« La grève » dans la philatélie française

Qu’est-ce que la grève ?
La « grève» est un droit constitutionnel (depuis 1946),lequel autorise la cessation collective du travail pour obtenir satisfaction de revendications professionnelles, selon les formules consacrées des manuels de droit. Mais la grève, c'est d’abord - étymologiquement et historiquement - un terrain sablonneux ou caillouteux situé près d’un cours d’eau et c’est d'ailleurs ce qui va donner le sens moderne du mot «grève».


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Place de Grève à Paris: illustration de la fin du Moyen Age.


La place de Grève, devenue en 1803 place de l’Hôtel de Ville, abrite le siège de la municipalité parisienne depuis 1357, lorsqu’Étienne Marcel, le prévôt des marchands, acquiert à cet effet un bâtiment, transformé au XVIème siècle puis à nouveau au XIXème siècle pour devenir l’Hôtel de Ville de Paris. La place est située en bordure de la Seine (d’où le mot « grève » car il y a au Moyen-Age le « port de grève » à proximité). Des marchands, des commerçants s’y rendent  mais aussi des hommes qui cherchent une embauche, en particulier des travaux de portage des marchandises. D’où l’expression « faire grève » qui veut simplement dire que l’on se tient sur la place de Grève en attendant du travail (de fait on ne travaille pas !). Mais cette place dite de grève a très mauvaise réputation : c’est là que se sont déroulées les exécutions publiques du XIVème au XIXème siècles. On pouvait en effet être roué, pendu ou brûlé en place de Grève. « Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l'est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête » écrit Balzac au 19ème siècle dans La Peau de chagrin (1831).


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Timbre-poste de la place de  l'Hôtel de Ville de Paris série des "collectors", places et fontaines de Paris (2016). Tarif Lettre verte.


La grève, telle qu'on la connaît aujourd'hui (« se mettre en grève »), ne renvoie pas un lieu d'embauche mais à la cessation collective du travail. Cette pratique apparaît au début du XIXème siècle (notamment dans la corporation des tailleurs de pierre) et elle est alors tout à fait illégale. En effet, la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 interdit toute « coalition » (au sens de forces liguées), limite donc la possibilité d’associations, quelles que soient leur nature. Cette loi qui date pourtant de la Révolution française laisse le travailleur seul face à son patron dans un type de relation sociale basé sur le contrat de gré à gré. Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, adoptée par l'Assemblée en août 1789, il n’y a pas de droit de grève...

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Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Bloc Philexfrance du bicentenaire, 1989.

 
Ainsi, l’unique voie possible pour la défense des intérêts des  travailleurs reste l’action collective, c’est-à-dire la coalition, mais elle est proscrite. De fait, la grève reste un délit grave, inscrit dans le code pénal napoléonien:
ARTICLE 415
Toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans un atelier, empêcher de s'y rendre et d'y rester avant ou après de certaines heures, et en général pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux, s'il y a eu tentative ou commencement d'exécution, sera punie d'un emprisonnement d'un mois au moins et de trois mois au plus.
Les chefs ou moteurs seront punis d'un emprisonnement de deux ans à cinq ans.
Cette législation répressive n’empêche pas les révoltes ouvrières. C'est le cas des Canuts lyonnais, ouvriers du textile de la soie, dans les années 1830. Leur révolte dure six jours en 1834 et fait de nombreuses victimes. Si l'on trouve à ce sujet de belles gravures et des images d'Epinal, on ne verra aucune commémoration philatélique postérieure de ces événements lyonnais.


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Image d'Epinal des événements d' avril 1834


Les allusions philatéliques aux Canuts sont inexistantes. On peut se souvenir de Léon Mourguet, l'inventeur du Guignol lyonnais, qui est le fils d'un Canut mais qui n’a jamais été ouvrier. Il existe aussi un timbre de 1989 à surtaxe "croix rouge" figurant les soieries lyonnaises du 18ème siècle. Les premiers mouvements sociaux des années 1830/40, sous la Monarchie de Juillet, n'ont donc aucune visibilité philatélique, mais nous allons voir que les époques suivantes ne sont guère mieux loties.


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Timbre-poste Léon Mourguet (1994)


Les premières grèves de cheminots autour des gares parisiennes et des établissements annexes ont lieu au printemps 1848, au tout début de la Seconde République. Les auteurs de ces mouvements sont durement sanctionnés (emprisonnements, licenciements massifs et réembauche d’éléments plus obéissants par les compagnies privées). En dépit de son caractère social sinon socialiste à l’origine, la Seconde République n’octroie pas le droit de grève, pas plus d'ailleurs que le droit au travail et à partir de juin 1848 elle se révèle même anti-sociale, écrasant dans le sang le mouvement ouvrier.


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Série de timbres-poste "1848" parue en 1948 (centenaire), avec quelques figures de la gauche socialiste et radicale (dont Ledru-Rollin, Louis Blanc, Albert, Proudhon, Blanqui, Barbès). Un certain nombre de ces personnages sont emprisonnés ou exilés entre 1848 et 1850


C’est en 1864 (sous le Second Empire) que le délit de coalition est abrogé ; ceci ne signifie pas la reconnaissance explicite du droit de grève puisque la loi remplace le délit de coalition par celui d’atteinte à la liberté du travail. Napoléon III cède toutefois à la pression d’une partie du monde ouvrier (« le manifeste des soixante» de  l’ouvrier Tolain date de 1864 et réclame des droits politiques étendus, le droit syndical et le droit de grève). Il n'y a aucun timbre commémorant l'abrogation du délit de coalition, en raison peut-être de la vision négative du Second Empire sous le régime républicain, mais aussi parce que le centenaire tombait en 1964, un an après les grandes grèves de 1963 dans les charbonnages (plus d'un mois de conflit).  


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Napoléon III lauré, timbre d’usage courant (type des colonies).


Cela n’empêche pas des grèves d’éclater à la fin du Second Empire, en particulier en 1869-70 au Creusot, le fleuron de l’industrie française. C'est notamment la grève du 21 mars 1870 des mineurs, qui réclament la journée de 8 heures et un salaire de 5 francs par jour. Ceux-ci font 23 jours de grève (une des plus longues du XIXème siècle), qui se termine par des condamnations judiciaires et des licenciements (les procureurs accusent les mineurs d’être "à la solde du parti républicain").


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Timbre-poste Le Creusot (2019), un timbre très récent qui se garde bien de rappeler l’histoire sociale du Creusot, même si l’on voit le marteau-pilon et les bâtiments du 19ème siècle construits par Eugène Schneider, qui fut aussi président du Sénat sous l’Empire. La notice du timbre précise que la ville fut à l’avant-garde des techniques…mais pas du mouvement social.


La reconnaissance du droit syndical se fait en 1884, sous le gouvernement républicain Jules Ferry. La grève devient alors le moyen privilégié, pour les ouvriers, de faire valoir leurs revendications immédiates. C'est la loi Waldeck-Rousseau, du nom du ministre de l'Intérieur et des cultes.


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1er jour d'émission du timbre Waldeck Rousseau, 22 mars 1984.


Les grands syndicats ouvriers naissent à la fin du XIXème siècle (la CGT en 1895) et les grèves sont très fréquentes, surtout au début du siècle (1900-1910). Elles sont en général durement réprimées (à Fourmies dans le Nord en 1891 avec 9 morts lors du 1er mai, à Villeneuve-Saint-Georges 1908 avec 4 morts). Les syndicats comme les partis politiques peuvent se constituer en associations, ce qui permet grâce à la loi de 1901 sur les associations de mettre fin au régime restrictif de la loi Le chapelier de 1791. Ce sont aussi les syndicats qui vont faire du 1er mai une journée de revendication ouvrière, en particulier celle des « trois huit » (8 heures de travail, 8 heures de loisirs et 8 heures de sommeil). Adopté par la IIème Internationale en 1889, le principe d’une manifestation est fixé le 1er mai 1890 par l’American Federation of Labor, tradition qui perdure jusqu’à nos jours, non sans périodes de grandes tensions et de violences.


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Timbre sur la loi de 1901 (en 2001, centenaire).

Timbre du 1er mai (en 1990, centenaire), un timbre coloré et impressionniste, qui gomme habilement (?) le caractère très politique de l’histoire du 1er mai.


Le droit de grève est reconnu pleinement par la constitution de 1946. Il est donc devenu un droit constitutionnel et à ce titre il aurait pu être commémoré en 1996 (avec pourquoi pas le cinquantenaire de la constitution de la IVème République ?). Il se trouve que la Vème République n'aime pas sa devancière et les Postes ont préféré commémorer cette année-là (1996) le Conseil Economique et Social et le Festival de Cannes…

La grève dans les timbres officiels
La grève est inexistante dans les émissions officielles ou bien de façon détournée et elliptique. En effet l’Etat - par son administration postale - ne célèbre pas des manifestations qui lui sont résolument hostiles ou qui sont de nature révolutionnaire. Même lorsque les gouvernements sont de gauche, la donne change peu. L’histoire sociale est quasi absente de la philatélie au sens du mouvement social ou du mouvement ouvrier. Même sous la forme de tableaux ou gravures (il y en a un certain nombre pourtant dans l’histoire de l’Art), le monde ouvrier n’est pas représenté dans la lutte ou l’action collective. C’est une collection qui s'avère donc compliquée à construire à l'aide des émissions officielles, mais je fournirai cependant quelques jalons philatéliques.


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Surcharge de 1930 sur un timbre Semeuse sur le 10ème Congrès du Bureau International du Travail.


A l’origine de la création de l’Organisation Internationales du Travail en 1919 à Genève, il y a le socialiste français Albert Thomas, qui en fut le premier directeur, et qui bénéficie lui d'un joli timbre-poste en 1969.


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Timbre-poste de 1969 en l’honneur d’Albert Thomas.


Les fondateurs de l’OIT ont mesuré l’importance de la justice sociale et de l’amélioration des conditions de travail pour assurer la paix alors que les travailleurs étaient exploités dans les nations industrielles de l’époque. Mais dans le préambule fondateur il n’y a pas mention de la grève comme moyen d’action collective.


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Jean Jaurès orateur à la chambre : 1er timbre émis en 1936 lors d’une émission de deux timbres sous le Front Populaire à l’occasion du 22ème ( !) anniversaire de la mort de Jaurès.


Jean Jaurès, l’unificateur du socialisme français (SFIO), s’est véritablement « converti » au socialisme lors des grèves de Carmaux en 1892-95. D’abord hostile à ce moyen d’action, il souhaite que les grèves, si elles ont lieu, soient efficaces, fortes et utiles, issues d’un choix majoritaire et de préférence sans violences. Dans le même registre, il est hostile à la guerre et défend en juillet 1914 le principe d’une grève générale des ouvriers en Europe pour empêcher un conflit qui se dessine. Jaurès a eu l’honneur d’autres timbres que celui de 1936: il est en effet l’homme politique socialiste le plus timbrifié en France, avec pas moins de cinq émissions philatéliques le représentant (ou en compagnie d’autres "grands hommes" comme Jean Moulin et Victor Schœlcher associés expicitement au Panthéon et implicitement à la symbolique visite présidentielle du lieu en mai 1981), la dernière livraison datant de 2014 (centième anniversaire de sa mort).Les timbres des années 1936/38 sont de fait un peu plus sensibles au climat social de l’époque, avec des séries « au profit des enfants des chômeurs » (1936), « au profit des chômeurs intellectuels » (1936, 1937, 1938).



Timbre-poste « Mineurs » en 1938


Le timbre « Mineurs » est l'un des premiers timbres représentant le monde ouvrier de façon assez réaliste. La vignette figure bien la pénibilité du travail de la mine dans le Nord (le timbre a été demandé par le député-maire de Lens) mais c’est plutôt l’entrée dans la mine que la sortie des « gueules noires » et aucun signe n’est associé aux grèves dans les bassins miniers (il y a certes des grèves en 1936 mais aussi en novembre 1938, très suivies dans le Nord).


 
Timbre-poste (1986) : F.Léger, Les loisirs, hommage à Jacques-Louis David


En ce qui concerne le Front Populaire, il faut attendre 1986 pour voir une commémoration philatélique de ce gouvernement de gauche, lors du 50ème anniversaire, avec la thématique des loisirs et des congés payés, thématique déjà exploitée en 1937 lors d’une série « au profit des œuvres sociales et sportives des PTT » (on pourra toujours considérer que les loisirs ce sont aussi des arrêts du travail !). Ce beau tableau de Fernand Léger, qui est exposé au Centre Pompidou, n’en demeure pas moins un choix curieux puisque il est peint en 1948, pleine période de pénuries et de reconstruction et qu’il est associé au peintre David, dont c’était alors le bicentenaire. La thématique du Front Populaire est philatéliquement assez fournie avec les timbres de Léon Blum (1982), Pierre Cot (1986) et Jean Zay (1984). Ces figures politiques ont tous été timbrifiées - ce n’est pas un hasard évidemment - sous le premier mandat de François Mitterrand.



Timbre-poste (2006) « hommage aux mineurs » Courrières 1906-2006


La commémoration en 2006 du centenaire de la catastrophe minière de Courrières près de Lens (mars 1906) constitue une exception philatélique, en ce sens qu’elle rappelle une des plus grandes catastrophes industrielles de l’Histoire. En effet, le 10 mars 1906 au matin, plusieurs explosions touchent quatre puits de cette grande mine, la plus importante en France. Les explosions transforment les galeries en fournaises, avec l’émission de gaz méphitiques mortels. Bilan : 1099 victimes, soit la plus importante catastrophe minière de tous les temps en Europe et la deuxième dans le monde (après Benxi en Chine en 1942). Ce que le timbre ne précise pas dans son « hommage aux mineurs », c’est que la catastrophe provoque aussi un conflit social majeur et une grève très dure, l’une des plus marquantes de l’histoire sociale du XIXème siècle. La compagnie minière hâte en effet les opérations de secours pour relancer au plus vite l'exploitation. Les « gueules noires» multiplient les appels à la grève, avec 32 000 grévistes recensés le 17 mars (sur 50 000 mineurs). Leur colère éclate fin mars et début avril lorsque des rescapés (14 en tout) remontent de la mine, apportant la preuve qu'il serait encore possible de sauver des vies. Du point de vue du gouvernement, ces grèves mettent en péril l'approvisionnement du pays en charbon (qui est le pétrole de l’époque et Courrières fournit près de 10% du charbon français), tout cela sur fond de slogans révolutionnaires (« vive la grève », « vive la sociale »).



Rare carte-postale du « syndicat de la grève » (1906), affranchie à 10cts.


Le nouveau ministre de l'Intérieur Georges Clemenceau, se rend à Lens et tente de raisonner les mineurs. « Il ne m’appartient pas de discuter vos revendications. Je viens vous dire seulement que le Gouvernement de la République entend faire respecter la légalité par tous. La grève constitue pour vous un droit absolu, qui ne saurait vous être contesté. […] Si, parmi vous, se trouvent des malfaiteurs qui veulent détruire les puits, je dois les en empêcher et faire garder les mines par les troupes, car les gendarmes seraient insuffisants. Les soldats viendront la nuit et seront cantonnés : ils n’auront pas de contact avec vous. […] Ce que je demande, c’est que, lorsque le travail reprendra partiellement, vous respectiez la liberté du travail, comme je fais respecter votre droit de grève. »
Mais faute de parvenir à une repriser rapide du travail, Clemenceau fait donner sans ménagement la cavalerie et l'armée. Le 22 avril, des renforts militaires importants (avec 70 trains militaires en 5 jours, jusqu'à 20 000 hommes mobilisés).modifient le rapport de force : les arrestations sont nombreuses et le travail reprend fin avril. Clemenceau saura l’année suivant faire respecter l’ordre dans le midi viticole, secoué par une révolte sans précédent, dont le leader Marcelin Albert n’a jamais eu l’honneur d’être sur un timbre-poste mais sur de nombreuses cartes-postales!



Les « timbres de grève »
Les timbres de grève sont des vignettes à pouvoir d’affranchissement émises la plupart du temps par les chambres de commerce pour pallier à la paralysie totale ou partielle du service postal suite à une grève des employés des postes. Mais des officines privées diverses peuvent aussi imprimer ce genre de vignette et cela peut aussi concerner le trafic entre deux pays, ainsi la France et le Royaume-Uni, souvent paralysés par des grèves postales dans les années 1970 Les dits timbres de grève ont vocation à figurer dans les catalogues nationaux et dans les collections de timbres-poste, au même titre que ceux de la poste officielle à condition qu’ils «émanent d’organismes auxiliaires de transport de courrier ayant effectivement fonctionné » et cela exclut donc les vignettes de complaisance ou fantaisistes. Nous nous contenterons de montrer quelques-unes de ces vignettes mais il est possible aussi de collectionner les marques postales liées aux grèves (sans vigenettes de grève, donc), c’est encore une autre collection, comme le montre cette enveloppe de 1970 qui a circulé lors de la grève des Postes à Paris.


Marques diverses d'une lettre revenue à son expéditeur et accompagnée d'un timbre en rouge "Grève des PTT, Acheminée par la Chambre de commerce et d'industrie de Paris. (1970).


Les précurseurs de ces vignettes sont celles imprimées par des agences privées sous la Commune de Paris, en raison du blocus postal complet et de la pénurie de timbres-poste en avril-mai1871.



Affiche confirmant la possibilité d’utiliser des vignettes imprimées par l’agence Lorin à la place des timbres-poste (avril 1871).


C’est à la Belle Epoque que des grèves postales surviennent très périodiquement (1899, 1904, 1906, 1909). Les P&T puis PTT (1921) sont depuis 1870 un service public (avec un ministère dédié en 1879), fortement syndiqué à la fin du XIXème siècle. Les grèves de facteurs, des ambulants, des télégraphistes sont rarement nationales (en 1909) mais elles désorganisent vite le trafic, surtout à Paris. Si lors des grèves, les particuliers sont contraints de se priver de courrier - on écrit beaucoup à cette époque et c’est un vrai manque –, il n’en est pas de même pour les négociants, les industriels, les commerçants. En effet, les pertes provoquées par ces grèves risquent parfois de compromettre la survie de leurs entreprises car tout le système de communication est alors dépendant du courrier postal, lequel est par ailleurs fiable et rapide. Les entreprises ont alors parfois recours à leurs chambres de commerce pour faire fonctionner des services postaux de substitution, voire imprimer des vignettes spécifiques.


Planche complète du timbre à 10cts émis par la chambre de commerce d’Amiens en 1909.


La grève la plus dure est celle de 1909, qui débute le 13 mai et s’étend à tout le pays. Elle suscite l’impression par la chambre de commerce d’Amiens d’un timbre à 10 cts (il remplace la Semeuse) à la dentelure très grossière, qui existe aussi non dentelé et avec de nombreuses variétés.



Timbre de guerre de 1914 (à ne pas confondre avec un timbre de grève)


On trouve aussi en 1914 des vignettes imprimées à Valenciennes par la chambre de commerce mais ce n’est plus un timbre de grève mais de guerre, en raison de l’interruption du service postal et de l’invasion allemande (3000 exemplaires vendus seulement de cette vignette et peu ont circulé).



Taxe d’acheminement de 10cts de la chambre de commerce du Loiret (1953), en plus du timbre à 15F.


Pour retrouver des « vignettes de grève », il faut attendre les années 1950 lors de la grève des postiers de l’été 1953. Les chambres de commerce d’Orléans et de Saumur émettent alors des vignettes. Celles d’Orléans ont voyagé, celles de Saumur sont plus « philatéliques » et ont surtout alimenté un marché de collectionneurs peu scrupuleux sur l’origine de ces émissions.



Taxe d’acheminement à 1F (1968) émise par la chambre de commerce de Tarbes. Prions pour que le service postal soit rétabli !


Les événements de mai 1968 n’ont pas eu de répercussions profondes sur la philatélie française et le programme d’émission. A noter qu’il n’y a jamais eu de timbre « commémorant » 1968 et encore moins les grèves et manifestations ni même les accords salariaux (dits de Grenelle). Après un net fléchissement en mai-juin 1968, le marché philatélique a retrouvé un cours normal et même inflationniste (les émissions de cette période n’ont plus aucune valeur marchande). Comme il s’est trouvé que plusieurs chambres de commerce (Tarbes, Epinal, Libourne, Saint-Dié, Roanne, Ajaccio) ont émis des vignettes destinées à remplacer les timbres officiels sur le courrier et les colis à expédier. , ces vignettes ont fait leur apparition sur le marché philatélique avec des variétés, des têtes bêches, des perçages en ligne, à des prix parfois astronomiques. Au point que le ministère des Postes et Télécommunications dut faire une mise au point : « Ces étiquettes ne sauraient être considérées ni comme des timbres-poste ni comme des timbres de remplacement.» Comme le bruit courait que le ministère avait autorisé l’émission de ces étiquettes, ce communiqué oppose un démenti formel à cette assertion qui favorisait évidemment la spéculation.


 
Vignettes émises lors des grèves de 1971 (Royal Mail) et de 1974 (PTT)


On va retrouver dans les années 1970 à 1990 un certain nombre de séries dites de grève comme à Royan, Bergerac, Périgueux ou Lyon en 1974 (beaucoup de ces vignettes sont de complaisance). La série la plus originale est celle qui a pour origine une grève du Royal Mail britannique en 1971. En effet, cette grève a isolé les îles anglo-normandes et le transport de Jersey vers la France a été assuré par un service français privé (timbres à 2F40 avec la légende EMERGENCY MAIL). On retrouve des vignettes comparables en 1974 mais dans l’autre sens lors de la grève française du mois de novembre avec l’émission privée de timbres de 5F et 10F avec la légende COURRIER FAMILIAL PARIS JERSEY. Ces timbres peu esthétiques concernent le courrier pour l’étranger acheminé d’Orly via Jersey au mois de novembre 1974. A noter que d’autres vignettes seront émises lors des grèves de 1988, 1989, 1993 et 1995 (à Reims, Paris, Marseille, Ajaccio) mais les plus fréquentes sont issues des chambres de commerce corses, d’abord en raison de l’insularité qui accentue le sentiment de blocus postal mais aussi en fonction de situations locales particulières (les centres de tri de Bastia et Ajaccio sont bloqués très régulièrement en 1995, 1996 et 1997).



Vignettes de complaisance relatives à la grève des Postes (Nice, 1988)


Il y a en réalité une véritable collection à entreprendre sur les vignettes corses entre 1968 et 1998, dans la mesure où certaines ont réellement circulé mais aussi en raison de l’effort esthétique de certaines émissions (celle de 1988 n’est jamais jamais sortie de Nice mais elle a tout de même alimenté le marché philatélique, et reste cotée dans certains catalogues).
En conclusion, deux remarques pour clore ce tour d’horizon de la grève dans l’univers philatélique et postal.
1. L’histoire sociale demeure le parent pauvre de la philatélie, en particulier l’histoire des conflits sociaux et singulièrement de la grève et de la manifestation. Une disette à comparer au foisonnement de l’histoire militaire ou de l’histoire politique institutionnelle! C’est donc aux associations, aux groupes de pression, aux syndicats de faire des propositions à phil@poste ! Mais le timbre a-t-il encore vraiment le pouvoir de véhiculer un message ? Voit-on encore de « beaux timbres » sur les enveloppes et les lettres ? Où est l'enjeu politique dans l’émission de vignettes postales, à l’exception notable des séries courantes du type Marianne, choisies par le président de la Vème République ?



"Marianne l’engagée", créée par Yseult Digan et Elsa Catelin (juillet 2018)


2. Depuis le changement de statut de la Poste en 2010, aucune grève postale importante ne s’est déroulée (la dernière date de 2009) ou alors de dimension régionale (en décembre 2019 la grève a surtout été suivie à Paris). De toute façon, il existe désormais une très forte concurrence pour l’acheminement des colis et le volume de courrier a beaucoup diminué au profit de la communication électronique. Les collectionneurs en savent quelque chose…

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