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de BERTRAND LEMONNIER

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fevrier 2013

 

Comment naît une Révolution (février 1848, il y a 165 ans)

La Marianne de H.Daumier (1848), Musée d'Orsay, Paris.

Voici plusieurs années que je veux consacrer la chronique du mois de février à la révolution qui éclate ce même mois en 1848 et qui entraîne une partie de l'Europe dans le "printemps des peuples" (d'où l'expression dérivée de "printemps arabe" qui s'est appliquée aux récentes révolutions du Maghreb et du Proche Orient). Une forme de commémoration pour une révolution un peu oubliée, contrairement à celle de 1789.

Le Caire, février 2011

La révolution de 1848 est en effet selon les mots de l'historien Maurice Agulhon une "révolution sans prestige", marquée par ses contradictions, ses répressions féroces (dès le mois de juin 1848 une armée dirigée par le général Cavaignac écrase l'insurrection des ouvriers parisiens) et son échec final, à travers la liquidation républicaine réalisée par le prince-président Bonaparte (le coup d'état de décembre 1851 puis l'Empire autoritaire de Napoléon III). Il est vrai aussi que la Révolution de 1848 n'a guère eu les faveurs des meilleurs observateurs de l'époque. D'une certaine façon Karl Marx et Alexis de Tocqueville se rejoignent dans une critique très dure des épisodes révolutionnaires. Marx parle de "parodie historique" ("Les luttes de classes en France", 1848-50) et ajoute méchamment :
"C'était la tradition d'actes violents suivie sans être bien comprise, par des âmes refroidies, une vilaine tragédie jouée par des histrions de province".
Tocqueville ( il est député en 1848 et ministre de Affaires étrangères en juin-octobre 1849), qui a pourtant admiré et écrit sur la révolution américaine (De la démocratie en Amérique) justifie ainsi ses réserves:
"Si une grande révolution peut fonder la liberté dans un pays, plusieurs révolutions qui se succèdent y rendent pour très longtemps toute liberté régulière impossible".

Alexis de Tocqueville


C'est pourtant une révolution généreuse, porteuse de valeurs durables, et qui mérite d'être réinterprétée dans la perspective plus large de l'affirmation du principe républicain et de l'émergence d'une gauche républicaine dans la France du 19ème siècle. Certains historiens se sont même essayé à des comparaisons très audacieuses avec les événements ultérieurs de mai 68 qui se sont produits... 120 ans plus tard ! La comparaison paraît anachronique et sur certains points fantaisiste mais elle a le mérite de souligner le caractère imprévu - plutôt qu'imprévisible - de la secousse révolutionnaire de 1848, de souligner aussi que "tout était possible" pendant une très courte période, situation que la France a connus à plusieurs moments de son histoire depuis 1789. Et puis il ya les barricades qui obstuent les rues, les pavés qui volent...Un autre approche de 1848 est une approche culturelle, qui souligne le rôle des intellectuels (avant l'invention du mot à la fin du XIXème au moment de l'Affaire Dreyfus) et de leur engagement, aussi bien dans les rêves utopiques (il y en eut en 1848 de très audacieux) que dans la politique au jour le jour. On pense bien sûr à Alphonse de Lamartine, le poète/diplomate au pouvoir entre février et juin1848 et à Victor Hugo, d'abord monarchiste puis républicain, et farouche opposant à Louis-Napoléon Bonaparte dans son exil superbe de Jersey/Guernesey.

Lamartine et Hugo : deux poètes en politique.

Pourquoi une République en février 1848 ?
1848 apporte avec la République un nouveau changement de régime, le n-ième depuis la révolution 1789. Et si si l'on fait le compte de 1789 à 1852, on pourrait caractériser près de dix régimes différents, dont certains ont été de courte durée sinon virtuels. Tocqueville, quelque peu lassé par cette instabilité, évrivait joliment en 1848 :
La monarchie constitutionnelle avait succédé à l’Ancien Régime; la République, à la Monarchie; à la République, l’Empire; à l’Empire, la Restauration; puis était venue la monarchie de Juillet. Après chacune de ces mutations successives, on avait dit que la Révolution française, ayant achevé ce qu’on appelait présomptueusement son œuvre, était finie on l’avait dit et on l’avait cru. Hélas , je l’avais espéré moi-même sous la Restauration, et encore après que le gouvernement de la Restauration fut tombé; et voici la Révolution française qui recommence, car c’est toujours la même. A mesure que nous allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit. Arriverons-nous, comme nous l’assurent d’autres prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent ai cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer.

La Monarchie censitaire dite de Juillet, celle de Louis-Philippe, est une monarchie bâtarde. Les Républicains ne voient plus à quoi sert ce Roi issu des barricades de 1830 : pourquoi ne pas avoir plutôt un président de la République ? Ce qui est décidé en novembre 1848 dans la nouvelle Constitution républicaine. Les Monarchistes légitimistes poursuivent quant à eux la branche d'Orléans de leur haine, Louis-Philippe portant seul le lourd poids du régicide paternel…depuis 1793 ! Il apparaît dès lors comme un double traître, à la Révolution d'une part (il passe à l'ennemi en 1793), à l'idée monarchique d'autre part (il est "fils de régicide"). Cette "double traîtrise" ne le quittera plus…
Chacun des régimes qui se sont succédés de 1789 à 1848 compte à la veille de la révolution de 1848 des partisans, que l'on pourrait regrouper en quatre tendances principales : les Légitimistes (partisans de la branche aînée des Bourbons et du comte de Chambord), les Orléanistes (seuls véritables soutiens du régime en place, mais ils sont divisés en orléanistes conservateurs - Guizot, par exemple - et Orléanistes critiques comme Alexis de Tocqueville), les Bonapartistes et les Républicains. Il s'agit là de "tendances politiques lourdes", que l'on retrouve assez nettement en 1850-51, du moins après l'éradication de l'extrême-gauche démocrate-socialiste.
Cette coupure en quatre "partis" - mot commode mais encore anachronique - n'est peut-être pas la plus pertinente. Ce sont en fait deux "camps" opposés qui s'affrontent en 1848, celui "de la Révolution" (la gauche si l'on veut) et celui "contre la Révolution (un "Bloc des Droites" selon René Rémond dans sa célèbre Histoire des Droites en France). Le camp de la révolution est globalement celui des vainqueurs de 1830, que l'on nomme parfois aussi le parti des patriotes (référence au drapeau bleu blanc rouge) ou parti du peuple (au sens de la nation, pas des classes populaires). C'est un camp très hétéroclite qui rassemble orléanistes, bonapartistes et républicains et qui éclate dès 1848-1849 entre partisans de l'Ordre et partisans de la démocratie sociale.

Les députés républicains élus en 1846 au suffrage censitaire se comptent sur les doigts de la main et appartiennent à la frange républicaine de la bourgeoisie (il sont de gros propriétaires terriens). Marx parle avec mépris de "bourgeoisie avocassière". Le plus à gauche - le terme de radical au sens anglais du terme lui est attribué - est Ledru-Rollin. A Paris il ya les avocats Pierre Marie (ex-gauche dynastique en 1842) et Lazare Carnot (le fils du célèbre général et père de l'homme politique Sadi Carnot, pdt de la république en 1887. En province, Dupont de l'Eure à Brionne, avocat et magistrat, grand propriétaire terrien, très âgé (né en 1767!), Garnier-Pagès, négociant marseillais, élu à Verneuil (Eure), frère du leader de 1830, Ledru-Rollin, élu de la Sarthe, avocat libéral et humaniste, partisan d'une république démocratique et sociale, le plus à gauche du lot, Arago (François), le plus célèbre , grand savant, physicien, astronome, père d'Etienne, qui est en 1848-49 l'artisan de la réforme postale (le premier timbre-poste à la Cérès).

Le 1er timbre-poste date de 1849


Lamartine, le poète et diplomate n'est pas encore un véritable républicain même s'il en est de plus en plus proche.
Les journaux républicains sont tout aussi peu nombreux. Deux titres dominent, Le National (1830), libéral, politiquement modéré, mais très polémique et La Réforme (1843), plus radical (une opposition radicale, pure et dure, ouverte au socialisme et à toute opposition, ainsi Louis Blanc). C'est le journal de Ledru-Rollin, avec comme rédac-chef Flocon, futur ministre de l'Agriculture et du commerce. On peut aussi citer Le Républicain de Raspail (qui paraît de 1834-35) et certains journaux à dominante littéraire, telle la Revue Indépendante(1841), du socialiste Pierre Leroux et de l'écrivain George Sand et quelques feuilles de province à l'influence très limitée.
Les vrais Républicains -  ceux que l'on va appeler les républicains de la veille - sont donc en position de force dans le Gouvernement Provisoire révolutionnaire constitué à la hâte le soir du 24 à l'Hôtel de Ville de Paris (et dont la proclamation est officialisée le 27 place de la Bastille).

La république à l'Hôtel de Ville (24 février 1848)

Le règne de Louis-Philippe (1773-1850) a fortement déçu - à gauche comme à droite. A gauche, on déplore le ralentissement du  processus de réforme à partir de 1833 et son gel par Guizot à partir de 1840. Ce protestant libéral, ancien professeur d'histoire en Sorbonne, admirateur du système anglais, exaspère les républicains et certains orléanistes qui voudraient davantage de réformes politiques et sociales ("seul le possédant est véritablement libre et peut représenter les autres" clame Guizot). A droite, les légitimistes n'ont que mépris pour cette monarchie censitaire trop réformiste à son goût (la charte de 1830 a abandonné le catholicisme comme religion d'Etat, le drapeau tricolore a remplacé le drapeau blanc, le roi"citoyen" est proche de la bourgeoisie financière, il est aussi le fils d'un père régicide). Quant aux bonapartistes - qui se rattachent à la fois aux principes de 1789 et à l'imagerie impériale - ils ne voient le salut que par un coup d'état (tenté en 1836 et 1840). Le bonapartisme est pourtant un cas à part dans l'histoire politique. Le bonapartisme a en effet été à la fois réhabilité et muséifié par la Monarchie de Juillet, pour le rendre inoffensif et servir la cause patriotique. Les élites impériales survivantes ont été réintégrées, Napoléon Ier est largement honoré (dépouilles ramenées aux Invalides, achèvement de l'Arc de triomphe de l'Etoile inauguré en juillet 1837). Mais l'héritier présomptif, Louis-Napoléon, fils de Louis et neveu du grand homme, pose problème au régime. Doit-on prendre au sérieux celui qui a tenté deux pitoyables coup d'état en 1836 (à Strasbourg) et 1840 (débarquement dans le Pas-de-Calais à partir de l'Angleterre où il était réfugié!), qui a écrit en prison (il est interné à vie en 1840, mais s'évade en 1846 de la forteresse de Ham (Somme) déguisé en maçon !) des ouvrages d'inspiration saint-simonienne comme L'extinction du paupérisme ? La réponse est positive : l'aventurier est pris au sérieux, y compris d'ailleurs en 1848, où il est persona non grata en France - il apparaît furtivement le 27 février et on ne le revoit durablement en France qu'en septembre 1848. En le condamnant et en l'emprisonnant en 1840, le régime en a fait un martyr et un opposant officiel, tandis que la légende napoléonienne en sort grandie (parallèles de l'enfermement avec son oncle). Dans les campagnes, le mythe impérial reste très présent et dans certaines zones reculées, on croit l'Empereur encore vivant quelque part…

Au fond, pour le parti de la révolution, la frustration est grande d'une révolution de 1830 sans lendemains démocratiques. De fait, l'esprit de 1848 est bien dans la droite ligne des révolutions de 1789-1792 (surtout d'ailleurs de 92-93) et 1830 : il faut prolonger un grand mouvement historique qui a été trop vite infléchi sous la Monarchie de Juillet. L'histoire de 1848 est donc hautement une histoire de symboles. D'ailleurs, l'historiographie des années 1840 marque une véritable exaltation de la révolution française, et surtout celle de 1792, qui bénéficie pleinement et avec un curieux effet retard, de la dynamique romantique. Par exemple L'histoire de la révolution française de Michelet (dont la publication débute en 1847 et dont le cours au Collège de France lui vaut une interdiction du gouvernement en janvier 1848) , celle aussi du socialiste Louis Blanc (en 1847), L'Histoire des Girondins de Lamartine (en 1847), L'Histoire des Montagnards d'Alphonse Esquiros.

Un système complexe de causalités : l'analyse tocquevillienne de 1848


Les historiens aiment à trouver des causes aux événements, c'est même l'essentiel de leur travail. Avec le risque de "trop" expliquer l'événement grâce au recul, de proposer des causalités presque trop évidentes a posteriori. La problématique centrale demeure celle de l'échec de la Monarchie de Juillet de Louis-Phlippe : échec prévisible ou pas ? attendu ou pas ? De toute évidence, 1848 n'a rien pour surprendre (contrairement à 1789 ou même les Trois Glorieuses), mais elle surprit tout le monde, et en premier lieu Louis-Philippe, incapable d'y faire face. Le duc Albert de Broglie, alors secrétaire d'ambassade  raconte : "L'événement me tomba sur la tête comme la foudre et l'imprévu, quoi qu'on fasse pour l'expliquer après coup, demeure toujours incompréhensible".
Tocqueville n'a pas été un authentique quarante-huitard. Cet aristocrate libéral et éclairé était hostile à la République démocratique et sociale qui se profilait. Il n'a pas été étonné ni fâché de la répression de juin 1848. Pourtant, il fut probablement - et à chaud - l'un des plus pénétrants analystes politiques de cette révolution in progress. Dans ses Souvenirs des événements, publiés en 1850, il consacre le Livre II, ch I de son livre  aux "causes du 24 février". Il rappelle que pour les tenants de la monarchie de juillet, il n'y eut pas de causes véritables. Ce fut une "surprise", un "pur accident", un "coup de main heureux". Il élabore ensuite toute une théorie de la causalité historique, balayant à la fois les grands systèmes "mathématiques" de causalité, qui établissent une chaîne fatale d'enchaînement et la croyance un peu naïve dans le hasard, l'irrationnel et l'accidentel. L'apport essentiel de Tocqueville - pour la Révolution de 1848 comme pour celle de 1789 - est de dégager des causalités multiples "fécondées" par quelques imprévus. Il met ainsi en avant certaines causes générales :
1. Le mépris des dirigeants de Juillet, du personnel politique etc. (inutile d'y revenir, c'est la cause la plus entendue)
2.la révolution industrielle parisienne depuis 1815 et l'afflux d'une population ouvrière de plus en plus pénétrée des nouvelle théories politiques et économiques. Tocqueville montre bien à quel point Paris est resté depuis 1789 une ville d'opposition, une ville révolutionnaire prête à s'enflammer. Paris est en effet demeuré le Paris de la Révolution, avec ses maisons anciennes, ses ruelles étroites, sa forte densité de population. Un Paris pré-haussmannien, qui facilite les regroupements, les barricades. Si le Paris à l'est d'un axe Rue Saint-Jacques/Rue Saint Martin est plus populaire que celui de l'ouest, le mélange social est encore réel au sein des immeubles où les riches habitent les étages inférieurs et les pauvres les étages supérieurs (les mansardes pour les plus démunis). Paris est surpeuplé, sous alimenté, en proie encore à de graves épidémies (le choléra sévit en 1849, décimant même une partie de l'Assemblée)  et toujours en effervescence politique et sociale (émeutes en 1832-1834-1839), en raison d'une population d'ouvriers, de petits boutiquiers et d'artisans, d'étudiants, un peuple de sans-culottes en puissance, des "classes dangereuses" qui font peur. Peur irrationnelle de la "vile multitude" (Thiers), ou de la "populace" (Hugo, bien avant qu'il ne se prenne de compassion pour le peuple de Paris et le peuple tout court dans Les Misérables). Les lecteurs bourgeois se font des frayeurs en lisant en feuilleton les Mystères de Paris d'Eugene Sue, découvrant avec horreur et curiosité la vie de "ces barbares qui sont au milieu de nous" (et ils le sont littéralement, dans les rues de Paris).
3. La centralisation du pouvoir en France est présentée par un Tocqueville assez girondin comme une circonstance favorable à la Révolution. Se rendre maître de Paris, c'est se rendre maître de la France. Pour lui, la centralisation politique et administrative n'a que des effet néfastes, elle est force apparente et une faiblesse réelle: elle contribue à l'apathie, à la dégradation des mœurs publiques, à l'arbitraire, à l'affrontement des classes et cela contribue ainsi selon lui à alimenter l'esprit révolutionnaire, aggravant les tendances les plus dangereuses des démocraties, celles d'un ultracentralisme étatique qui tendrait à persuader la multitude qu'elle ne dépendant que de l'Etat pour les sortir de la misère, mais aussi leur donner aisance et bien être. Le libéral Tocqueville a évidemment en ligne de mire les idées socialistes et il craint d'ailleurs surtout le socialisme, non par ses caractéristiques utopiques, mais en raison de ses tendances centralisatrices et bureaucratiques). Pour lui, la vraie démocratie politique se situe en Amérique, où relève t-il les idées socialistes n'ont pas cours.
4. L'instabilité chronique d'une société française qui a connu de multiples secousses révolutionnaires depuis 1789, un effet néfaste de la répétition des révolutions et des cycles politiques qui leur succèdent. Tocqueville n'est pas contre 1789, bien au contraire, mais il dénie aux socialistes et aux révolutionnaires la prétention d'être les continuateurs de 1789, et à la Révolution de 1848 d'en être le complément ou le prolongement (thèse jacobine d'un Louis Blanc) Et puis il y a la lassitude des épisodes révolutionnaires (lire le texte un peu plus haut).

L'exposé des "imprévus" historiques est surtout centré sur trois ou quatre faits :
1. D'une certaine manière, "l'imbécillité sénile" de Louis-Philippe en 1848 apparaît à Tocqueville comme un "accident historique" improbable au regard du passé et de la personnalité du Roi, tant sa faiblesse politique est "encore presque incroyable après que l'événement l'a montrée". Tocqueville fait alors un portrait dévastateur du Roi :
"Je me suis demandé quelquefois ce qui avait pu: produire dans l’âme du roi cet accablement soudain et inouï? Louis-Philippe avait passé sa vie au milieu des révolutions et ce n’était assurément ni l’expérience, ni le courage, ni l’esprit qui lui manquaient, bien qu’ils lui aient fait si complètement défaut ce jour-là. Je crois que sa faiblesse vint de l’excès de sa surprise; il fut terrassé avant d’avoir compris. La révolution de Février fut imprévue pour tous, mais pour lui plus que pour aucun autre; nul avertissement du dehors ne l’y avait préparé, car, depuis plusieurs années, son esprit s’était retiré dans cette espèce de solitude orgueilleuse, où finit presque toujours par vivre l’intel­ligence des princes longtemps heureux, qui, prenant la fortune pour le génie, ne veulent plus rien écouter, parce qu’ils croient n’avoir plus rien à apprendre de personne. Louis-Philippe d’ailleurs avait été déçu, comme j’ai déjà dit que ses ministres le furent, par cette lueur trompeuse que jette l’histoire des faits antérieurs sur le temps présent. On pourrait faire un tableau singulier de toutes les erreurs qui se sont ainsi engendrées les unes des autres sans se ressembler. (…) Détourner l’esprit de la constitution sans en changer la lettre; opposer les vices du pays les uns aux autres; noyer doucement la passion révolutionnaire dans l’amour des jouissances matérielles telle avait été l’idée de toute sa vie; elle était peu à peu devenue non seulement la première mais l’unique. Il s’y était renfermé; il y avait vécu; et lorsqu’il s’aperçut tout à coup qu’elle était fausse, il fut comme un homme qui est réveillé la nuit par un tremblement de terre et qui, sentant au milieu des ténèbres sa maison croulante et le sol même qui semble s’abaisser sous ses pieds, demeure éperdu dans cette ruine universelle et imprévue."

Louis-Philippe-la-Poire-Gargantua par Daumier

2.Le deuxième impondérable historique est tout aussi lié à la bêtise du pouvoir et à son manque de lucidité politique. Les décisions prises au début de 1848 apparaissent aberrantes ou incroyablement contre-productives. Ainsi lorsque Guizot décide la suspension du cours d'histoire de Michelet au collège de France, Michelet qui est déjà la star du quartier latin (on se presse à ses cours) et qui vient de publier une histoire de la révolution, affiche des positions républicaines. Quel paradoxe qu'un historien (Guizot), dont le cours en Sorbonne avait été interdit de 1822 à 1828 prenne une telle décision à l'encontre d'un autre historien!
De plus, la gestion politique des banquets républicains s'avère désastreuse. On sait que l'un des événements déclencheur de la Révolution est l'interdiction du grand banquet prévu initialement le 14 janvier 1848 puis reporté le 22 février et à nouveau interdit le 21. Le 22, les Parisiens venus des faubourgs est et du Quartier Latin occupent la place de la Concorde et ne quitteront plus la rue les jours suivants ! Il faut se souvenir que sous le régime des années 1840, les associations sont illégales (art.291 du code pénal), traquées par le pouvoir depuis 1839 et la plupart de leurs dirigeants républicains sont en prison à la veille de la Révolution (Blanqui, Barbès). C'est cette chape de plomb qui encourage les Républicains à trouver d'autres formes d'action et de rassemblements comme la grande campagne des banquets de 1847-48, ainsi les 70 banquets organisés rassemblant 17000 convives.
3. Un dernier impondérable historique semble avoir été celui du pur hasard. Alors que le peuple est en ébullition et que tout peut arriver -soit les journées du 22 et du 23 février - une balle perdue (Maurice Aguhlon en profite pour relever dans ses ouvrages qu'on pourrait ainsi considérer avec cynisme que le hasard est le seul moteur de l'histoire!) . Le 23 à 22h30, un coup de feu (accidentel, mais il atteint un soldat) part boulevard des Capucines (ministère des affaires étrangères), à un point de rencontre entre les manifestants parisiens et la troupe, et il s'en suit une fusillade confuse : 100 morts (?), bientôt promenés sur des charrettes dans les quartiers populaires au son du tocsin…(c'est la sinistre "promenade dite des cadavres"). On connaît la suite : attaque le 24 du palais des Tuileries évacué par le Roi, invasion du Palais-Bourbon, formation à l'Hôtel de Ville d'un gouvernement provisoire qui empêche toute restauration (celle de la duchesse d'Orléans, qui aurait été lé régente du comte de Paris).


165 ans plus tard
Avec un peu plus de recul historique, que peut-on conclure ?
*Les causalités politiques tournent toujours autour de la faiblesse dynastique et plus généralement de la monarchie censitaire mise en place en 1830, cause de frustrations (révolution non terminée). Des causalités plus évidentes a posteriori qu'en 1848 où seule apparaît évidente aux opposants (à Tocqueville notamment) la nullité du Roi.. Il n'y a pas en France - contrairement à l'Angleterre - de véritable tradition politique d'une telle monarchie, ce qui laisse - contrairement là aussi au modèle anglais - une véritable opportunité au mouvement républicain. La république devient un recours naturel, bien plus que la monarchie, autant  sous ses formes libérales que réactionnaires avec les légitimistes. Ce qu'il faut bien percevoir, c'est que l'échec de la monarchie de Juillet est un échec fatal : cela explique la volonté opiniâtre des historiens de comprendre la révolution. En effet, 1848 marque la fin définitive du régime monarchique en France, avec un retour en arrière impossible. Désormais, les tentations autoritaires - qui existent toujours dans la France de la Révolution et des droits de l'Homme - seront de nature politique très différente.

*Les causalités extérieures ont parfois été avancées, à travers l'idée d'un printemps des peuples, d'une révolution à l'échelle européenne. En réalité, si la dimension européenne de 1848 ne fait aucun doute (avec les mouvements révolutionnaires des Allemands, Italiens, Polonais, en Hongrois, autrichiens, etc.), elle ne se manifeste qu'après février 1848 et c'est donc la France qui donne l'élan, non l'Europe qui influence la France. Ce que l'on peut relever tout de même, ce sont les frustrations générées par la politique extérieure de la Monarchie de Juillet, dans un contexte de plus en plus national et nationaliste. Louis-Philippe et Guizot préfèrent le statu quo autour des Traités de 1815 plutôt que de risquer une dérive belliciste. Une prudence très critiquée par l'opposition, qui pourtant n'aura après 1848 pas d'attitude très différente (les républicains ne lancent pas les troupes au secours de l'Europe en révolution et ne réitèrent pas 1792, Bonaparte est élu sur un programme de paix et non pas de guerre extérieure). Ces traités ne sont cependant pas digérés : rappelons que la France est revenue en 1815 aux frontières de 1789, perdant tous les acquis de la Révolution et de l'Empire (sauf Avignon, Mulhouse et Montbéliard).

Berlin, mars 1848

* Il faut évidemment rouvrir un grand débat historique sur la coïncidence (?) entre la révolution (en France et au-delà en Europe) et la grande crise économique de 1846-47. On a pu ainsi parler de "dépression du milieu du siècle", entre les deux poussées de Révolution industrielle sous Louis-Philippe et sous Napoléon III. Comme souvent, les crises économiques - rappelons celle qui précède la révolution de 1789 et qui n'est que très conjoncturelle - ne constituent jamais un facteur unique et révèlent des problèmes plus profonds.
Qu'en est-il de cette dépression de 1846-47 ? Dans son Histoire sociale de la France au 19ème siècle, Christophe Charle montre bien que la crise de 1846-47, venue d'Angleterre, est d'abord une crise rurale, liée aux mauvaises récoltes et à la maladie de la pomme de terre. Or il faut se rappeler que 75% de la France est encore rurale. La hausse brutale des prix (dans une phase Kondratieff de baisse 1815-1848) plonge d'abord le prolétariat rural dans la misère, une misère qui s'étend aux nombreux artisans ruraux (qui fournissent les campagnes), puis à une partie du prolétariat urbain et à la petite bourgeoisie industrielle et commerçante pendant le difficile hiver 1846. Si l'accentuation de la misère est délicate à mesurer, elle est de grande ampleur. La petite industrie rurale ne se remettra jamais de cette crise, enclenchant ainsi un vaste mouvement d'exode vers les villes, où se développe un marché plus prometteur. Dans le Paris de 1847, le paupérisme est généralisé et il s'accentue avec la crise : 70 à 80% de la population est composée de misérables ne laissant  quasiment rien à leur mort et n'ayant même pas de quoi se payer un enterrement. Dans certaines régions - qui deviendront parfois des bastions rouges - se produit une désaffection par rapport aux notables, jugés incapables de faire face aux problèmes et supposés s'enrichir sur le dos des miséreux (ce qui est souvent le cas, la crise bénéficiant aux propriétaires capables de racheter les biens). Des troubles éclatent en 1847 en Lorraine, Normandie, Bretagne, Bourgogne, qui sont très durement réprimés (3 condamnations à mort dans l'Indre cf. Flaubert), ce qui accentue les rancunes et les haines. Les mesures de secours et d'abaissement des droits de douanes sont inefficaces et révèlent les insuffisances des moyens de transport (chemin de fer encore embryonnaire, la crise ayant purement arrêté la progression du PLM vers le sud).

Manifestations en 1847

La crise est donc un révélateur économique et social, mais elle n'influe pas sur les événements de 1848, dans la mesure où la période critique est passée début 1848, la récolte de 1847 ayant été excellente . La crise n'est pas non plus un révélateur du paupérisme. Le paupérisme est déjà une préoccupation majeures des années 1830-40, ce qui explique le succès des doctrines de Fourier et de Saint-Simon. Préoccupation que partage Louis-Napoléon Bonaparte, candidat victorieux à la présidence en décembre 1848 et auteur du très saint-simonien L'extinction du paupérisme en 1846.

Que reste t-il de 1848 ?

Marianne sur son char (allégorie républicaine)

Dans la mémoire républicaine,  telle qu'elle se transmet de 1852 à la fin du XIXème siècle, la Seconde République, est accueillie avec enthousiasme, et elle est poignardée (dans le dos) par un démagogue ambitieux du nom de Bonaparte. La république de Gambetta et de Jules Ferry cherche à se définir explicitement contre le bonapartisme, fossoyeur de la république. La Seconde République reste donc une référence fondatrice, autant que 1789, même si l'on a tendance à nier tout caractère républicain au bonapartisme d'avant 1852. De fait, les survivants de 1848, tel Hugo vont accorder avec empressement leur parrainage à la Troisième République, continuatrice de la Seconde...
Par la suite, la mémoire de 1848 est défendue par toute l'école historique républicaine, ainsi dans L'Histoire de France de Lavisse sous la IIIème république mais sans les passions que suscite 1789.
La panthéonisation républicaine à  partir de 1885 tend à figer la révolution dans la célébration des grands hommes : on y transfère notamment HUGO, CARNOT (le premier), BODIN (tué sur les barricades en 1851), puis sous la IVème Victor SCHOELCHER (en 1948,lors du centenaire, il est enfin question de l'abolition de l'esclavage dans les colonies!). Les anniversaires ne suscitent pas d'engouement particulier: le 50ème anniversaire se déroule en 1898 sur fond d'affaire Dreyfus et voit la naissance de la Ligue pour la défense de Droits de l'Homme par des Dreyfusards acquis aux grands principes des Lumières et de la Révolution (y compris celle de 1848). Le 100ème anniversaire en 1948 a donc lieu sous la IVème république. La Poste émet une série de timbres intéressante car elle marque une volonté d'équilibre politique, mais plutôt située à gauche qu'à droite. C'est en effet rappeler que de février 1848 à juin 1848, la République s'est définie comme DEMOCRATIQUE ET SOCIALE. On y réprésente ainsi le socialiste Louis Blanc, le radical Ledru-Rollin, l'ouvrier Albert (membre ouvrier du gouvernement provisoire, une première en France et presque une dernière!), le socialiste anarchiste Proudhon, les révolutionnnaires intransigeants Blanqui et Barbès.

Timbres-poste 1848-1948 : il souffle encore l'esprit de la Libération.

Le 150ème anniversaire a lieu en 1998 et il contraste par sa discrétion avec les délirantes célébrations en 1989 du bicentenaire de la Révolution française. Il apporte toutefois du nouveau : de nombreuses commémorations sont relatives à l'abolition de l'esclavage et de nouvelles approches historiographiques permettent une meilleure connaissance de la province révolutionnaire. On y réfléchit aussi sur les enjeux idéologiques et politiques (le suffrage universel, le citoyen), sur le genre (les femmes de 48), sur les cultures politiques et symboliques (les Marianne de 1848/1849, chères à Maurice Agulhon). On réhabilite aussi largement l'inurrection provinciale contre le coup d'Etat de 1851 (celle du Var notamment, un département qui fut très à gauche!).

Difficile de considérer que la Seconde République n'a pas eu un grand rôle ni de grandes réalisations à son actif. Elle décrète le suffrage universel masculin, abolit l'esclavage et la peine de mort pour raisons politiques, pose les principes du droit au travail et élabore une constitution républicaine qui sépare et équilibre les pouvoirs. Elle tient donc une place fondamentale dans la culture républicaine. Elle est en effet à l'origine de toute une tradition politique avec la distinction entre Démocratie ou Ordre, république populaire et sociale ou république bourgeoise, régime de progrès ouvert aux revendications des masses ou régime strictement constitutionnel. L'épisode quarante-huitard a renforcé en outre trois traits majeurs du programme républicain : se prémunir du pouvoir personnel (il faudra à Louis-Napoléon un coup d'état pour s'imposer!), tenir l'État laïque à l'écart de l'influence catholique, faire que la République soit humaine et tempère par des mesures socialisantes les duretés du libéralisme économique. Et si la Seconde République est un peu oubliée de nos jours, c'est peut-être que ses apports ont été entièrement intégrés et sont désormais considérés comme allant de soi.
M.Agulhon, dans la conclusion de ses quarante-huitards, distingue deux bilans de la période, celui de la République idéale, celle justement des quarante-huitards, idéaliste sinon utopique, et qui a réussi à porter en elle un souffle, un esprit républicain, une forme d'espérance, avec une aura sentimentale et mystique (une République que n'a pas du tout comprise Marx), que l'on peut appeler un "romantisme populaire". C'est pour résumer la "République à conception morale et à contenu maximal". L''autre bilan est celui de la république officielle, avec un régime porté par une bourgeoisie conservatrice attentive à l'Ordre, dépouillée de tout socialisme et de toute mystique populaire, de toute visée de réforme sociale. C'est la République de 1850 puis celle de Thiers, une "République à conception institutionnelle et à contenu minimal". Au centre, un orléaniste libéral comme Tocqueville n'a guère sa place : son tropisme anglo-saxon et son girondisme l'éloigne à la fois du jacobisme révolutionnaire et du conservatisme frileux sinon réactionnaire.

Deux conceptions de la république qui sont bien la source de nos principales traditions politiques de l'époque contemporaine et du clivage droite/gauche.

 

Rue Soufflot en...1848.

Rue Soufflot en...1968

 

 

 

 
      

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