CHARLES JACQUIER
George Orwell ou l'impossible neutralité
GEORGE ORWEL, Essais, Articles, Lettres, Ivrea / Encyclopédie des Nuisances
Dans un petit essai juste et stimulant, Jean-Claude Michéa s'étonnait de l'absence d'une traduction française desCollected Essays, Journalism and Letters de George Orwell, alors que leur auteur était considéré comme un classique de notre temps. Au-delà du strict problème technique, cette absence témoignait «de l'incapacité de la critique dominante (. . .) à saisir la valeur exacte de l'œuvre théorique d'Orwell». L'auteur se proposait donc d'étudier pour elle-même cette incapacité et concluait: «ce que l'époque n'admet pas, c'est que l'on puisse être à la fois un ennemi décidé de l'oppression totalitaire, un homme qui veut changer la vie sans pour autant faire du passé table rase et par-dessus tout un ami fidèle des travailleurs et des humbles».
Depuis, sont parus successivement les deux premiers volumes de leur traduction qui permet au public français d'avoir accès directement à cette œuvre imposante. Malheureusement, cette publication est loin d'avoir eu l'écho qu'elle méritait, et cela, aussi, a une signification qu'il faudrait étudier pour elle-même; comme en a une l'invention d'une pseudo-affaire Orwell. Grâce à un journaliste en mal de scoop, une lettre privée à une amie est devenue la soi-disant preuve qu'Orwell aurait offert spontanément aux Services secrets britanniques une liste noire d'écrivains soupçonnés d'être des cryptocommunistes (The Guardian, 11 juillet 1996). Traduit dans le langage de notre triste époque, cela devient, après avoir promptement traversé la Manche: «Orwell en mouchard anticommuniste», «Quand Orwell dénonçait au Foreign Office les cryptocommunistes» ou «Brother Orwell» ! Une émission de France Culture de la sérieUne vie, une œuvre est venue compléter cette campagne de calomnies, y apportant une touche du plus bel effet où l'ignorance et la mauvaise foi rivalisaient seulement avec le grotesque et l'ignoble. . . Il a été répondu à cette campagne dans une brochure intituléeGeorge Orwell devant ses calomniateurs, Quelques observations (Editions Ivrea / Encyclopédie des nuisances, 1997). La traduction de la lettre d'Orwell à son amie Celia Kirwan, à l'origine de cette lamentable manipulation, est publiée en introduction de ce texte. Elle permet d'emblée de renvoyer au néant la prétendue preuve archivistique de la "délation" . La brochure s'attache ensuite à présenter et à disséquer le mécanisme de ces prétendus révélations grâce à l'examen chronologique de leur progression. Les attaques contre Orwell relèvent pour les auteurs de la brochure de la «déliquescence intellectuelle» de l'époque, sorte de phénomène «libre et spontanée» illustré par les salariés des médias qui prétendent «déconstruire» la vérité alors qu'ils la mettent en pièces et la rendent inaudible et incompréhensible. La question essentielle devrait, au contraire, être: l'analyse que fait Orwell du totalitarisme n'aurait-elle pas quelque validité dans la société mondiale où nous sommes ? Enfin, on peut aussi replacer l'affaire dans son contexte français. Si la plupart des médias «respectables» ont pris le risque, au mépris de toute vraisemblance, de répercuter et d'amplifier les pseudos révélations duGuardian, n'est-ce-pas parce qu'elles s'inscrivent dans l'élaboration en cours d'une sorte de politiquement correct aux couleurs de la France où la question du stalinisme occupe une place de choix. Si comme l'écrit Louis Janover, «le PC est à nouveau politiquement correct, parce que indispensable à la bonne marche d'une machine parlementaire qui aurait tendance à gripper», le fait de rabaisser Orwell au rang d'un délateur de bas étage, «était une manière de montrer qu'il était aussi égal que d'autres dans l'infamie». . . Il s'agit donc de rabaisser un irréductible à la norme commune, mais aussi de dénoncer l'antistalinisme d'Orwell qui n'est pas politiquement correct. En effet, l'antistalinisme d'Orwell est aussi un anticapitalisme et n'a pas grand chose à voir avec celui, récent et mitigé, des éternels bien-pensants toujours prêts à être du bon côté du manche. Sa vie et son œuvre démontrent l'inanité d'une conception qui voudrait imposer l'idée qu'il n'y avait pas d'autre alternative au stalinisme que l'acceptation de l'ordre établi, alors qu'Orwell et quelques autres ont incarné contre vents et marées une éthique vraiment socialiste et réellement émancipatrice contre les mensonges déconcertants d'un totalitarisme repeint aux couleurs de la révolution.
Mais il convient de délaisser cette affaire, aussi significative soit-elle de la météorologie intellectuelle médiatique, pour prendre un peu d'air frais à la lecture desEssais. Le premier volume s'étend sur une longue période, marquée par l'affirmation de la vocation d'écrivain d'Eric Blair, né le 25 juin 1903 à Motihari, au Bengale; son père étant fonctionnaire au Bureau de l'Opium de l'Indian Civil Service. En 1912, sa famille revient s'installer définitivement en Angleterre et, en 1917, Eric Blair entre comme boursier au collège d'Eton. En 1922, Eric Blair s'engage dans la police impériale des Indes en Birmanie. Il en démissionne début 1928 pour se consacrer à des enquêtes sur la vie des plus pauvres dans les quartiers déshérités de Londres, puis de Paris. Parallèlement, il publie ses premiers articles d'écrivain professionnel. A partir de là, la biographie d'Eric Blair se confond avec l'œuvre de George Orwell .
Alors que de très nombreux écrivains de sa génération sont, au cours des années trente, fascinés par l'U.R.S.S., censée représenter la patrie des travailleurs et le socialisme en construction, Orwell échappe à ce tropisme dominant et y préfère une expérience directe des problèmes sociaux aux côtés des marginaux et des chômeurs, puis une enquête auprès des travailleurs dans les régions industrielles en crise du Nord de l'Angleterre. L'adhésion d'Orwell au socialisme passe donc par «une sorte de communion originaire opérée dans l'ordre sensible» (J.-C. Michéa) auprès des classes laborieuses, et va s'affirmer définitivement avec son engagement en Espagne.
A partir de l'expérience ouvrière d'Orwell et de son engagement en Espagne, quasi contemporains de ceux de Simone Weil, il serait particulièrement intéressant de tenter une comparaison sur ces deux points - et quelques autres - entre l'écrivain anglais et la philosophe française. Pierre Pachet a, d'ailleurs, souligné que la «pugnacité virile» d'Orwell lui rappelait Simone Weil , sans plus insister sur les autres raisons d'un possible rapprochement entre ces deux personnalités.
Fin 1936, après avoir achevé le manuscrit deThe Road to Wigan Pier, George Orwell part pour l'Espagne. Le pays est déchiré par la guerre civile depuis la tentative de coup d'État fasciste du 18 juillet contre la République. Le 30 décembre, à Barcelone, il s'engage dans la milice du Partido Obrero de Unificacion Marxista (P.O.U.M.), une formation communiste dissidente animée par les fondateurs du mouvement communiste espagnol et implantée surtout en Catalogne. Il est incorporé au contingent des volontaires de langue anglaise de l'Independant Labour Party et part se battre avec son unité sur le front d'Aragon. Avec le recul, il écrira que s'il avait été un peu plus au fait de la situation, il aurait choisi de se battre «aux côtés des anarchistes». Un moment tenté de rejoindre les volontaires qui se battent pour la défense de Madrid, il assiste aux journées de Barcelone de mai 1937 où s'affrontent les anarchistes et le P.O.U.M., d'un côté, les staliniens et leurs alliés, de l'autre. En juin 1937, le P.O.U.M. est interdit, ses leaders arrêtés et, parmi eux, Andrès Nin sera exécuté peu après par des tueurs staliniens, alors qu'il est calomnié par la presse stalinienne qui le traite d'agent de Franco et d'Hitler, répétant les accusations délirantes des procès de Moscou. De son côté, Orwell, de retour au front, est blessé à la gorge par un tireur isolé. C'est pendant sa convalescence qu'il apprend l'interdiction du P.O.U.M. Traqué par la police stalinienne, il parvient à regagner la frontière française avec sa compagne.
Derrière l'attaque contre le P.O.U.M., les staliniens visent surtout les anarchistes, première force du mouvement social espagnol, et l'ensemble du processus révolutionnaire: « quand le pouvoir a commencé à échapper aux anarchistes pour être pris en main par les communistes et les socialistes de droite, le gouvernement a pu se remettre en selle, la bourgeoisie a relevé la tête et l'on a vu reparaître, pratiquement inchangée, la vieille division de la société entre riches et pauvres. Depuis, toutes les décisions prises (. . .) ont tendu à défaire ce qui avait été fait dans les premiers mois de la révolution » A son retour en Angleterre, il commence à écrireHomage to Catalonia et se heurte à la majorité de la gauche anglaise. Celle-ci, au nom de l'antifascisme, se range derrière les politiques de Front populaire impulsées depuis 1934-1935 par Staline et le Komintern, après un virage à 180° et l'abandon de la politique précédente, «classe contre classe», responsable de l'arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne.
L'expérience espagnole d'Orwell va simultanément affermir son engagement socialiste et son opposition radicale au stalinisme, en même temps qu'il touche du doigt l'importance du mensonge et de la falsification dans la propagande totalitaire. Durant toute cette période, Orwell se reconnaît dans les courants révolutionnaires antistaliniens qui refusent simultanément la social-démocratie et le stalinisme, sans tomber dans le bolchevisme de Trotsky, mais, contrairement à la plupart d'entre eux, il pose, avant même la signature du pacte soviéto-nazi, la question de la démocratie dans la révolution. Ainsi, en août 1938, il appelle de ses vœux un «mouvement révolutionnaire authentique», «mais ne répudiant pas (. . .) les valeurs essentielles de la démocratie». Souci réitiré et absolutisé quelques mois plus tard quand il écrit: «Ce qui décide de tout, c'est le bannissement de la démocratie».
Après la signature du pacte soviéto-nazi du 23 août 1939, Orwell comprend qu'«il n'y a pas de troisième voie entre résister à Hitler ou capituler devant lui»et condamne « es intellectuels qui affirment aujourd'hui que démocratie et fascisme c'est bonnet blanc et blanc bonnet», c'est-à-dire les staliniens et leurs compagnons de route obligés d'abandonner le discours de l'antifascisme pour justifier dans un langage pseudo-gauchiste l'alliance de Staline avec Hitler.
Dans un essai sur Charles Dickens, Orwell réaffirme «qu'il faut toujours être du côté de l'opprimé, prendre le parti du faible contre le fort» et que, si «l'homme de la rue vit toujours dans l'univers psychologique de Dickens», presque tous les intellectuels «se sont ralliés à une forme de totalitarisme ou à une autre». Son portrait de Dickens peut donc être lu comme celui d'Orwell lui-même quand il écrit: «C'est le visage d'un homme qui ne cesse de combattre quelque chose, mais qui se bat au grand jour, sans peur, le visage d'un homme animé d'une colère généreuse - en d'autres termes celui d'un libéral du XIXème siècle, une intelligence libre, un type d'individu également exécré par toutes les petites orthodoxies malodorantes qui se disputent aujourd'hui le contrôle de nos esprits».
Le second volume couvre un laps de temps beaucoup plus court où dominent presque exclusivement les préoccupations liées au déroulement de la Seconde Guerre mondiale. Orwell s'affirme au fil des pages comme un des rares écrivains de cette période ayant une vue à la fois politique et morale des événements. Il réfute les discours béats et optimistes sur le Progrès, car, depuis la guerre de 1914-1918, on sait que celui-ci «avait finalement débouché sur le plus grand massacre de l'histoire: La Science ne s'était employée qu'à inventer des avions de bombardement et des gaz toxiques, tandis que l'Homme civilisé se révélait, à l'heure du danger, prêt à se conduire de façon plus atroce que n'importe quel sauvage». Réagissant à ce traumatisme, nombre d'écrivains succombèrent à la tentation de la force et à la fascination pour le dynamisme des totalitarismes nazi ou stalinien, éminemment modernes. Loin d'y céder ou de les ignorer, Orwell comprit que l'origine de cette attraction provenait de «la fausseté de la conception hédoniste de la vie» qui avait gagné la quasi-totalité de la pensée progressiste occidentale et réfuta l'opposition d'avant 1914 entre Progrès et Réaction, illustrée par un H. G. Wells, pour comprendre la nature et le danger des périls à venir. Devant la catastrophe, il fallait désormais retrouver le cours de l'histoire et redécouvrir la tragédie pour enrayer la marée montante des pulsions émotionnelles sur lesquelles s'appuyaient les dictatures.
Durant ces années sombres, les prises de position d'Orwell sont toujours exprimées en fonction d'une double préoccupation: une évaluation aussi réaliste que possible des rapports de force qui n'oublie jamais les fins morales de son engagement politique et le sentiment éminemment tragique d'une histoire portant les stigmates des guerres mondiales et des totalitarismes. Pour sonHommage à la Catalogne,La Ferme des animaux,1984, et plusieurs essais et articles politiques, Orwell pourrait donc figurer aux côtés des auteurs d'un genre littéraire apparu dans l'entre-deux guerres, le livre politique, qu'il définit lui-même comme un «long pamphlet mêlant l'histoire et la critique politique», avant de citer en exemple les noms de Franz Borkenau, Arthur Koestler, Arthur Rosenberg, Hermann Rauschning, Ignazio Silone et Léon Trotsky. Tous ses hommes, précise-t-il, «ont vu de très près le totalitarisme et savent ce que sont l'exil et la persécution». Orwell, préservé par sa nationalité, en a fait l'expérience en Espagne. Revenant à l'automne 1942 sur son engagement espagnol dans un des textes les plus forts de ce recueil, Orwell exprime la position qui était la sienne en 1936 et le sera tout au long de la Seconde Guerre mondiale: «Quand on pense à la cruauté, à l'ignominie, à la vanité de la guerre on est toujours tenté de dire: Les deux camps se valent dans l'ignominie. Je reste neutre. Mais dans la pratique, on ne peut pas rester neutre, et il n'est pas de guerre dont l'issue soit parfaitement indifférente. Presque toujours l'un des camps incarne plus ou moins le progrès, et l'autre la réaction». Disant cela, Orwell n'oublie pas que le camp des démocraties comprend la dictature de Staline et des pays qui soumettent leurs colonies à une féroce exploitation, mais il a compris que le principe fondamental de l'action politique est de faire un choix, «non pas entre le bien et le mal, mais entre deux maux», le moindre mal permettant de «travailler à la construction d'une société où la rectitude morale sera encore possible».
Comme Orwell est avant tout écrivain, c'est bien souvent dans ses critiques littéraires qu'il exprime le mieux le fond de sa pensée sur la crise et la tragédie du monde moderne et l'attitude la plus juste et la plus honnête pour y faire face, malgré tout. Ainsi dans son bel article,Littérature et totalitarisme, dans sa tentative de délimiter une frontière entre art et propagande, dans ses jugements sur la littérature de langue anglaise. Comment ne pas citer la conclusion de sa recension duJournal de Julien Green: «Mais ce qui est sympathique dans ce journal, c'est la fidélité à soi-même, le refus de 'vivre avec son temps'. C'est le journal d'un homme civilisé qui comprend que la barbarie est destinée à triompher mais qui ne peut s'empêcher de rester civilisé. Un monde nouveau va naître, un monde dans lequel il n'aura pas sa place. Il est trop clairvoyant pour lutter contre lui; mais il ne feindra pas de l'aimer. Et comme c'est exactement ce que font, au contraire, tous les jeunes intellectuels de ces dernières années, la sincérité spectrale de ce livre est profondément émouvante. Il a le charme de l'inutile, charme si désuet qu'il en paraît nouveau». Que rajouter de plus ?
Bien sûr, il arrive à Orwell de se tromper dans ses analyses et pronostics, notamment quand il répète, au début de la guerre, que son pays ne pourra résister à l'agression nazie que grâce à une révolution socialiste. En fait de révolution, l'Angleterre connaîtra les expériences travaillistes de l'après-guerre qui marqueront un changement certain, sans incarner la rupture socialiste qu'Orwell avait entrevue dans les premiers mois de la révolution espagnole. Mais de telles erreurs relatives de pronostic ne sont pas l'essentiel ! S'il ne fallait choisir qu'une courte phrase dans ce volume pour faire apprécier et respecter George Orwell, homme et écrivain, tout en gardant à l'esprit la valeur de ses écrits, ce serait sans doute dans sa transcription d'un dialogue avec Stephen Spender où il écrivait: «Mais là où je vois que les gens comme nous comprennent mieux la situation que les prétendus experts, ce n'est pas par leur talent de prédire des événements spécifiques, mais bien par leur capacité de saisir dans quelle sorte de monde nous vivons». Saisir dans quelle sorte de monde nous vivons, ne pas feindre de l'aimer et rester fidèle à soi-même, tels sont bien les principes essentiels qu'Orwell a mis en pratique sa vie durant contre les professionnels du mensonge et de la calomnie.© Charles Jacquier | République Internationale des Lettres numéro 31, Juin 1997 |