Le Brexit - devenu une réalité le 31 janvier 2020 - constitue sans conteste une rupture majeure dans la politique étrangère britannique mais aussi dans l’histoire de la construction européenne. Depuis les années 1970, le Royaume-Uni a pourtant rallié le projet européen, non sans hésitations et crises. En fait, on pourrait parler pour l’ensemble de l’après-guerre d’un « grand malentendu » (selon Pauline Schnapper, La Grande-Bretagne et l'Europe: le grand malentendu, Paris, Presses de Sciences Po, 2000) qui ne date évidemment pas de l’ère Cameron. Déjà le 27 juillet 1999, le Premier ministre travailliste Tony Blair résumait bien le « dilemme » britannique, quasi shakespearien :
"We always come back to the same dilemma : in or out of Europe. To be in or out of Europe, that is the question. In the end, we have always chosen to be in. Any British governement, governing for the true national interest, always come back to the same place. It is not weakness, or the beguiling embrace of European allies ; it is stark reality, good old-fashioned British pragmatism that brings us here."
Rappelons brièvement quelques éléments constitutifs de l’histoire du sentiment européen au pays du Brexit (que nous nommerons Royaume-Uni ou bien Grande-Bretagne, même si la Grande-Bretagne ne comprend pas l’Irlande du Nord et un certain nombre d’îles) jusqu’au référendum de 2016.
En 1945-49, le Royaume-Uni semble à l’avant-garde du processus d’unification européenne, alors que dans les années 1950 il s’en éloigne radicalement, refusant de participer aux initiatives concrètes de la CECA, de la CED et bien sûr de la CEE (en 1957). Peut-on parler d’un changement de politique en 1951, consécutif au retour des Conservateurs au pouvoir (avec Winston Churchill) ?
En fait, il s’agit d’un paradoxe apparent, car il existe une très grande continuité dans la politique européenne britannique de 1945... jusqu’à nos jours (ou du moins jusqu’au référendum du 23 juin 2016).
L’idée d’une Union européenne voire des Etats-Unis d’Europe n’est pas une idée neuve en Europe. Elle est défendue au 19ème siècle en France par Victor Hugo et Emile Girardin, dans l’entre-deux-guerres par Aristide Briand (en fait une Union fédérale européenne des membres de la SDN). En revanche, au Royaume-Uni, la politique étrangère est demeurée très largement anti ou du moins non européenne depuis le 19ème siècle, période où le Royaume victorien dominait la terre entière. Jusqu’aux années 1970, ce rapport au monde est demeuré très fort. Ainsi l’un des slogans de la campagne du NON au référendum d’adhésion de 1975 était « sortir de l’Europe et entrer dans le monde » !
Cette culture politique a certes été façonné par l’Empire et la puissance coloniale, par le sentiment d’insularité aussi, mais pas uniquement.
En Angleterre plus que partout ailleurs en Europe, le dogme de la souveraineté parlementaire (le « modèle de Westminster ») est constitutif de l’identité nationale britannique. Remettre en cause une parcelle de cette souveraineté dans une intégration européenne est pour la majorité de la classe politique impensable (alors même que ce modèle est par ailleurs critiqué voire rejeté par les Ecossais, une partie des Gallois et des Irlandais du Nord, mais c’est là une question « britannique », pas « européenne »). Pour résumer, le Parlement reste constitutionnellement souverain, ce qui est a priori incompatible avec le droit communautaire. Toutefois, cette contradiction a été en partie résolue par la loi de 1972 qui a fait entrer le Royaume dans la CEE et incorporé au droit anglais les traités communautaires. Cela n’a fait pas pour autant disparaître une méfiance quasi atavique vis-à-vis des traités contraignants, alors qu’il n’existe pas de véritable Constitution écrite.
Finalement, les Britanniques ont eu une vision très libérale de l’Europe, ramenée à un espace de libre-échange et de coopération politique qui ne les engagerait pas trop. Le discours politique a été depuis 1945 et cela jusqu’en 2016 un discours majoritairement eurosceptique, répondant aux attentes de la majorité de la population, mais cela n’a pas empêché pas un très grand pragmatisme. Margaret Thatcher se déchaînait volontiers contre « Bruxelles » mais elle ne rompit pas avec la Communauté ! D’ailleurs, les Conservateurs savaient très bien qu’en dernier ressort, Westminster pouvait toujours voter le retrait de la CEE, ce que personne ne voulait vraiment.
Revenons aux années 1940. L’idée européenne et même d'Etats-Unis d'Europe est reprise immédiatement après la guerre par le leader conservateur Churchill dans plusieurs discours prononcés à Zurich (1946), Londres (1947) et La Haye (1948). Ces discours ne prônent pas – loin de là – un abandon de la souveraineté britannique. La Grande-Bretagne doit encourager, parrainer, l’unification (notamment l’axe franco-allemand) mais sans y prendre part directement (« amis et garants de la nouvelle Europe », au même titre que le Commonwealth, les USA et l’URSS). Plus largement, Churchill envisageait une entité politique capable de combiner – avec la Grande-Bretagne comme interface – le Commonwealth, l’Union européenne et la « relation spéciale » avec les Etats-Unis (théorie dite des « trois cercles »). Il n’est donc pas question chez lui d’une intégration à une Europe fédérale et supranationale : ce serait un gros contresens ! Le général de Gaulle (qui on le sait refusa à deux reprises à la Grande-Bretagne d’adhérer à la CEE, en 1963 et 1967, ce qui fut très mal vécu à Londres) ne pouvait pas oublier les déclarations que Churchill lui avaient fait en 1944 : « Entre l’Europe et le grand large, la Grande-Bretagne choisira toujours le grand large ».
De toute façon, Churchill peut toujours parler, il ne gouverne plus ou pas encore. Or les Travaillistes au pouvoir sont loin de négliger l’Europe, tout en réaffirmant leur atlantisme. Le traité de Bruxelles ou de l’Union occidentale – Western Union - (du 17 mars 1948) est une alliance pour un demi-siècle (!) entre le Benelux, la France et le RU et elle concerne aussi bien les liens économiques et sociaux que culturels et surtout militaires.
Ce traité aboutit même à la création d’un état-major commun, sous le commandement du maréchal Montgomery (mais il est vrai que le traité est rendu relativement inopérant sur le plan militaire après le Traité de l’Atlantique Nord d’avril 1949). Autres exemples : c’est à Londres que naît le Conseil de l’Europe (5 mai 1949), composé d’un conseil des Ministres et d’une Assemblée consultative (à Strasbourg). De même, au Congrès de la Haye, où se réunissent en mai 1948 les partisans d’une véritable Europe fédérale et supranationale, Churchill en est le président d'honneur et Anthony Eden un très actif président de commission. Certes, les Britanniques, comme les Scandinaves, défendent une vision "unioniste" favorable à un "rapprochement européen" opéré par les gouvernements et les parlements. Ils rejettent nettement le fédéralisme mais il n'y a aucune hostilité de principe à construire un bloc européen.
Churchill en 1948 à la Haye.
Dans les années 1950, le pays fait pourtant le choix beaucoup plus tranché de la non-participation à l’aventure européenne, un choix qui va le pousser au refus du Traité de Rome en 1957 (suite pourtant logique des engagements de 47/49). En avril 1951, la création de la CECA autour de l’axe franco-allemand et du Benelux n’indispose pas particulièrement le Royaume-Uni – il lui souhaite bon vent – mais il est hors de question d’entrer dans une organisation supranationale, fût-elle d’abord limitée à la régulation de la production industrielle. Il ne s’agit pas en effet d’une zone de libre-échange, mais d’un organisme à plusieurs têtes qui prend des décisions supranationales (une Haute Autorité de la CECA, une Cour de Justice arbitrale). Pour Churchill, encore leader de l’opposition conservatrice, cette CECA n’est pas pour les Britanniques : « la CECA dit Churchill pourrait enjoindre la GB de plus extraire de charbon ou ne plus couler d’acier mais de faire pousser des tomates ! » Le discours porte ses fruits, si l’on peut dire.
L’attitude n’est guère différente vis-à-vis de la CED (Communauté européenne de Défense), en pleine guerre froide. Il faut rappeler que la CED fut en 1952 une grande chance de créer, poussée par la logique de guerre froide, une force européenne qui aurait permis de facto un réarmement allemand dans le cadre d’une armée européenne. Les Britanniques ne sont pas opposés à son existence mais à une participation du Royaume. Ce n’est donc pas Churchill (revenu au pouvoir) qui fait capoter le projet européen mais la France de la IVème république, dont le Parlement rejette en août 1954 la CED. Toutefois, le Royaume-Uni n’a rien fait non plus pour le défendre et pour sortir de l’impasse : il propose que l’Union occidentale de 1948 devînt l’UEO, en y intégrant en octobre 1954 la RFA et l’Italie, les deux vaincus de 1945. De fait, le Royaume-Uni – toujours conservateur, il le reste jusqu’en 1964 – se tient à l’écart de la construction, dont il ne croit d’ailleurs pas qu’elle puisse se faire. Encore en 1955, les Britanniques doutent que la CECA puisse devenir une Union politique, dont ils ne voudraient de toute façon pas faire partie (c'est le Traité de Rome, le 25 mars 1957). Les raisons sont autant politiques qu’économiques : le Royaume ne peut faire face à des pays encore très ruraux (Italie, France), il n’a que 5% de sa population active dans l’agriculture et son industrie lourde n’a pas besoin d’être soutenue, du moins pas encore (c’est la relative prospérité des années 1955-58, you've never had it so good) ; de plus un marché commun serait en contradiction avec les principes libéraux de Bretton Woods (1944) et incompatible avec les relations commerciales avec l’outre-mer (les exportations vers la CEE ne représente en 1957 que 20% des exportations totales, contre près de 30% pour le Commonwealth, les importations 13% CEE et 40% Commonwealth) . En 1962, la France n’est qu’au 10ème rang des investissements britanniques, derrière la Rhodésie et le Nigeria (et les trois premiers sont l’Australie, le Canada et les USA!).
"You've never had it good", Macmillan (cons.), Douglas-Home (cons.), Wilson (Trav.)
De 1961 à 1979, l’entrée dans l’Europe est l’aboutissement d’un long cheminement, mais aussi un chemin plein d’incertitudes à venir. L’Europe n’est jamais devenue un réflexe naturel, comme en Allemagne fédérale. Les causes du revirement ont fait couler beaucoup d’encre, mais il faut distinguer deux types de raisons, économiques et diplomatiques.
A la fin des années 50, la Grande-Bretagne croit encore qu’elle peut faire cavalier seul, en structurant son commerce international autour du Commonwealth et une zone concurrente de libre-échange, l’EFTA (ou AELE Alliance européenne de Libre-échange, créée en 1958). L’AELE regroupait en 1961 des pays du Nord et Nord-Ouest (Royaume-Uni, Suède, Norvège, Danemark, Finlande plus la Suisse et l’Autriche et un pays du Sud, le Portugal, qui a des liens étroits depuis longtemps avec le Royaume-Uni). C’était une alliance assez hétéroclite, avec des pays de l’OTAN (Royaume-Uni, Norvège, Portugal et des pays « neutres » (Suisse, Suède), une majorité de royaumes démocratiques, un pays plus ou moins satellisé par l’URSS (la Finlande) et une dictature (le Portugal de Salazar) ! Rien à voir avec la CEE, dont les membres sont alors tous des pays démocratiques, d’autant que dans cet espace libre-échangiste, le Royaume-Uni fait figure de géant. C’est donc un échec patent si l’on étudie la structure du commerce britannique. En 1965, il y a à peu près égalité de poids entre le commerce fait avec la zone CEE et la zone AELE ; mais en 1972, le commerce avec la CEE est nettement plus important, et cela en dépit des droits de douane. De fait, de nombreux groupes de pression (industriels, banquiers) poussent vers l’intégration.
Mais il y a surtout la position américaine, très nettement pro-européenne depuis 1960, surtout d’ailleurs pour des motifs diplomatico-économiques. La position américaine sur l’Europe mérite qu’on s’y attarde. En fait, depuis 1945, les USA sont favorables à une Europe fédérale et supranationale, à condition qu’elle reste dans le camp du « monde libre ». Les Etats-Unis d’Europe sont mêmes l’un des objectifs de politique étrangère de Kennedy lors de son élection en 1961. Le pro-européanisme américain s’inscrit donc à la fois dans une tradition nationale fédéraliste, un contexte de guerre froide et d’anticommunisme, mais aussi de pragmatisme. Une Europe unie et intégrée soulagerait les USA d’un partie de leurs lourdes dépenses militaires engagées en Europe, permettrait à l’Allemagne fédérale d’être totalement intégrée au bloc occidental, et aussi de renforcer les relations commerciales transatlantiques (moins éparpillées avec un seul partenaire politique. C’est le projet de partnership atlantique exposé le 4 juillet 1962 à Philadelphie par John F. Kennedy, inspiré par le très américanophile Jean Monnet (alors président du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe). Kennedy prévoyait une égalité entre les États-Unis d’Amérique et des États-Unis d’Europe, avec cependant l’octroi du monopole de la force nucléaire aux États-Unis d’Amérique. De fait, les USA font largement pression sur le gouvernement britannique pour qu’il adhère à l’Europe.
Une intense préparation diplomatique a lieu de 1961 à 1963, en dépit des résistances travaillistes (l’Anti-Common Market League). Elle est brisée net par le veto français le 14 janvier 1963, un peu avant la signature du traité franco-allemand. Le général de Gaulle parle alors d’un « pays insulaire, maritime, lié par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement au pays les plus lointains et les plus divers ». Il se justifie encore le 28 octobre 1966lors d’une Conférence de presse : « C’est ainsi qu’en 1963, nous avons été amenés à mettre un terme aux négociations engagées à Bruxelles par l’Angleterre en vue d’entrer dans l’organisation, non point certes que nous désespérions de voir jamais ce grand peuple insulaire unir vraiment son destin à celui du continent, mais le fait est qu’il n’était alors pas en mesure d’appliquer les règles communes et qu’il venait, à Nassau [à Nassau, la Grande-Bretagne acquiert des missiles américains Polaris] , d’attester une allégeance extérieure à une Europe qui en serait une. »
La Grande-Bretagne ne se décourage pas, d’autant que les Travaillistes se sont convertis à l’Europe, en même temps que l’opinion publique. Le chef de la diplomatie britannique (le Foreign office) est George Brown, un europhile convaincu. En mai 1967, nouvelle demande d’adhésion du Royaume-Uni et nouvelle réserve le 16 mai du général de Gaulle, qui se traduit à la fin de l’année par un veto français, contre les 5 autres membres de l’Union.
L’attitude française est politiquement justifiable mais culturellement, le général semble dépassé par le nouveau visage que donne la "jeune Angleterre" pop des années 1960, avec le Swinging London, la mini-jupe, les Beatles et les Rolling Stones. « La France s’ennuie » en 1968, selon Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde. Ce n'est pas le cas de l’Angleterre, dont la musique et les modes enthousiasment la jeunesse d'une Europe occidentale encore très conservatrice sur le plan sociétal.
Les Beatles Members of the British Empire (1965)
Seul le départ de de Gaulle en 1969 et l’élection de G.Pompidou - plus européen peut-être mais surtout pragmatique - permet de débloquer la situation. Le gaulliste Pompidou en France et le Conservateur Heath en Grande-Bretagne sont favorables à cette entrée, d’autant qu’elle ne se fera pas de manière isolée : le pays doit être accompagné par l’Irlande (Eire) et le Danemark (c’est effectif le 1er janvier 1973).
En France, cette entrée britannique suscite encore bien des réserves chez les gaullistes historiques et fait l’objet de débats rétrospectivement amusants.
L’un des arguments des opposants à l’élargissement est celui de « l’impérialisme » de la langue anglaise, et on ne peut exclure que le déferlement des chansons et des idiomes pop ait pu influencer ce courant d’opinion. Dans Le Monde du 5 mai 1971, le gaulliste Jean-Marcel Jeanneney voit la langue française menacée, et même la pluralité linguistique de l’Europe ! Dans l’autre camp, un rapport parlementaire fin 1969 assure très sérieusement que « la houle de l’esprit latin, le romantisme parfois inquiétant de l’esprit germanique trouveront au contact du caractère anglais un apport qu’il faut considérer comme bénéfique et rassurant » ! Les clichés ont la vie dure.
Toutefois, l’ancrage européen de la Grande-Bretagne est resté bien fragile. Mécontent de sa contribution au budget communautaire, de la hausse des prix intérieurs, de la fermeture de la CEE aux produits du Commonwealth (le mouton néo-zélandais), le Royaume-Uni cherche à renégocier le traité, puis organise un référendum sur l’Europe en 1975 (67,2% des Britanniques souhaitent en faire partie). Malgré la réponse du peuple, le gouvernement (à l’époque le travailliste Callaghan) demeure attaché à un Livre forte et refuse d’entrer dans le SME (12 mars 1979), qui met en place un système de changes entre les monnaies de la CEE. C’est la première étape avant l’euro, en fait, puisque le SME repose sur l’ECU, dont la valeur moyenne est calculée sur la base des 12 monnaies européennes, avec une marge de 2,25%. Il faut dire aussi que la situation économique et sociale du Royaume se détériore fortement dans les années 1970 – on parle de « l’Homme malade de l’Europe » – jusqu’au winter of discontent (1978-1979) qui traduit dans les grèves et les manifestations de masse un profond désarroi social (c’est aussi le mouvement punk, les Clash, les Sex Pistols, Anarchy in the UK…).
Margaret Thatcher, un(e) nouveau(elle) leader conservateur(-trice) pro-européen(-ne) en 1975 !
Le reférendum de 1975.
1977 : Anarchy in the UK
Sur le plan financier, la Grande-Bretagne refuse toute entrée dans un système monétaire unifié : en réalité, la Livre devient à la fin des années 1970 une sorte de « pétromonnaie », et en ce sens, les Britanniques ont tout intérêt à ce qu’elle soit réévaluée (cela fait des devises !). Une « pétromonnaie » car dans les années 1970, le Royaume-Uni devient – comme la Norvège – un producteur et exportateur du pétrole et de gaz découverts en off shore dans la mer du Nord. Historiens et économistes sont très divisés sur le rôle du pétrole dans le redressement économique britannique des années 80/90. Le Royaume a pu espérer à la fin des années 70 que la manne pétrolière (le « pétrole cher ») allait l’aider à sortir du marasme. Ce fut en partie le cas - même si le pétrole britannique n’est rentable qu’à un très haut niveau de cours mondial, ce qui n’est plus le cas à partir de 1985/86) -, dans la mesure où la « pétromonnaie » va singulièrement aider Mrs Thatcher dans sa politique drastique de réduction des déficits publics et de rééquilibrage de la balance des paiements.
La politique européenne de Margaret Thatcher a souvent été résumée par sa célèbre formule “I want my money back“. En effet, en novembre 1979, six mois après son élection, elle réclame la baisse de la contribution britannique au budget européen parce que son pays perçoit en retour peu d’aides agricoles. Elle obtient gain de cause au sommet de Fontainebleau (1984), avec le célèbre et assez scandaleux « rabais britannique ». Le pays se voit remboursé 66% de son solde budgétaire, c’est-à-dire les deux tiers de la différence entre sa contribution au budget et les recettes qu’il perçoit en retour ! L’intégration européenne est loin d’être acquise...
Dans le « manifeste » de 1983, Michael Foot, dirigeant du parti travailliste, défend désormais une sortie de la CEE, tandis que Mrs Thatcher affiche un euroscepticisme pragmatique qui donne des résultats concrets face à l’europhile Jacques Delors, tête de turc de la presse populaire britannique. Opposée à l’euro et favorable au maintien de la Livre sterling, opposée à une intégration européenne plus étroite, opposée aux transferts de pouvoir vers Bruxelles, Margaret Thatcher a fixé une ligne politique globalement maintenue par ses successeurs au 10, Downing street, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes (Major, Blair, Brown, Cameron). Fédéralisme, Union économique et monétaire, accords de Schengen (1985), contribution au budget européen, défense européenne, Charte des droits fondamentaux (2000), sur tous ces sujets relatifs à l’intégration, les gouvernements britanniques ont exprimé des réserves ou s’y sont complètement opposés à travers les votes de Westminster.
The Sun, 1/11/1990
La ratification du Traité de Maastricht (février 1992) qui institue l’UE se fait sous conditions britanniques après d’âpres négociations entre les états membres. Le Royaume-Uni a bien failli tout faire capoter. Au sein de la classe politique britannique, les débats ont été vifs et ont auguré déjà des ruptures à venir. Quarante parlementaires conservateurs organisent une fronde contre Maastricht, les Conservateurs envisagent déjà un référendum populaire tandis que les Travaillistes soutiennent le traité, plus pour affirmer leur unité contre les Tories que par amour pour l’Europe. En 1996 est fondé le Referendum Party, financé par le milliardaire Jimmy Goldsmith. Cela n’empêche pas le paradoxe de voir le Royaume-Uni présider l’UE en juillet-décembre 1992, puis en janvier-juin 1998 et encore en juillet-décembre 2005. Les années 2000/2010 sont celles du retour d’une certaine prospérité économique, en tous cas dans le sud de l’Angleterre et l’Europe est accusée de freiner la croissance et de permettre une immigration incontrôlée vers le Royaume-Uni. La tentation d’un recours au peuple est toujours aussi forte, en dépit de la tradition parlementaire de Westminster : en 2005 Tony Blair pense à un référendum sur la future constitution de l’Union élargie mais il abandonne l’idée, beaucoup trop risquée politiquement (en France le « non » l’emporte en mai 2005 !). Aux élections européennes de 2009, le UK Independance Party (UKIP) réclame un référendum sur l’appartenance à l’UE et sensibilise une partie de la population britannique sous le leadership de Nigel Farage avec des slogans populistes, xénophobes et europhobes, relayés par les tabloïds (Sun, Daily Mail…) et quelques vedettes de la pop culture (dont le chanteur Morrissey, qui soutient aujourd'hui le mouvement nationaliste de Anne-Marie Waters, For Britain, alors qu’il vit…en Californie !). Les prises de position controversées de l’ancien chanteur des Smiths (qui en 1988 mettait pourtant « Margaret sous la guillotine » !) ne sont pas qu’anecdotiques dans un contexte très tendu d’europhobie et d’islamophobie. Le musicien Damon Albarn lui a d’ailleurs répondu en ces termes dans le New Musical Express du 22 juillet 2019: « si on ne vit pas dans le pays, on ne devrait pas barboter dans sa politique. Pour avoir la sensibilité et comprendre la situation, il faut vivre dans le monde des personnes qui peuplent le pays – et non en avoir une simple idée. »
Morrissey avec le badge de For Britain sur la veste
Le 10 novembre 2015, David Cameron accélère un processus qui couve en réalité depuis Maastricht : il communique aux États membres sa liste de conditions pour que le Royaume-Uni reste dans l’Union européenne (en particulier les clauses relatives à l’immigration). Même si l’UE lui donne en partie satisfaction, Cameron décide d’utiliser cette fois l’arme du référendum (déjà envisagée par lui en 2013), surtout pour verrouiller un parti conservateur divisé. La suite est connue mais l’issue en est plus que jamais incertaine, après les mandats catastrophiques de Theresa May (2016-2019), l’indécision des Travaillistes de Jeremy Corbyn, revenus à l’époque de Neil Kinnock, enfin de l’élection de Boris Johnson. L’ancien maire excentrique de Londres (pourtant une capitale anti-Brexit) n’est pas vraiment un modèle de stabilité en ces temps troublés ; sa stratégie politique demeure d'abord confuse et surtout très clivante. Il attise selon l'écrivain et universitaire Philippe Sands "la haine des identités particulières", laquelle est exacerbée par « le langage - raciste, selon lui - du dénigrement et de la division » et par des mensonges à répétition. Reste que Boris Johnson finit par profiter de la lassitude de la classe politique comme de la résignation des Britanniques : sortir au plus vite de l'Union avec une majorité renforcée, telle est la ligne suivie avec succès. Les élections du 12 décembre sont en effet un "coup de poker" gagnant pour les Tories, qui retrouvent une majorité absolue de 365 sièges au Parlement. "Le rideau se lève sur un nouvel acte de notre grand récit national" assure le Premier ministre avec des accents faussement churchilliens.
Ce qui paraît en jeu en 2020, c’est moins l’avenir européen du Royaume-Uni, d'évidence assombri, que l’avenir tout court d’un pays tout proche de l’éclatement géographique (Irlande réunifiée ? Ecosse indépendante ?) voire d'une forme de guerre civile entre deux Angleterre, celle des Brexiters et celle des Remainers. Certes, le ton de Boris Johnson est celui de l'apaisement, mais difficile de prédire ce qui peut se passer dans le Royaume une fois la période de transition (fin 2020) achevée.
Comme anglophile et europhile, je suis assez désespéré de cette situation.