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novembre 2009

Noir c'est Noir

La grande rétrospective Pierre Soulages au centre G.Pompidou a donné lieu à la célébration médiatique du "plus grand artiste français contemporain vivant", le maître du noir et même de l"outre-noir". Soulages se situe tout à fait à part dans l'histoire de la peinture du XXème siècle. Difficile en effet de le rattacher à un grand courant, difficile aussi de définir son abstraction : le noir renvoie certes à un pigment (et d'ailleurs toutes ses oeuvres ne sont pas "noires" avant 1960, loin de là) mais surtout à une teinte lumineuse infiniment complexe et sans cesse changeante, "à la fois noir et lumière, absence et présence du noir et de la lumière" selon P.Encrevé. Soulages s'en explique d'ailleurs très bien, en admirable théoricien qu'il est de la perception des couleurs (lire le volumineux catalogue de l'exposition) mais on peut aussi rappeler cette analyse de T.Gautier : "Le noir, comme le rouge, comme le vert, comme le bleu, comme toute autre nuance, a ses clairs, ses demi-teintes, ses ombres ; il ne fait pas, parmi les objets qui l’entourent, cette tache absolument opaque ; il s’y relie par des reflets, par des rappels, par des ruptures ; autrement il creuse un trou dans le tableau ".

La peinture de Soulages est celle du "regard", mais un regard qui remonte très loin dans la mémoire de l'humanité, une mémoire paléolithique. Alors ce noir est-il effectivement paléolithique, à l'image de ces traces qui remontent à la nuit des temps préhistoriques (une période qui fascine le peintre)?

Il se trouve que le paléolithique est aussi - quelle coïncidence ! - une valeur très delteillienne, qui s'exprime de façon très concrète (La cuisine paléolithique). le jeune Soulages se cache en effet pendant la guerre et il rencontre Joseph Delteil, qui cultive sa vigne près de Grabels (Hérault), à la "Tuilerie de Massane". Le jeune peintre (à qui son beau-père a confié la gestion d'une propriété viticole, afin de lui permettre d'échapper au STO) et l'écrivain sont voisins: Pierre et Colette Soulages quittent presque chaque soir leur mas de la Valsière pour venir passer un moment à la Tuilerie avec Delteil et son épouse Caroline. Il se noue alors une indéfectible amitié. Soulages montre ses tableaux à l'écrivain. Delteil connaît alors mieux que quiconque l'art moderne, lui l'ancien surréaliste, lui l'ami intime des Delaunay, de Pascin, de Chagall et de bien d'autres.

Bien plus tard (1975), Delteil écrira sur l'oeuvre de Soulages ce très beau texte d'hommage et d'amour : "C’est un homme événementiel, et qu’il faut voir au temps de l’incarnation, du haut de l’an 2000, ou 3000. J’ai toujours cru à la grande jambe comme au signe du génie. Il est grand comme tous les Césars, le front trop haut, ses épaules de ruthène, son application, sa science de débater, le ton de qui vient de loin, la face lumineuse et comme enchantée, l’air un peu d’un ange qui s’esclaffe, l’œil tous azimuts qui départage souverainement l’ombre et la lumière, je ne sais quelle mathématique au fond des choses, et par dessus tout le cœur (...). D’autres ont dit, diront les mystères, la grâce, le tonnerre de cette peinture, se rouleront dans les nuances et mettront les points sur les i. Moi maigre paléolithique, je ne connais que le fondamental. Je ne sais que " jeter un coup d’œil " sur la chose en soi, le premier coup d’œil de l’enfant (j’en reviens toujours à l’enfance), faire en somme le cadran solaire, et m’écrier soleilleusement : c’est une libellule, c’est un lion, c’est un peintre. Ou plutôt à propos de Pierre Soulages : c’est le peintre lui appliquant instinctivement l’article le pour marquer ce qu’il y a de rare, de congénital et de providentiel dans l’espèce, comme dans mon pays on dit non pas un lièvre mais le lièvre. Peindre, l’immense mot ! La peinture est chose élémentaire, le jeu de la terre et du ciel (un peu comme écrire, nonobstant le mince sens écolier, n’est qu’éveiller toutes les images du monde avec quelques caractères d’imprimerie sur du papier blanc). J’imagine qu’on crée un tableau comme on plante un arbre. D’abord inventer, découvrir la charpente, comme du haut d’un avion on découvre par transparence l’ossature d’une ancienne villa romaine. Le Noir et Blanc c’est prendre la peinture par les cornes, je veux dire par la magie. Les couleurs sont des folles, la tentation du papillon, les fleurs païennes de l’Histoire, les miettes de l’esprit, les confetti. Au commencement seul règne, sur le pavois, le grand Noir monothéiste, le vrai Dieu. Pierre Soulages, je l’ai vu de loin comme à la loupe naître, prospérer et s’épanouir comme j’ai vu un jour s’épanouir pétale à pétale sur l’étang la fleur de nénuphar. Je le revois toujours à ma table de travail il y a 33 ans, il arrivait à bicyclette de son mas de la Valsière, à 800 mètres d’ici. Depuis cette époque Soulages est toujours resté mythiquement, sentimentalement, esthétiquement, enfantinement mon voisin, j’allais dire (orgueilleusement) fraternel, aussi près l’un de l’autre que de la Valsière à la Tuilerie.
Que voulez-vous que je vous dise de cette peinture ! Je l’aime! Que voulez-vous que je vous dise de cet homme ! Je l’aime ! Qu’est-ce-que l’amour ?"

Delteil et Soulages (1975)

Revenons à nos moutons (noirs) : qu'est-ce qu'un noir paléolithique? Voici quelques propositions.

1. Le noir est une couleur (Matisse), pas primaire mais archaïque, à la formule simple

RVB (r, v, b) (0, 0, 0)
000000
CMJN (c, m, j, n) (0%, 0%, 0%, 100%)
TSL (t, s, l) (0°, 0%, 0%)

2. Le noir renvoie aux recoins les plus obscurs de nos mémoires mais aussi aux temps les plus reculés de notre histoire humaine, celle des temps paléolithiques justement, et probablement aussi aux lieux les plus éloignés de notre monde (le vide de l'univers, les trous noirs, les ténèbres). « Il y a des corps qui, étant rencontrés par les rayons de la lumière, les amortissent et leur ôtent toute leur force, à savoir ceux qu’on nomme noirs, lesquels n’ont point d’autre couleur que les ténèbres » écrivait Descartes.

3. L'expérience du noir est une peur primitive, c'est celle de l'enfant in utero puis du même enfant laissé seul dans le noir. Mais il ne faut pas avoir peur du noir (comme des ténèbres), il faut l'apprivoiser.

4. le noir est un révélateur (la chambre noire).

5. Le noir est aussi matière, ainsi le brou de noix, le charbon de bois, le carbone, aux textures complexes (Soulages a lui des souvenirs d'enfance liés au...goudron!). Il existe en d'autres termes un "noir concret".

6. Les symboliques du noir méritent un livre en soi, qui d'ailleurs existe. En vrac, il vient à l'esprit Le rouge et le noir, le drapeau noir, le chat noir, l'étalon noir, la ceinture noire etc. Qu'on pense aussi à Rimbaud et ses voyelles :

A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles

Le médiéviste Michel Pastoureau a publié en 2008 Noir, histoire d'une couleur (Seuil), où il met l'accent sur les pratiques sociales - en Occident - de la couleur noire (lexiques, teintures, vêtements, emblèmes) et sur ses enjeux plus proprement artistiques. La symbolique du noir est parfois positive (fertilité, dignité, autorité, humilité), mais aussi largement négative (tristesse, deuil, péché, enfer) ; elle renvoie au luxe (smoking et caviar!) comme à la misère la plus noire (suie, crasse et pollution, gueules noires) ou encore à l'austérité la plus idéale (celle des moines mais aussi de la Réforme protestante, qui impose d'ailleurs le vêtement sombre à la bourgeoisie). Encombrée depuis la nuit des temps d'un bestiaire plus ou moins démoniaque (le chat, le renard, le corbeau...), la symbolique du noir est mieux apprivoisée mais elle fait toujours peur (les rugbymen néo-zélandais, les All Blacks, terreurs des stades).


En réfléchissant sur les propositions 4 et 5, il m'est apparu évident que l'oeuvre de Soulages pouvait avoir son répondant photographique, ne serait-ce qu'à travers le noir & blanc. Mais comment photographier le noir et pas seulement dans le noir (ce que les capteurs numériques savent maintenant faire) ? L'intérêt du noir dépend évidemment de la quantité de lumière qu'il porte et éventuellement de ses points lumineux (les étoiles par exemple), mais dans ce dernier cas ce sont les étoiles qui nous intéressent, pas le noir. Première expérience (concluante?), l'appareil photo à la main, je pars à la recherche d'un noir - ou d'un gris - riche en textures. Je tombe par hasard sur une rembarde en bois de mélèze brulée (noircie) par le soleil, photographiée d'abord avec ses pigments ocres ou marron, puis en noir et blanc avec un filtre numérique.

Il aurait fallu ensuite faire un tirage grand format, du moins au format des oeuvres de Soulages, au minimum 1m x 1m 30. Mais l'expérience du noir a vite changé de direction artistique, si j'ose dire. Le lendemain, cette même planche boisée était recouverte d'une seule feuille jaunie (d'accacia), recouverte de quelques gouttes de pluie ; il n'était donc plus question de s'en tenir au noir, devenu le support idéal d'une belle nature morte automnale.

Pourtant, la tentation de coller ou d'apposer quelque chose sur les grands panneaux de Soulages exposés au Centre G.Pompidou ne se manifeste pas (je ne parle pas d'un acte déséquilibré mais d'une projection mentale). Le noir se suffit à lui même, c'est évident, mais il pose tout de même au visiteur un problème, non de regard mais de circulation des regards. L'oeuvre n'est en effet pas aisée à accrocher, dans tous les sens du terme. Certes, le fond blanc sied au noir, les grands espaces permettent de ne pas se perdre dans le noir, les lumières révèlent les densités du noir etc. Toutefois, les visiteurs semblent comme égarés plus qu'attirés par les toiles : ils errent, ils tournent en rond, construisent sans le savoir de savantes diagonales, hésitent à se rapprocher du noir, à en examiner les textures et les nuances. On pourrait parfois se croire dans un film de Jacques Tati. Peu de dialogues et de discours - contrairement à d'autres expositions où les commentaires des visiteurs méritent en soi le déplacement -, une sorte de silence recueilli, quelques regards furtifs sur les étiquettes pour constater qu'elles ne nous apprennent rien hors le jour précis de composition de la toile et surtout une déambulation un peu erratique et dans l'ensemble circulatoire.

Alors pour conclure cette courte chronique, rappelons que Soulages n'est pas bien entendu le seul peintre contemporain qui a maîtrisé le noir, même si aucun de ses contemporains n'a poussé l'étude aussi loin.

Ainsi Bram van Velde

lithographie pour un livre de poésies Fouilles : poèmes / par Charles Juliet ; [lithogr. orig. de Bram van Velde]. - Montpellier : Fata morgana, 1980.

Marc Rothko (qui fut un grand ami de Soulages)

encore Hans Hartung

et tant d'autres, comme le montre la belle exposition en hommage à André Maeght (2006), Le noir est une couleur, hommage aussi au noir dans la peinture de 1946 à 2006.

Et bien entendu, rien n'empêche de réécouter le classique de la musique pop "Black is Black" (1966)

Black is black
I want my baby back
It's gray, it's gray
Since she went away, Ooh-Ooh
What can I do
'Cause I-I-I-I-I'm feelin' blue

Et même - pourquoi pas ? - les Chaussettes Noires !

Mais si on s'aventure sur le terrain musical, je me réserve pour une prochaine chronique car c'est bien la musique noire qui s'est imposée comme LA grande musique du XXème siècle : swing, jazz, gospel, rhythm & blues, soul, rock n'roll, hip hop, rap...

Musique blanche et noire...

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