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"Revivre" de Gérard Manset

On voudrait revivre.
Ça veut dire :
On voudrait vivre encore la même chose.
Refaire peut-être encore le grand parcours,
Toucher du doigt le point de non-retour
Et se sentir si loin, si loin de son enfance.
En même temps qu'on a froid, quand même on pense
Que si le ciel nous laisse on voudra
Revivre.
Ça signifie :
On voudrait vivre encore la même chose.
Le temps n'ai pas venu qu'on se repose.
Il faut refaire encore ce que l'on aime,
Replonger dans le froid liquide des jours, toujours les mêmes
Et se sentir si loin, si loin de son enfance.
En même temps qu'on a froid, qu'on pleure, quand même on pense
Qu'on a pas eu le temps de terminer le livre
Qu'on avait commencé hier en grandissant,
Le livre de la vie limpide et grimaçant
Où l'on était saumon qui monte et qui descend,
Où l'on était saumon, le fleuve éclaboussant,
Où l'on est devenu anonyme passant,
Chevelu, décoiffé, difforme,
Chevelu, décoiffé, difforme se disant
On voudrait revivre, revivre, revivre.
 
On croit qu'il est midi, mais le jour s'achève.
Rien ne veut plus rien dire, fini le rêve.
On se voit se lever, recommencer, sentir monter la sève
Mais ça ne se peut pas,
Non ça ne se peut pas,
Non ça ne se peut...


 

  Aux origines des Rolling Stones, il y a 50 ans...

 

Les Rolling Stones des débuts (le premier concert est daté du 12 juillet 1962 au Marquee Club de Londres) ressemblent aux centaines de groupes anglais qui jouent de la musique américaine au moment où les Beatles émergent de leur province (leur single Love me do sort en octobre 62). Ce qui différencie fondamentalement les Stones des formations du Mersey Beat de Liverpool, c'est de ne jouer à leurs débuts que de la musique dite "noire" (blues, rhythm & blues) et d'avoir grandi au sud de l'Angleterre, à Cheltenham, dans le Comté de Kent ou à Londres même. Autre particularité, celle d'appartenir à des milieux socio-culturels assez variés sinon disparates. Deux vrais "prolétaires" seulement dans le groupe originel des Rolling Stones qui comprend cinq membres [et même six si l'on inclut le pianiste Ian Stewart, qui restera en retrait] le bassiste Bill Wyman (William Perks de son vrai nom) et le batteur Charles (dit Charlie) Watts, dont les parcours sont significatifs d'une certaine insouciance du lendemain. Le premier est le fils d'ouvriers de la banlieue londonienne, et tout le prédestine à un destin ordinaire. Elève brillant d'une grammar school, son père lui interdit de poursuivre des études supérieures car un fils d'ouvrier doit avant tout travailler. Au début des années soixante, il a une situation très convenable dans un bureau d'ingénieurs et s'est marié avec une fille rencontrée au bal ; mais pour jouer du blues et du rock, il ne va pas hésiter à se détourner du monde du travail, qu'il abandonne définitivement en 1963. Le second, authentique cockneylondonien, est aussi d'un milieu très modeste (le père était un petit employé de British Railway, la mère ouvrière), mais il suit malgré tout des études à l'Harrow Art College et commence au début des années soixante une carrière assez prometteuse dans la publicité, qu'il quitte lui par amour de la musique de jazz. Deux autres membres du groupe, qui en forment d'ailleurs l'ossature d'origine, viennent de la grande banlieue sud-est de Londres, à une demi-heure environ de Victoria Station. La famille de Mick Jagger habite une coquette detached house de Dartford, une cité plutôt ouvrière ; les fonctions enseignantes du père (chargé de cours au début des années soixante au British Sports Council) lui donnent une évidente renommée et, pour le futur chanteur des Rolling Stones, de belles perspectives d'études supérieures. Celui-ci intègre en effet en 1961 la London School of Economics. Un peu moins favorisé socialement — son père est un contremaître sans avenir de la lower middle class — le jeune Keith Richards fréquente quant à lui une Art school locale de piètre réputation. Le cinquième Stones est relativement atypique : la famille de Brian Jones est d'origine galloise et vit à Cheltenham, dans les Costwold Hills, au nord-ouest de Londres. Nous sommes dans un milieu plutôt petit-bourgeois, puisque le père a une bonne situation chez Dowty, une entreprise d'aéronautique, tandis que Brian fréquente la grammar school, dont il est renvoyé en 1958 pour toute une série de provocations et de scandales, y compris une paternité avec une jeune fille de 14 ans! Le jeune homme instable - il mourra noyé dans sa piscine en 1969 dans des circonstances mal élucidées - part alors pour Londres à la recherche de la gloire, vivant d'expédients et d'emplois précaires.
     Ce qui réunit tous ces jeunes gens au début des années soixante, ce n'est pas la vie de beatniks musiciens qu'ils vont adopter en abandonnant leur métier ou leurs études, mais c'est la passion pour la musique noir-américaine. Dans le Sud de l'Angleterre et particulièrement à Londres, la vogue du skiffle a plutôt généré un mouvement "traditionnaliste" (le trad boom), porté vers les formes plus "pures" de la musique noire, comme le blues et le style New Orleans. A cette époque, jouer du blues sans être noir et américain constitue une sorte de curiosité : un groupe s'est ainsi fait à Londres une certaine réputation, l'Alexis Korner Blues Incorporated, qui se produit à l' Ealing Club, lieu de rencontre de toute une bohème londonienne, beatniks, étudiants, artistes, musiciens en herbe. C'est avec cette formation que jouent et chantent quelques mois Brian Jones, Charlie Watts, Keith Richard(s) — qui abandonne quelques années le s  à la fin de son nom en hommage au musicien américain Little Richard — et Mick Jagger, avant de fonder en juin 1962 leur propre groupe, dont le nom Rolling Stones est aussi le titre d'un standard du blues noir. C'est d'ailleurs dans de petites revues de jazz, comme Jazz News, qu'est annoncée la création de ce groupe totalement inconnu du grand public, dont le but avoué est de réaliser une "fusion" musicale entre le rhythm and blues et le rock and roll. Pour mieux appuyer ce choix esthétique, le guitariste Brian Jones lit cette revue spécialisée et se montre à l'occasion un très bon critique de jazz. Quant au batteur Charlie Watts, il est depuis sa plus tendre enfance un amateur éclairé de jazz, écoutant Louis Armstrong, Duke Ellington et surtout Charlie Parker et Buddy Rich. Même si le jazz conserve encore dans les élites une image de marginalité et de bohème, ces jeunes gens sont loin d'être les autodidactes incultes et mal élevés stigmatisés quelques mois plus tard par une presse populaire déchaînée.

Stones 1962 (Ian Stewart,Keith Richards, Charlie Watts, Brian Jones, Bill Wyman, Mick Jagger)

 

Succès d'estime un an plus tard, pendant l'été 1963, en plein début de folie beatlemaniaque, avec un 45 tours (Come on  de Chuck Berry) qui reprend un classique du rock 'n'roll américain, chanté par un artiste noir.

 

Le tout jeune imprésario des Rolling Stones, Andrew Loog Oldham, est déçu malgré le contrat qu'il a réussi à décrocher chez Decca : tandis que les Beatles caracolent en tête du hit-parade avec From Me To You  et She Loves You, ses poulains sont très mal classés, ce qui les prive en grande partie d'une couverture médiatique honorable. Le Daily Mirror  leur consacre  bien en juin une colonne entière, mais il limite son commentaire à l'éviction des Stones du Crawaddy Club, appartenant à une chaîne hôtelière bien pensante. Les journaux spécialisés dans le music business (Melody Maker, NME, Music Echo, Record Mirror ) s'intéressent surtout aux groupes en tête du Top Twenty, ce qui poussera d'ailleurs le chanteur Mick Jagger à dénoncer la tyrannie du hit-paradeanglais et de ses relais journalistiques.

Les prestations télévisées du groupe ne sont guère plus encourageantes, car les producteurs des émissions pour les jeunes ne veulent prendre aucun risque, les Beatles constituant la seule référence scénique, vestimentaire et capillaire. La première apparition des Stones à la télévision (Thank You Lucky Stars sur ABC le 6 juillet 1963) vaut même à la chaîne des appels de gens outrés par la présentation du groupe (vêtements bohèmes, cheveux plus longs que les Beatles, sourires arrogants, poses ambiguës).
     Devant cet échec, Andrew Loog Oldham n'est pas homme à se décourager, car il connaît déjà toutes les ficelles du show-business. De 16 à 18 ans, il travaille dans la boutique de Mary Quant à Chelsea, au moment où celle-ci fait ses premières grandes créations, et accessoirement se retrouve dans les vestiaires d'un club de Soho. Son ambition est démesurée, mais il sent bien que la période est extraordinairement favorable à la réussite individuelle. En février 1963, il rencontre Brian Epstein - l'heureux imprésario des Beatles - dans un studio de télévision et lui propose ses services; au sein de la société d'Epstein, il s'occupe de la publicité pour des groupes moins connus que les Beatles. Lorsqu'en avril 1963, un ami journaliste au Record Mirror lui conseille d'aller écouter les Rolling Stones, il a déjà dans l'idée de devenir le manager de "nouveaux Beatles". Il parvient même à convaincre un ancien agent de théâtre, Eric Easton, de se lancer dans l'aventure de la musique pop. Andrew Loog Oldham a une stratégie : inutile de chanter des morceaux des Beatles et de chercher à leur ressembler si l'on veut construire une carrière durable. S'appuyant sur les personnalités des Stones et leurs tendances à la vie de bohème, à la provocation anti-bourgeoise et à une sexualité (relativement) débridée, il va mener avec brio l'une des campagnes de publicité les plus réussies de l'histoire de la musique populaire, qui pourrait se résumer à quelques slogans repris par toute la presse de l'époque, et notamment le Daily Mirror et le Melody Maker  :

Laisseriez-vous votre fille aller (ou se marier) avec un Rolling Stone ?
Les Stones sont le groupe que les parents aiment haïr.
Aimé par les enfants détesté par les parents.
Le jour où ils utiliseront de l'after-shave ce sera le jour de leur disparition.

Au dos de la pochette de leur premier disque, il n'hésite pas à affirmer sa "philosophie" de la musique pop :

 Les Rolling Stones sont plus qu'un simple groupe — ils sont un mode de vie.

Le génie publicitaire de ce jeune imprésario est incontestable, mais il n'a fait qu'exploiter la nature profonde de ces jeunes gens un peu potaches, mais aussi exhibitionnistes et anticonformistes ; ceux-ci auront avec le recul tendance à minimiser les manipulations médiatiques de Oldham afin de mettre en valeur leur originalité propre. Keith Richards expliquera ensuite que les Stones vont très vite transgresser l'image stéréotypée et fabriquée de "mauvais garçons" issus de l'univers de Burgess, en imposant un style très hétéroclite de Rockersbeatniks. Dans la célèbre émission de variétés d'ITV Ready,Steady, Go!,en août 1964, les Rolling Stones se présentent en fait au naturel, avec des vêtements de tous les jours. C'est pour l'époque un grand événement de télévision, tant les Stones semblent se démarquer de l'image pop traditionnelle ! L'évolution est encore plus nette dans les Ready, Steady,Go! de la rentrée : Mick Jagger enlève sa chemise et chante en tee-shirt immaculé avec un accent qui rappelle à la fois les faubourgs de Londres et ceux de Chicago ; Keith Richards a l'air débraillé avec son jeans, ses boots noires et un blouson trop court ; Brian Jones porte un pull à col roulé et Bill Wyman une grosse veste en velours côtelé. Les cheveux sont très longs et surtout mal coiffés, cachant les yeux et les oreilles et débordant le long du cou. Sur les pochettes des disques, les clins d'œil aux Beatles sont évidents, mais il s'agit surtout de marquer la particularité du groupe. La photographie du premier 33 tours, signée Nicholas Wright, traduit bien, à travers des visages fermés, des cheveux peu soignés (les mèches rebelles de Mick Jagger), des vêtements disparates cette particularité. En 1965, alors que Robert Freeman compose pour les Beatles la photographie popde l'album Rubber Soul, Decca utilise le talent d'un jeune photographe à la carrière déjà très prometteuse, David Bailey, bientôt l'une des figures emblématiques du Swinging London. Sur la pochette du disque Out Of Our Head , on note la même utilisation du grand angle pour déformer les visages, mais Bailey jette une lumière crue et sans concession sur les membres du groupe, tandis que les Beatles sont déjà des stars lointaines et presque inaccessibles : difficile de ne pas voir au premier plan les cheveux gras et les boutons acnéiques de Keith Richards, les poches sous les yeux vides de Brian Jones, tandis qu'à l'arrière-plan Mick Jagger entrouvre légèrement ses lèvres charnues !
     Les textes des pochettes des premiers 33 tours confortent cette image. Andrew Oldham écrit au dos du deuxième disque des Stones (The Rolling Stones No 2, 1964) un pastiche ambigu de A Clockwork Orange, où l'on relève ce genre de littérature (d'ailleurs difficilement traduisible car essentiellement composée d'expressions ou de mots familiers) :

Dedans {la pochette}, il y a le dernier disque des Stones. Cherche bien au fond de tes poches le fric pour acheter ce disque de groovies {choses à la mode et excitantes à la fois} et de mots inhabituels. Si t'as pas de tune, regarde cet aveugle, tape-lui sur le crâne, vole son portefeuille et une fois que t'as le fric, tu lui donnes un bon coup, parfait, un autre disque vendu.

La plaisanterie (?) est de très mauvais goût à la lumière de l'évolution de la délinquance — ce genre de faits divers deviendra réalité avec l'apparition d'une ultra-violence juvénile — mais elle faisait partie à l'époque de la stratégie publicitaire de l'imprésario des Rolling Stones. Personne n'en imaginait bien les tragiques retombées, au moins avant le meurtre en 1969 au festival d'Altamont d'un jeune homme en plein concert par un membre du service d'ordre des Hell's Angels.
                En tournée, la Stonemaniaprend des proportions qui inquiète une presse habituée aux débordements nombreux mais pacifiques qui accompagnent les "gentils" Beatles. Durant tout l'été 1964, les journaux et tout particulièrement le très conservateur Daily Telegraph  relate les émeutes et les incidents qui ponctuent toutes les manifestations scéniques du groupe, en Angleterre et hors d'Angleterre. A Manchester, il faut mobiliser 50 policiers pour contenir 3000 adolescents déchaînés. A Blackpool, le concert dégénère en bataille rangée d'une violence inouïe, mais le groupe continue à jouer dans le chaos. D'autres émeutes ont lieu à La Haye, à Belfast (à cause de l'annulation du concert), à Jersey et la police locale, débordée, commence à laisser agir un service d'ordre musclé, recruté dans les bandes de Rockers. Aujourd'hui encore, les documents sur les concerts de 1964/1965 impressionnent par l'hystérie violente des fans : ceux-ci montent sur la scène et sont repoussés sans ménagement par le service de sécurité, jusqu à ce que leur nombre empêche la poursuite du show. Le Mirror rapporte le 22 octobre 1964 les incidents qui ont suivi le passage des Stones à l'Olympia de Paris, quelques mois après la tranquille prestation des Beatles, passée elle inaperçue ou presque :

Des centaines d'adolescents à la débandade ont arraché des sièges et cassé des vitres dans un théâtre parisien aujourd'hui à la fin d'un concert donné par le groupe beat anglais Rolling Stones. La police a été appelée. Les policiers poussèrent le public hors du théâtre et mirent quelques jeunes dans les cars de police (...) mais beaucoup d'autres (...) arrachèrent des affiches, cassèrent des vitrines et déchirèrent les devantures des kiosques à journaux. Dans un café, les jeunes renversèrent des tables et jetèrent des clients sur le trottoir.

Disco Revue 1964

De tels événements ne sont pas faits pour améliorer l'image négative que la presse hexagonale donne des groupes pop anglais, mais ils sont significatifs des frustrations d'une partie de la jeunesse française. On assiste aux abords de l'Olympia à un mini-mai 68... les slogans politiques en moins.
Une tournée aux Etats-Unis (été 1964) est préparée par Andrew Oldham avec les mêmes recettes : la "mauvaise réputation" des Rolling Stones et leur statut de "nouveaux Beatles" voire de "remplaçants" des Beatles. Le manager inonde les agences de presse de messages à l'emporte-pièce, destinés à préparer l'Amérique à la venue de ses protégés, "plus sales", "plus zébrés" et "plus déjantés" que les Beatles. Mais les Rolling Stones sont à cette époque inconnus outre-Atlantique, alors que les Beatles ont débarqué à New York avec une chanson déjà classée en tête du hit-parade américain ! La presse américaine est à peu près muette sur le sujet, si l'on excepte un article de Vogue  consacré... à une photographie de Mick Jagger par David Bailey.
     Les délires publicitaires d'Andrew Loog Oldham trouvent en effet leurs limites aux Etats-Unis. A New York, et notamment du côté de Greenwich Village, où déambulent tous les vieux beatniks, l'excentricité des Rolling Stones passe à peu près inaperçue. Les émissions de télévision sont calamiteuses, les Rolling Stones étant ridiculisés comme des produits décadents venus du Vieux Continent. Dans les villes moins "ouvertes" à la nouveauté, comme celles du Texas ou du Middle West, les concerts sont franchement surréalistes, avec des escortes de dizaines de policiers pour des foules à peine plus nombreuses. La seule solution est de revenir quelques mois plus tard (octobre 1964), en s'appuyant cette fois sur un programme plus traditionnel, qui comprend le passage obligé à l'Ed Sullivan Show, et sur des succès confirmés au hit-parade.
     La réputation du groupe est donc faite et les scandales alimentent le succès. La violence des adolescents est certainement liée à des frustrations sexuelles et sociales, mais elle est aussi directement à l'image de la musique du groupe, dont l'électricité et la violence ont un effet physiologique impressionnant sur des foules adolescentes vierges de toute expérience collective. Le chanteur Mick Jagger ajoute à cette violence une attitude volontairement provocante, qui excite les filles et renforce les désirs des garçons. Les Rolling Stones n'ont pas à faire preuve de beaucoup d'imagination pour trouver des textes en accord avec leur image : les chansons de blues, qui sont leur principale source d'inspiration, parlent essentiellement de la sexualité. Et même si la morale leur interdit encore d'employer des mots crus, les titres des chansons sont assez explicites, avec des emprunts évidents au blues : I Just Want To Make Love To You, I Need You Baby , You Can Make It If You Try , If You Need Me (1964), I Can't Be Satisfied , Everybody Needs Somebody To Love , That's How Strong My Love Is, Satisfaction, One More Try (1965).

      L'assimilation par les Stones de la musique noir-américaine, avec les thèmes qu'elle véhicule, est si parfaite qu'il est difficile de faire la différence entre les standards d'outre-Atlantique et les compositions du duo Richards/Jagger (encore une identification plus ou moins consciente avec les Beatles). Le premier album est d'ailleurs entièrement composé de morceaux américains, à une exception près, très influencée par les Beatles. Ce n'est qu'à partir de la chanson It's All Over Now (No 1 en 1964 en Angleterre) que les Rolling stones se dégagent de leurs influences et élaborent des chansons plus originales, comme The Last Time, Get Off Of My Cloud, I Can't Get No (Satisfaction) , trois Numéros 1 en 1965.


     On peut s'en douter, l'Establishment, si prompt à aimer les Beatles et à les faire membres de l'Empire britannique, ne porte pas ces jeunes gens sales et hirsutes dans son cœur. La presse de Fleet Street apprécie modérément l'attitude du groupe vis-à-vis des journalistes ; autant les Beatles étaient amusants et courtois, autant les membres des Stones sont désagréables, mal élevés et parfois injurieux. Les hommes politiques — Harold Wilson en tête — ne cherchent pas à poser en compagnie des Rolling Stones, tandis que la police et la justice ne leur font aucun des "cadeaux" réservés aux intouchables Beatles. Les condamnations pénales pleuvent en 1964 et 1965, infractions diverses au code de la route, outrages aux bonnes mœurs, injures à agents de la force publique, en attendant les futures et nombreuses condamnations pour usage de stupéfiants. A cette époque, seul un franc-tireur du parti travailliste, Tom Driberg, dépose une requête de censure contre un magistrat de Glasgow à la suite du procès en correctionnelle d'un jeune casseur, fan des Rolling Stones. Le juge s'est en effet répandu en déclarations hostiles à ce groupe "crasseux", qu'il assimile à des "clowns", et Driberg estime que les groupes pop ont au contraire un grand rôle à jouer, à la fois dans la distraction du public jeune et dans l'exportation dans le monde de la culture britannique.  Ces incidents renforcent le fossé entre les adolescents — ceux-ci voient de plus en plus dans les Rolling Stones de vrais contestataires de l'ordre établi — et les parents, davantage séduits par des groupes popmoins agressifs, tels les Beatles. Judith Simons, du Daily Express n'a pas tort lorsqu'elle écrit en février 1964 : "Les Rolling Stones sont devenus la voix des adolescents".
D'une certaine manière, ce sont deux Angleterre qui s'affrontent à travers les deux formations pop : une Angleterre sage et tranquille, gaie et optimiste mais tout de même moderne et dynamique et une Angleterre turbulente et contestataire, sinon violente, héritière en ligne directe des marginaux des années cinquante, des beatniks et des angry young men.La dualité Beatles/Stones est alimentée autant par les intellectuels socialistes de la  New Left Review que les éditorialistes de la presse populaire. Dès 1964, elle est caricaturale, en partie fabriquée par les imprésarios et les médias (maisons de disques, publicitaires, presse). Par-delà les campagnes de presse, les deux groupes qu'on oppose entretiennent entre eux d'excellentes relations d'amitié. Mais pour la jeunesse, faire un choix entre deux groupes de rock, voilà qui est nettement plus excitant qu'afficher une préférence politique entre les Travaillistes et les Conservateurs ! De plus, le contenu des chansons n'est tout de même pas identique, comme l'a analysé en 1968  Alan Beckett dans la New Left Review :

(...) Le danger dans les œuvres des Beatles est la tendance à la dénégation maniaque de tout ce qu'il y a de conflictuel dans les relations humaines — tout ce qui ne peut pas se résoudre immédiatement et miraculeusement. Dans leurs thèmes typiquement arrogants et narcissiques, les Stones fournissent une critique de cette sorte d'intimité superficielle, ce que les Beatles n'ont jamais vraiment risqué.


De fait, les Rolling Stones se refusent à donner d'eux une image consensuelle et leur provocation est souvent brutale, sans nuances ; leur musique aussi est plus dure, plus proche du blues et du rock’n’roll américain originel : ils séduisent alors les éléments en révolte de la jeunesse, ou qui trouvent — à tort ou à raison — les Beatles un peu éloignés de certaines réalités quotidiennes, comme le sexe, la violence des rues, les rapports sociaux. Dans les familles où les Beatles commencent à faire l'unanimité, les Stones sont regardés par les adolescents comme les "anti-Beatles", capables d'aller plus loin dans la remise en cause de l'autorité, qu'elle soit scolaire, familiale, religieuse et même politique. Les cheveux sont plus longs, les vêtements plus hétérogènes, les barbes mal rasées, les regards provocants. Dans les lycées en 1964, la "coupe Beatles" est parfois tolérée pour les jeunes gens, tandis que les imitateurs des Rolling Stones se font purement et simplement renvoyer.

Alors Stones ou Beatles ? Un débat ouvert en 1962 et jamais complètement clos dans la désormais très longue histoire du rock.
               
Copyright éditions Kimé, version actualisée 2012, reproduction interdite.

Nota : La bibliographie des Stones est considérable. En français, on lira la très belle (et bien informée) biographie romancée de François Bon (en poche depuis 2004) et on savourera aussi l'autobiographie de Keith, Life, parue en France en 2010. Sur INTERNET, très nombreux sites, dont le site officiel.

 

 
     

 

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