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La libération des camps et la Shoah : perspectives historiques et mémorielles
27 janvier 1945 : libération d'Auschwitz
1er avril 1945 : libération des camps de Buchenwald et Dora
15 avril 1945 : libération de Bergen-Belsen
29-30 avril 1945 : libération de Dachau et de Ravensbrück
4-5 mai 1945 : libération de Mauthausen
"Se taire est interdit, parler est impossible (...) Comment faire pour tout dire, pour dire ce qu'il faut " Elie Wiesel
Depuis 1960, près de 3000 ouvrages ont été publiés sur la question et plus de 10 000 publications (articles et livres) rien que sur le seul camp d’Auschwitz-Birkenau en Pologne. Après une quinzaine d’années de relatif désintérêt (de 1945 à 1965), l’histoire de la Shoah s’est enrichie d’études historiques, de témoignages, puis de sites Internet (le remarquable http://anti-rev.org, dédié à la lutte anti-révisionniste, ainsi que la plupart de sites recensés ici), sans compter les œuvres littéraires publiées dans le sillage d’un Robert Antelme, d’un Primo Levi, d’un Elie Wiesel, d'un George Semprun, d’un André Schwartz-Bart. On pense aussi à Etre sans destin d’Imre Kertesz (prix Nobel 2002), publié dans la Hongrie communiste en 1975 et traduit seulement en France en 2008 (Actes-sud). Pour le survivant Kertesz, Auschwitz, la déportation des Juifs et la Shoah sont tout sauf un « accident de l’Histoire » et il faut donc en comprendre les ressorts et la généalogie. La première question qui se pose est celle du choix d’un mot capable de traduire l’horreur, le « monstre » comme le qualifie Claude Lanzmann, particulièrement en ce qui concerne les millions de Juifs assassinés par les Nazis et leurs alliés, dont 3 millions dans la seule Pologne abritant les camps d’extermination.
Le sens des mots : faut-il se polariser là-dessus ? Michael Marrus (L’Holocauste dans l’histoire, publié en 1987, traduction en 1990) n’utilise pas le mot Shoah, mais « holocauste » pour désigner « l’extermination systématique des Juifs d’Europe par les nazis », le terme d’ «extermination» étant celui-là même employé par l’historien Raul Hilberg ainsi que celui de «destruction des Juifs d’Europe», titre de son monumental livre publié en 1961. Le même terme d’holocauste est repris par la plupart des historien anglo-saxons, ainsi Yehuda Bauer, A History of the Holocaust, New York, 1982, la somme sur le sujet et repris aussi par Daniel Goldhagen dans un livre polémique « Les bourreaux volontaires d’Hitler », dont le sous-titre est « les Allemands ordinaires et l’holocauste ». Le terme « holocauste » appliqué à la destruction des Juifs est relativement récent, vers 1960, forgé sur le mot grec « holokaustos » (offrande sacrificielle qu’on brûle pour la dédier exclusivement à Dieu, ne laissant aucune trace de la victime ) ; il implique donc un événement à la portée théologique et il n’est pas au fond très évident. Il est contemporain des premières études scientifiques sur les meurtres de masse perpétrés par les nazis (les travaux de Raul Hilberg) et surtout du procès d’Eichmann à Jérusalem, dont Hannah Arendt a tiré un livre essentiel en 1961 (Eichmann à Jérusalem). Ce terme d’holocauste a été popularisé en Occident (et notamment aux Etats-Unis et en Allemagne) par une série télévisée de NBC, diffusée à la fin des années 70, très mélodramatique, saga d’une famille juive berlinoise. Fortement contesté par des intellectuels comme Elie Wiesel, ce terme est toutefois repris par Imre Kertesz dans son essai L’Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009). Une autre approche sémantique (qui recoupe souvent les autres) est celle de la « solution finale », notion celle-ci inventée par les Nazis (die Endlösung der Jugendfrage), décidée et mise en pratique en 1941/42 par Heydrich et Himmler. Mais les nazis ont en général plutôt employé des euphémismes comme « traitement spécial », « évacuation », « éloignement »… Arno Mayer dans son livre sur La solution finale dans l’Histoire (1990) n’utilise pas le mot holocauste ni le mot shoah mais le mot « génocide » des Juifs et plus précisément celui de judéocide. Le terme de « génocide » est aussi celui employé en priorité par Annette Wiewiorka, dans son livre sur La mémoire et l’oubli de la déportation et du génocide. Rappelons que le mot « génocide » est contemporain des faits, inventés par le juriste Raphaël Lemkin en 1943, portant sur la volonté d’extermination littérale d’un peuple en raison de sa race ou de sa religion. En 1981, l’impressionnant documentaire britannique d’Arnold Schwarztmann, produit par la Fondation Simon Wiesenthal, s’intitule justement « Génocide ».
Le mot hébreu de Shoah (« catastrophe ») est donc peu employé dans l’historiographie du génocide, mais il est lié d’avantage la mémoire juive – et aussi israélienne - de l’holocauste, du moins jusqu’aux années 80. C’est alors si l’on peut dire « le génocide stricto-sensu, c’est à dire une période courant du début des massacres à l’été 1941 à la fin de la guerre en Europe au printemps 1945 lequel marque la fin du danger pour les Juifs d’Europe ». On trouve ainsi le terme Shoah dans la déclaration d’indépendance d’Israël : « La Shoah qui anéantit des millions de juifs en Europe, démontra à nouveau l'urgence de remédier à l'absence d'une patrie juive par le rétablissement de l'État juif dans le pays d'Israël, qui ouvrirait ses portes à tous les juifs et conférerait au peuple juif l'égalité des droits au sein de la famille des nations. Les survivants de la Shoah en Europe, ainsi que des juifs d'autres pays, revendiquant leur droit à une vie de dignité, de liberté et de travail dans la patrie de leurs ancêtres, et sans se laisser effrayer par les obstacles et la difficulté, cherchèrent sans relâche à rentrer au pays d'Israël.» Le mot est donc important dans la structuration du discours politique israélien. La création du Yom Ha-Shoah en 1959 est assez tardive - après de longues tergiversations - mais histoire et mémoire se réconcilient après le procès Eichmann. C'est en effet la première fois dans l'histoire millénaire du peuple juif qu'un persécuteur est jugé par un tribunal juif. Mais surtout la volonté politique de Ben Gourion est claire : ce procès doit être « le Nuremberg du peuple juif ». Il faut lire à ce propos le livre d’Idith Zertal, La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, La Découverte, Paris, 2004. Cette professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem est assez critique sur la façon dont l’état israélien invoque Auschwitz et la Shoah lorsqu’il se trouve confronté à de problèmes politique et de sécurité. La polémique est sensible autant en Israël que dans le diaspora juive et il faut rester prudent sur cette question passionnelle. Elle a provoqué d’ailleurs des dérives, ainsi le livre polémique de Norman Finkelstein, stigmatisant d’une certaine façon l’instrumentalisation de la Shoah dans L’industrie de l’holocauste (1984). Finkelstein ne nie certes pas la Shoah – ce serait un comble - mais il accuse les «élites juives» d’instrumentaliser la Shoah au service de leurs intérêts matériels (on pense notamment à la spoliation des biens juifs et à leur remboursement). Le « système de l'Holocauste » repose selon Finkelstein sur deux dogmes centraux : (1) l'Holocauste constitue un évènement historique catégoriquement unique ; (2) l'Holocauste constitue le point culminant de la haine irrationnelle et éternelle des Gentils contre les Juifs. Cette critique venant des milieux juifs américains antisionistes a malheureusement fait le jeu des révisionnistes de tout poil, qui n’en demandaient pas tant ! L’historien Pierre Nora a tenté en France d’apaiser le débat lancé par Finkelstein en considérant que la Shoah, qui appartient à la mémoire universelle, est aussi un acteur déterminant de l’identité juive, non seulement en Israël bien sûr mais dans l’histoire de la France contemporaine.
Au milieu des années 80, c’est la sortie du film « Shoah » de Claude Lanzmann (1985), qui représente un véritable choc (9 heures 30 de témoignages) et aussi une revendication de la part du réalisateur de ce terme « Shoah » : « Je n’ai jamais aimé le mot « holocauste », car il a une connotation sacrificielle... Je ne vois pas qui sacrifie quoi et à qui. Pendant les onze années de travail, le film n’a pas eu pas de titre, tout simplement parce qu’il n’y a pas de nom pour « cela ». L’expression « génocide » n’est pas un nom. Elle ne dit rien sur la façon dont les choses se sont passées, rien sur l’unicité. Quant à la « solution finale », c’est une invention allemande qui masque la vérité. Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait. Comment y aurait-il pu avoir un nom pour quelque chose qui ne s’était jamais produit auparavant ? Le mot « shoah » m’est apparu suffisamment opaque. De plus, il est court, ce qui me plaisait. En 1985, lorsque le distributeur m’a demandé ce que voulait dire « shoah », j’ai répondu que je ne savais pas, ne comprenant pas l’hébreu. Le distributeur éberlué m’a rétorqué que personne ne va comprendre... Je lui ai répondu alors que c’est ce que je voulais, que personne ne comprenne. Ce qui est paradoxal, c’est qu’aujourd’hui l’expression « shoah » est passée dans toutes les langues, sauf aux États-Unis où l’on continue d’utiliser le mot « holocauste ». Il m’arrive souvent d’appeler mon film « le monstre », « la chose ». Il y a aussi chez Lanzmann un parti pris esthétique d’épure, de refus des images d’archives, des films, contrairement notamment au film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, qui sort lui en 1955. Lanzmann prend un peu à contre-pied le discours somme toute trop rationaliste du « Pourquoi ? comment ? » qui motive tant les historiens : « Lorsque l’on pose la question du pourquoi – pourquoi les Juifs ? pourquoi le génocide ? – il y a une sorte d’obscénité... dit Lanzmann une obscénité du projet de comprendre « cela ». Il y a bien sûr des raisons, des explications. Mais ce ne sont que des conditions nécessaires, en aucun cas suffisantes. Il faut passer au génocide : il y a un gouffre entre les conditions et le passage à l’acte. Ensuite, cette envie de comprendre est un refus de voir mentalement de face le projet, c’est l’éviter, le contourner pour ne pas voir le génocide. Je refuse cette latéralité. Quand on entre dans la chaîne des raisons, on n’est pas loin de la justification. Le refus de comprendre a été pour moi une condition nécessaire. Cet « aveuglement », c’était la clairvoyance même. » Quoiqu’il en soit, le film de Lanzmann est à la fois un grand film et un moment historiographique de première importance pour trois raisons. 1. Il relance le débat sur l’unicité C.Lanzmann défend en effet l’idée d’une unicité de la Shoah. L’unicité, souvent associée à l’expérience des camps, est une thèse qui résiste mal à plusieurs objections selon l’Américain Michael Marrus, l’un des grands spécialistes des politiques anti-juives dans l’Europe nazifiée. D’abord par le fait que les Juifs ne sont pas les seuls exterminés (il y a les tziganes, les homosexuels, les malades mentaux et handicapés…), ensuite parce que les morts Juifs ne le sont pas seulement dans les camps de la mort, loin de là. Alors si unicité signifie sans précédent, c’est mal connaître Hitler qui exhorte en 1939 ses chefs à traiter les ennemis polonais avec la plus grande sauvagerie, pour obtenir le Lebensraum : « après tout, dit Hitler à ses proches, qui parle encore aujourd’hui de l’annihilation des Arméniens ? ». Enfin si unicité constitue le fait que l’intention est bien a priori - surtout après 1942 – d’assassiner, sans exception (« annihilation », le mot employé par Hitler à propos des Arméniens), Goebbels en 1944 donne le point de vue du bourreau de cette unicité : « L’anéantissement du monde juifs [rappelons que sur 11 millions de Juifs en Europe en 1939, 6 millions sont exterminés] n’est pas une perte pour l’humanité ; il est tout aussi utile que la peine capitale contre les malfaiteurs ». Dans cette logique, ce n’est au fond qu’un début, pas une fin. 2. Il relance le débat sur le témoignage. Souvent, les témoignages sont encore la manière la plus forte de faire passer le message, que cela soit en littérature ou au cinéma (Cf. le remarquable Voyages d’Emmanuel Finkiel, qui filme en 1999 les trajectoires de trois femmes juives, marquées par leur emprisonnement dans des camps de concentration). Mais quels témoignages ? Rappelons la difficulté immense de témoigner avant les années 1960, même en Israël. Et s’il faut évidement dissocier le témoignage des bourreaux de celui des victimes, comment poser le problème des anonymes, des sans-grade ? Qui a transporté les déportés ? Des criminels ? Ou des gens qui poursuivaient par exemple leur activité normale, par exemple conduire des trains (voyez le procès fait à la SNCF). Des « gens ordinaires » comme le soutient Goldhagen, qui n’étaient pas nécessairement soumis à insupportable système de coercition. 3. Il pose clairement la question non seulement de la compréhension mais de la représentation de la Shoah, autant sous la forme de montages d’archives que de fiction. La fiction est de fait un parti pris discutable et discuté. On pense aux films de Spielberg, La liste de Schindler (1994), de Benigni, La vie est belle (1998), de Polanski, Le Pianiste (2002), œuvres personnelles et souvent magnifiques mais problématiques au regard de « l’indicible ». Et lorsque le souci pédagogique devient trop évident - ainsi La Rafle de Rose Bosch (2010) -, cela finit par affaiblir singulièrement le message. Pourtant, il semble que Claude Lanzmann ait été impressionné à Cannes (mai 2015) par la projection du film hongrois Le fils de Saul, une immersion cauchemardesque au coeur du système concentrationnaires, parmi les Sonderkommandos d'Auschwitz. La caméra de L.Nemez (un premier film!) suit au plus près le personnage principal, utilisant le procédé de la profondeur de champ pour flouter (en partie) l'horreur des chairs et des corps. Le dispositif est radical mais atténué par une sorte de fable "merveilleuse" (le fils découvert qu'il faut à tout prix enterrer), qui parvient à mettre le spectateur à distance et de l'empêcher de partir de la salle au bout de quelques minutes. D'un certain point de vue, ce film clôt le débat un peu stérile finalement entre le paradigme Shoah et celui de La Liste (ou de l'émotion dans le Benigni).
Quant aux images d'archives projetées comme "documentaires", ce sont par définition des montages, avec des commentaires, des interviews et des choix de coupes toujours délicats. Ils sont eux aussi le reflet d'une époque et d'un moment de l'historiographie. Lorsque Resnais présente Nuit et bouillard en 1956, il honore une commande du Comité d'histoire de la seconde guerre mondiale et son film est un choc violent. Pourtant, le film semble aujourd'hui édulcorer la nature des crimes : il ne différencie pas vraiment camps de concentration et d'extermination, la spécificité du génocide des Juifs n'apparaît pas ou très peu (le mot juif est cité une fois) et les allusions trop explicites à la colloboration d'Etat française sont censurées. Ainsi la photographie du gendarme français dans le camp de Pithiviers, où transitent les juifs avant leur déportation reçoit un bandeau noir - qui y restera jusqu'en 1997! Près de soixante ans plus tard, le documentaire Jusqu'au dernier : la destruction des juifs d'Europe de Blanche Finger et William Karel (2015) souligne en huit "épisodes" (la manie des séries ?) l'ampleur des recherches historiques faites sur la Shoah depuis un demi-siècle (les meilleurs historiens y participent). En termes d'images, il n'est plus question de censure et cela jusqu'à l'insupportable : ce ne sont plus seulement les monceaux de cadavres et les corps squelettiques de Nuit et brouillard que l'on découvre mais les scènes de meurtres collectifs commis par des Einsatzgruppen de plus en plus fanatisés, les humiliations obscènes des bourreaux des camps, filmés complaisamment par des soldats ou des SS...Ce qui frappe aussi dans ce reportage, c'est aussi l'intégration du caractère désormais universel et mémoriel du génocide perpétré par les Nazis : la mémoire y a toute sa place, à égalité avec l'histoire, et notamment tout "l'après-Auschwitz".
La Shoah entre histoire et mémoire Le terme « shoah » tend donc à se confondre totalement avec « holocauste » à la fin du XXème, sous une forme qui paraît de plus en plus "mémorielle". La mémoire de la Shoah s’est développée en France depuis la fin des années 1980, à la faveur, notamment, des procès Barbie (1987), Touvier (1994) et Papon (1997-98), qui ont généré une multitude d’études historiques mais aussi de romans, de films, de séries télévisées, et de documentaires, ainsi que d'initiatives politiques et mémorielles. L'un des plus spectaculaires est probablement celle de Jacques Chirac en 1995 , qui reconnaissait que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français », et que « la France […] accomplissait l’irréparable », alors que ses prédécesseurs, depuis le général de Gaulle, avaient toujours exonéré la République — qui "n'a jamais cessé" — des crimes commis sous le régime de Vichy. Après les procès des criminels contre l'humanité, l'historienne Floriane Schneider montre bien (dans le livre tiré de sa thèse, Shoah : dans l'atelier de la mémoire. France, 1987 à aujourd'hui, 2013) que le discours de J.Chirac fait alors se rejoindre la mémoire officielle et la mémoire collective. Une "réconciliation mémorielle" qui s’accompagne dans le même temps d’un glissement thématique de l’enfance juive victime (la rafle) à l’enfance juive sauvée, grâce notamment à la progressive intégration de la figure des Justes dans la mémoire collective. En parallèle , on peut considérer un certain nombre d'initiatives qui découlent de cette politique mémorielle : - une Fondation pour la mémoire de la Shoah (2000), dirigée par Simone Veil puis David de Rothschild. C’est cette fondation qui a proposé au président de la République un hommage au Panthéon (le 18 janvier 2007) aux Justes de France (les ¾ des Juifs ont eu la vie sauve sous l’occupation allemande). - un mémorial de la Shoah, qui a ouvert ses portes en 2005, sur le site du Mémorial du Martyr Juif inconnu (fondé en 1956). Le mémorial de Paris organise de nombreuses conférences, expositions, journaux une Revue d’Histoire de la Shoah et possède un site Internet très riche. Son rôle est aussi de ne s’en pas s’en tenir à la spécificité d’un génocide des Juifs au XXème siècle, mais de considérer d’autres expériences génocidaires (le Rwanda) et de faire œuvre pédagogique (l’opuscule « Comment en arrive t-on là ? » distribué dans les lycées). - un programme de l’INA en visionnage libre intitulé « Mémoires de la Shoah », qui rassemble 115 témoignages audiovisuels de victimes, mais aussi de Justes, de résistants…
Notons qu’en en Allemagne, à Berlin, a été inauguré en 2005 et après de longs débats un « Mémorial aux victimes de la Shoah », près du Tiergarten qui a pour nom « Holocaust-Gedenkstätte Deutschlands » : les deux termes holocauste et shoah se confondent donc tout à fait aujourd’hui. Cette décision du Bundestag (prise en 1999) démontre « que la reconnaissance du caractère unique de ce crime et de la responsabilité historique est au coeur de l’identité de l’État allemand. La Fondation a pour mission de veiller à ce que soit cultivée et honorée la mémoire de toutes les victimes du national-socialisme ». Dans l'Allemagne de 2015, on compte des dizaines de momuments dédiés aux victimes de l'extermination nazie. Il existe aussi un Mémorial et musée d’Auschwitz-Birkenau, créé en 1947 par le Parlement polonais et patrimoine de l’humanité par l’UNESCO en 1979 et une Journée internationales dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste a eu lieu à l’ONU le 29 janvier 2007. Le discours de Simone Veil à cette occasion se veut un message d’espoir :
« Nous ne devons, en effet, jamais oublier qu’il y a 65 ans, presque toute l'Europe tombait sous le joug de la barbarie nazie. L’idéologie effroyable mise en œuvre allait entraîner la mort de millions d’innocents, condamnés à mort pour le seul fait d’être nés juifs. A travers ce meurtre de masse, sans précédent dans l’histoire, c’est l’essence même de l’humanité qui a été atteinte. Depuis cette tragédie, nous savons que l’homme est capable du pire envers ses semblables. Cette cérémonie a permis de rappeler que l’histoire de la Shoah n’est pas faite que de pages sombres, mais qu’elle est faite aussi d’actions individuelles ou collectives grâce auxquelles les trois quarts des Juifs de France ont eu la vie sauve. En sauvant des vies humaines par milliers, en refusant la loi de la haine et de la barbarie, les Justes ont incarné l’honneur de l’humanité. »
Au-delà de l’aspect mémoriel, de plus en plus présent, les historiens poursuivent leurs recherches. Ce n’est pas toujours chose facile et il importe de faire le point, même de façon très succincte et fragmentaire. La difficulté vient aussi du fait, d'un point de vue français, que les traductions d'ouvrages anglais, américains, allemands ou polonais, ne sont pas toujours entreprises, ce qui est proprement scandaleux. L'historiographie allemande des années 1990/2000, souligne Dominique Vidal dans Les historiens allemands relisent la Shoah (Complexe, 2002, en accès libre sur Internet) n'a pratiquement pas été traduite dans notre langue, à part peut-être Christian Gerlach (La conférence de Wansee chez Lian Levi, 1999).
Les recherches actuelles ne portent plus du tout sur les faits eux-mêmes. F.Bedarida estimait en 1996 que « le débat est clos sur les faits ». En France, cela s’est traduit un peu avant par la loi Gayssot (1990) sur la contestation de l'existence des « crimes contre l'humanité », loi d’ailleurs contestée dans son principe juridique par le même Bedarida, par M.Rébérioux ou d’autres historiens gênés de cette appropriation étatique de la vérité historique et considérant que cela donne du grain à moudre aux révisionnistes et négationnistes. Les études menées par les historiens ces vingt ou trente dernières années sont si nombreuses qu’on ne peut les résumer ici. Elles sont présentées dans de nombreux ouvrages historiographiques, ceux d’Arno Mayer, de Michael Marrus, d’Annette Wiewiorka, de Philippe Burrin et de bien d’autres encore. Elle portent notamment 1. Sur les chiffres. Certes, on n'atteindra jamais la précision absolue, compte tenue de la géographie du massacre qui s'étend à travers toute l'Europe, de la durée de celui-ci, de la politique officielle du secret et de la masse des victimes. Le chiffrage s'est fait en plusieurs étapes. La première, en 1945-1946, est effectuée à l'instigation du Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg, qui a adopté le chiffre de 5.721.800, en s'appuyant sur une estimation d'Eichmann. Au même moment, un comité anglo-américain d'enquête sur le judaïsme et la Palestine aboutit à un chiffre équivalent. Depuis les années 50 jusqu'à aujourd'hui, les historiens ont poursuivi le travail. Pour Léon Poliakov, le chiffre des victimes est de six millions, du même ordre que celui de Jacob Robinson (5.800.000) au début des années 60. Raul Hilberg se situe quelque peu en dessous de cette estimation, à 5.100.000, dont 25% assassinés en plein air par les « commandos mobiles » de tuerie (Einsatzgruppen), 60% dans les camps et 15% dans les ghettos. Plus récemment, le chiffre de cinq millions a aussi été avancé par l'historien germano-américain Gerald Fleming (Hitler and the final solution,1988). Mais dans les années 1990, une équipe allemande dirigée par Wolfgang Benz est revenue au chiffre de près de six millions (W.Benz, W. Benz (dir.), Dimension des Volkermords : Die Zahl der judischen Opfer des Nationalsozialismus, 1991, puis Der Holocaust, 2003), proposant une estimation comprise entre 5,3 et 5,8 millions de victimes. Quoiqu’il en soit, le travail de Hilberg est décisif, car au-delà des estimations, il a brisé dans les années 60 le tabou quantitatif, proposant une estimation dont le seuil ne peut plus être abaissé, juste relevé et surtout il a froidement - si l’on peut dire - montré la sérialisation industrielle de la mort, ne serait-ce qu’en raison du chiffre hallucinant de plusieurs millions de victimes et aussi du titre de son livre (destruction) qui ne porte aucune connotation religieuse ou morale.
2. l’antisémitisme et de son rôle clé dans la solution finale. -L'antisémitisme est la pierre angulaire de l'ouvrage du politologue américain Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler, paru en 1996.L'auteur braque le projecteur sur les tueurs de base : les policiers qui fusillent en masse des juifs en Europe orientale, les gardiens qui assassinent les détenus juifs dans les camps de travail et les marches d'évacuation à la fin de la guerre. A la différence des camps d'extermination, le bourreau se tenait ici face à celui qu'il allait assassiner. Les tueurs agissaient en connaissance de cause, avec un zèle que seul pouvait dicter un antisémitisme profond ; par les origines, la profession, la mentalité, ils étaient des « Allemands ordinaires » ; le peuple allemand tout entier les soutenait, sinon de coeur, du moins en esprit ; ce soutien s'explique par la présence ancienne dans la culture allemande d'un antisémitisme virulent qui avait élevé en « projet national » l'élimination des juifs. Golhagen considère que les Allemands ont été animés par l’antisémitisme et par un type particulier d’antisémitisme qui les amenait à conclure que « les Juifs méritaient de mourir ». Ses travaux ont été très discutés et critiqués : l’idée d’un « antisémitisme exterminateur spécifique à l’Allemagne" paraît tout de même difficile à soutenir et ses thèses ont été systématiquement démontées par Christopher R. Browning dans son livre qui part d'un exemple précis, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, (Paris, 1994). - Michael Marrus admet volontiers la centralité de l’antisémitisme, mais non spécifiquement allemand mais européen (voir aussi les travaux d’Enzo Traverso et notamment La violence nazie, essai de généalogie historique, La Fabrique, Paris 2001 sur la sérialisation de la mort dans le monde industriel du 19ème siècle). L’antisémitisme n’est pas une spécificité allemande, ainsi est-il très répandu en France dès la fin du 19ème et en Europe orientale (Pologne, Russie). Au début du XXème siècle, il vaut mieux être Juif en Allemagne qu’en France rappelle Marrus au risque de choquer un lecteur qui ne connît peut-être pas Edouard Drumont. Hitler n’a rien inventé en matière d’antisémitisme, par rapport à la culture antisémite européenne et de nombreux dirigeants nazis n’adhèrent pas au parti par antisémitisme comme première raison (Goebbels, Himmler, Goering, Frank, Hesss, Strasser et même un Eichmann) ; le parti nazi est même prudent au début de son histoire en raison de sa volonté de séduction des capitalistes. En d’autres termes, on n’adhère pas au parti par seul antisémitisme ou d’abord pour cela. C’est Hitler qui imprime la marque antisémite au parti et qui décide quasiment seul qu’il aura une place centrale d’abord dans le parti puis dans le Reich. Il n’a aucun mal, certes, à convaincre ses contemporains, même si ce point reste encore très discuté. Ainsi Ian Kershaw a montré la relative indifférence de la masse pour la politique nazie (L’Opinion allemande sous le nazisme – Bavière 1933-1945, Ed poche, 2000), alors que Peter Frizsche voitt lui un processus de conversion idéologique tout à fait efficace de l'ensemble de la population, acquise très largement aux thèses raciales du Reich (Life and Death in the Third Reich, Harvard, 2008). 3. La solution finale et le processus de décision L'importance prise par la question de la décision du génocide dans l’historiographie montre que l’on s’intéresse désormais en profondeur au processus décisionnel, non seulement en termes de d’intention mais de processus complexe. Pour que l’extermination ait eu lieu, il faut qu'au moins quatre conditions soient remplies : Première condition : les Nazis doivent prendre la décision de procéder à l’extermination. Les uns situent l'événement au début de 1941, la conquête prochaine de l'URSS devant s'accompagner d'un règlement de comptes définitif avec les Juifs ; les autres à l'automne 1941 au plus tôt, quand la campagne à l'Est connaît ses premiers ratés. Le moment précis, le contexte exact, la chaîne de la décision, la nature des motivations, tout cela - qui reste discuté - a des implications considérables, non seulement pour la connaissance du génocide, mais encore pour celle du fonctionnement du régime nazi. Le débat entre « fonctionnalistes » et « intentionnalistes » , qui a eu lieu dans les années 1980 est sur ce plan assez dépassé. La plupart des ouvrages récents rejettent l'idée d'un ordre unique émanant de Hitler, même si Hitler en appelle déjà en 1939 à « l’anéantissement de la race juive en Europe » (lire à ce sujet la biographie de Hitler par Sir Ian Kershaw). Hormis quelques allusions, on n'a jamais trouvé de décret écrit de Hitler ordonnant la « solution finale » et, comme l’écrit Michael Marrus, « aussi incroyable que cela puisse paraître dans l'atmosphère enfiévrée, l'"ordre" d'envoyer des millions de gens à la mort n'a peut-être été qu'un simple "signe de tête" de Hitler à ses lieutenants ». Ces ouvrages analysent le basculement dans l'extermination comme un chemin fait d'initiatives sur le terrain et de décisions ad hoc au sommet s'étirant entre le début de 1941 et la mi-1942 à la mi 42 ; le gazage massif démarre à Auschwitz, et Heinrich Himmler donne l'ordre d'exterminer aussi les juifs en état de travailler. Deuxième condition : il faut s’assurer le contrôle des territoires où les Juifs résident (c’est assuré en 1941). Troisième condition : il faut organiser cette extermination, lui consacrer des moyens suffisants et trouver un assez grand nombre d’exécutants. « La destruction des juifs d'Europe n'a pas été l'oeuvre d'une petite bande de criminels endurcis. Toute une société y a été impliquée. » écrit Hilberg. C’est aussi l’étude faite par Goldhagen des « agents du génocide », dont il refuse de faire des être sans morale et sans foi ni loi, juste bons à appliquer bêtement des ordres. Quatrième condition : il faut une relative passivité, à la fois des victimes (nous reviendrons sur ce point discuté) et aussi des Alliés qui souvent « savaient » (Le terrifiant secret de Walter Laqueur, qui passe en revue toutes les filières qui permettent à l’information sur les camps de circuler). L'information étayée parvint pour la première fois aux Etats-Unis, par le biais d'un télégramme du représentant en Suisse du Congrès Juif mondial, Gehrardt Riegner :« tous les Juifs des pays contrôlés ou occupés doivent être déportés, rassemblés à l’Est et exterminés d’un seul coup afin de résoudre la question juive en Europe une fois pour toutes » Mais il faut établir une distinction (Yehuda Bauer, A History of Holocaust) essentielle entre information et connaissance. Que l’information soit disponible ne signifie pas qu’elle est « connue » ou interprétée comme telle, c’est-à-dire comme un crime de masse hallucinant. W.Laqueur parle de « refus de la réalité, le rejet psychologique d’une information qui pour une raison quelconque est inacceptable. C’est probablement au Royaume-Uni plus qu’aux USA que la perception du crime de masse nazi est la plus sensible, mais les Anglais ne bombardent pas pour autant Auschwitz en 1944. La conséquence de cette question du « savait-on ?» est l'inévitable réexamen de l'attitude des alliés et des pays neutres (la Suisse, surtout, pointée du doigt comme alliée objective du Reich par ses propres historiens) : pouvaient-ils « faire quelque chose » au vu des informations disponibles ? Mais il est certains que l’information n’a de toute façon pas été massivement diffusée, elle est restée confidentielle, secrète. Sinon comment expliquer que lorsque les camps d’Europe centrale sont libérés, les soldats alliés (état-major compris) sont frappés de stupeur et d’incompréhension. Même les juges de Nuremberg en 1945/46 trouvent les faits difficiles à accepter dans leur brutalité : « Nous érigeons moins de barrières mentales devant les histoires les plus fantastiques concernant les phénomènes surnaturels que devant ces récits que nous devons prendre pour argent comptant, alors qu’ils dépassent les frontières de la cruauté et de la sauvagerie humaine » Tout est dit. Enfin, deux livres essentiels (parmi d’autres, il s’agit d’un choix raisonné) ont fait progresser notre connaissance des logiques de l’extermination. 1. Le Livre de Gotz Aly et Suzanne Heim , Les architectes de l’extermination, Auschwitz et la logique de l’extermination, Calmann-Lévy (2006). Le génocide n'a pas été pensé principalement par des fanatiques. L'ont conçu des experts (économistes, sociologues, géographes, démographes, urbanistes, etc.) qui, avant de faire de belles carrières en République fédérale ou ailleurs, peuplèrent les échelons moyens de l'appareil d'occupation à l'Est. Ils voulaient rationaliser l'économie des pays de l'Est pour les arrimer au « grand espace économique » nazi. Pour combattre la « surpopulation », ils prônaient une restructuration économique et sociale impliquant l'élimination des juifs : ainsi, en Pologne, entendaient-ils déplacer une partie de la population agricole sous-employée vers les emplois urbains libérés par l'« aryanisation ». Intégrée dans un projet rationalisateur, la disparition des Juifs se fit extermination quand cette solution, du fait des circonstances, devint la plus efficace. Le départ des juifs pour une « réserve » lointaine, annoncé à plusieurs reprises entre 1939 et 1941, fut repoussé dans un avenir indéfini par le piétinement de la guerre à l'Est. Du coup, leur présence bloquait la restructuration socio-économique. Dépouillée par les nazis, enfermée dans des ghettos où elle souffrait de la faim et du typhus, la population juive n'était pas assez productive, et coûtait en nourriture plus qu'elle ne rapportait. 2. C’est aussi le thème d’un livre de Florent Brayart, La solution finale de la question juive, la technique, le temps et les catégories de la décision, Fayard, Paris, 2004. C’est une étude très précise et technique du processus de décision et d’application industrielle de la solution finale. Jusqu’à l’été 1941, l’extermination partielle puis totale est ainsi pensée avec de véritables réunions d’expertises et d’évaluation sur l’efficacité macabre des techniques de mise à mort (les gaz entre autres). On apprend aussi que les nazis avaient même envisagé de stériliser une partie des Juifs transformés en travailleurs forcés. Pendant l’été 1942, après l’assassinat d’Heydrich par la résistance tchèque, c’est la mise à mort de tous les Juifs d’Europe qui est décidée par Hitler, mais il faut bien plus d’une année pour y parvenir. Tout est fait pour dissimuler le meurtre de masse qui doit être accompli au plus vite et efficacement. Les chambres à gaz ont déjà été expérimentées sur les malades mentaux en 1939 (ordre d’euthanasie de 70 000 « T4 ») : le monoxyde de carbone est en concurrence avec le Zyklon B, qui finit par l’emporter sous la pression des industries chimiques. Des «articles technico-commerciaux» sont même adressés au camp d’Auschwitz sur l’emploi du Zyklon (qui débute en août 41). D’autres part, des sites de « pure extermination » sont créés, qui n’ont aucun lien - comme Auschwitz, qui est un camp "mixte" de travail et de mort sérielle - avec les géants de la chimie comme IG Farben : ce sont Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka en Pologne. C’est Arno Mayer qui insiste sur cette singularité de ces quatre sites d’extermination qui n’ont d’autre raison d’assurer le meurtre collectif de civils (99% de Juifs et 1% de Tziganes). L’acte génocidaire apparaît in fine comme un « acte extrême de vengeance » selon Brayart qui reprend Philippe Burrin dans ses conclusions, (cf. Ph.Burrin, Hitler et les Juifs, Histoire d’un génocide, publié en 1989). Il s’agit pour Hitler de se venger de la défaite de 1918 qui marque la fin d’une «guerre juive». L’auteur rappelle que cela explique en partie la «folie» des nazis, dont il est impossible d’«épuiser le sens.» Toute la «solution finale» n’est donc pas un immense plan pensé et programmé longtemps à l’avance. Si les fondements du génocide sont rationalisés, la politique génocidaire est revue et affinée sans cesse dans sa définition, en fonction des circonstances, jusqu’à un objectif final qui bien celui de la destruction complète (plus un survivant)
Le statut des victimes Le statut de victime est important. Victimes mortes et victimes « survivantes », ce n’est pas la même chose. Ceux qui ont survécu ont un complexe de culpabilité du survivant et ont eu, on le sait, parfois du mal à témoigner, seulement à la fin de leur vie (comme G.Anthonioz-de Gaulle), peu écoutés en fait jusqu’aux années 60. La situation a ensuite radicalement changé et il y a, grâce aux témoignages, une véritable « pédagogie de la Shoah », dans les écoles, les universités, sur Internet… Sur le plan de la recherche universitaire sur « les victimes », le trait le plus notable de cette production est selon Philippe Burrin le foisonnement monographique, surtout à partir des années 1990 : l'exploration du terrain, « centimètre par centimètre » prend le pas sur la synthèse et l'interprétation. On ne compte donc plus les travaux consacrés au sort des Juifs européens à l'échelle locale, régionale ou nationale, à leur vie quotidienne sous l'étouffoir nazi, aux différents camps de concentration et d'extermination, à l'attitude des populations environnantes. Dans le même temps se sont multipliés les ouvrages sur les autres victimes que les Juifs – les prisonniers de guerre soviétiques, les tsiganes, malades mentaux, les homosexuels...Tout cela rend injustifiable un traitement isolé de la politique antisémite, comme si elle n'avait pas été prise dans une politique raciste qui la dépasse largement. Un autre terrain de recherche sur les victimes est celui du drame des enfants déportés et exterminés. C’est un dossier très lourd et pénible, ainsi les enfants du ghetto de Varsovie, mais aussi les enfants dans la France de Vichy. En France, il y a eu environ 14 000 enfants déportés (4000 seulement lors de la rafle du Vel d’Hiv en 1942) et très peu de survivants. Dans Je suis Partout en septembre 1942, Robert Brasillach, l’écrivain collaborateur, pouvait écrire « Il faut se séparer des Juifs en bloc et de pas garder de petits ». Selon R.Paxton et M.Marrus (Vichy et les Juifs), Pierre Laval semble avoir pensé, si incroyable que cela paraisse, que le fait de déporter des enfants à Auschwitz améliorerait son image dans l'opinion. Radio-Paris fait, à la mi-septembre 1942, la déclaration suivante :
“Lors d’une conférence de presse vendredi dernier, M. Laval a annoncé que le gouvernement de Vichy était prêt à faire une concession [sic] en ce qui concerne la déportation des enfants juifs. Ils seront désormais déportés avec leurs parents au lieu d’être séparés. Il a ajouté cependant : “Rien ni personne ne pourra nous détourner de la politique qui consiste à épurer la France d’éléments indésirables sans nationalité”. »
Michael Marrus tord le cou aussi au mythe tenace de la passivité des Juifs face à la tragédie. « Les Juifs seraient allés à la mort comme des moutons à l’abattoir ». Marrus est suivi là aussi par une partie de l’historiographie israélienne, qui tente à la fois de réhabiliter les Justes et aussi les résistants juifs. Cette tendance se heurte aux solides positions de Raul Hilberg, qui tend à faire peu de cas de la résistance juive et dénonce même la « passivité juive », aussi bien dans les zones occupées que dans les camps, résultat selon lui d’une expérience millénaire de l’adversité. De fait pour Hilberg, les Juifs sont devenus bien malgré eux un rouage de la machine, notamment à travers les Judenrate (conseils juifs), installés par les Nazis et sorte de soumission quasi institutionnelle (surtout dans les ghettos) à l’occupant nazi. Il est à noter que cet argumentaire est repris en partie par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, celle-ci assurant même que les dirigeants juifs ont aidé leurs bourreaux (établissement de listes de personnes et de biens entre autres) et contribué à l’ampleur de l’holocauste. Marrus montre que depuis les années 60, les historiens ont entrepris une étude en profondeur de la réaction des Juifs face à la persécution. L’étude des ghettos (celui de Varsovie notamment) a pu mettre en lumière de puissants réseaux de solidarité dans un contexte de survie et aussi des stratégies économiques (ainsi en Lituanie), certes désespérées, mais permettant de retarder les plans allemands de déportation en se rendant indispensables à l’effort économique. Une authentique résistance juive s’est organisée dans les ghettos, même si elle était pourchassée autant par les Nazis que par les Conseils Juif (toutefois en juillet 42, le président du Conseil Juif du ghetto de Varsovie, Tcheniakov, se suicide, refusant de livrer les enfants du ghetto au nazis). Et le soulèvement du ghetto de Varsovie (avril 43) a été l’objet d’une très rude bataille tout à fait inégale, les Nazis envoyant 2000 hommes d’élite et des chars. Il a eu l’effet malheureux d’accélérer le processus d’extermination, mais montre s’il en était besoin la capacité de résistance des Juifs.
Il y eut aussi des soulèvements dans les camps, en dépit de la grande fragilité physique des déportés : en octobre 44 à Auschwitz, le Sonderkommando juif se révolte, détruisant des crématoires et tuant des officiers (cf.Le fils de Saul) ; on note aussi des soulèvements à Treblinka à Sobibor. Dans les pays occupés qui ne font pas partie du Lebensraum allemand, comme la France, les Juifs ont participé pleinement aux mouvements de résistance, mais rarement dans un cadre spécifiquement juif. En dépit de la méfiance d’organisations de résistance comme Combat vis-à-vis des Juifs étrangers, la politique antisémite de Vichy est unanimement condamnée et les Juifs ne se heurtent pas à des courants résistants antisémites comme en Pologne par exemple.
Pour conclure (?)
La tâche de l’historien est plus que jamais confrontée à un certain nombre de risques face au génocide. Selon l'historien israélien Yehuda Bauer (Repenser l'Holocauste,2002), le risque le plus grand est celui de la distanciation critique et scientifique « qui noie les larmes et les souffrance dans un océan de notes en bas de pages ». Il ne s’agit pas de défendre une quelconque unicité de la Shoah mais d’en restituer humainement le tragique universel. Pour cela, certains ne veulent pas (ou plus ?) faire confiance aux historiens. M. Marrus pense au contraire que l’on a « pas le choix », pour le meilleur et parfois le pire. Les historiens sont désormais ceux qui sont le mieux à même de transmettre ce que nous savons de cette catastrophe, considérée comme un sujet parmi d’autres et qui en tant que tel doit être soumis à la critique historique. Pour la plupart des historiens en tous cas, il leur apparaît que les travaux historiques validés par la communauté scientifique internationale est le meilleur rempart aux négationnistes, ceux que Vidal-Naquet appelait les « assassins de la mémoire » (La découverte, 1989, édition revue en 2005). Un rempart probablement plus efficace que les commémorations mémorielles, dans un contexte géo-politique toujours très passionnel (le conflit israélo-arabe, l’islamisme politique) et compliqué par l’impossibilité de vérifier tous les contenus publiés sur Internet. Le trop plein mémoriel a de toute évidence de sérieux effets pervers, qui sont ceux - entre autres - d’une hypermnésie mal contrôlée, d’une compétition assez vaine des « mémoires victimaires » du XXème siècle (et d'avant...) et même d’une nouvelle banalisation du mal, pour reprendre les termes employés en 1963 par Hannah Arendt (la « banalité du mal »). Terminons en compagnie de l’écrivain Imre Kertesz. Un journaliste du Monde lui demande (en janvier 2015) ce qui a irrémédiablement changé avec Auschwitz. Il répond ceci : « La basse continue de la morale humaniste, celle qui existe chez Bach avec des accords parfaits, des tonalité en mi majeur ou en sol majeur, une culture fermée où chaque mot signifiait ce qu’il voulait dire et seulement cela, voilà ce qui a disparu avec Auschwitz et le totalitarisme. »
Un avant et un après (voir à ce sujet les clichés de Kacper Pempel qui a photographié des survivants du camp, libérés il y a 70 ans). Quelques images valent les plus longs discours et la mémoire rejoint ici l'histoire...
B.Lemonnier ( révisé 2015)
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