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de BERTRAND LEMONNIER

 

 

 


NOVEMBRE 2012

 

 

"14"

Le mois de novembre renvoie immanquablement à la guerre de 1914-1918 et à la commémoration de l'armistice du 11 novembre. Il s'ajoute deux bonnes raisons de ranimer les souvenirs de la Grande Guerre : d'abord le programme 2012-2013 du concours des ENS et de certaines grandes écoles de commerce, sur le thème "Guerre, Etat et société en France de 1851 à 1945" ; ensuite la parution du livre de Jean Echenoz, "14", petit roman par le nombre de caractères, très grand roman par le traiment d'un sujet déjà cent fois abordé par les écrivains depuis Barbusse - avec quelques chefs d'oeuvre à la clé, Dorgelès, Céline, Remarque, Genevoix, Delteil...et plus récemment Jean Rouault (Les champs d'honneur).

Le thème choisi pour les concours s'explique par le nouveau regard porté sur la guerre par l'historiographie contemporaine : la guerre est devenue un objet d'histoire globale, politique, sociale, culturelle, qui ne se réduit pas aux batailles et aux outils militaires, mais s'étend à l'histoire des représentations de la guerre. D'abord, il faut rappeler une vérité qui dérange encore quelque peu : de 1870 à 1918, la IIIème République a été une "République guerrière", qui de Gambetta à Poincaré en passant par Boulanger n'a jamais voulu digérer la défaite humiliante de 1870. La reconstruction nationale s'est largement appuyée sur les grands mythes militaires de la Révolution, Valmy en tête. Faute de pouvoir s'attaquer - à court et à moyen terme - aux puissants Allemands, la République a longuement rongé son frein et patiamment préparé cette fameuse "Revanche" : l'école républicaine a retissé les fibres patriotiques, la conscription universelle a uni des générations de soldats autour du drapeau et du service militaire, l'expansion coloniale a servi de dérivatif à des armées occupées à conquérir, civiliser et mâter les peuples barbares outre-mer. La revanche n'est donc pas un mythe : elle a bien eu lieu, après un demi-siècle de paix relative et de préparation plus ou moins feutrée à la guerre (système de défense renforcé, nouvelles armes, marine reconstituée, réserve devenue nombreuse). Avec les résultats que l'on sait : 1.360.000 victimes, des millions de blessés, estropiés, gazés, marqués à jamais. Une catastrophe nationale, certes, mais en réalité un séisme planétaire qui engage tout le XXème siècle, celui des totalitarismes et des génocides.

Depuis les commémorations de 1998 (puis celles de 2008) on assiste au regain très net de l'intérêt porté à la Grande Guerre. Cette actualité, définie par Stéphane Audoin-Rouzeau, comme celle d'un deuil interminable, tient notamment à l'incessant retour de la mémoire du premier conflit dans l'espace public. Matrice du XXème siècle, dans l'acceptation notamment des travaux du regretté Eric Hobsbawm, la Grande Guerre ne saurait se concevoir par l'inventaire de ses seules causes. La comprendre (au sens premier d'appréhender) implique de se situer dans l'œil même du conflit. L'étrangeté naît de cette situation. Elle questionne le consentement des populations comme des soldats à l'effort de guerre, interroge la (les) culture(s) de guerre à l'origine de ce dernier, productrice(s) de comportements spécifiques durant l'ensemble du conflit, parfois prolongés ensuite. La postérité du regard porté sur la guerre est autre. Construite dès l'armistice par le souci de mise à distance de cet événement traumatique, la mémoire de la Grande Guerre est reconstruction de cette dernière au titre du pacifisme, du plus jamais ça. L'expression, appelée à d'autres usages au XXème siècle, évoque le trait majeur des pratiques mémorielles du premier conflit, sa conjuration. La Grande Guerre devient nécessairement, pour ses contemporains, la der des ders. Et pourtant la guerre "brutalisa" les hommes, les rendant violents dans leurs comportements politiques, et cela bien après le conflit. Cette brutalisation serait dans ses effets la matrice du totalitarisme, qu'il soit communiste ou nazi (c'est la théorie discutée de G.Mosse).

Revenons à 14. J-J Becker a bien montré qu’il n’y a pas eu d’enthousiasme lors de l’entrée en guerre. C’est plutôt la résignation qui l'emporte et les manifestations ont été rares : on considère que c’est une guerre défensive et forcément très courte (lire les excellentes pages d'Echenoz là-dessus). Le "bourrage de crâne" contribue probablement à cette acceptation mais il est souvent superfu en fait, tant les hommes sont préparés à en découdre. C’est un véritable "esprit de croisade" (Marc Bloch), sans lequel on  ne comprend pas la disproportion entre le prix payé et les enjeux. Les intellectuels de toute obédience se sont massivement engagés en France dans l’Union Sacré et ils vont le payer de leur vie : 403 hommes de lettres français sont morts, dont 133 en 1914, 239 Normaliens, 340 de Sciences Po, plus de 6000 instituteurs, 720 professeurs du secondaire et du supérieur, le 1/3 des étudiants en théologie, 15% des prêtres…Le consensus a été quasi général, ainsi Bergson, Barrès, Lavisse, Durkheim, A.France, L.Bloy, Daudet, le sacrifice d'autant plus lourd, avec Péguy et Psichari comme étendards et victimes. Les pacifistes sont restés ultra minoritaires, anti-conformistes forcenés et plutôt courageux dans leur isolement : quelques marxistes, des anarcho-syndicalistes, quelques écrivains pacifistes (Romain Rolland exilé en Suisse, Au-dessus de la mêlée, 1915).
On constate certes une érosion du consentement dès 1916 avec les grandes batailles de Verdun et la Somme mais pas de rupture majeure. La littérature donne le ton. En 1915, le Goncourt a été attribué à René Benjamin pour Gaspard, qui décrit une guerre en dentelles, où les hôpitaux sont d’idylliques hâvres de repos et les combattants meurent avec des phrases patriotiques dans la bouche…En 1916, Le Feu de Barbusse est une description nettement plus réaliste du front et c'est la première œuvre réellement pacifiste
Quant aux mutineries de 1917, elles ont concerné 30 à 40 000 combattants sur 2,7 millions de mobilisés.  C’est peu, en fait. Il n’y a pas eu de fraternisatio ni de mutinerie en première ligne ; c’est plutôt un refus de retourner au front, devant le décalage entre le sacrifice consenti et le résultat obtenu lors des offensives meurtrières décidées par un commandement erratique.

L'historien Frédéric Rousseau reste lui assez sceptique (La guerre censurée) sur la notion de « culture de guerre » appliquée à 14-18, dans la mesure où cette notion brouille les repères conceptuels et s’applique en réalité plutôt aux élites. Ainsi le « courage », la « résistance », l’ « évasion » se retrouvent surtout dans les élites (le capitaine Ch. de Gaulle par ex).
L’idée, c’est que les Poilus n’ont pas "consenti", mais obéi et patienté, se sont résignés. Il sont été contraints, pas seulement par une contrainte militaire, mais par toute une série de contraintes sociales, morales, culturelles, politiques…Ou plus simplement par un sentiment global d’être dépassés par l’ampleur des événements, ne laissant au fond pas d’autres alternatives que la patience et l’obéissance, sans trop comprendre ce qui arrive vraiment. Dorgelès écrit dans les Croix de Bois : « Que se passait-il ? On ne savait pas. Où allions-nous ? Relever qui ? On ne savait pas. » De ce point de vue, l'arrogance hautaine des gradés, l'incompétence d'une partie de l'état-major laisse un sentiment de grad gâchis. Au fond, un tout petit nombre a adhéré à la guerre en toute connaissance de cause, tout comme une minorité l’a refusée (en se mutinant, se mutilant ou en désertant). Le faible nombre de mutins n’est en rien la preuve du consentement des combattants…
Il faut donc rechercher la cause de la résistance des combattants dans un faisceau de facteurs, dont le patriotisme est un facteur important mais jamais décisif.  Il faut donc faire intervenir d’autres facteurs, moins héroïques, qui nous ramènent à des stratégies de survie en milieu hostile (professionnalisation des combats et des attitudes à partir de 1915, trêves plus ou moins tacites entre les ennemis, roulement de plus en plus rapide des effectifs, nombreux « filons » pour échapper à la première ligne (artillerie lourde, marine, stages techniques)

C'est toute cette dimension complexe de la guerre que la "fiction" d'Echenoz parvient à condenser en 120 pages d'une précision clinique. Les biographies récentes de Ravel et de Zatopek avaient déjà donné le ton échenozien. C'est une véritable miniature de la guerre et de ses drames, un sommet de l'épure, un anti-"art français de la guerre" (le dernier Goncourt, lu avec intérêt mais vite oublié). Il met en scène - à partir de "carnets de guerre familiaux" cinq jeunes issus d'un même village vendéen, mais de conditions sociales différentes, qui se retrouvent entrainés sans grand enthousiasme au sein du 93e régiment d'infanterie. Comme je possède un certain nombre de cahiers de guerre familiaux, je n'ai pas été dépaysé par ce roman vrai qui se rattache au genre biographique. A partir d'un certain nombre de courtes séquences, Echenoz traduit toute l'horreur de la guerre, à hauteur d'homme, sans inutile dramatisation épique. Avec quelques récits très singuliers, ainsi l'un des premiers (?) combats d'aéroplanes (où meurt Charles, l'un des personnages du livre) et la description d'une guerre animale, dans tous les sens du terme.

Mais écoutons le romancier parler de son livre...


Jean Echenoz - 14 par Librairie_Mollat 

voir aussi mon billet de novembre 2011 consacré au souvenir du 11 novembre 

 

 
     

 

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