certes plus superficiel que déterminant) dans les conditions d’adhésion – celles-ci étaient aux yeux de Wilson et Callaghan suffisantes pour être acceptées si elles venaient à faire l’objet d’un référendum auprès des électeurs. Le référendum en lui-même était formulé de telle manière qu’il encourageait le oui, la question avancée étant : Pensez-vous que la Grande-Bretagne doit continuer à faire partie de la Communauté européenne (Marché Commun) ?

(212) La campagne pour le référendum n’était pas menée par les partis politiques, mais par deux groupes chapeautant tous les partis – Britain in Europe soutenant le oui et la National Referendum Campaign soutenant le non. Wilson désirait garder ses distances vis-à-vis de la campagne, faisant croire qu’il était complètement neutre et que le gouvernement n’avait aucun intérêt dans le résultat du scrutin. Il dut cependant faire face à la division profonde de son gouvernement, tous ses membres souhaitant prendre part à la campagne (six membres prônaient le oui pour sept membres prônant le non). Pour échapper à ce dilemme, Wilson prit la décision inhabituelle de suspendre la convention de responsabilité collective pour que des ministres comme Barbara Castle, Peter Shore, Tony Benn et Michael Foot puissent partir en campagne contre la politique gouvernementale tout en restant membres de ce gouvernement.

Au début, Wilson tenta d’empêcher les ministres de son gouvernement, de tendance différente, d’apparaître sur une même plate-forme ou sur un même plateau de télévision. Mais la manœuvre connut un relâchement vers la fin et lors de l’émission Panorama, on assista à une confrontation entre Roy Jenkins et Tonny Benn. Wilson maintint sa neutralité, mais sa préférence pour le oui était bien connue et c’est peut être ce qui influença le vote de 66 % en faveur de l’adhésion. C’est sans doute ce que pensait Tony Benn lorsqu’il déclara : je considère que c’est la troisième élection qui a vu la défaite du Labour et la victoire de Wilson. 5
 

Le Parti Travailliste – l’hostilité retrouvée
 

La défaite du parti travailliste en 1979 amena une résurgence de l’esprit anti-européen à l’intérieur du parti. La gauche, comme le soulignait Tony Benn, imputait la victoire des conservateurs à une attitude hésitante à l’égard du socialisme au sein de l’appareil travailliste. La défense des politiques européennes était considérée comme l’une des marques d’hésitation dans son attitude. L’aile gauche du parti travailliste contrôlait bon nombre de circonscriptions électorales et exerçait son influence lors des congrès, la politique du Labour connut un mouvement gauchisant qui se traduisit par une position anti-européenne.

(213) En 1981, le parti se divisa lors d’un congrès extraordinaire. David Owen, Shirley Williams et Bill Rodgers s’étaient joints à Roy Jenkins pour former le Gang des Quatre, auteurs de la Déclaration de Limehouse qui donna naissance au SDP, le parti social-démocrate. La cause immédiate de cette division fut certes le problème du système de vote à l’intérieur du parti, mais le groupe dissident se démarquait avant tout par un attachement solide à l’Europe. Les MPs (membres du Parlement) du Labour qui avaient suivi le Gang des Quatre au SDP englobaient les ailes du parti les plus pro-européennes. Leur départ, ainsi que le mouvement vers la gauche du parti, menèrent à un nouveau rejet et à une opposition soutenue à l’intégration européenne.

Dans la période qui précéda l’élection générale, le Labour, sous la direction de Michael Foot, adopta une stratégie économique alternative (AES) :
 

L’AES présuppose qu’il est possible de doper l’économie chancelante de la Grande-Bretagne en instaurant un programme d’expansion économique socialiste qui inclurait la relance intérieure et la mise en œuvre de contrôles à l’importation. Un pré-requis essentiel reste la souveraineté économique pleine et parfaite. En d’autre termes, un gouvernement Labour potentiel devrait maîtriser complètement l’économie britannique, ce qu’une poursuite de l’adhésion à la Communauté européenne compromettrait. 6
 

Le Parti Travailliste mena la campagne de 1983 pour un retrait pur et simple de la Communauté européenne. Il s’agissait de la position la plus extrême adoptée par le Labour en opposition à l’Europe. Et pourtant, à l’époque, il semblait que le Labour avait irrévocablement adopté une attitude anti-" Communauté européenne ", et rien n’était de nature à le faire changer. Il y a dix ans, deux éminents commentateurs politiques écrivaient avec conviction: il est possible qu’un futur gouvernement Labour demande le retrait de la Grande-Bretagne de la Communauté européenne ou qu’il exige, en échange de la poursuite de son adhésion, des changements structurels aussi fondamentaux que finalement le divorce devienne inévitable.7
 

La Parti Travailliste – Changement de Cap
 

(214) Dans la décennie qui suivit ces commentaires, un changement s’est opéré à l’intérieur de l’appareil du Labour qui pourrait être décrit, au début des années quatre-vingt-dix, comme le plus européen des deux partis principaux. Ce n’est qu’en 1987 qu’apparut ce véritable changement, quand Neil Kinnock élabora une révision de la politique du parti après la défaite essuyée lors des élections de cette année-là. Le processus de révision prônait une plus grande attention à la dimension européenne, tant et tant que certains firent preuve de cynisme, déclarant que le changement de cap du Labour n’était rien moins qu’une tactique politique alternative à une ligne perçue comme d’esprit conservateur. Cette vision cynique semblait se vérifier dans des mesures prises par le Labour lors du débat sur Maastricht à la Chambre des Communes, où le parti semblait prêt à voter contre l’acceptation du traité dans l’espoir de mettre en échec le gouvernement.

Le changement de philosophie du parti était cependant plus profond qu’une simple recherche d’avantage électoral. Il se basait sur un certain nombre de prémisses que l’on ne comprit qu’après la troisième défaite consécutive du Labour aux élections générales.
 

les économistes du parti reconnaissaient l’interdépendance des processus économiques dans le monde moderne et en vinrent à douter de la viabilité d’une AES isolée de blocs économiques puissants comme la Communauté européenne ;
 

Les succès répétés de Thatcher et des Conservateurs prouvaient le non-sens, en Grande-Bretagne, de politiques de gauche - toujours prééminentes en Europe - et la futilité d’imposer des politiques sociales en Grande-Bretagne via la Commission, ce que Mme Thatcher taxait de socialisme par la porte de derrière ;
 

Des groupes comme celui de la Charte de 88 pointèrent du doigt les défauts du système politique britannique, ce qui rendait moins acceptable une défense de la souveraineté parlementaire, et ôtait l’un des piliers des arguments nationalistes avancés contre l’Europe.

Le véritable tournant (équivalent pour le Labour au  Chemin de Damas14 ) fut la visite en Grande-Bretagne du Président de la Commission Jacques Delors en 1988. Celui-ci venait s’adresser au Congrès des Syndicats où il reçut une salve d’applaudissements pour un discours où il développait sa philosophie du Chapitre social pour l’Europe, qui garantissait certaines normes minimales de salaires, de conditions de travail et d’avantages sociaux aux quatre coins de la Communauté. (215) Il était tellement en accord avec la ligne de conduite travailliste que le parti accepta la philosophie de Delors et de la Commission. Vu sous cet angle, le changement interne au Labour d’un anti- à un pro-européanisme était davantage le fait d’un changement de nature de l’Union elle-même que d’un changement de nature du parti. Aussi longtemps que la Communauté était considérée comme une zone d’échanges commerciaux purs et durs, les travaillistes se sentaient par nature obligés de s’y opposer. Lorsque la Communauté devint une structure défendant les normes sociales et environnementales, il parut naturel au parti de la soutenir. D’une certaine manière, il s’agit ici d’une illustration parfaite du changement d’attitude des conservateurs à l’égard de l’Europe.

Le renouveau politique initié par Neil Kinnock jugeait intéressantes les politiques sociales défendues par Delors, qui devinrent plus tard le Chapitre social du Traité de Maastricht. Pour le Labour, qui avait perdu depuis 1979 tout espoir de se retrouver au pouvoir, l’Europe apparaissait comme une voie logique de mise en pratique des politiques défendues par le parti en Grande-Bretagne, et ce malgré un gouvernement conservateur. L’opt-out sur le Chapitre social fut une déception pour le Labour, mais l’acceptation d’une position pro-européenne fut adoptée successivement par Kinnock, John Smith puis Tony Blair. Le parti travailliste conserva une faction anti-communautaire, mais lorsque Bryan Gould se retira de la scène politique britannique, les membres du Labour opposés au projet européen formèrent un groupe désuet et de plus en plus périphérique. La tendance des jeunes à moderniser le parti, associée au succès de Tony Blair, était résolument pro-européenne. L’ironie  voulait que Neil Kinnock, qui avait combattu l’Europe durant toute la campagne de 1983, acceptât le poste de Commissaire Européen en 1994 et quittât la Grande-Bretagne pour Bruxelles, où son épouse était déjà un membre éminent du parlement européen.
 

Le parti conservateur - le déclin du soutien
 

(216) Durant la décennie où le Labour passa de l’antagonisme au soutien dans son attitude à l’égard de l’Europe, les Conservateurs prirent la direction inverse. Ils passèrent d’une situation de soutien à une situation de défense pure et dure du retrait de l’union, d’ailleurs prônée par certains membres éminents du parti. Le facteur qui a déclenché ce revirement est le même pour les deux partis, à savoir la conviction que l’Europe doit être plus qu’un simple club de partenaires commerciaux. Mais alors que pour le Labour, l’aspect marché commun de l’Europe était l’aspect le plus contesté, c’était le seul facteur de rattachement de beaucoup de conservateurs, unique raison justifiant l’adhésion. Une fois que fut établi le Marché unique, la Communauté européenne était arrivée à son but et les politiques conservateurs haut placés se montrèrent déterminés à ne pas laisser se poursuivre le mouvement vers l’intégration européenne. Durant les années 60 et 70, alors que le Labour oscillait entre opposition virulente et soutien mitigé, les Tories optèrent pour l’adhésion de le Grande-Bretagne et la participation à la Communauté. Ted Heath, nommé négociateur par MacMillan en 1961, fut converti par son engagement et, devenu le Premier ministre qui amena la Grande-Bretagne dans la Communauté européenne, il montra un enthousiasme pour l’intégration européenne qui ne se démentit jamais. Pendant la présidence de Heath, on fit taire l’opposition à l’Europe à l’intérieur du parti. Son seul membre éminent qui fit entendre sa voix contre la politique du parti ne fut rien moins que Enoch Powell, qui invita les Tories à voter pour le Labour en 1974 afin d’extraire la Grande-Bretagne de la Communauté.

Lorsque Mme Thatcher prit la présidence du parti après Heath en 1975, et qu’elle devint Premier ministre en 1979, elle afficha son scepticisme européen. (217) Mais sa critique visait les défauts de fonctionnement des institutions communautaires comme la PAC (Politique Agricole Commune), bien plus que les principes de base de l’adhésion. Durant la première moitié des années 80, elle s’engagea dans la contribution britannique au budget et dans la restructuration des finances de la Communauté : en effet, elle tenta de relancer la Communauté européenne sur des principes de libre marché. Elle était particulièrement préoccupée par l’influence de la Commission, qu’elle taxait d’Eurocratie de manière méprisante, ainsi que par la tendance à sur-réguler l’activité économique par des instruments comme la PAC, au détriment de la libre régulation des forces de marché.

Malgré le mépris qu’elle éveillait chez ses collègues du Conseil Européen, il semble que son action ait été couronnée de succès dans ses objectifs européens, notamment en résolvant la contribution britannique au budget, tant et si bien que certains commentateurs comme Michael Heseltine n’hésitent pas à la considèrer comme l’architecte principal de l’Acte Unique Européen. Jusqu’à ce moment, Mme Thatcher avait été perçue par ses collègues européens comme belliqueuse et férue de confrontations – quoique on lui reconnût une manière de travailler individuelle et caractéristique de sa vision toute personnelle de l’Europe. Mais un événement, celui-là même qui provoqua un changement majeur au sein du parti Labour, vint démontrer l’erreur de cette affirmation, que confirmerait encore la campagne sans cesse plus euro-sceptique menée par Mme Thatcher à l’intérieur de son parti : l’accession de Jacques Delors à la présidence de la Commission.

L’impression créée par Mme Thatcher a toujours été de s’atteler à poursuivre des objectifs individualistes sans jamais renoncer à sa trajectoire. En réalité, ses vues étaient un mariage chancelant entre deux idéologies contradictoires du 19e siècle – le conservatisme nationaliste et le libéralisme économique. L’avocate de l’économie libérale pouvait se réjouir fièrement de la création du marché unique, mais la nationaliste qu’elle était réagissait contre les conséquences de cet acte, notamment contre l’imposition d’une monnaie unique et d’une Banque centrale européenne, ainsi que contre la dimension sociale qui formait une partie du Plan Delors.
 

Mme Thatcher semble croire que la Communauté introduira le socialisme par la porte de derrière. Elle s’est montrée particulièrement méprisante dans ses attaques sur la dimension sociale de la Communauté, qu’il s’agisse de la Charte Sociale ou encore sur le Chapitre social débattu à Maastricht. Lors de son discours de 1988 à Bruges, elle argua qu’elle ne permettrait pas que la Communauté européenne ouvre ses frontières alors qu’elle avait passé 9 ans à les consolider. 9
 

Le discours de Bruges conduisit à la formation du Groupe de Bruges et d’une faction identifiable du parti conservateur opposée à toute suggestion d’un fédéralisme européen, d’union politique ou monétaire, ou à toute mesure qui pourrait conduire à une plus grande restriction de la souveraineté britannique. (218) Sous l’influence de ce groupe, les conservateurs abordèrent les élections de 1989 avec indifférence, ou plutôt avec un enthousiasme mitigé. Le parti fut puni pour son attitude : le Labour gagna 45 sièges durant cette élection, contre 32 pour les sièges conservateurs.

Comme il a été rapporté plus haut, l’attitude adoptée par Mme Thatcher sur la question européenne fut finalement l’un des facteurs principaux de son recul et de sa démission. Le défi lancé par l’appareil du parti fut une réponse presque immédiate au discours de démission de Geoffrey Howe, qui châtiait le Premier ministre pour son approche de l’Europe. L’un des arguments centraux avancés par Michael Heseltine dans son combat pour le leadership fut une attitude positive sur le chapitre européen. A l’époque, son hostilité à l’Europe était tellement forte que, après avoir démissionné de son poste et une fois libérée des réserves inhérentes à son rang, Mme Thatcher, devenue Lady, devint la voix principale de la propagande euro-sceptique. Cette tendance prit rapidement la forme d’un parti dans le parti. Au Parlement, bon nombre de conservateurs de rang ministériel étaient incapables d’émettre la moindre critique sur l’Europe de manière publique à cause des contraintes inhérentes à leur position, mais un groupe mesurable de membres dissidents gagna en importance sous le leadership de Bill Cash, MP de Stafford.
 

Le Parti Conservateur - Maastricht et l’après-Maastricht
 

Lorsque John Major accéda au poste de Premier ministre, il fut immédiatement impliqué dans les négociations sur la CIG qui conduisirent à l’accord de Maastricht de décembre 1991. Il connut certains problèmes dans ses troupes, les euro-sceptiques du parti ayant changé de position. Jusque là, les réserves conservatrices sur le thème de l’Europe s’étaient focalisées sur ce qui était perçu comme le centralisme bureaucratique de la Communauté , ou encore étaient adressées au socialisme rampant. A ce moment, la ligne d’attaque devint un nationalisme acerbe pour défendre la souveraineté britannique, et le fédéralisme devint le mot en f qu’il ne faisait pas bon prononcer dans la bonne société.

(219) A Maastricht, John Major réussit à obtenir que l’on raie le mot fédéralisme tel qu’il apparaissait dans la première version du traité, et que la Grande-Bretagne puisse s’abstenir de participer à certains points de l’UEM et du Chapitre social. Durant les négociations, le débat interne au parti avait été comme étouffé et Major a peut-être pensé qu’il en avait fait assez aux yeux des euroscpetiques dans le marché qu’il avait négocié sur le traité. En fait, le débat le plus amer dans le parti allait surgir lorsque Major chercherait à obtenir l’approbation sur le traité de Maastricht. Ce faisant, il souffrait d’un désavantage majeur. Car lors des élections de 1992, la majorité du gouvernement avait été réduite à 21, alors qu’il y avait au moins 30 euro-sceptiques prêts à voter contre la ligne du parti. Le gouvernement était devenu très vulnérable à toute rébellion des backbenchers.

La Loi d’Amendement sur les Communautés européennes de 1992 débuta son parcours le 7 mai 1992 et atteignit sa seconde lecture les 21 et 22 du même mois. Contrairement à l’opinion populaire, elle n’était pas destinée à ratifier l’accord de Maastricht ; les traités conclus avec des puissances étrangères pouvaient être ratifiés par le gouvernement sans l’accord du Parlement. La loi visait à incorporer les conditions de Maastricht dans la loi britannique, ce que les rebelles étaient déterminés à empêcher, alors que le gouvernement projetait de faire taire toute dissidence. Avant le vote en seconde lecture, les chefs de file du parti firent tout ce qui était en leur pouvoir pour persuader des backbenchers réticents de voter avec le gouvernement, usant d’un discours de persuasion sur les effets bénéfiques de la subsidiarité sur la menace du fédéralisme d’une part, proférant des menaces directes de l’autre. Ces menaces allaient du rappel que les dissidents pouvaient dire adieu à toute promotion, ou laissaient sous-entendre que des détails scandaleux de leur vie privée seraient jetés en pâture à la presse. On vit plus d’un MP réduits aux larmes par les chefs de file. Malgré cela, 22 conservateurs votèrent contre le gouvernement à la seconde lecture, bien que la décision du Labour de s’abstenir conduisît le gouvernement à une majorité confortable de 336 voix contre 92.

A ce moment, lorsque le projet de loi était sur le point de passer au stade de commission, son évolution fut mise à mal par le référendum danois qui rejeta Maastricht. Suspendu jusqu’à ce que soit résolue la position du Danemark, le projet le resta jusqu’au terme des vacances d’été. Dans l’intervalle, les euro-sceptiques furent renforcés dans leur opinion par les sentiments anti-européens développés en France et au Danemark, et par les échecs de l'intégration européenne causés par le Mercredi Noir et la crise du Serpent monétaire européen (SME). La confiance des rebelles grandissant, le gouvernement prit le risque d’accepter une suggestion du Labour selon laquelle ils devraient soumettre le projet de loi en suspens à une motion, ce qui permettrait à la Chambre des Communes de donner son aval à la concrétisation du projet de loi. Selon la constitution, une telle motion n'était pas nécessaire. En outre, on n'avait jamais connu de précédent pour d'autres mesures controversées.

Lors de la reprise du congrès saisonnier de 1992, la division qui déchirait encore le Labour refit surface , et ce lorsque Bryan Gould démissionna du Gouvernement de l’Oppostion sur la question européenne. Le congrès du parti conservateur rappela au gouvernement que l'opinion de la base, dans les circonscriptions électorales, était peu férue d'Europe. Des orateurs comme Norman Tebbit reçurent une salve d’applaudissements pour leurs discours anti-européens. ‘Traçons la voie de Maastricht 2’, disait-il, ‘un traité dépourvu de mentions d’une union qu’elle soit politique, économique ou monétaire’. (220) On persuada Mme Thatcher de ne pas se prononcer , mais sa seule présence rappela aux représentants à la conférence son opposition continue, une opposition rendue explicite dans un article du journal The European. Les parlementaires conservateurs revêches quittèrent Brighton convaincus qu’ils avaient le soutien du parti dans le pays sur la question de l’opposition à l’Europe.

Lorsque les Communes votèrent la motion le 5 novembre, 26 conservateurs se prononcèrent contre le gouvernement, 16 autres jouèrent la carte de l’abstention. Le gouvernement aurait certainement été vaincu si les libéraux-démocrates n’avaient pas voté en sa faveur. Malgré tout, le projet passa au stade de commission, la plus vive opposition envers le gouvernement conservateur émanant des députés conservateurs. Comme prévu par la constitution dans de pareils cas, le stade de la commission fut confié à la Whole House, ce qui assurait d’une chose : le projet de loi allait être ralenti dans sa progression. (221) Plus de 40 députés étaient réputés ne pas se soucier des retards qu’ils causaient. Ces derniers avaient déclaré qu’il étaient prêts à renverser le gouvernement plutôt que d’assister à une extension de l’influence de Bruxelles.

En mars 1993, le gouvernement fut vaincu sur la composition du Comité des Régions, qu’il voulait voir composé de personnes nommées alors que le Labour souhaitait qu’il s’agisse de conseillers élus. 42 conservateurs votèrent cet amendement avec le Labour. D’autres menaces de rébellion forcèrent le gouvernement à revenir sur ses pas sur la question de la responsabilité dans les négociations sur l’Union économique. La menace de défaite la plus grave provint d’un amendement Labour qui renverserait l’opt-out du gouvernement sur le Chapitre social. Les rebelles nourrissaient à l’égard du Chapitre social une opposition aussi vive que celle du gouvernement, mais ils votèrent ce texte dans l’espoir que le gouvernement retire son projet de loi plutôt que de le laisser progresser sous sa forme amendée. Le gouvernement échappa à ce point en persuadant le Labour de retirer son amendement en faveur du nouvel amendement (connu sous le nom de clause 75), ce qui signifiait qu’entre le vote de la loi et la ratification du traité de Maastricht par le gouvernement, il devait y avoir un débat séparé et un vote sur le Chapitre social.

C’est avec l’introduction de cette clause que le projet fut soumis à une troisième lecture le 20 mai 1993, un an jour pour jour après sa seconde lecture. Le Labour s’abstint de nouveau et le gouvernement reçut 229 votes favorables contre 112, parmi lesquels 41 étaient des voix de conservateurs rebelles. Le projet fut soumis aux Lords où l’on prévoyait un autre accrochage, parce que deux des plus puissants opposants à l ’Europe, Lord Tebbit et Lady Thatcher, étaient devenus membres de la Upper House (la " Chambre des Lords "). Pourtant l’accrochage tant attendu n’eut pas lieu et le projet progressa rapidement. Le débat (modèle dans son genre) et le vote concernaient la question d’un référendum. Lady Thatcher se mit à épouser des idées qu’elle avait jusqu’alors été la première à condamner. Comme il fallait le prévoir, le gouvernement nomma des personnes stratégiques aux Lords, de bons citoyens émanant des régions les plus éloignées. L’amendement sur le référendum fut rejeté par 445 voix contre pour 176 pour, soit le plus grand nombre de votants à la Chambre sur l’entièreté du 20e siècle.

Le projet reçut l’accord de la Reine le 20 juillet 1993, mais les Communes retournèrent immédiatement à l’amendement travailliste selon lequel la Grande-Bretagne devait accepter le Chapitre social avant de ratifier le TUE. (222) Le débat était fixé au jeudi 22 juillet et les Whips ne pensaient qu’à vaincre les rebelles, pendant que d’autres partisans du gouvernement étaient occupés à gagner la confiance des MPs unionistes d’Ulster. C’est durant cette période que les ressentiments internes au parti conservateur devinrent particulièrement amers. 'On va les haïr pour le restant de leurs jours', déclara Edward Heath à propos des rebelles. Certains euro-sceptiques revinrent au bercail mais d'autres s’enfoncèrent dans leur position du fait de la pression exercée sur eux.

Il y eut deux votes sur la question du Chapitre social. Lors du premier vote, qui concernait un amendement travailliste sur l'acceptation des politiques sociales de l'Europe, 18 rebelles se montrèrent prêts à voter contre le gouvernement, ce qui se solda par un vote à égalité de 317 pour et 317 contre. Ce vote fut départagé par la voix prépondérante du Président de la Chambre des Communes (que l'on nomme Speaker) traditionnellement en faveur du gouvernement. Lors du second vote, qui concernait une déclaration gouvernementale sans mention du volet social du TUE, le nombre de rebelles atteignit 25 et le gouvernement fut vaincu par 324 voix contre 316. Le jour suivant, le gouvernement dut représenter la motion devenue vote de confiance qui, en cas de défaite, aurait obligé le gouvernement à démissionner. Malgré la promesse antérieure des rebelles de renverser le gouvernement si cela s'avérait nécessaire, ils acceptèrent ce point et le gouvernement obtint une majorité de 40. Il était dès lors libre de ratifier le traité de Maastricht, mais au prix de dommages incalculables dans les relations au sein du parti conservateur.10
 

Le Parti Conservateur - après le débat sur Maastricht
 

En mars 1994, Martin Kettle écrivit un article dans le Guardian contre l’utilisation faite par les médias d’une terminologie qui tendait à diviser l'opinion publique sur la question européenne en deux groupes distincts : les euro-enthousiastes et les euro-sceptiques, lui-même prétendait distinguer au moins quatre attitudes différentes: (223)
 

les euro-enthousiastes : ceux qui accueillent favorablement l'adhésion à la Communauté et les mouvements d'intégration. Dans leur vision, ils manquent d’esprit critique sur les mesures européennes. Il s’agit essentiellement des libéraux-démocrates ainsi que deTed Heath et ses supporters ;
 

Les euro-phobes, terme plus précis pour désigner les euro-sceptiques comme Bill Cash, Michael Spicer et Teddy Taylor, qui sont plus que simplement sceptiques et qui sont en réalité contre tout ce qui est européen. Ils sont en faveur d'un retrait de la Grande-Bretagne de l'Union européenne;
 

Les euro-sceptiques, dans l'acception réelle du terme, sont ceux qui apparaissent, comme le décrit Kettle, 'dubitatifs sur la sagesse du projet européen mais prêts à poursuivre leur adhésion tout en restant prudents’. Ils acceptent que dans certains domaines, comme le Marché unique, l'U.E. peut être utile, mais ils se montrent des plus sceptiques sur l'engagement européen dans des domaines comme la politique sociale, la défense ou la sécurité interne.
 

Les euro-progessistes ou encore euro-positifs : il s'agit du groupe que nul ne mentionne mais qui, selon Kettle, forme probablement la majorité, non seulement en Grande-Bretagne, mais également dans la Communauté . Ce sont des personnes qui sont fondamentalement en faveur du projet européen, mais qui ne veulent pas accepter n'importe quels changements à n'importe quel prix. Ceux-ci ont voté à deux contre un pour rester dans le Marché unique lors du référendum de 1975 et voteraient probablement dans les mêmes proportions aujourd'hui. On y retrouve grosso modo la position adoptée par le parti travailliste.
 

L’argument développé par Kettle dans son article était que John Major, à l'époque où il succéda à Mme Thatcher, était un euro-positif, désireux de placer la Grande-Bretagne au cœur de l'Europe et prêt à déclarer au Conseil Européen d'Edimbourg que la majorité des citoyens veulent que nous fassions de notre adhésion un succès. Les conflits nés du débat sur Maastricht ont fait basculer Major du camp des euro-progressistes dans celui des euro-sceptiques. Pour contenter les europhobes du parti, le Premier ministre dut adopter une attitude des plus critiques vis-à-vis des milieux européens bloquant, aux yeux de bon nombre d'observateurs, des mesures qui semblaient favorables à l'intégration, non pour le bien de la Grande-Bretagne en Europe, mais pour conserver les faveurs de son parti.

(224) Durant le printemps et l'été 1994, les Britanniques bloquèrent moult mesures pour contrarier leurs partenaires communautaires. A Ioannina15, la Grande-Bretagne tenta de bloquer la révision des critères de la majorité qualifiée et, à Corfou, le Royaume-Uni fut l'unique Etat membre à opposer son veto à la nomination de Jean Luc Dehaene à la présidence de la Commission. Sur ces deux questions, la Grande-Bretagne persista, défiant ainsi l'opinion majoritaire, même si les arguments évoqués dans les deux cas constituaient un facteur de risque pour le calendrier des négociations sur l'adhésion des trois pays scandinaves, et bien que l'élargissement de la Communauté ait été l'une des politiques de prédilection du gouvernement Major. Les deux conflits irritèrent les partenaires européens, en particulier parce qu’ils ressentaient que ces conflits avaient peu à voir avec le principe ou la politique du gouvernement, mais qu'ils résultaient de querelles internes au Parti Conservateur.

Le passage d'une perspective positive à une vision sceptique sur l'adhésion ne semble pas avoir apaisé les euro-phobes du parti. Au contraire, ils sont devenus de plus en plus hostiles lorsque Major a changé de position. Mouvement de députés à l'époque du débat sur Maastricht, les europhobes ont gagné dans leur camp et à leur cause les ministres et même des membres du Cabinet. Des membres éminents du Cabinet, parmi lesquels Michael Portillo, Peter Lilley, Michael Howard et John Redwood, ont non seulement critiqué en public certains aspects de la Communauté mais ont aussi utilisé les réactions euro-phobes grandissantes émanant de la base conservatrice pour former une plate-forme politique pour leurs propres ambitions et leurs projets de carrière. Major dut reconnaître cette cinquième colonne au Gouvernement - on a d’ailleurs pu l'entendre les traiter de "bastards" (salauds).

Dès la fin du débat sur Maastricht, le Parti Conservateur espéra que les débats internes au parti étaient terminés et que le processus de guérison des blessures pouvait commencer. En fait, c'est tout le contraire qui se produisit et les sentiments anti-européens devinrent monnaie courante parmi les activistes du parti, au niveau des circonscriptions électorales. (225 )Lors du Congrès conservateur de 1994, l’ex-Chancelier de l'Echiquier prononça un discours prônant ouvertement le retrait britannique. Le Ministre de l'emploi Michael Portillo prononça un discours énumérant une liste des défauts qu’il reprochait à l'Europe, discours ponctué par une salve d'applaudissements à chaque déclaration anti-européenne, réelle ou imaginaire. Un sondage mené auprès des députés démontra que 87 % étaient contre un élargissement des pouvoirs supranationaux des institutions de l'Union, 78 % étaient en faveur de pouvoirs étendus pour les parlements nationaux afin d'exercer un contrôle sur la législation européenne et près de 40% prônaient que Westminster puisse décider du sort des directives ou des règlements de la Commission.12
 

En résumé
 

Il est intéressant de constater que la seule ligne politique européenne où il y ait divergence d'opinion entre les partis est le Chapitre social. Dans les autres domaines, il semble y avoir plus de divergences à l'intérieur des partis qu'entre eux. En 1975, les hommes politiques firent campagne pour défendre leur point de vue dans des groupes multipartites; des candidats conservateurs rejoignirent le camp libéral sous Roy Jenkins, Président du parti travailliste. De l'autre côté, Teddy Taylor et Tony Benn partageaient un même programme anti-européen. Le Labour semble avoir oublié ces années et a réglé ses différends internes en soutenant fermement l'Europe. Mais chez les conservateurs, cette situation constitue toujours une menace pour l'unité du parti. L’extrême droite (le Groupe de Bruges), formé de Tories anti-européens, devint de plus en plus radicale et de plus en plus opposée à l'Europe pour bon nombre de raisons, invoquant des souvenirs de la Hard Left (gauche radicale) du parti travailliste au début des années 80, allant mêmes jusqu’aux querelles de factions rivales communes aux branches extrémistes des partis.

L'espoir d'un éventuel consensus entre les partis sur la question européenne est bien loin maintenant. Pour distinguer les attitudes des partis, il serait intéressant d'observer de plus près les trois partis principaux et leur attitude à l'égard de l'Europe et des problèmes européens, tels qu’ils apparaissent dans des déclarations faites à propos des institutions européennes en juin 1994.13
 

Les conservateurs. Sur l’insistance de la Grande-Bretagne, le traité de Maastricht institua le principe de subsidiarité ou intervention minimale. Ceci signifie moins de lois européennes, mais de meilleures lois européennes. Il faut nous assurer que la subsidiarité deviendra effective dans les années à venir. Le Parlement européen dispose maintenant d'un véritable pouvoir pour influencer les décisions prises à Bruxelles. Les Membres du Parlement Européen (MPE) feront usage des pouvoirs législatifs du Parlement afin de servir les intérêts d’une Europe ouverte, prospère et libérale. Ils voteront pour une union de libre échange, décentralisée et tournée vers l'extérieur.
 

Les travaillistes. Le Labour oeuvrera au développement du processus de prise de décision , de manière ouverte et démocratique, au contraire de l'actuel secret qui entoure les décisions ministérielles. Le Labour est en faveur d'un élargissement des pouvoirs pour les représentants élus afin d'assurer une participation dans les décisions contraignantes sur l'Europe. Lorsqu'elles ont pour objet de légiférer, les réunions du Conseil doivent être ouvertes - tous les votes doivent être enregistrés et publiés.
 

Les libéraux-démocrates. La vision libérale démocrate de l'Europe n'est pas celle d'un super-Etat centralisé mais celle d'un Etat démocratique, décentralisé et pluriel. La Commission devrait voir ses effectifs réduits, moins de membres nommés, et responsables devant le Parlement. Les pouvoirs du Parlement devraient être renforcés, afin de lui donner des droits législatifs égaux à ceux du Conseil et à allouer les sièges proportionnellement à la population. Le Conseil des Ministres devrait prendre ses décisions en public. Les institutions européennes devraient exercer leurs pouvoirs uniquement sur des politiques qui ne peuvent pas être réglées au niveau local, régional ou national.

Notes / renvois

Chapitre 1
 

‘Will sovereignty suffer ?’, in Education Guardian, 17 mai 1994.
 

A.V. DICEY, cité par Andrew Adonis in Parliament Today, Manchester University Press, Manchester, 1993, p.8
 

Aristote, Politics, Clarendon Press, Oxford 1946.
 

Duncan WATTS, Reluctant Europeans, Publications PAVIC, Sheffield, 1994, p. 114
 

D. JUDGE, The Parliamentary State, Stage, Londres, 1993
 

D. WINCOTT, ‘The Conservative Party and Europe’, in Politics Review, avril 1992, pp. 14-16
 

Le discours de Bruges de Mme Thatcher ainsi que les commentaires de Nicholas Ridley sont cités par Alan Watkins, A Conservative Coup, Duckworth, Londres 1992.
 

Peter ALTER, ‘A Giant Leap into the Unknown’, in The New Europe, V. Keegan et M. Kettle (ed.), 4e édition, Londres 1993, pp. 19-25.
 

John Major lors de son discours dit ‘William and Mary Lecture’, à l’Université de Leiden, Hollande, 7 septembre 1994.
 

David MARQUAND, Heart of the Matter, in The New Europe, V. Keegan et M. Kettle (ed.), 4e édition, Londres 1993, pp. 16-18.
 

Lord Thomas de Swynnerton, dans un discours prônant une constitution écrite pour l’Union européenne, prononcé le 3 juillet 1994 à la Summer School de Menendez Pelayo.
 

Toutes les citations se rapportant au droit communautaire sont tirées d’une publication de la Commission européenne, ABC du droit communautaire, 3e édition, Documentation européenne, Luxembourg 1991.
 

Ibid.
 

Cas 6/64 Costa contre ENEL [1964] ECR 585 (Primauté du droit communautaire)
 

ABC du droit communautaire
 

Les paroles de Harold Wilson sont citées par Watts dans Reluctant Europeans, p. 112.
 

Professeur Juliet LODGE, Centre pour les études européennes, Université de Hull, cité dans Party divisions over unity, Education Guardian, 7 juin 1994.

18&23 Ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, Britain in Europe, The European Community and Your Future, HMSO Publications, Londres 1992.

19. Philip LYNCH, ‘Europe’s Post-Maastricht Muddle’, in Politics Review, novembre 1993, p.5.
 

John MAJOR lors de son William and Mary Lecture, septembre 1994.
 

TUE, Titre II (Amendements au Traité de Rome), article 3b.
 

Douglas HURD, Hansard, 21 avril 1993.
 

David McKIE, The Guardian Political Almanac 1993/4, 4e édition, Londres 1993.
 

Chapitre 2.
 
 

Bill JONES et Dennis KAVANAGH, British Politics Today, 2e édition, Manchester University Press, Manchester 1984.
 

Stephen GEORGE, Britain and European Integration since 1945, Basil Blackwell, Oxford 1991.
 

Daniel WINCOTT, The Conservative Party and Europe, in Politics Review, avril 1992. p.12
 

On peut trouver un rapport complet de la question de Maastricht dans le Guardian Political Almanac 1993-4, édité par David McKIE, pp. 199-224.
 

Martin KETTLE, A leader lost amid the phobes and the sceptics, in The Guardian, 19 mars 1994.
 

D. BAKER, FOUNTAIN, A. GAMBLE and S. LUDLAM, Conservative Parliamentarians and European integration : Initial Survey Results, Conseil de recherches socio-économiques ainsi que le département politique de l’Université de Sheffield, octobre 1994.
 

Manifestes des partis publiés lors des élections de juin 1994.
 

La Bible raconte que St Paul voyageait vers Damas lorsqu’il fut ébloui par la lumière de Dieu. Il se convertit au christianisme. Le chemin de Damas est la trajectoire parcourue par un être pour qu’il se rende compte d’un événement ou qu’il trouve sa voie.

15. M. SCOTTO, Les Institutions européennes, Le Monde éditions.

retour