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de BERTRAND LEMONNIER

 

 

 

 


 

Faire de l'Histoire : une question de méthode ?

Le Manifeste de 1876 n'a pas pris une ride !

"Nous prétendons rester indépendants de toute opinion politique et religieuse, et la liste des hommes éminents qui ont bien voulu accorder leur patronage à la Revue prouve qu'ils croient ce programme réalisable. Ils sont loin de professer tous les mêmes doctrines en politique et en religion, mais ils pensent avec nous que l'histoire peut être étudiée en elle-même, et sans se préoccuper des conclusions qui peuvent en être tirées pour ou contre telle ou telle croyance. Sans doute les opinions particulières influent toujours dans une certaine mesure sur la manière dont on étudie, dont on voit et dont on juge les faits ou les hommes. Mais on doit s'efforcer d'écarter ces causes de prévention et d'erreur pour ne juger les événements et les personnages qu'en eux-mêmes. Nous admettrons d'ailleurs des opinions et des appréciations divergentes, à la condition qu'elles soient appuyées sur des preuves sérieusement discutées et sur des faits, et qu'elles ne soient pas de simples affirmations. Notre Revue sera un recueil de science positive et de libre discussion, mais elle se renfermera dans le domaine des faits et reste fermée aux théories politiques ou philosophiques.
Nous ne prendrons donc aucun drapeau; nous ne professerons aucun credo dogmatique; nous ne nous enrôlerons sous les ordres d'aucun parti; ce qui ne veut pas dire que notre Revue sera une « Babel» où toutes les opinions viendront se manifester. Le point de vue strictement scientifique auquel nous nous plaçons suffira à donner à notre recueil l'unité de ton et de caractère. Tous ceux qui se mettent à ce point de vue éprouvent à l'égard du passé un même sentiment: une sympathie respectueuse, mais indépendante. L'historien ne peut en effet comprendre le passé sans une certaine sympathie, sans oublier ses propres sentiments, ses propres idées pour s'approprier un instant ceux des hommes d'autrefois, sans se mettre à leur place, sans juger les faits dans le milieu où ils se sont produits. Il aborde en même temps ce passé avec un sentiment de respect, parce qu'il sent mieux que personne les mille liens qui nous rattachent aux ancêtres; il sait que notre vie est formée de la leur; nos vertus et nos vices de leurs bonnes et de leurs mauvaises actions, que nous sommes solidaires des unes et des autres. Il y a quelque chose de filial dans le respect avec lequel il cherche à pénétrer dans leur âme; il se considère comme le dépositaire des traditions de son peuple et de celles de l'humanité.
En même temps, l'historien conserve néanmoins la parfaite indépendance de son esprit et n'abandonne en rien ses droits de critique et de juge. Les traditions antiques se composent des éléments les plus divers, elles sont le fruit d'une succession de périodes différentes, de révolutions même, qui, chacune en son temps et à son tour; ont eu toute leur légitimité et leur utilité relatives. L'historien ne se fait pas le défenseur des unes contre les autres; il ne prétend pas biffer les unes de la mémoire des hommes pour donner aux autres une place imméritée. Il s'efforce de démêler leurs causes, de définir leur caractère, de déterminer leurs résultats dans le développement général de l'histoire. Il ne fait pas de procès à la monarchie au nom de la féodalité, ni à 89 au nom de la monarchie. Il montre les liens nécessaires qui rattachent la Révolution à l’Ancien Régime, l’Ancien Régime au Moyen Âge, le Moyen Âge à l’Antiquité, notant sans doute les fautes commises et qu'il est bon de connaître pour en éviter le retour; mais se rappelant toujours que son rôle consiste avant tout à comprendre et à expliquer; non à louer ou à condamner.
Notre époque plus que toute autre est propre à cette étude impartiale et sympathique du passé. Les révolutions qui ont ébranlé et bouleversé le monde moderne ont fait évanouir dans les âmes les respects superstitieux et les vénérations aveugles, mais elles ont fait comprendre en même temps tout ce qu'un peuple perd de force et de vitalité quand il brise violemment avec le passé. En ce qui touche spécialement la France, les événements douloureux qui ont créé dans notre Patrie des partis hostiles se rattachant chacun à une tradition historique spéciale, et ceux qui plus récemment ont mutité l'unité nationale lentement créée par les siècles, nous font un devoir de réveiller dans l'âme de la nation la conscience d'elle-même par la connaissance approfondie de son histoire. C'est par là seulement que tous peuvent comprendre le lien logique qui relie toutes les périodes du développement de notre pays et même toutes ses révolutions; c'est par là que tous se sentiront les rejetons du même sol, les enfants de la même race, ne reniant aucune part de l'héritage paternel, tous fils de la vieille France, et en même temps tous citoyens au même titre de la France moderne. C'est ainsi que l'histoire, sans se proposer d'autre but et d'autre fin que le profit qu'on tire de la vérité, travaille d'une manière secrète et sûre à la grandeur de la Patrie en même temps qu'au progrès du genre humain.

Source: Gabriel Monod, « Du progrès des études historiques en France», Revue historique, 1876. (Extraits)

QUELQUES ELEMENTS BIOGRAPHIQUES SUR GABRIEL MONOD

Gabriel Monod est né au Havre, en 1844. Issu d'une famille protestante célèbre (descendant de pasteurs genevois), il entre à l'École normale supérieure en 1862, reçu premier à l'agrégation d'histoire en 1865 (devant Lavisse!). Il fonde la Revue historique en 1876, qu'il co-dirige avec le chartiste Gustave Fagniez. Ce membre de l'Institut de France, Directeur d'Études à la IVe section de l'École pratique des Hautes Études, Maître de conférence à l'École normale Supérieure, Professeur au Collège de France, se fait le défenseur d'une histoire positiviste (ou plus exactement d'une "histoire-science" dite méthodique) et prône le développement des sciences dites auxiliaires comme l'archéologie, l'anthropologie, la philologie comparée, l'épigraphie, la numismatique, la paléographie, la diplomatique. L'école méthodique a l'ambition d'imposer un recherche rigoureuse, sans spéculation philosophique et qui se fonde sur la critique rigoureuse des sources.

Même s'il considère après 1870 que la grandeur de la patrie ne doit pas être absente des préoccupations historiennes, Monod prend ses distances avec l'histoire et la géographie "nationalistes" (ainsi la génération des Renan, Taine, Fustel de Coulanges) et refuse de contribuer exclusivement à la construction idéologique d'un Etat-Nation. Pour lui l'Allemagne n'est pas une ennemie mortelle ; elle est avant tout un "vaste laboratoire historique" (et pas seulement d'érudition, de belles idées générales fondées sur de la science) et il n'a aucune raison d'en faire un repoussoir. Plutôt partisan de la Revanche jusqu'aux années 1880 pour "punir le crime de l'invasion prussienne", il devient après le boulangisme partisan d'un sage pacifisme et de l'amitié entre les deux peuples ennemis.

Sans être strictement politique, sa revue est en opposition à La revue des Questions historique, catholique et réactionnaire, tout à fait dans la ligne ultramontaine et légitmiste des années 1870. Elle accueille ainsi des protestants (beaucoup de protestants, ainsi le grand spécialiste des Gaules, Camille Jullian !), des Juifs, des Libre-penseurs et des franc-maçons. Les protestants et les FM forment un vrai lobby d'historiens influents, qui n'est pas pour rien dans le grand chambardement scolaire des années 1880. D'ailleurs Monod ne cache pas ses sympathies pour la république opportuniste. Aux obsèques de Gambetta, il défile ainsi précédé de la bannière "L'Histoire est une science maîtresse". Toute uné époque !

Monod demeure un grand admirateur de Michelet - dont il se fait le biographe rigoureux - et il défend comme son mentor une approche empathique du passé, qui n'est pas contradictoire d'ailleurs avec l'approche "méthodique". Former le citoyen rationnel, capable de comprendre le passé et de discerner légende et histoire, travailler pour le progrès du genre humain, faire aimer la patrie sans céder aux discours militaristes, assurer le lien entre les générations, tel est le discours programmatique de Monod.

Entre 1894 et 1897 il domine à la Rue d'Ulm du haut de sa chaire d'histoire médiévale et moderne (mais pas par son charisme professoral, assez terne), intéresse le jeune Péguy qui se lie d'amitié avec lui. Le professeur réputé s'engage pleinement en 1897 dans le camp dreyfusard, utilisant ses talents d'expert en archives pour étudier le fameux faux bordereau. Le 6 novembre 1897, dans une lettre publiée par Le Temps, il déclare sa conviction de l'innocence du capitaine et réclame la révision en niant qu'elle puisse être une insulte à l'armée : « Aucune honte ne saurait être attachée à une erreur consciencieusement commise et consciencieusement réparée ». Co-fondateur de la Ligue des Droits de l'homme, il publie, sous le pseudonyme de Pierre Molé, un Exposé impartial de l'affaire Dreyfus. La haine de l'Action française poursuit Gabriel Monod et Ch.Maurras persiste à dénoncer l'État-Monod et son « influence métèque », visant directement la communauté protestante, l'une des composantes pour Maurras de l'anti-France.

Il meurt en 1912 en laissant une oeuvre qui a sans nul doute changé la nature même de la discipline historique en France. Si elle domine l'enseignement jusqu'aux années 1940 voire même 1960, c'est surtout dans sa version pédagogique developpée par Lavisse - à base de galerie de héros et de combats exemplaires, ce qui n'est pas tout à fait le projet initial de Monod - mais il ne faut pas négliger son versant universitaire,représenté par les enseignements de Langlois et de Seignobos en Sorbonne et prolongé un peu plus tard par l'Ecole des Annales.

Éditée à Paris par les Presses universitaires de France, La Revue historique est aujourd’hui dirigée par Claude Gauvard et Jean-François Sirinelli.

http://www.cairn.info/revue-historique-2012-2.htm

 

 

 
     

 

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