POLITIQUE DE L'ÉCRITURE ET RESPONSABILITÉ AUCTORIELLE CHEZ GEORGE
ORWELL

par


Bernard GENSANE

THÈSE DE DOCTORAT (NANTES, 1989)
VERSION ABRÉGÉE (et AUGMENTÉE)



DEUXIEME PARTIE (1) : UNE ÉCRITURE POUR LA VIE

I- LIRE ET ÉCRIRE

LIRE LES AUTRES


L'«effet de réel»
Considérons un instant la «Peseuse de perles» de Vermeer. Au sens propre du terme, ce tableau est
une composition. On apprécie la manière dont l'artiste a planté son décor : un coin de pièce délicatement
baigné par une lumière diffuse venant, comme toujours dans les intérieurs du maître de Delft, de la gauche;
une table massive sur laquelle repose un velours froissé dont l'artiste a étudié les plis et les reflets avec un
soin extrême; un tableau dans le tableau, immédiatement allégorique, un personnage féminin faisant face à
la fenêtre et pesant des perles. On admire l'agencement des couleurs, l'organisation des horizontales, des
verticales et des obliques que la silhouette féminine tout en rondeur et en douceur fait oublier peu à peu. Le
trait de génie de Vermeer dans cette œuvre, c'est d'avoir saisi la peseuse au moment précis où le trébuchet
se met en équilibre parfait. Le personnage féminin cligne doucement des yeux, en paix, en harmonie avec
lui-même. Mais sur le mur d'en face, il y a un petit détail qui brise le profond silence de ce tableau : un clou
avec à sa gauche l'empreinte que ce clou a laissé dans le mur. Et ce clou tombé, ramassé, enfoncé de
nouveau fait un fracas épouvantable. Car bien que ne servant à rien, il nous dit néanmoins ceci : je suis un
pauvre clou, c'est pourquoi ce que vous avez devant les yeux est certes un tableau, donc une œuvre
d'imagination, mais elle est peinte d'après le réel. Et le clin d'œil de Vermeer est d'autant plus appuyé que
dans une autre de ses œuvres, «La laitière», on retrouve ce clou exactement au même endroit mais dans un
décor tout autre.
Nous sommes bien sûr en présence d'un «effet de réel».
C'est à notre connaissance Orwell qui, dans son essai sur Dickens (CEJL I 454 sq.) a, le premier, mis
le doigt sur cette technique particulière. Dans ces pages, il explique que ce qui distingue l'auteur de David
Copperfield de tous les écrivains de son époque, c'est l'usage qu'il fait du «détail superflu» (unnecessary
detail). A l'appui de sa démonstration, Orwell cite, entre autres, le passage suivant : «Quelques jours plus
tard, la famille était à table — épaule de mouton cuite au four sur lit de pommes de terre. L'enfant, qui
n'avait pas faim, jouait dans la pièce quand, soudain, on entendit un bruit terrible, comme une averse de
grêle». Alors, demande Orwell, à quoi sert l'épaule de mouton, en quoi fait-elle avancer l'histoire? Réponse
: en rien. Mais ce petit détail contribue à créer l'atmosphère dickensienne. Orwell eut d'ailleurs souvent
recours à cette technique dickensienne de l'effet de réel, comme, par exemple, dans Un peu d'air frais, où le
narrateur imaginait Londres bombardé avec, au milieu des ruines, des pianos…payés à crédit (223).
Nous sommes, avec Orwell, en présence d'un lecteur, puis d'un critique ou d'un chroniqueur sortant
de l'ordinaire. Un de ses plus hauts faits de carrière aura été, pendant la guerre, sa responsabilité en tant que
rédacteur en chef des pages littéraires de l'hebdomadaire socialiste Tribune. Lecteur boulimique,
autodidacte, n'ayant pas fréquenté l'université et assez peu les milieux littéraires influents, Orwell fut un
lecteur à l'affût de l'originalité mais aussi proche des classiques, et qui eut avec la fiction des autres un
rapport charnel. Dans «Why I Write« (op. cit.), il nous narre ses premières émotions procurées par les mots
en littérature : «Je découvris soudain à l'âge de seize ans la joie toute simple que procurent les mots, plus
exactement les associations de mots en leur musique. […] Pour ce qui est du besoin de décrire les choses,
j'étais déjà parfaitement armé à ce moment-là». Très jeune, Orwell a ressenti le besoin de raconter des
expériences, d'ordonner des faits en recherchant avec précision les mots qui mettraient le mieux en valeur
leur trame. C'est pourquoi il évoque dans cette même page de «Why I Write» sa tendresse pour les romans
naturalistes avec leurs «descriptions détaillées» et leurs «saisissantes métaphores». Cela dit, Orwell n'est
pas un producteur de larges fresques. Au grand angle il préfère l'objectif qui rapproche le lecteur du détail
qui à la fois parle et implique ce lecteur parce qu'il y a familiarité ou obligation de sympathie. Le mot juste,
le détail superflu qui frappe permettent, comme chez Dickens, une économie de moyens dans la mesure où
ils suggèrent fortement, et en ce qu'ils autorisent l'auteur comme le lecteur à reconstruire un monde à partir
de trois fois rien.

Un critique différent
Orwell fut assurément un théoricien de la littérature en puissance. On verra plus bas que dans le
même essai sur Dickens il avait également soupçonné l'existence de l'auteur implicite. On évaluera
simplement ici la valeur de son apport en montrant en quoi il fut, dans ce domaine aussi, différent des
autres et en quoi, il poursuivit, en lisant les autres, sa réflexion sur la responsabilité auctorielle dans
l'Europe du XXème siècle.
Au moment de se choisir un nom de plume Orwell avait pensé à H. Lewis Allways. Bien que sentant
son pseudonyme à plein nez, ce patronyme aurait parfaitement convenu au grand marcheur de Dans le
dËche ‡ Paris et ‡ Londres, mais aussi à un esprit exceptionnellement éclectique, soucieux d'explorer un
maximum de directions. Si l'on considère les dizaines de recensions et d'essais littéraires livrés par Orwell
aux revues de qualité auxquelles il collabora, on est frappé par sa vaste culture, mais surtout par son
étonnante curiosité, sa disponibilité et sa fraîcheur d'esprit. Des magazines pour adolescents à Shakespeare
en passant par la littérature française, Joyce, Melville ou Conrad, Orwell a abordé un nombre étonnant
d'auteurs et de genres. Mais ce qui frappe aussi, c'est l'intuition, voire la remarquable sûreté de jugement.
J'en proposerai quelques exemples dans des domaines très divers. Une de ses premières recensions est
consacrée à Henry Miller et à son Tropique du Cancer (CEJL I 178 sq.). Orwell observe que l'intérêt de
Miller est d'établir une passerelle entre les écrivains et l'homme de la rue, ce que ne fait pas le roman
anglais de l'époque car il est produit pas «des professionnels de la littérature« qui écrivent «sur des
professionnels de la littérature pour des professionnels de la littérature». De même, il dira de James Joyce
qu'il s'efforce de présenter la vie «plus ou moins comme elle est vécue» (CEJL I 150). Dans un autre
domaine, Orwell perçoit, dès 1944, l'importance de Friedrich Hayek (CEJL III 142 sq.), en qui il reconnaît
un penseur et économiste de droite très décapant pour la gauche. Considérons également son analyse sans
concession mais tellement pertinente du Fond du problËme de Graham Greene, roman que son auteur
finira d'ailleurs par «ne plus aimer» : «Ce qui cloche de la manière la plus évidente c'est que les
motivations de Scobie, si on veut bien leur donner crédit, n'expliquent pas ses actes de manière satis-
faisante. Autre question : pourquoi situer ce roman en Afrique de l'Ouest? Si on excepte le fait qu'un des
personnages est un commerçant syrien, l'histoire pourrait très bien se dérouler à Londres. Les Africains
n'existent que fortuitement en toile de fond, et ce qui taraude effectivement l'esprit de Scobie pendant tout
le roman, à savoir l'hostilité entre Blancs et Noirs, ainsi que la lutte contre les mouvements nationalistes,
n'est jamais mentionnée» (CEJL IV 498).
D'une manière générale, Orwell perçoit remarquablement les limites des écrivains, comme celles de
Galsworthy ne pouvant s'intéresser qu'à ce qui lui ressemble et qu'il oppose à Joyce ou à T.S. Eliot, car ils
ont «toute l'histoire du monde dans leur tête» (CEJL I 238). L'auteur de la Dynastie des Forsyte est un
«ancien élève de Harrowª qu'un ´dÈsordre intÈrieur, en aiguisant sa sensibilitÈ, a failli transformer en
grand Ècrivainª (CEJL I 342).
Orwell sait aussi apprécier quand des créateurs payent intelligemment de leur personne. Relisons la
critique de Mark Twain et de sa légèreté face à la profondeur et à la responsabilité d'un Anatole France :
«Non seulement le Français est infiniment plus cultivé, plus civilisé, plus vivant esthétiquement parlant,
mais il est aussi plus courageux. Il s'attaque à ce qu'il trouve non fondé. A l'inverse de Mark Twain, il ne se
réfugie pas systématiquement derrière le masque aimable de la ‘personne publique’ et de l'amuseur sous
licence» (CEJL II 372).
On ne peut créer que si l'on se sent concerné, pense Orwell (CEJL I 501). Des personnages comme
Squeers ou Micawber n'aurait jamais pu être enfantés par un auteur simplement en quête d'effets comiques.
Le pire reproche que l'on puisse adresser à une œuvre d'art, c'est de dire qu'elle manque de sincérité. Et
ceci, poursuit Orwell, est encore plus valable pour les chroniqueurs et critiques littéraires que pour les
auteurs. On peut pardonner une certaine dose d'«affectation» ou de «fumisterie» si le créateur est
«fondamentalement» honnête avec lui-même (CEJL II 161). Une fois posé ce préalable, Orwell peut aller
loin dans la bienveillance comme quand il admet, à propos de Red Spanish Notebook de Mary Low et Juan
Brea — dont pourtant il ne partage pas du tout les analyses politiques, que «c'est assurément un livre
partisan, mais il n'en est pas plus mauvais pour cela» (CEJL I 320).
Orwell a également traqué — dans une optique très morale ce qui ne surprend pas, ce qu'il appelait
l'«arbitraire» chez un créateur, imposant par là-même des bornes à l'acte créatif. Poe a le droit d'être
«fantastique» car il n'est jamais arbitraire, en ce sens que même ses histoires les moins naturalistes sont
«psychologiquement correctes» car elles mettent en jeu des motivations «parfaitement intelligibles» (CEJL
I 280). Aux Contes, Orwell oppose la démarche de Julian Green dans Minuit. Bien qu'ici Green propose
une atmosphère semblable à celle des œuvres de Poe, l'auteur manque de sincérité car il n'y a aucune
raison, selon Orwell, pour que les événements rapportés se déroulent. Minuit est une construction
intellectuelle d'où l'émotion est absente. Orwell conclut que pour un auteur de fiction «posséder la vérité est
moins important que la sincérité et l'émotion». (CEJL I 573)
Orwell a également cherché à définir ce qu'était un grand écrivain. Sa démarche, qui n'est pas idéale
(mais dans ce domaine, il est difficile de l'être), est inductive ou analogique (un peu comme celle de
Malraux) : «Comment se fait-il que la compréhension que TolstoÔ a du monde soit plus profonde que celle
de sont, dès le début, «finis et parfaits» (CEJL I 500). Ailleurs, Orwell observe que Mark Rutherford est
l'écrivain qui s'apparente le mieux à Gissing; aucun des deux n'est affligé de cette «malédiction» qui
poursuit les écrivains anglais : «le sens de l'humour». Et il se dégage de leurs œuvres une même
«tristesse«, une même «solitude« (IV 492). Pour productif qu'il soit, ce type de démarche peut le mener très
loin, jusqu'à faire écrire par un romancier des œuvres qu'il n'aurait jamais songé à écrire. Ainsi il imagine
quel type d'écrivain Miller aurait pu être s'il ne s'était pas volontairement exilé : «Miller vous entretient
dans ses livres de gens menant une vie d'expatrié, passant leur temps à boire, parler, méditer et forniquer,
mais pas de gens qui travaillent, se marient et élèvent des enfants. C'est bien dommage car il aurait été tout
aussi bon dans la description de ces derniers» (I 544).
Un des apports les plus originaux d'Orwell aura été sa réflexion, après G.K. Chesterton, sur les
«good bad writers». Ces mauvais écrivains produisent des livres de bonne facture, sans prétention, mais qui
ont toutes les chances de survivre (quoi qu'il ait pu en dire, la postérité était très certainement un souci pour
Orwell) quand les livres sérieux ont sombré dans l'oubli. Orwell pense en priorité à toute l'oeuvre de Conan
Doyle (CEJL IV 37) et également à La Case de l'oncle Tom dont il écrit non sans malice qu'elle survivra à
toute l'œuvre de Virginia Woolf, tout en regrettant de ne pouvoir déterminer si H. Beecher-Stowe est
supérieure ou inférieure à sa consœur anglaise (CEJL IV 41). Orwell étudie l'impact important que cette
littérature «mauvaise et bonne» peut avoir sur ceux qui en font leur quotidien. Dans le cas de James Hadley
Chase et de Pas d'orchidÈes pour Miss Blandish dont il fait une analyse très politique, il expose que ce
type d'œuvre entretient le même type de relation vis-à-vis du fascisme que celle que les romans de Trollope
cultivait vis-à-vis du capitalisme au XIXème siècle. Chase vise l'élémentaire chez le lecteur, ou encore le
lectorat le plus élémentaire. Les jeunes sans culture, rappelle Orwell, ne vénèrent dans le pouvoir que ce
qu'ils peuvent en comprendre. C'est ainsi que pour un adolescent des corons de Glasgow, Al Capone
symbolise davantage le pouvoir que le capitaine d'industrie du lieu (CEJL III 259).
Orwell s'intéresse également, oserait-on dire en connaissance de cause? à la poésie «good bad».
Dans ce domaine, il affectionne la chanson populaire, surtout celle que le peuple interprète vers dix heures
du soir dans les pubs après quelques bières. Mais son «mauvais» poète de prédilection reste quand même
Kipling avec l'œuvre duquel il entretiendra toujours une relation plus affective que rationnelle. Orwell ne
déteste pas la pensée «vulgaire» du chantre de l'impérialisme britannique, à condition qu'elle soit
«vigoureuse». Mais l'important est que l'art de Kipling consiste à faire aimer des situations fausses ou des
sentiments en toc, ce qui répond bien, selon Orwell, à la demande de la sensibilité middle class. Il en fait un
dieu lare qu'on vénère enfant, qu'on déteste adolescent, qu'on apprécie à vingt ans, qu'on déteste à vingt-
cinq, et qu'on se reprend à aimer à l'âge mûr (CEJL I 183).
En tant que critique littéraire, Orwell n'a pas hésité à évaluer certains de ses propres manquements.
Il va jusqu'à qualifier son travail de «frauduleux» dans la mesure où il masque ses préférences derrière des
règles et des critères subjectifs et impromptus : «Tout jugement littéraire consiste à forger de toutes pièces
des règles justifiant une préférence instinctive» (CEJL IV 463). Ce manque de précision, ce subjectivisme
sont peut-être la cause de jugements totalement contradictoires quant à ses goûts. Mais, plus
fondamentalement, on retiendra qu'Orwell se cantonne souvent dans une critique étroitement comparatiste
et descriptive. Il recherche systématiquement ce qui est original chez un auteur donné, ce qui singularise
son œuvre par rapport à celle des autres. Ce faisant, il n'échappe pas au pragmatisme. Et, je l'ai laissé
entendre, il s'interdit toute perspective, toute évaluation proprement littéraire, s'en remettant — comme
quand il oppose Harriet Beecher-Stowe à Virginia Woolf, au seul critËre de postÈritÈ.

La fosse aux lions
Pour Orwell, on n'écrit pas pour passer le temps. Et on ne lit pas non plus impunément. Pour lui, lire
ne consiste pas à se détourner de l'histoire en isolant les structures et en privilégiant l'inconscient. Une
œuvre est portée par son temps, par l'Histoire qu'elle reflète plus ou moins, à sa manière. Dans une de ses
premières recensions (publiée en 1936), il évoque un cartoon bien connu paru quelques années auparavant
dans le magazine Punch : un jeune bourgeois annonce à sa tante qu'une fois sorti de l'université il écrira.
«Sur quoi vas-tu écrire?», demande alors sa tante. «Ma chère tante, répond le neveu plein de morgue, on
n'écrit pas sur quelque chose, on écrit» (CEJL I 289). Succombant, dans ce domaine aussi, aux démons de
la démarche analogique, Orwell prétend que si Dickens avait vécu au XXème siècle, il serait allé en Union
soviÈtique pour en revenir avec un livre semblable au Retour de l'U.R.S.S. d'André Gide (CEJL I 474).
Ailleurs, dans une lettre à un professeur d'Oxford, spécialiste du XXème siècle, il prétend que sans même
rien comprendre au socialisme Dickens se serait insurgé contre un régime qui «chaque année, a besoin de
sa pyramide de cadavres» (CEJL I 583). Pour Orwell, l'écrivain est un individu responsable qui s'exprime
dans un contexte particulier, et par rapport à ce contexte. Les années vingt, cette époque où la littérature
consistait simplement à «manier des mots«, sont bel et bien révolues (CEJL I 557). Notre époque n'est plus
celle des «romances mystérieuses que vivaient des fous dans des châteaux en ruines parce qu'on ne peut
plus se permettre d'être inconscient des réalités contemporaines» (CEJL I 280). Bien sûr, concède-t-il, un
romancier n'est pas obligé de se référer à l'histoire de son temps; mais ne pas tenir compte des grands
événements du moment, c'est se satisfaire de bricolage (CEJL I 542). L'écrivain doit s'inspirer du Daniel de
la fosse aux lions (CEJL IV 82), solitaire, résolu dans ses convictions. Mais, fort lucidement, Orwell
perçoit les limites d'une telle attitude. Tous les romanciers, y compris les meilleurs, sont des narcisses,
pensent-il. «Agir avec fermeté et audace en période de danger, être un redresseur de torts, une personnalité
dominante, exercer une fascination sur le sexe opposé, cravacher ses ennemis personnels, sont des actes qui
sont plus faciles à accomplir dans l'écriture que dans la vie de tous les jours; et il est très rare qu'un roman
ne contienne pas, d'une manière ou d'une autre un portrait de l'auteur subtilement déguisé en héros, en saint
ou en martyr» (CEJL IV 123).
Bien que l'Angleterre d'Orwell ne soit ni totalitaire ni policière, un grave péril guette la littérature et
ceux qui la font, l'invasion de la politique qui, tel un poison, risque de corrompre toute forme d'expression
humaine. La destruction des libertés individuelles, assure Orwell, paralyse le journaliste, le sociologue,
l'historien, le romancier et le poète. Il met là le doigt sur une contradiction difficile à surmonter : il n'y a de
bonne littérature, il n'y a de véritable vie littéraire qu'en régime de libertés formelles, donc en régime
capitaliste. Mais le capitalisme dégrade la culture. Orwell en donne un bon exemple avec les productions
de Walt Disney conçues selon des procédés industriels par des artistes devant conformer leur style à ces
procédés. Dans ce contexte, la tâche du critique n'est pas facile car son jugement risque d'être biaisé par des
pressions politiques ou morales.
Orwell se croise également contre ses collègues à ses yeux trop anglo-centrés. Qu'y a-t-il de
commun, demande-t-il, entre des écrivains individuellement aussi différents l'un de l'autre que Bernard
Shaw et A.E. Housman, ou Thomas Hardy et H.G. Wells? C'est qu'ils sont totalement inconscients de ce
qui se passe hors de leur pays. Certains sont meilleurs que d'autres, certains sont politiquement plus
conscients, mais aucun ne s'est laissé imprégné par l'influence du continent européen. Ceci est également
vrai, pense Orwell, de romanciers comme Arnold Bennett ou Galsworthy qui, «en surface», peuvent être
apparentés à la tradition française ou russe. Orwell reproche à tous ces auteurs de croire que le substrat
politico-culturel qui est le leur («la vie des classes moyennes anglaises, respectable et ordinaire») est
naturellement perfectible et éternel. Certains comme Hardy peuvent être philosophiquement pessimistes; ils
croient en la nécessité du progrès en soi. Enfin, comme le passé lointain ne les intéresse pas, ils n'ont aucun
sens historique (CEJL II 232).
Dans son travail de critique, Orwell recherche ce qui n'est pas proprement littéraire, ou ce qui
dépasse le cadre de l'objet littéraire. Dès 1936, il estime qu'il est utile d'étudier les conventions littéraires,
tout ce qui entoure la production de livres, d'un point de vue anthropologique (CEJL I 252). De même,
lorsqu'il réfléchit sur les écrivains qui se sont affirmés juste après la première guerre mondiale (comme
Joyce dont il fut un des premiers fervents admirateurs, T.S. Eliot, Ezra Pound, D.H. Lawrence ou
Wyndham Lewis), il relie leurs œuvres et leurs personnes à l'immense désillusionnement de l'après-1918. Il
explique en quoi ces créateurs ne croient plus dans l'homme contemporain, ni surtout dans les progrès de
l'époque : contrôle des naissance, aviation, automobile etc. Qu'Orwell s'intéresse à Shakespeare, Dickens,
Henry Miller ou encore au contenu des cartes postales, il y a chez lui le souci permanent d'articuler le
littéraire à un niveau de conceptualisation plus élevé : l'idéologique, les problèmes de discours, la fonction
marchande et sociale de l'écrit. A propos des journaux pour enfants, il observe avec beaucoup d'intuition
qu'on ne saurait d'un trait de plume les jeter aux poubelles de l'histoire car ils correspondent à un besoin qui
doit être satisfait, ne serait-ce que parce qu'il vaut mieux commencer par ce type de littérature plutôt que
par des livres «de qualité» (CEJL I 453).
Son approche concrète des problèmes l'amène par exemple à réfléchir, trop brièvement peut-être,
aux rapports entre la poésie et la technique radiophonique : y a-t-il une poésie propice au microphone,
l'écoute d'un poème provoque-t-elle des réactions différentes de celles de sa lecture etc.? (CEJL II 374) A
propos des moyens de communication modernes, il pense d'ailleurs que le premier vrai roman prolétaire
sera lu à la radio (CEJL I 349). Mais il doute de l'avènement d'une littérature prolétarienne dans la mesure
où la classe ouvrière ne saurait créer une culture indépendante tant qu'elle est dominée (CEJL II 54).
Dans ses essais sur Dickens, Donald McGill ou TolstoÔ, Orwell apprend à être un critique, non en
amateur éclairé, mais en autodidacte méthodique. Pour Orwell, le critique se doit de rechercher dans toute
création le substrat social qui a vu naître ou qui a suscité l'oeuvre. Ce qui lui permettra, par exemple, et
dans un premier temps, de percevoir à quel point Ulysse de Joyce est une œuvre-limite marquant une
rupture dans l'histoire du roman contemporain (CEJL I 542) et de comprendre que cette œuvre n'est pas
simplement un exercice de style sur les horreurs de la vie moderne, mais aussi l'expression d'une
philosophie de la vie et de la vision du monde d'un catholique qui a perdu la foi. Orwell fait de Joyce une
analyse qu'on peut qualifier de structuraliste, posant que l'écrivain irlandais part, dans Ulysse, d'un
agencement, d'une structure, dont il déduit une histoire (CEJL I 180). De même, il ne peut pas relire
l'œuvre de Yeats sans rapprocher son style «indocile» de ses tendances politiques crypto-fascistes, de sa
haine de la démocratie, du modernisme, du progrès, de l'égalité.
Orwell s'attache d'ailleurs à dénoncer l'idéologie dans la littérature chaque fois qu'il en a l'occasion.
Il ne partage pas l'analyse des marxistes pour qui l'idéologie se diffuse partout et se cache en tant
qu'idéologie. Il la perçoit comme un système d'idées dogmatiques traversant la conscience des sujets (CEJL
I 540 sq.). Plus précisément, il se place à équidistance entre ceux qui soutiennent que la littérature, l'art
doivent être au service d'une idée (communisme, catholicisme ou autre) et les tenants de l'art pour l'art dont
il expose que cette attitude et cette pratique n'ont pu se développer (entre 1890 et 193O) que dans un
contexte de stabilité, de sécurité, de confort intellectuel pour la bourgeoisie. La Grande guerre elle-même,
dit Orwell, n'ayant pu perturber la sérénité de l'«après-midi doré du capitalismeª (CEJL II 151).

Un critique moderne
Avec l'œuvre d'Orwell, nous avons affaire à une réflexion intuitive mais souvent inachevée, en
faveur d'une nouvelle critique littéraire. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Je me contenterai de
souligner quelques grands traits.
Relisons ce qu'Orwell écrivait de Dickens et de Londres : «Ce n'est pas un hasard si Dickens n'écrit
jamais sur le monde agricole mais s'il disserte à n'en plus finir sur la nourriture. Dickens était un cockney,
et Londres était pour lui le centre du monde tout comme le ventre est le centre du corps» (CEJL I 483). Il y
a quarante cinq ans, ce type d'approche était singulièrement moderne et préfiguraient des travaux du type
de ceux (en France) de Claude Duchet ou de Philippe Hamon. Ce genre d'analyse tranchait par rapport
aux meilleures réflexions de l'entre deux-guerres, celles d'E.M. Forster dans ses Aspects du roman (publié
en 1927) qui, malgré leur fraîcheur, avaient du mal à se dégager de l'approche psychologisante. Avec son
«Dickens», Orwell établit des rapports féconds entre littérature et société; il expose que les figures de style
ne jaillissent pas simplement d'esprits inspirés; il subodore que les personnages sont, pour reprendre une
expression de Ph. Hamon, des «fonctionnaires» du roman. Mais, malheureusement, il en reste là et il passe
à autre chose en laissant de côté, par exemple, les structures narratives et leur logique interne.
En tant que critique, Orwell milite avec acharnement en faveur de l'art. Non pas l'art en soi ou pour
soi. Mais l'art au service d'une cause. Cette cause peut être politique, comme chez Zola : «Les scènes de
violence décrites dans Germinal ou La Débâcle sont censées exprimer la corruption capitaliste, mais ce
sont aussi tout simplement des scènes» (I 279). Ou… tout autre, comme chez Miller : «L'intérêt des
relations sexuelles ne réside pas dans des connotations pornographiques, bien au contraire, mais dans le fait
qu'elles sont une tentative pour aller au fond des choses» (I 179).
Orwell préfère toujours un livre «de droite» bien écrit à un livre «de gauche» médiocre. Il se méfie
généralement des œuvres engagées, mais sans pour cela proposer de règle absolue en la matière. Il
demande par exemple à ce que l'«intégrité esthétique» et la morale restent deux domaines bien distincts.
Mais, dans le même temps, il n'excuse pas un Ezra Pound pour ses prises de position et ses œuvres
fascisantes pendant la guerre … avant de proposer qu'on lui accorde le prix de la Bolingen Foundation
(CEJL IV 552).
Chez ses amis politiques, son premier modèle est certainement Arthur Koestler dont il loue, dans un
vigoureux essai en 1944, le fameux ZÈro et l'infini. Ce qui fascine Orwell chez Koestler, c'est la puissance
esthétique plus peut-être que le courage politique. Son livre, dit Orwell, a la «force d'une tragédie» (ce qu'il
met au compte de la «continentalité» de l'auteur qui, s'il avait été anglais, n'aurait produit au mieux qu'un
«pamphlet polémique») — et non d'un simple tract — car l'auteur a su parfaitement «traiter son matériau
politique à un niveau artistique». Alors, et alors seulement, dans le même mouvement, l'art devient
politique. Orwell précise dans la foulée, ce qui est évidemment discutable, qu'il convient de vivre ce qu'on
raconte de l'intérieur pour faire de la grande littérature, et même, si possible, de souffrir : «Aucune œuvre
de chez nous ne ressemble au ZÈro et l'infini parce que pratiquement aucun écrivain anglais n'a eu
l'occasion de voir le totalitarisme de l'intérieur».
Face à de telles œuvres, engendrées naturellement par des conditions historiques particulières,
Orwell réclame une nouvelle approche critique à défaut de pouvoir ou de vouloir théoriser lui-même.
Pourtant, dans des pages de 1943 il relève, sans insister, que dans la presse vichyste ce sont les organes les
plus fascisants, comme Gringoire, qui publient un maximum de petites annonces pour les sciences occultes
: «La notion même d'occultisme véhicule l'idée que la connaissance doit relever du secret, limité à un cercle
restreint d'initiés. Mais cette idée elle-même procède du fascisme» (CEJL II 315). Orwell en déduit qu'il
existe forcément une relation dynamique entre le contenant et le contenu, entre la sensibilité politique et le
style littéraire. Il regrette que la critique marxiste n'ait pas «réussi à repérer ce lien». Mais il n'avait pas lu
Lukacs, et quelques autres… Pour ce qui le concerne, Orwell nous laissera une démonstration exemplaire
dans son essai sur P.G. Wodehouse, archétype de l'écrivain good bad, à ses yeux. Dans ces quelques pages,
il réussit parfaitement (avec un peu de mauvaise foi et d'a priori, il est vrai) à intégrer un problème
politique posé par Wodehouse (celui-ci s'était laissé interviewer sur des ondes nazies) à une analyse litté-
raire et sociologique de son œuvre (CEJL III 388 sq.). Il avait adopté la même démarche quelques mois
auparavant dans un essai très incisif où il opposait Raffles, l'Arsène Lupin d'outre-Manche, aux
personnages criminels, mais sans charme, de James Hadley Chase (CEJL III 246 sq.); ainsi que dans «The
Art Of Donald McGill» (op. cit.).
Pragmatisme, intuition, responsabilité politique furent donc les principaux atouts d'Orwell critique
littéraire. Il sut humer les changements, apprécier les œuvres originales, marginales ou fondatrices. Solitaire
et méfiant, il était parfaitement apte à concevoir que le roman ne pouvait, du fait de sa nature «anarchique»,
non orthodoxe, s'épanouir ailleurs qu'en dÈmocratie (CEJL I 558). Mais l'originalité de la lecture, de la
réflexion, Orwell sut aussi en tirer le meilleur parti lorsqu'il étudia des œuvres établies, comme celles de
Shakespeare, TolstoÔ ou Dickens. Et c'est dans son long travail sur le créateur d'Oliver Twist (environ 2O
OOO mots) qu'il découvrit la notion d'auteur «implicite» (ou «impliqué», l'auteur s'impliquant dans et étant
impliqué par son texte). Il faut dire qu'en filigrane, c'est le cas de le dire, de cet essai, il y avait chez Orwell
le souci de camper son propre portrait en tant qu'écrivain. Pour Orwell, le mérite politique de Dickens
résidait dans sa révolte permanente, dans son refus d'être blasé, dans son courage, dans son inlassable
combat au service de plus de justice. En ce sens, il s'identifiait moralement à son illustre prédécesseur. Et
c'est ainsi qu'en conclusion de son analyse il brossa en quelques lignes, non pas le portrait de Dickens tel
qu'il fut dans la réalité comme homme ou même comme écrivain, mais celui de l'écrivain tel que lui,
Orwell, le percevait en tant que (le mot n'existait pas encore) «narrataire». En partant d'une description
morale, Orwell avait pressenti qu'un auteur se reconstitue tout le temps dans chacune de ses pages :

Lorsqu'on lit une œuvre fortement individualisée, on a l'impression de voir un visage quelque
part derrière la page. Ce n'est pas forcément le visage authenique de l'écrivain. Je ressens cela
très fortement avec Swift, Defoe, Fielding, Stendhal, Thackeray, Flaubert […]. Ce que l'on
voit c'est le visage que l'écrivain devrait avoir. Alors, dans le cas de Dickens, je perçois un
visage qui n'est pas tout à fait identique à celui des photographies, même s'il lui ressemble.
C'est le visage d'un homme d'environ quarante ans […]. Il rit, et on trouve de la colère,
mais pas de triomphe ni de malveillance dans ce rire. C'est le visage d'un homme qui se bat
toujours contre quelque chose, mais qui le fait sans peur, à visage découvert, un homme à la
colère généreuse. Autrement dit, c'est le visage d'un libéral du XIXème siècle, une intelligence
libre, un homme haï d'une haine égale par toutes les misérables orthodoxies nauséabondes
qui, aujourd'hui, tentent de s'emparer de nos âmes (CEJL I 504).

«POURQUOI J’ÉCRIS»

Le roman efface la distinction classique entre l'histoire et
le discours (Henri Mitterand).


En 1949, Orwell confiait à un ami que si Aneurin Bevan, le ministre de la santé du gouvernement
travailliste de l'après-guerre, le recrutait comme éminence grise, l'Angleterre serait «vite de nouveau sur ses
pieds». Cette boutade était en contradiction avec tous les autres écrits d'Orwell et avec sa vie même, mais
elle laissait entendre que le vertige du pouvoir n'était pas bien loin, pas plus que l'idée de se croire
indispensable et supérieur aux autres.
Il ne faut pas critiquer les créateurs qui n'«incluent pas le monde contemporain» dans leurs œuvres,
conseilla un jour Orwell à Koestler (CEJL IV 559). On ne saurait concevoir un roman de qualité où le
temps du récit recouvre le temps référentiel. Il est non seulement impossible de mettre les événements en
perspective à chaud, mais une maturation considérable est nécessaire pour permettre à la médiation des
détails de s'accomplir. Cela dit, en 1940, il repousse les conseils des siens d'émigrer, comme certains, au
Canada, refusant de «hurler à bonne distance» du danger (CEJL II 403).
Dans son «Why I Write« (op. cit.), Orwell regrette que les circonstances l'aient obligé à devenir un
«auteur de brochures politiques» (a pamphleteer), alors qu'il aurait tant aimé être, même au niveau du
fantasme, un «heureux curé de campagne». Malheureusement, les années trente furent une ère folle où les
chevaux étaient des chars d'assaut et où les cavaliers étaient des «hommes petits et gras». Dans une lettre de
1938 adressée à Stephen Spender, il avait usé de cet argument, jusqu'à regretter d'avoir eu à écrire
Hommage ‡ la Catalogne, puisque «dans la période où nous vivons, nos propres expériences sont
entachées de controverses, d'intrigues etc.» (CEJL I 346). A la même époque, dans un article consacré aux
Thirties de Malcolm Muggeridge, il déplore combien les vicissitudes du temps pouvaient déformer la
vision esthétique des créateurs. Il faut, comme Muggeridge, être capable d'aller jusqu'à l'essence des choses
pour révéler la noirceur de cette décennie cauchemardesque commencée dans les montagnes russes et
achevée dans les chambres de torture (CEJL I 585). On voit bien la complexité assumée de l'approche
politique et artistique Orwellienne et on peut se demander si, au petit jeu du curé de campagne, Orwell
aurait été réellement joyeux ou si, au contraire, il eut été un homme d'église tourmenté, un jésuite à cheval
sur les mondes régulier et séculier, contraint de contrarier sa nature pour être cohérent avec lui-même.

Entrer en écriture
Orwell nous explique donc dans ce «Pourquoi j'écris» pourquoi il est devenu écrivain avant de se
demander les raisons pour lesquelles on écrit, passant subrepticement du «je» au «on». Avant de répondre
précisément à la question, il expédie en quelques lignes les motivations psychologiques, pourtant
fondamentales à ses yeux, qui mènent à l'acte d'écriture : l'écrivain, «déterminé par l'époque qui est la
sienne», aura acquis un «comportement émotionnel» dont il ne pourra jamais se départir. Il lui faudra
«discipliner son tempérament» pour accéder à une forme supérieure de maturité et pour brider ce qui est
«pervers» en lui. Mais s'il élimine ses influences passées, il risque de tuer en lui son «besoin d'écrire».
Cela dit, on écrit, selon Orwell, par «pur égoïsme». Les écrivains partagent avec les «hommes de
science, les artistes, les hommes politiques», l'envie d'être connus, de passer à la postérité. De la grande
masses des êtres humains, qui n'est pas, à ses yeux, foncièrement égoïste, mais qui est malheureusement
soumise ou harassée, s'extirpe une minorité de gens doués, à laquelle appartiennent les écrivains. On écrit
aussi par enthousiasme : on aime la beauté que l'on perçoit mieux que les autres, et on souhaite donc
communiquer des expériences esthétiques. Alors, tout est possible, l'important étant d'oser. Dans une
critique d'un livre de Henry Miller, contemporaine de «Why I Write» Orwell propose de son ami américain
une appréciation dont on peut dire qu'elle frôle un fantasme personnel : «Miller possède deux dons
exceptionnels […]. La honte ordinaire lui est totalement étrangère, et, par ailleurs, il est capable de
produire une prose courageuse, tarabiscotée, rythmée comme on n'en a pas rencontrée dans la création de
langue anglaise depuis vingt ans». (CEJL IV 134) Capable de s'émerveiller devant un écrivain «apolitique»,
Orwell est également capable d'apprécier, pour des raisons esthétiques, mais aussi politiques au sens large
du terme, un Julien Green, à qui tout l'oppose. Il s'émerveille devant la «fiévreuse sensibilité» d'un auteur
capable (bien mieux que lui) de «transformer son expérience en littérature comme une vache transforme de
l'herbe en lait«. Et lui qui abomine tout ce qui est «Pansy», précieux et inverti, il trouve que le charme de
Green réside justement dans son style aux limites de l'efféminé, qu'il relie à «son honnêteté esthétique».
Cette honnêteté se retrouve dans le domaine politique puisque, bien qu'étant aussi peu engagé que possible,
Green a saisi que l'Europe libérale était morte et que les révolutions et les dictatures étaient «au coin de la
rue» (CEJL II 35-6). Orwell met ainsi sur le même plan responsabilité politique et responsabilité artistique.
D'autant qu'à ses yeux on écrit aussi pour l'Histoire, pour poser une pierre, «engranger des faits réels pour
la postérité». Mais l'écrivain écrit surtout parce qu'il est animal politique, parce qu'il a envie de «pousser le
monde dans une certaine direction». Il faut alors trouver un équilibre entre écriture, production artistique et
vie militante. Comme il survient au moment où les chevaux sont en acier chromé, Orwell choisit de donner
l'impression d'écrire toujours en état d'urgence, tout de suite. C'est pourquoi sa pensée semble constamment
fraîche, nouvellement éclose.
Écrire c'est donc ne pas être uniquement un homme parmi les hommes, mais un homme au service
des hommes, une lumière, une conscience qui témoigne après être entrée en écriture, un homme qui, pour
reprendre une appréciation contemporaine, «conserve le privilège d'intervenir à bon escient, qui jouit du
‘droit à la parole inattendue’ sans jamais ruiner son crédit par des prises de position passionnelles et
systématiques». Écrire, c'est être un écrivain qui témoigne, légèrement en marge de la société, quelqu'un
qui décide de marcher pour les chemineaux, mais à leur côté, après s'être «assimilé aux indigènes de son
propre pays.»
L'écriture n'était pas très bien vue dans la famille Blair, pour qui un écrivain était un individu plus ou
moins raté (ou qui allait rater quelque chose), un excentrique évoluant hors de la société productive. Après
les années d'errance postérieures à l'expérience birmane Orwell rédigera, on l'a vu, Dans la dËche ‡ Paris
et ‡ Londres, livre étrange et rare d'un bourgeois en quête de soi-même, d'un autre regard sur ses propres
valeurs, voire d'autres valeurs. Henry Miller, pour qui ce texte était le chef d'œuvre d'Orwell, avait évalué,
avec une remarquable sagacité, le rapport quasiment névrotique d'Orwell à son sujet d'études : «Permets-
moi de critiquer ton approche […] et de dire que ce que tu as enduré est largement le résultat de tes propres
insuffisances, de ta fausse respectabilité et de ta foutue éducation anglaise» (Crick, 202).
Orwell a donc assurément souffert pour écrire et écrit parce qu'il souffrait. Mais je retiendrai ici qu'il
a, avec son premier livre, posé, et souvent résolu, les problèmes afférents à sa propre technique narrative.

´Jeª ou «Moi»
Avec Dans la dèche, Orwell nous donne une œuvre d'art, en nous faisant croire qu'elle n'en est pas
exactement une, qu'il s'agit d'une forme de littérature brute qu'aurait écrite un narrateur indifférencié, ´jeª.
Mais on sait qu'entre l'œuvre de fiction et la réalité il y a plus que des divergences, et on verra que ces
écarts ont toujours une raison d'être très politique. Par exemple, l'auteur fait dire à son narrateur à propos
du quartier parisien où il a séjourné : «C'est dans ce quartier misérable que j'ai pour la première fois fait
l'expérience de la pauvreté» (9). Or Orwell a fréquenté les bas-quartiers de Londres avant ceux de Paris.
Mais il fallait par exemple que lorsque ´jeª se fait dérober son argent il n'eût pas encore connu le
dénuement, pour des raisons d'efficacité dramatique et de suspense. Quand, dans la seconde partie du Quai
de Wigan, Orwell se réfère à cette période de sa vie vécue volontairement dans l'indigence, il offre de lui
l'image d'un jeune homme à la fois innocent (puisqu'on ne choisit ni sa famille ni son éducation) et
coupable : la rédemption individuelle passant par la reconnaissance du péché : «J'étais conscient du poids
d'une faute gigantesque que je devais expier» (129). Orwell se prétend donc incapable de poser le problème
autrement qu'en termes moraux. Or il était déjà à l'époque beaucoup moins innocent, politiquement parlant,
qu'il ne l'affirme dans Wigan.
Dans ), un narrateur (souvent ´jeª) et l'auteur en devenir, producteur d'une œuvre, mais aussi d'une
persona («George Orwell»). Cet auteur n'utilisera définitivement son pseudonyme que cinq ans après ses
débuts en littérature.
Quelle est cette instance narrative? Ce n'est pas un «il retourné«. Ainsi, ´jeª est le personnage
central du livre Dans la dËche ‡ Paris et ‡ Londres (sur la page de garde ne figure ni l'indication «récit« ni
celle de «roman«) que l'auteur a placé au sein d'un groupe et qu'il raconte. Ce groupe est offert comme un
ensemble de personnages authentiques évoluant dans des lieux réels. ´jeª se trouve ainsi à mi-chemin entre
la fiction et la réalité et Dans la dËche est efficace en tant qu'œuvre de fiction chaque fois que nous
ressentons les faits décrits comme authentiques. On rappellera en détail comment le titre de ce livre fut
choisi car cet épisode éditorial témoigne des hésitations d'Orwell quant au statut de son œuvre et de
l'incompréhension de l'éditeur Gollancz. Orwell avait tout d'abord pensé à un titre peu ambitieux mais
ouvert : «Days in London in Paris«. Gollancz lui avait proposé : «The Confessions of a Down and Out»
après avoir catégoriquement refusé une proposition poétique du jeune auteur, «The Lady Poverty», titre
d'un poème d'Alice Meynell. Orwell accepta dans un premier temps l'idée de «confessions», mais récusa le
«Down and Out», préférant se voir dans la peau d'un plongeur. Finalement, Gollancz décida du titre
définitif.
Nous possédons avec «The Spike» (L'Asile de nuit), un reportage publié dans L'Adelphi en avril
1931, et qui sera repris deux ans plus tard, sous une forme remaniée, dans Dans la dËche ‡ Paris et ‡
Londres (chap. 27 et 35). Une étude comparative, même rapide, de l'article signé Eric Blair et de sa version
romancée publiée sous le nom de George Orwell nous éclaire sur la métamorphose du créateur et sur sa
responsabilité en tant qu'auteur. On note tout d'abord que lorsqu'Orwell écrit «The Spike» il recrée une
expérience vécue, invente un style qui n'est pas encore celui de ses romans, mais endosse ce style comme
un habit. Ce style, c'est la conviction (ne parlons pas d'honnêteté car cela m'entraînerait sur la pente
glissante des jugements de valeurs) avec laquelle l'émotion véhicule l'idée en la poussant. Orwell tâtonne :
bien que fin connaisseur de Flaubert, il affectionne toujours les métaphores et les effets que l'on retrouvera
dans Une Histoire birmane. Les «morceaux de bravoure», qui disparaîtront au fil des ans, au prix d'une
attention de tous les instants, ne manquent pas : «Au-dessus de nos têtes, les branches des châtaigniers
étaient couverts de fleurs, et au-delà, de gros nuages laineux flottaient immobiles dans un ciel limpide»
(CEJL I 58). Mais le style d'Orwell direct, précis, sans fioritures, commence à prendre forme : «Le bâtiment
blanchi à la chaux, lugubre et glacial, comprenait simplement une salle de bains, une salle à manger et une
centaine de cellules étroites en pierre». Orwell utilise déjà dans ce texte des images aussi sobres
qu'efficaces : «Nous souillions le décor comme des boîtes de sardines et des sacs en papier sur une plage».
Dans «The Spike», c'est ´jeª qui parle, impliqué : «Le terrible Tramp Major nous accueillit à la porte et
nous poussa dans la salle de bains pour que nous y soyons dévêtus et fouillés». Dans le livre, le
protagoniste ne se retrouve pas dans cette situation humiliante. En effet, c'est l'auteur qui observe son
narrateur au milieu des autres : «Le spectacle de la salle de bains était incroyablement sordide : cinquante
hommes, crasseux et nus comme des vers pressés au coude à coude« etc. (129). Dans «The Spike«, ´jeª
décrit objectivement le décor («le bâtiment était lugubre et glacial«). Dans Dans la dËche, Orwell écrivain
subjectivise et intériorise la scène : «C'était un endroit nu et lugubre […], avec une odeur que j'avais
devinée avant de l'avoir sentie; l'odeur du savon noir, de l'ammoniac et de latrines, une odeur froide,
rebutante et carcérale» (129). Dans «The Spike», ´jeª jouit clairement d'une position sociale plus élevée que
celle des autres chemineaux, et même que celle des gardiens des lieux :

‘Vous êtes un Monsieur?’
‘Il semble en effet’, dis-je.
[…] ‘C'est pas de chance, patron’. Dès lors, il se mit en tête de me traiter avec compassion,
même avec une sorte de respect.
Les lecteurs de l'Adelphi étant pour la plupart des bourgeois de gauche, Orwell ne voulait pas leur cacher
qu'il était l'un des leurs. Mais dans Dans la dËche, le rapport avec le personnel des asiles est inversé : Blair
est devenu Orwell, au sens sartrien du terme où il est maintenant un écrivain problématique, coupable :
ainsi l'enquêteur n'est plus traité avec compassion et respect mais avec un «injuste favoritisme» (173). Mais
avant la découverte de la véritable nature de l'enquêteur, le narrateur se fait rabrouer avec une extrême
grossièreté par le responsable de l'asile quand il essaie de se singulariser par rapport à l'ensemble des
chemineaux soumis : «Je demandai si je pouvais rincer la baignoire zébrée de crasse avant de l'utiliser.
‘Ferme ta grande gueule’». Le narrateur commente alors sobrement : «il n'y avait pas à contester, et je
décidai de rester muet» (129). Après le bain, les vagabonds passent à table. Dans «The Spike», le repas est
mangeable quoique sans surprise : «On nous servit le repas classique qu'on sert dans tous les asiles, 200
grammes de pain, un peu de margarine et un pot de semblant de thé». Dans Dans la dËche, on offre au
narrateur et à ses compagnons d'infortune un morceau d'une demi-livre de pain «barbouillé» de margarine
et une pinte de cacao «amer et sans sucre dans une gamelle en fer blanc» (130). Même divergence au
moment du coucher. A l'observation «journalistique» d'un lieu presque confortable dans «The Spike» et à
une narration dédramatisante («il n'y avait pas de punaises et on nous donna de vraies paillasses») succède,
dans Dans la dËche, une vision intériorisée et une forte pulsion dans la communication :

Je parcourus du regard la cellule avec comme l'impression qu'il manquait quelque chose.
Alors, sursautant de surprise, je compris et m'écriai :
‘Mais, Bon Dieu, où sont les lits?’
‘Les lits?’ répondit l'autre interloqué. ‘Mais y'a pas d'lits. Tu t'crois où?’ (130)

Dans «The Spike», ´jeª a une cellule pour lui tout seul et ne souffre que du froid. En revanche, dans
Dans la dËche, la situation est tragicomique : le narrateur est contraint de partager sa cellule avec un autre
pauvre hère. Vers minuit il est l'objet d'«avances de nature homosexuelle» et toute la nuit il souffre du
froid (130-1).
Il convient, cela dit, de ne pas prendre entièrement pour argent comptant les variations sur l'altitude
du lieu d'où s'exprime son narrateur. Que celui-ci s'exprime d'« en haut» ou d'«en bas», nous sommes
toujours dans de la fiction avec des techniques servant à mettre en valeur une création. Dans une lettre à
son ami Jack Common (CEJL I 391), Orwell explique que quand il était en compagnie des tramps, et dans
la mesure où ceux-ci pensaient qu'il était dans la misère la plus noire, ses manières de parler bourgeoises ne
les indisposaient pas et ne créaient le moindre fossé. Alors que, suppose Orwell, si l'on invite chez soi un
vagabond et qu'on essaie d'établir une relation, rien ne pourra dégeler l'atmosphère et le malheureux se
considérera de toute façon comme inférieur.
Lorsque le narrateur quitte l'asile, le contraste entre l'air libre et l'air confiné est beaucoup plus
appuyé dans le récit de Dans la dËche que dans le reportage. Dans «The Spike», Blair redécouvre la pureté
de l'extérieur : «Comme tout semblait lumineux, comme le vent soufflait doucement après les pestilences de
l'asile lugubre!». Dans la dËche nous donne une prise en charge de la narration par l'auteur : «Quelle
volupté de se retrouver à l'air libre, fût-ce l'air d'une petite rue de banlieue, après la puanteur concentrée et
quasi fécale de l'asile!» (132) On soulignera pour terminer le paradoxe suivant : dans l'article, le lieu n'est
pas nommé mais on sait que l'asile se trouve près de Croydon, ville bien réelle. Blair laisse entendre à ses
lecteurs de L'Adelphi que son asile représente sociologiquement tous les asiles. Dans Dans la dËche, on
apprend que l'un des asiles fréquentés par le narrateur se trouve près de «Lower Binfield». Ce nom est,
rétrospectivement, doublement mythique : «Lower Binfield» n'est pas un endroit authentique (mais tous les
auteurs de fiction sont censés inventer une authenticité), et Orwell le situe près de Birmingham dans Un
peu d'air frais, alors que les tramps de Dans la dèche cheminent dans le Kent. Enfin, et pour brouiller
davantage encore les cartes mais aussi pour renforcer l'impact de son récit, c'est dans le livre et non dans
l'article qu'Orwell dresse une brève typologie des asiles et des vagabonds qu'il a connus. Orwell avait donc
fort bien compris que quel que soit le statut de l'actant, la fiction est toujours plus forte que la réalité à
condition qu'il y ait suspens d'incrédulité, que le lecteur traite d'une manière non référentielle les
personnages ou les événements qui ont pu réellement être, même si les liens référentiels ne sont pas
totalement évacués.
Les chapitres 27 et 35 de Dans la dËche me semblent être politiquement plus efficaces que l'article.
Cela tient tout d'abord au fait que dans le livre le ´jeª entre progressivement en scène, alors que dans
l'article il est donné immédiatement comme faisant partie des clochards. Dans le livre, le narrateur fait
progressivement des découvertes, à mesure qu'il prend conscience de sa solidarité avec les tramps. La
découverte de l'identité réelle du récitant est presque immédiate dans «The Spike» («Vous êtes un
Monsieur?») alors qu'elle est beaucoup plus tardive dans Dans la dËche. En outre, les chemineaux sont
plus personnalisés dans le livre. Une certaine forme d'identification est donc possible ou, à tout le moins,
davantage de pitié, pour, par exemple, la tramp woman âgée et sale, vieille «momie» qui ne se déplace
qu'avec des béquilles.

´Jeª concave ou «Moi» convexe
En 1932, Orwell est contraint, pour des raisons alimentaires, d'enseigner dans une école privée. Ce
sera une épreuve peu exaltante, mais certainement pas aussi infernale que celle endurée par Dorothy dans
Une Fille de pasteur. Orwell a une conception pessimiste à coucher sur le papier, et il crée un personnage
dont l'unique fonction est d'illustrer cette conception. Dorothy est donc quelqu'un à qui des choses arrivent
parce qu'elles étaient arrivées à son créateur : elle cueille du houblon, dort au milieu de clochards, enseigne
dans une école privée de dernière catégorie. Orwell donne alors l'impression d'avoir épuisé son capital
d'expériences personnelles. Il va même jusqu'à faire jouer à ses propres élèves une quelconque pièce de
théâtre et coud les costumes de ses acteurs avant de les faire coudre par son héroïne. Mais le procès de
l'injustice sociale, malgré les contacts de Dorothy avec les franges de la société, est mené d'une manière
caricaturale. Une Fille de pasteur n'est ni un bon roman réaliste ni une réussite psychologique. La société
anglaise et ses graves problèmes économiques sont très fortement estompés ou abordés de manière
réfractée. Le portrait du pasteur ne convainc en rien; l'amnésie de l'héroïne n'est qu'un grossier procédé
narratif. Malgré tout, le roman offre plusieurs similitudes avec les œuvres de fiction précédentes. Comme
les chemineaux, comme Flory dans Une Histoire birmane, Dorothy est une victime qui se résigne et choisit
de s'absorber dans la routine, «pieusement, avec concentration» (263).
En 1935, Orwell entame avec Et Vive l'aspidistra!, la rédaction d'un de ses romans les plus sombres.
Il prétendra plus tard (CEJL I 241) avoir écrit pour des raisons alimentaires un roman qu'il reniera, alors
qu'il s'était totalement impliqué dans la création de son personnage Gordon Comstock. Si la fille du pasteur
pouvait être considéré comme un portrait en creux d'Orwell, Gordon en est une projection convexe. Le
héros est ce qu'Orwell aurait pu devenir s'il avait échoué dans sa vie comme dans sa carrière. Ce n'est pas
un hasard si Gordon évolue dans un univers de livres, dans le monde de l'écriture, essayant par tous les
moyens de se faire publier. Dans Et Vive l'aspidistra!, Orwell se donne le vertige en fantasmant sur un
échec qui n'a pas eu lieu. La révolte de Gordon contre l'argent lui révèle simplement la futilité de son
existence. Bien que racontant l'histoire d'un homme ayant choisi le dénuement, ce roman n'est pas à
proprement parler un livre sur l'indigence (comme l'était est convaincu que sa liberté est mieux préservée
au fond d'une librairie miteuse que dans une agence de publicité. Mais petit à petit, il relativise son choix et
finit par découvrir qu'il est piégé dans les deux cas.
Plus que les précédents ouvrages, Et Vive l'aspidistra! est écrit du point de vue de la middle-class.
Apparaissent çà et là, dans une lumière peu flatteuse des créatures misérables aux frontières du genre
humain qui provoquent chez le héros une sorte de vertige, et dans lesquels il voit sa déchéance volontaire
se réfléchir. Mais Gordon n'éprouve aucune réelle sympathie pour ces victimes. C'est au nom de ces valeurs
bourgeoises et mû par des réflexes bourgeois qu'il rejette la société bourgeoise. Le Dieu-Argent contre
lequel il se débat d'une manière pusillanime nous est donné comme un mythe abstrait, sans réelle substance,
hors des moyens de production, hors de la vie même. Et la démarche finale de Gordon pour remonter à la
surface est un choix strictement individuel.

«Faire de la politique un art».
Publiée en 1936, «Shooting an Elephant» (op. cit.) restera, à mes yeux, comme la plus belle réussite
d'Orwell dans le domaine de la nouvelle. Le style de cette œuvre est limpide, la technique narrative sûre, le
message moral et politique clairement transcrit. Orwell aborde une nouvelle phase de sa carrière. Il y a dans
ce récit une retenue, une sagesse que l'on retrouvera souvent dans les pages écrites au cours des années
passées avec Eileen O'Shaughnessy, sa première épouse. Certains vieux démons de culpabilité (couplés à
une violence de pensée évidente) sont encore présents, comme quand le narrateur admet qu'il aurait, avec
une joie sadique, enfoncé sa baïonnette dans le ventre d'un prêtre autochtone. Mais Orwell commence à
bien savoir sur quoi il doit écrire et comment. De plus, à trente-trois ans, il connaît une évolution politique
et intellectuelle radicale. Dans «Why I Write», il expliquera ce passage d'un état où il n'était préoccupé que
de lui-même à un autre état où il ressentit l'urgence de décrire la société et de l'analyser d'une manière
directement politique. Cette profonde mutation que connaît Orwell survient à un moment où il se passe
décidément beaucoup de choses importantes en Angleterre et en Europe : 1936 marque le début de la
guerre d'Espagne, la montée de tous les fascismes (y compris celui du mouvement de Mosley avec son
cortège de violence physique et verbale), la pathétique marche de la faim des chômeurs de Jarrow, tandis
que dans les sphères intellectuelles on accueille avec grand intérêt la fondation du Left Book Club.
Avec Le quai de Wigan, Orwell tend vers l'objectif qu'il se fixera plus tard dans La ferme des
animaux, celui d'une synthèse entre des exigences directement politiques et artistiques. Wigan est un
mélange (dont il n'est pas toujours aisé de dissocier les éléments), de récit journalistique, d'autobiographie,
de fiction, d'idéologie et d'esthétique pure. Orwell applique dans ce livre (comme dans presque tous les
autres d'ailleurs) le principe selon lequel si le vrai n'est pas forcément vraisemblable, le vraisemblable peut,
le talent aidant, paraître vrai. The Road to Wigan Pier est, comme Bernard Crick l'a formulé avec concision,
«sa route» (10). Et bien que les positions d'Orwell se précisent, cette route est encore quelque peu sinueuse.
Sa relation avec la classe ouvriËre reste ambiguë, manque de sérénité et son approche de la société
demeure plus descriptive qu'analytique. Wigan est davantage une étude sur la pauvreté d'une des marges du
prolÈtariat et aussi de certaines franges des classes moyennes, qu'une étude sur les classes sociales, sans
parler de lutte de classes. Orwell voulait, prosaïquement, dire la pauvreté en expliquant aux lecteurs (des
bourgeois intellectuels de gauche dans leur majorité) comment des familles ouvrières s'efforçaient de vivre
avec dix livres par mois. Mais en ayant comme référence le point de vue et la sensibilité de sa classe, il en
vient à considérer les ouvriers comme une «espèce». Alors, il tire des conclusions un peu hâtives des
observations et des études forcément parcellaires de la première partie du livre. En faisant trop confiance à
ses qualités d'observateur empirique, il néglige des aspects plus fondamentaux comme les structures socio-
économiques et la conscience prolétarienne. On entend (brièvement) les sabots des ouvrières sur le pavé
des rues dans le petit matin mais on se demande ce que pensent (individuellement ou collectivement) les
ouvriËres d'elles-mêmes et de leurs conditions. Orwell n'expose jamais clairement dans Le quai de Wigan
ce qu'il entend par socialisme ou comment la classe dirigeante opprime la classe ouvriËre.
La première partie du livre atteste qu'Orwell est devenu l'un des meilleurs, sinon le meilleur,
journaliste anglais des années trente. Le reportage est exceptionnellement prégnant parce qu'Orwell donne
l'impression de revenir de Wigan comme s'il revenait de chez les Bororos. La seconde partie, qui se veut
théorisante, suscite des réserves. Les éléments autobiographiques, en particulier ceux concernant son
enfance, sont les moteurs d'une machine à polémiquer. Les généralisations sont aussi dévastatrices que les
syllogismes : l'auteur affirme par exemple que de nombreux socialistes sont végétariens. D'une manière
générale, dans cette deuxième partie, le style d'Orwell, reflet de ses hésitations idéologiques, n'a pas encore
atteint la sobre perfection de celui de La Ferme des animaux, par manque d'équanimité.
Dans la première partie, Orwell étudiait, observateur attentif et sympathisant. Dans la seconde
partie, il s'emporte, théorise avec plus ou moins de bonheur et polémique violemment contre
l'Establishment. Le «vous» qu'il utilise pour s'adresser au lecteur, mais qui est aussi un «on« dans lequel il
s'inclut plus ou moins consciemment, est hautain et méprisant. Il apparaît dès lors que le vieux démon de sa
dépendance vis-à-vis de la bourgeoisie coloniale et d'un univers mental qui ignorait, au sens fort du terme,
le monde ouvrier n'est pas exorcisé. Quant à son appartenance présente au monde des intellectuels de
gauche (par parenthèse, il éprouvait quelque aversion pour les ouvriers devenus intellectuels, comme s'ils
avaient perdu de leur virginité), elle commence à lui peser sérieusement. D'ailleurs, le socialisme anglais,
parce qu'il est d'origine bourgeoise, est vicié : son discours ne peut être que spécieux. A partir de là, le livre
perd en crédibilité car l'auteur glisse du sociologique au moral. Orwell divise la classe ouvrière en deux : la
frange supérieure, presque bourgeoise et «décente», qu'il aimerait voir alliée à la petite et moyenne
bourgeoisie et la frange inférieure, proche des vagabonds de Dans la dèche et qui nourrit ses fantasmes
personnels.
Ce livre que l'éditeur avait souhaité factuel, politique et didactique, en vient à tourner
progressivement autour d'un personnage central : Orwell lui-même. Alors que dans les premiers chapitres il
s'était offert comme un enquêteur innocent, dans la seconde partie, il assène, du haut de son expérience
toute fraîche, des théories (auxquelles il réfléchit en fait depuis environ cinq ans) sur le socialisme tel qu'il
le conçoit, contre les penseurs de gauche de salon, et des vérités premières contre la classe dominante qui
sont moins souvent le produit d'analyses sérieuses que celui de réminiscences de son propre passé. En
1946, dans «Why I Write», Orwell affirmera que tous ses écrits sérieux avaient été conçus en faveur du
socialisme. Mais à y bien regarder, aucun des livres d'Orwell, aucun de ses essais importants ne sont des
proclamations ouvertes et exhaustives pour le socialisme, d'abord parce que le concept de socialisme et sa
praxis ne sont nulle part longuement pensés.
On ne saurait, cela dit, douter des convictions socialistes d'Orwell dans Le quai de Wigan. Dans une
recension d'un livre d'Ortega y Gasset sur la guerre d'Espagne, contemporaine de la rédaction de Wigan,
Orwell affiche une profession de foi d'un total matérialisme : «Je me méfie toujours quelque peu des
écrivains qui expliquent tout en termes de sang, de religion, de plexus solaire. […] Il est évident qu'ils
ignorent quelque chose d'important : l'ennuyeuse interprétation ‘économique’ marxiste de l'histoire».
Le chapitre 11 du Quai de Wigan est écrit d'une plume trempée dans une encre parfaitement
socialiste. Pour lui la voie capitaliste est sans issue. Face à cette faillite, la seule solution à l'échelle
planétaire est le socialisme dont Orwell s'étonne qu'un concept aussi «élémentaire» et plein de «bon sens»
n'ait pas encore gagné l'assentiment de tous. Il est urgent d'agir dans cette voie : à cause de la crise les
classes moyennes sont maintenant fragilisées comme le prolÈtariat. Et bien que «chaque ventre vide» soit
un «bon point pour le . Orwell propose une véritable révolution culturelle socialiste : que chacun se prépare
personnellement au socialisme (191). Mais, déjà visionnaire, il perçoit, ce qui provoquera l'ire des
commentateurs marxistes orthodoxes, que le chemin est court d'un extrémisme à l'autre : «N'en déplaise aux
économistes, il est enfantin d'imaginer une société mondiale, organisée de manière collectiviste […] mais
où tout le pouvoir politique, militaire et pédagogique se trouverait concentré entre les mains d'une petite
caste de dirigeants et de leurs séides. Une telle société, ou quelque chose d'approchant, tel est l'objectif du
Fin 1936, Orwell part en Espagne pour se battre, accessoirement pour écrire. Il est temps, dit-il, de
lutter «physiquement, avec des armes» (CEJL I 312). Sur place, il ne fréquente pas les états-majors et ne
cherche pas non plus à frayer avec les écrivains célèbres (il verra Hemingway dix minutes et ne portera pas,
comme Malraux, une vareuse en cuir de chez un grand couturier parisien, mais une veste en velours
grossier offerte par Henry Miller). Même si dans Wigan il avait pris ses distances avec les intellectuels
marxistes anglais, ceux qu'il appelait les «Bolchos de salon», il aura, au départ, de bons rapports avec les
combattants communistes. Mais cette expérience va représenter pour lui, sans nul doute et plus encore que
les cinq années birmanes, le traumatisme de sa vie. Après la Catalogne, il va se reconnaître trois ennemis :
le stalinisme qui a fait objectivement le jeu du franquisme, le capitalisme et le fascisme qui ont scellé une
union de choc contre les démocrates et les révolutionnaires.
Combattant de la vérité (même s'il s'agit parfois de sa vérité) face au mensonge d’État, Orwell
devient en Espagne un zélateur du socialisme. Il confie à Cyril Connolly : «J'ai vu ici des choses admirables
et, pour la première fois de ma vie, j'ai vraiment foi dans le socialisme» (CEJL I 301).
A partir des combats catalans, tout change : Orwell cesse de s'intéresser aux humains en tant
qu'individualité ou membres d'une espèce. Comptent désormais pour lui les valeurs morales supérieures, en
ce qu'elles s'articulent au domaine politique : la vérité, la liberté individuelle, l'honneur, l'honnêteté. Malgré
tous les crimes, Orwell ne perd pas la foi en l'homme car il a connu dans les tranchées catalanes la plus
belle des fraternités. C'est pourquoi, surmontant son dégoût pour les socialistes anglais, il finit par prendre,
en juin 1938, la carte de l'Independent Labour Party, pour lui la seule authentique «fraternité» anglaise
susceptible de défendre les valeurs morales qui lui sont chères (CEJL I 373).
Si une guerre mondiale se déclenche, Orwell pense alors qu'il s'agira purement d'une divergence
d'intérêts entre les classes dominantes européennes, les peuples n'ayant qu'à pâtir d'un conflit ne les
concernant pas. En outre, il est pris entre sa méfiance vis-à-vis du marxisme orthodoxe et son désir de voir
s'instaurer un socialisme démocratique, en Europe pour commencer. Dès lors, il va lutter en marge des
appareils, à mi-chemin entre le «prêtre et le commissaire«, pour un idéal fort minoritaire. En 1930, il
savait comment écrire. En 1936-37, il sait enfin pourquoi il écrit.

…crire masquÈ
Le grand problème d'Orwell en tant qu'auteur de fiction a été d'exploiter sous forme de romans
quantité d'expériences vécues par lui et à propos desquelles il voulait écrire à toute force. En 1947, pour les
lecteurs de Tribune, il propose une recension du dernier livre de Victor Gollancz, In Darkest Germany. Il
reproche à cet échantillon de «brillant journalisme», de ne pas être «littéraire», avant de livrer une réflexion
qui l'a taraudé toute sa vie d'écriture : «L'un des principaux problèmes de notre temps est de faire prendre
conscience aux gens de ce qui se passe au-delà de leur petit univers, et il faudra mettre au point de
nouvelles techniques littéraires pour y parvenir» (CEJL IV 312). Orwell avait très tôt pressenti qu'on ne
pourrait pas éternellement refaire les livres de George Eliot ou de Gustave Flaubert. Mais par manque de
ressources esthétiques et intellectuelles, ou peut-être d'audace, il se contenta de mélanger les genres sans les
faire éclater. Grand admirateur de ceux qu'il disait être les «vrais« romanciers (comme Somerset
Maugham), obnubilé par les écrivains plus imaginatifs que lui, Orwell n'a jamais tout à fait dominé — sauf
dans La ferme des animaux et, à un degré moindre, dans , la jeune femme au tuyau d'évacuation de Wigan,
le combattant italien du début de Hommage ‡ la Catalogne) ou des animaux, allégoriques ou non (les ânes
de «Marrakech», le chien de Flory ou Boxer, un des plus attachants personnages de La Ferme des
animaux).
Orwell s'est masqué pour des raisons de pudeur et d'efficacité artistique et politique. A un de ses
amis qui lui suggérait à la fin de sa vie d'adopter légalement le nom d'Orwell, il répondit y avoir pensé puis
renoncé car… il lui aurait fallu prendre un autre nom de plume. Cette anecdote illustre mieux qu'aucun
traité théorique que l'écriture est un jeu, aux deux sens principaux du terme (un divertissement et un jeu de
hasard). Dans le même ordre d'idées, on relèvera que sur sa tombe figure cette simple inscription : «Eric
Blair, 1903-1950». L'écrivain mort, l'être social enterré, il reste désormais des cendres qui sont, pour
toujours, celles d'Eric Blair.
Se servir d'un masque posait un problème d'honnêteté intellectuelle qu'Orwell a très courageusement
résolu avant la trentaine. En choisissant, en 1928, de séjourner dans les bas-fonds, il arriva un moment où,
pour être cohérent avec lui-même, pour ne pas s'abandonner à l'ethnologie la plus facile, pour ne pas se
contenter de descendre et de remonter de manière intermittente, il dut faire comme si les bas-fonds l'avaient
choisi. A Paris, Eric Blair pouvait toujours réapparaître à la surface et demander de l'argent à sa tante
Nelly. Mais l'auteur de «The Spike», lorsqu'il cherchera du travail, se limitera aux emplois possibles pour
un ressortissant des bas-fonds (plongeur) et non pas aux possibilités offertes à un ancien élève d'Eton (et
elles étaient nombreuses dans le Paris de l'entre-deux-guerres pour les Anglo-Saxons), répétiteur d'anglais
par exemple. En ce sens, mais en ce sens seulement, Orwell était plus honnête que la moyenne des hommes.
Et ce n'est qu'après avoir effacé Blair en 1929 qu'Eric entrera en littérature et s'autorisera à bénéficier des
libertés que peut s'arroger tout créateur. Dès lors, Orwell visera moins la véracité que l'efficacité. Par
exemple, dans Le quai de Wigan, il évoque longuement ses origines bourgeoises (chap. 9), pensant que ses
lecteurs, lisant un des leurs, seront plus facilement convaincus. Inversement, dans la préface à la version
ukrainienne de La Ferme des animaux, il affirme, faussement, être socialiste depuis 1930 car il veut être
crédible auprès d'un public qui voue à Staline des sentiments aussi ambigus que contradictoires (CEJL III
456).

…crire contre l'oppression
De par sa nature profonde, Orwell était un écrivain qui affectionnait particulièrement le niveau du
ras des pâquerettes, où d'ailleurs il excellait. Comme il eut été heureux si en tant qu'individu et créateur il
avait pu évoluer dans un monde «ordinaire« duquel il n'aurait eu à raconter que le «vert» de l'herbe et la
«dureté« des pierres! (CEJL I 257) Ce monde impossible d'objets-rois, de moments de plaisirs sensuels
simples se serait parfaitement laissé apprivoiser par la plume d'un auteur pour qui la description du familier
était le plus sûr chemin pour parvenir à la sensibilité du lecteur. Mais voilà, les gens souffraient et Orwell
serait le dérangeant archange qui dénoncerait le démon de la faim et de la pauvreté, parce qu'un écrivain
n'est pas totalement libre du choix de ses sujets et d'être ce qu'il veut. Dans sa période très militante de
l'avant-guerre il se persuadera même d'avoir réussi à extorquer chaque semaine quelques livres sterling à la
classe capitaliste pour écrire des livres «contre le capitalisme»! (CEJL I 373) Sur la lancée de Wigan, il
négociera avec l'éditeur Nelson un contrat pour la rédaction d'un essai intitulé Poverty in Practise que la
maladie l'empêchera de mener à bien (CEJL I 420). Toute sa vie il gardera à l'esprit ce souci d'une
dénonciation du pouvoir économique de la bourgeoisie et il critiquera les penseurs ou romanciers libéraux,
voire progressistes, incapables de se libérer de l'idéologie dominante.
Plus important encore que la dénonciation du pouvoir d'une classe, c'est, après Bertrand , à une
réflexion sur la «domestication du pouvoir» qu'Orwell voudra se consacrer. Bouleversé par l'expérience
catalane, il réfléchira, comme le patricien libéral, en moraliste conscient des limites formelles de la
démocratie quand celle-ci est incapable d'entretenir des valeurs de tolérance mais aussi de stoïcisme (CEJL
I 413).
Donc, de , Orwell, choqué par le mépris que voue la bourgeoisie aux classes «inférieures», marie
(re)connaissance et morale. Il est urgent, pense-t-il, d'apprendre à s'estimer les uns les autres, à entretenir
des relations «décentes», même si on ne saurait résoudre le problème des antagonismes sociaux en faisant
ami-ami avec les tramps (Wigan 135). Les intellectuels doivent faire le premier pas. Orwell va vers les
ouvriers, mais, tout comme Dickens ou Priestley, il observe et pense (malgré tous ses efforts) à partir de sa
classe. C'est pourquoi, pleinement conscient de ce problème et pour ne pas donner l'impression, selon le
mot de Richard Hoggart, de parler «de haut en bas», il est amené à forcer le ton et à hausser la voix d'une
manière un peu artificielle.
La grandeur d'Orwell, cela dit, c'est d'avoir transmué sa culpabilité, sa prise de conscience
progressive et assez tardive en une rigoureuse éthique de responsabilité, en une sympathie de tous les jours
pour la souffrance des autres. Lorsqu'il écrit sur le tard «Such, Such Were the Joys«, ce texte répond à un
besoin psychologique (exorciser ses expériences pénibles), mais il veut également démonter les
mécanismes sociologiques de l'oppression en n'hésitant pas, comme il l'avait fait dans «Shooting an
Elephant» et La Ferme des animaux, et comme il le refera dans 1984, à exprimer le point de vue de
l'oppresseur. Parler pour et par l'autre est une seconde nature chez lui comme quand il justifie (sans pour
autant les reprendre à son compte) les démarches intellectuelle et artistique de Henry Miller et de P. G.
Wodehouse.
Presque toutes les œuvres importantes d'Orwell traitent de l'oppression en tant que norme. Ses héros
tentent de s'y soustraire mais comme leur lutte est individuelle et ne renvoie qu'à eux-mêmes ils finissent
par retomber dans un schéma oppressif presque identique à celui du départ. Dans Une Fille de pasteur, Et
Vive l'aspidistra! et 1984, il y a prise de conscience, rejet de la norme, fuite en avant et retour au système
avec réabsorption. Dans Une Histoire birmane, le héros, qui est lui-même oppresseur, n'échappe à
l'immoralité que dans la mort. Dans La Ferme des animaux, ce sont des opprimés qui deviennent
oppresseurs après un rapide combat de libération. Pour Orwell, personnellement, la dénonciation de
l'oppression s'est accompagnée d'un rejet métaphysique de sa classe, et d'une démarche de pensée et d'une
écriture de plus en plus dures, du Persan à Cassandre, du Quai de Wigan à 1984 .

…crire de loin
Physiquement vagabond à vingt-cinq ans, Orwell l'a été mentalement toute sa vie. Il y a toujours eu
chez lui un refus de se fixer ou d'adhérer à quelque chose de précis. Il a toujours préservé une distance par
rapport à ce qu'il affectionnait, ou ce qu'il souhaitait défendre ou stigmatiser. Pour faire l'analyse de
certaines vertus anglaises, pour mettre en situation des aspects de la mentalité de ses compatriotes, il passe
par la description de vieilles cartes postales jaunies. Lorsqu'il met en scène son groupe social, il choisit
des modèles aux limites de la caricature (Dorothy Hare, Gordon Comstock) ou assez éloignés de lui-même,
physiquement et professionnellement (George Bowling). Pour dénoncer l'esprit de la ConfÈrence de
TÈhÈran, il compose, au moment où la cause de l'Union soviÈtique n'a jamais été si populaire en Grande-
Bretagne, une allégorie animale. Pour exposer les dangers du totalitarisme tels qu'il les perçoit bien avant
1950, il écrit 1984. Dans le même ordre d'idées, on rappellera que ses écrivains préférés (à l'exception de
Dickens) ne lui ressemblaient en aucune manière, en tant qu'individus et en tant que gens de plume :
Conrad, Joyce, Wodehouse, Maugham, Miller.
Orwell s'est efforcé d'être la conscience, sinon d'une époque, du moins de certains milieux politiques
et intellectuels. Il se voulait le défenseur d'un univers moral, sain, amical et sans peur. Rares sont cependant
les occasions où il décrit le monde de ses rêves. Si on passe rapidement sur la petite fantaisie de l' «heureux
curé de campagne», on mentionnera les pages consacrées à l'enfance du narrateur de Un peu d'air frais, la
ferme des animaux juste après la révolution, la Catalogne pendant les quelques mois libertaires, sans
oublier les intérieurs ouvriers, ou encore la pochade sur son pub idÈal, ´The Moon Under Waterª (CEJL III
63 sq.). On a beaucoup critiqué la description, prétendument idéalisée, des intérieurs ouvriers du Qui de
Wigan.. Orwell a certainement vu ce qu'il décrivait, c'est à dire des maisons parfaitement propres, d'où la
pauvreté semblait en apparence absente, avec des familles vivant dans le calme et la chaleur humaine. Mais
il est resté à la surface des choses, en généralisant comme à son habitude et en soulignant à l'excès pour les
dramatiser les différences de conditions de vie de certaines familles de mineurs et de sous-prolÈtaires
vivant dans la crasse et la misère extrême. Mais ce monde quasi mythique est inévitablement détruit par la
force, le mensonge ou les armes.
On remarque qu'Orwell mena son combat d'écrivain presque toujours seul, si on excepte les
quelques années de sa collaboration à Tribune, publication de la gauche travailliste où il était d'ailleurs
assez marginal. Il a toujours refusé un combat collectif littéraire, en se prenant pour un héros de la plume,
un spadassin des lettres. Pour amalgamer visées politiques et artistiques, il fallait être intègre, c'est à dire
respecter les spécificité de chacun. Pour Orwell, il fallait savoir d'où on parlait, ne pas le cacher. Ce qui ne
l'empêcha pas de se dissimuler derrière un masque et surtout de déplacer le masque, sans cesse, pour les
besoins de ses nombreuses démonstrations et donc d'esquiver le lieu de l'énonciation.

Orwell a eu le grand mérite d'assumer jusqu'au bout, sans forcément les résoudre, ses contradictions
d'homme et de créateur. Porté à écrire des morceaux de bravoure, il laissa en lui le besoin de se forger un
destin, de vivre intensément des expériences dont il tirerait profit ensuite par écrit. Il voulait non seulement
«écrire», c'est à dire mettre une plume dans la main droite d'Eric Blair, mais aussi «écrire quelque chose»,
donc devenir Orwell grâce à l'écriture. Il se tint à l'écart de nombre de ses confrères parce qu'ils étaient,
trop souvent à son goût, des universitaires irresponsables, des intellectuels qu'il détestait et qu'il jugeait
politiquement suspects ou inefficaces, et esthétiquement médiocres ou inutiles. Mais ce qu'il leur reprochait
par dessus tout c'était, par confort intellectuel, de confondre leur personne avec leur discours. Pour lui, la
littérature ne pouvait être restreinte au plaisir du texte, à la joie du sens, à la manipulation des mots. A
l'inverse, il s'éleva contre la littérature «boy scout» des années trente (CEJL I 559), pratiquée par de jeunes
gens bien nés qui, à peine sortis d'Oxford, trouvèrent dans la soviétophilie un sens à leur vie alors que leurs
prédécesseurs immédiats s'étaient rongés dans des réflexions sur la dimension désespérément tragique de
l'existence.

«VOUS ET MOI»

Sans le lecteur, le livre n'existe pas (Michel Tournier).


Orwell n'a jamais écrit pour écrire, mais pour écrire à quelqu'un, et le plus souvent à quelques-uns.
Or, de même que l'élaboration et l'utilisation d'un masque a conditionné la forme et le fond de ses écrits, on
peut dire que l'image qu'à chaque instant il se faisait de son lecteur a grandement conditionné son œuvre.
Chez Orwell, la création du lecteur est une activité particulièrement consciente. Le lecteur à qui
Orwell s'adresse n'est jamais un individu : il fait partie d'un groupe dont Orwell projette devant lui une
image très précise — surtout quand elle est subjective, et qu'il n'hésite jamais à englober autoritairement
dans un «on» ou un «nous» aussi universels qu'idéalisés, voire mythiques, au sens où il a tendance à
s'adresser à un lecteur idéal, c'est à dire un lecteur souhaité par lui, plus qu'à un lecteur virtuel, c'est à dire
un lecteur susceptible de le lire. Orwell veut convaincre, rallier, houspiller, rendre coupables, déstabiliser
ceux à qui il s'adresse. C'est fondamentalement en moraliste, en prédicateur qu'il souhaite atteindre tel ou
tel niveau de conscience chez ses ouailles. En outre, de même qu'il s'était fait une conception très aiguë du
narrateur, Orwell a empiriquement élaboré une image précise du narrataire.

Cherchez la femme
Je ne m'étendrai pas sur les stratagèmes dont Orwell usait pour maintenir le contact avec son lecteur,
pour agir sur lui, pour que ne cesse jamais la fonction phatique du langage. Les histoires racontées dans ,
les insultes du Quai de Wigan, les incises du genre «vous voyez ce que je veux dire» dans Un peu d'air
frais, les «Principes de la Novlangue» dans 1984, mise en abyme, paratexte ou petit manuel du parfait
lecteur, permettaient, parmi d'autres moyens techniques, d'établir un lien de connivence avec le lecteur,
d'orienter la lecture. Je me demanderai tout d'abord comment le texte s'adresse au lecteur, à quel lecteur il
s'adresse et comment il crée son lecteur.
On notera en premier lieu qu'une femme ne saurait en aucun cas faire des œuvres d'Orwell une
lecture identique à celle des hommes, même si elle parvient à s'identifier, ce qui relève de l'exploit, aux
personnages masculins. Une lectrice ne peut pas ne pas ressentir une immense frustration à la lecture des
personnages féminins d'Orwell, non seulement parce que les femmes sont inférieures, non seulement parce
qu'elles sont campées de manière rudimentaire, mais parce que, d'une manière générale, l'univers Orwellien
est un univers d'hommes. Retrouvons les premières lignes de «Decline of the English Murder» (CEJL IV
124 sq.) : «Nous sommes le dimanche après-midi, de préférence avant la guerre. L'épouse est déjà assoupie
dans son fauteuil et on a envoyé les enfants faire une longue balade. Vous posez gentiment vos pieds sur le
canapé. […] Vous tirez doucement sur votre pipe. […] Dans cette ambiance béate, qu'avez-vous envie de
lire? Évidemment, une histoire de meurtre». Qui met ses pieds sur le divan, qui fume la pipe, qui veut lire
son journal, à qui s'adresse directement le narrateur? Inversement, qui est dénommée «l'épouse», qui dort,
qui est installée au même niveau que les enfants, dans une même phrase, confinée dans une petite
proposition indépendante au détour d'un paragraphe de onze lignes?
On pourrait multiplier les exemples à l'infini dans une œuvre qui ne sous-entend pour ainsi dire
jamais l'existence d'un narrataire féminin. Même la fille du pasteur — dont la sonnerie du réveil est
(juxtaposition voulue) «harcelante« et «féminine» (Une fille de pasteur 5), est vue par un lecteur masculin :
«Ses cheveux étaient très beaux, épais, exceptionnellement blonds; et il valait peut-être mieux que son père
lui eût interdit de les couper car ils constituaient son seul véritable atout. […] Si vous observiez son visage
de près, vous pouviez voir des pattes d'oie autour de ses yeux» (7). Dans ce roman l'auteur dépouille son
personnage d'une expérience sans cesse avortée : il permet à Dorothy quelques rares intrusions dans son
territoire à lui, et il le fait avec d'autant moins de gêne que Dorothy est un personnage féminin. Son texte
transmet donc un à lecteur masculin une expérience masculine sur laquelle il greffe des lambeaux d'une
présence féminine, qu'on a tendance à oublier en cours de route.
George Bowling, seule création fictive d'Orwell qui s'adresse directement au lecteur, dialogue en
priorité avec des narrataires de son sexe dans Un peu d'air frais. La plaisanterie de la première phrase du
livre («L'idée m'est venu le jour où j'ai étrenné mon nouveau dentier») est, en dépit de l'anachronisme, une
blague de collégien et non de collégienne. L'ironie dont, dès la première page, fait preuve la voix narrative,
est celle d'un homme de la middle class anglaise : «Il y a le même jardin de derrière […] dans chaque
maison d'Ellesmere Road. La seule différence, c'est que là où il n'y a pas d'enfants, la pelouse n'est pas
dégarnie dans son milieu» (7). De quoi s'occupe Bowling dans les premières lignes de ce roman? De son
nouveau dentier, puis il s'isole de ses enfants dès le saut du lit, il s'examine dans la glace en affichant une
complaisance dont ne ferait sûrement pas preuve une femme de son âge, il contemple avec commisération
le jardinet qui entoure sa maison; il pense à acheter de nouvelles lames de rasoir; il savonne ses chairs
grassouillettes, il se dit qu'il dort bien et que sa digestion est facile mais qu'Hollywood ne fera plus appel à
lui pour jouer dans Le fils du cheikh (8). Je n'insisterai pas sur la dernière séquence du livre qui s'adresse
davantage encore à des narrataires masculins complices du bon tour que Bowling s'apprête à jouer à sa
femme (231-2). Je dirai cependant qu'en cette fin de récit il y a un personnage féminin qui ne «comprend
rien» car elle voit les choses de manière «sordide», et un narrateur qui produit un surcroît de conscience et
de complicité chez ses narrataires masculins qui ne peuvent qu'éprouver de la défiance vis-à-vis de l'univers
féminin : «Vous connaissez la musique. […] Des allusions perfides, les repas jamais à l'heure et les mômes
qui veulent comprendre ce qui se passe» (230).

, nature du narrataire
Orwell parle de trois types de lieu différents et, ce faisant, il s'adresse à trois types de lecteurs ou à
trois types de conscience différents. Se dessinent alors trois types de triangle (dont les sommets sont le
narrateur, le narrataire, et le récit et son contenu). Le premier, équilatéral, caractérise principalement les
œuvres du début, Dans la dËche en particulier. Le second triangle est très aplati. S'y configure un narrateur
qui s'affirme comme au même niveau que ses narrataires, qui leur transmet sans passion et sans autorité
particulière un témoignage ou une expérience qu'il vient de vivre et dont ils auraient fort bien pu être les
récepteurs en même temps que lui, ou même avant lui. C'est l'Orwell auteur de nombreux articles, comme
ceux publiés dans Tribune sous la rubrique «As I Please», de quantités de lettres adressées à ses proches, à
son agent littéraire, à ceux des rédacteurs en chef avec qui il n'entretint jamais de relations conflictuelles.
C'est, on acceptera ce jugement de valeur, l'Orwell le plus sympathique, mais peut-être pas le plus
passionnant ou le plus riche. Reste le cas de figure le plus stimulant, celui d'un triangle où le sommet est
très éloigné de la base. Ici Orwell se veut Sirius. C'est de très haut qu'il tance, qu'il délivre bons et mauvais
points à des lecteurs-narrataires qui lui sont, dans les textes, nettement inférieurs. C'est l'Orwell de la
deuxième partie de Wigan, d'articles très politiques, comme «», «Reflections on Gandhi». Ici, Orwell est un
donneur de leçons efficace, mais parfois irritant.
Rappelons l'apparente modestie de la démarche du narrateur au début de Dans la dËche : «Je
m'efforce de décrire les gens du quartier, non parce qu'ils sont des objets de curiosité mais parce qu'ils font
partie de mon histoire» (9). C'est que ce narrateur a tout à apprendre et qu'il veut faire part des leçons de
choses auxquelles il s'est astreint avant de communiquer, pour ce qu'elle vaut, une expérience à des lecteurs
qu'il traite sur un pied d'égalité. Comme l'auteur, le lecteur appartient fatalement à la classe moyenne sans
fortune, et on ne saurait l'imaginer autrement que propre, au physique comme au moral. C'est pourquoi, dès
la deuxième page du récit, Orwell installe, fermement, une distance entre ses lecteurs et lui d'une part, et les
petits-bourgeois français «respectables« d'autre part. La distance est d'ordre moral mais il n'y a pas
réellement supériorité, une des idées-forces de ce livre étant qu'en période de crise chacun fait ce qu'il peut
et que la classe moyenne se doit de connaître ceux qui évoluent en dessous d'elle car ils ne sont jamais que
le revers d'une même médaille (6). La différence de nature est en effet bien ténue entre un épicier anglais
normal, honnête et le couple Rougier qui propose, de dessous un imperméable pour mieux attirer le
chaland, un ensemble de photos… des châteaux de la Loire (7)!
Pour rapprocher les lecteurs des acteurs du récit, Orwell use fréquemment du présent dans un texte
généralement au passé : «Charlie était un fils de bonne famille avec une solide éducation. […] Imaginez-le
tout jeune, très rose, avec des joues fraîches» (9). Car c'est en s'imaginant, au présent, les scènes proposées
par le narrateur que le narrataire va, petit à petit, partager les réflexions, et accéder au même type
d'expérience que les personnages et l'auteur. Alors vient pour le narrataire le temps des découvertes, jusqu'à
celle du «secret qui entoure la pauvreté» (16). Et comme il est permis à ce narrataire, après Charlie, de
parvenir jusqu'à l'essence des choses, il peut alors se mettre à la place des acteurs, se confondre
intellectuellement avec eux : «Brutalement, vous en êtes réduit à vivre avec six francs par jour. Et vous
devez faire comme si rien n'a changé dans votre vie» (16).
Cela dit, Orwell sait qu'à trop cultiver l'identification, il risque une certaine lassitude, et aussi
d'échouer dans son projet qui, dans ce texte, est quand même d'abord de surprendre, d'émouvoir, de
choquer. C'est pourquoi dans les pages consacrées aux grands hôtels il y a constamment deux lieux et deux
niveaux de conscience : celui du narrateur qui sait tout de la crasse, et celui du client narrataire,
parfaitement inconscient qu'on crache dans la sauce, que la seule nourriture hygiénique est celle du patron,
et que dans la confiture il n'y a pas de fruits (72-3). C'est à ce prix que, quand le besoin s'en fera sentir, le
narrataire sera réinstallé dans l'idéologie petite-bourgeoise, celle qui permet, grâce en particulier aux
généralisations chères à Orwell, de sérier l'autre, de le déterminer dans une infériorité rassurante. Alors les
Magyars seront «passionnément fiers» (91), les Russes «faux-jetons» (92-3) et les Français beaucoup plus
«méchants» et «farouchement individualistes» que les Anglais (120).
Le seul passage de Dans la dËche qui, à mes yeux, soit stylistiquement disgracieux est celui
consacré à la manière dont, selon Orwell, les bourgeois perçoivent la grande pauvreté et le travail manuel
ingrat et mal rétribué (106-8). Orwell change maladroitement de stratégie. Alors que, jusqu'à présent, le
narrataire et le lecteur étaient implicites, produits par le récit, il les pose désormais comme explicites, il les
intègre au récit, par le biais du style direct, et en fait donc des producteurs du récit. Il leur dit ce qu'ils
doivent faire et comment ils doivent penser, ils leur assène une leçon, tandis qu'auparavant leur expérience
était engendrée par le texte ou apparaissait en reflet indirect au détour du récit. Comparons par exemple ce
passage drolatique où l'ironie est maniée avec une finesse consommée, et qui présuppose, pour une lecture
plurielle, un lecteur-narrataire très averti, mais des lignes où ce même lecteur n'est nullement tenu par la
main :

L'étrange dans le cas de Furex, c'était que communiste à jeun, il se transformait en virulent
patriote quand il avait bu. (83-4)

avec la gaucherie de la démonstration qui nous intéresse ici, et dont le ton préfigure celui de la deuxième
partie du Quai de Wigan :

Un riche intellectuellement honnête à qui vous parlez de l'amélioration des conditions de vie
des ouvriers vous répondra le plus souvent une phrase de ce style:
‘Il n'est pas agréable d'être pauvre. En fait, la pauvreté est tellement éloignée de nous qu'il
nous plaît de nous déchirer le cœur à l'idée de ce que la pauvreté peut avoir de pénible’ (106).

Dans Dans la dËche, Orwell est donc, ce qu'en fait il sera pour le restant de ses jours — un libéral, dans la
tradition du XIXème siècle anglais, s'adressant à des libéraux. Son premier souci est de donner leur chance
aux victimes. Et il attend de son lecteur une connivence politique progressiste. Ainsi, lorsqu'il clôt le
chapitre 28 par un portrait extrêmement chaleureux de Paddy, un de ses autres compagnons d'infortune, il
laisse en suspens un problème de société très vaste, mais il est sûr que son lecteur partagera sa vision des
choses : «Paddy était un brave type […]. Mais deux années à ne manger que du pain et de la margarine
avaient irrémédiablement fait baisser ses exigences. […] C'est la malnutrition et non quelque tare
congénitale qui avait détruit l'humain en lui» (136).
Après avoir évoqué avec sympathie le cas d'un tramp, Orwell peut brosser un tableau général de la
classe des tramps avec le souci constant de les banaliser et de tirer le lecteur jusqu'à eux (153-5). «Il n'est
pas inutile», dit-il à ses lecteurs sous le charme de la description de Bozo, «de dire quelques mots sur le
statut social des mendiants». Car celui qui les fréquente découvrira que ce sont des êtres humains ordi-
naires. Que dire alors de l'«attitude curieuse que la société adopte à leur égard»? «Les gens» veulent croire
que c'est le travail qui marque la différence essentielle entre les travailleurs ordinaires et les mendiants.
Mais le narrateur qui sait, parce qu'il est allé voir de près, peut faire sans peine partager à son lectorat
éduqué et sans préjugés sa conviction qu'il n'y a pas de différence «fondamentale» entre ces catégories
sociales. A la question «qu'est-ce que le travail?», Orwell apporte une réponse matérialiste, nettoyée de
toute idéologie idéaliste victorienne : «Un terrassier travaille en maniant un pic. Un comptable additionne
des chiffres. Un mendiant travaille en restant dehors par tous les temps. […] C'est un métier comme un
autre; totalement inutile, bien sûr; mais alors quantité de métiers de bon aloi sont tout aussi inutiles». Car si
celui à qui il s'adresse peut, en libéral, concevoir que les tramps font partie du genre humain, Orwell doute
que son lecteur puisse reconnaître l'existence d'une relation dialectique entre argent et morale : «l'argent est
devenu le seul critère de vertu». En ce sens, pense Orwell, les mendiants nous sont supérieurs, nous les
«gens modernes» qui nous perdons dans des débats filandreux sur l'«énergie, l'efficacité, le devoir social».
Dans cette optique, les mendiants sont des perdants mais ils n'ont pas «vendu leur honneur». Orwell conclut
en démythifiant — par un jeu de miroirs inversés, les mendiants. Ni parias ni saints, ni même victimes, les
tramps sont tout simplement des individus qui ont choisi la mauvaise route. Si l'on pouvait gagner ne serait-
ce que dix livres par semaine en mendiant, propose-t-il, la mendicité deviendrait sur l'heure une activité
respectable.
Statistiquement, le lieu le plus fréquent d'où parle Orwell est celui où il donne l'impression de faire
partie de son lectorat, de devancer ses pensées parce qu'il pense comme lui, d'être un écho de sa voix et un
reflet de sa conscience. Relisons la recension de Their Finest Hour (op. cit.), par Winston Churchill.
Heureux, en bon supporter des travaillistes, que le vieux lion ait perdu les élections de 1945, Orwell retient
surtout l'affection que lui vouait le peuple anglais. En outre, il en fait une figure immédiatement historique,
en le dépolitisant, en l'arrachant aux vicissitudes du quotidien, en le hissant jusqu'à l'Olympe et, dans le
même temps, en en faisant un être proche du commun : «Qu'on ne soit pas d'accord avec lui sur bien des
points, qu'on soit très heureux de sa défaite lors de l'élection de 1945, on doit néanmoins admirer chez lui
non seulement son courage, mais aussi une certaine grandeur, une certaine chaleur humaine qui
transparaissent même dans des Mémoires aussi officiels que ceux-ci». Nous avons affaire dans ce cas de
figure à un Orwell apaisé, sûr de lui parce que se sentant proche de son lecteur et de ses préoccupations.
Mais c'est dans ce cas de figure qu'il a volontiers recours à ce qui est à nos yeux l'un de ses tics les plus
horripilants : la généralisation. S'il généralise c'est moins par faiblesse de pensée que parce qu'il pose ses
lecteurs comme une masse absolument homogène, raisonnable, douée de sens commun. Seulement, il est
bien évident que lorsqu' Orwell dit «chacun pense» ou «les gens pensent», ce lectorat n'est pas universel.
Orwell exclut les gens qui ne pensent pas — c'est à dire ceux qui ne sont pas doués des mêmes facultés de
pensée que lui ou dont la pensée n'a pas la même qualité que la sienne, et aussi les farfelus, les insensibles
et tous ceux qui, à ses yeux, ne sont pas «honnêtes». Ce «chacun pense« est donc passablement terrorisant
pour tout lecteur tenté de ne pas souscrire aux diktats Orwelliens.
On peut se demander quel type de lecteur apprécie plus particulièrement, une fois dépassées les
outrances et généralisations, cette figure d'Orwell médiateur. Assurément, Orwell, roi du sens commun,
ratisse large. Mais il me semble qu'il doit plaire en priorité au marais, à un lectorat modéré, à la mercière de
Purley, à toutes les filles de pasteur pour qui le monde bouge trop vite et qui se sentent agressées par des
forces sociales dont elles pensent qu'elles menacent leur statut, qu'elles bousculent leurs certitudes et
contestent leur représentation de leur propre univers : grévistes, intellectuels de gauche, socialistes
marginaux, pacifistes radicaux. En d'autres termes, ce type de discours convient très bien à cette petite
bourgeoisie déclinante dont Orwell fait lui-même partie. Bien sûr, il y a là, de la part de l'auteur, comme
une imposture. Car en usant de cette position équidistante, en se faisant le champion du sens commun,
Orwell laisse croire à ces lecteurs que, culturellement, il leur ressemble, qu'il est l'un d'entre eux, ce qui a
cessé d'être vrai du jour où il a couché sur papier le premier mot de sa carrière d'écrivain.
Je terminerai donc par le troisième triangle, celui qui fait du lecteur un receveur de leçons, lecteur
dont les positions sont a priori antagonistes de celles de l'auteur. Et ici, naturellement, viennent
immédiatement à l'esprit les développements de la deuxième partie du Quai de Wigan. Au fil des derniers
chapitres, Orwell devient de plus en plus sectaire et intimidant. Au chapitre 8, il assène que la bourgeoisie
dirigeante est fichue (107). Mais au moins ce jugement est-il impersonnel, ne vise-t-il aucun lecteur en
particulier. Mais, très vite, le propos se resserre : «Avant la guerre, ou bien vous étiez un gentleman ou bien
vous n'en n'étiez pas un», «entre ceux qui gagnent £ 400 et ceux qui gagnent £ 2000» (107); «vous saviez
tout des serviteurs» (108). Puis fusent les insultes : «supériorité méprisante», «haine vicieuse» (109). Le
bourgeois est alors exposé à sa propre vindicte de lecteur : «Relisez n'importe quel exemplaire de Punch
de ces trente dernières années« (109).
Cette manière de dénoncer, on la retrouvera dans de nombreux textes des années trente ou se
rapportant à des expériences vécues à cette époque : «Hop-Picking», «Common Lodging Houses», «», «Not
Counting Niggers», «Boys Weeklies» (CEJL I), «How the Poor Die» (CEJL IV). Dans la décennie
suivante, Orwell conservera cette technique consistant à dénoncer des travers que ne peuvent pas ne pas
partager ses lecteurs : la futilité et le pacifisme bêlant des intellectuels dans «The Lion and the Unicorn» et
dans «Pacifism and the War», les mauvais lecteurs de Shakespeare dans «Tolstoy and Shakespeare» et dans
«Lear, Tolstoy and the Fool», les comiques irresponsables dans «Mark Twain - The Licensed Jester», les
limites à ne pas dépasser dans la peinture dans « dans «Antisemitism in Britain», les supporters débridés
dans «This Sporting Spirit» son ancienne école dans «Such, Such Were the Joys», l'hypocrisie de Gandhi
dans «Reflexions on Gandhi», certains de ses confrères peu talentueux dans «Confessions of a Book
Reviewer». Cette liste n'est pas exhaustive.
Dans «Such, Such Were the Joys», outre, naturellement, le personnel de l'école, c'est lui-même qu'il
dénonce dès les premières lignes en avouant son énurésie, mais avec l'intention, par ricochet, de faire
partager à ses lecteurs une formidable et définitive leçon de morale après les avoir inclus dans son texte. Il
s'agit là d'une démarche analogue à celle de la satire classique, qui implique le lecteur en lui faisant croire
qu'on est avec lui, de son côté. Il va en effet de soi que ce «monde» où il n'est pas «possible d'être bon» est
aussi celui des lecteurs. Ce monde où le fouet donné à un enfant de huit ans est un châtiment «juste et
raisonnable» est un monde d'où sont exclus les coupables. C'est un monde où le narrateur et les narrataires
balancent entre un refus de se conformer et la nécessité d'être et de faire comme les autres.

Moraliste
C'est un peu avant la guerre qu'Orwell va définir petit à petit ce qu'est pour lui l'Anglais idéal.
George Bowling, son narrateur d'Un peu d'air frais, en étant une esquisse aux traits assurément appuyés.
«Un type comme moi est incapable de ressembler à un gentleman» reconnaît Bowling sans vraiment le
regretter (13). «Les vêtements que je porte», poursuit-il, sont «l'uniforme de la tribu» (14). En peignant cet
homme ordinaire, Orwell s'adresse à ceux qui, comme son personnage, cultivent la nostalgie de leur passé,
sont, ou se pensent, fondamentalement moraux et aspirent à un socialisme non dogmatique, un peu
proudhonien. Petit-bourgeois, il ne prône pas l'émancipation de la femme, n'a pas de l'amour une approche
très romantique; il s'indigne naturellement des inégalités sociales et déplore que le salarié se voit privé, par
le système capitaliste, du produit de son travail. Il se méfie de la bureaucratie qui empiète sur la liberté
individuelle, tout comme le capitalisme qui, par le système de crédit, empêche le salarié d'être jamais
propriétaire. Le monde de Bowling est un monde de connivence, un monde où, par exemple, on aime
raconter des histoires cochonnes (156). Ces moments salaces ne remettent rien en cause, ne sapent pas la
morale dominante même si elles traduisent un désir de gentille révolte personnelle, le souhait d'une autre
existence, dans le confort intellectuel impossible d'un univers sans femmes et sans enfants.
Que le lecteur ne s'y trompe pas : il y a convergence entre le monde des pubs, des histoires
cochonnes et celui de «The Lion and the Unicorn» : «c'est votre civilisation, c'est vous» (CEJL II 76).
Orwell est ici tautologique avec superbe. Ce monde que je décris, dit Orwell, c'est toujours le vôtre. Que
vous l'aimiez ou non, il vous manque dès que vous le quittez. Comme vous, il est moyen, ni le joyau chanté
par Shakespeare, ni l'enfer décrit par Goebbels. Vous êtes, nous sommes, les membres d'une famille
victorienne empesée, avec son lot inévitable de squelettes dans le placard. Chez nous, les jeunes n'ont pas
la parole : ce sont de vieux oncles irresponsables qui monopolisent le pouvoir, mais nous sommes une
famille unie, avec sa langue, sa culture, ses souvenirs, son esprit de solidarité (CEJL II 88). Vous et moi
sommes peut-être des médiocres, mais au moins saurons-nous, en patriotes, faire front face à l'adversité
extérieure et saurons-nous débusquer l'ennemi intérieur (CEJL II 109).
Les «gens» sont abusés en permanence. Leur seule défense, c'est la morale. Dans une recension d'un
livre intitulé Communism and Man en 1939, donc contemporain d'Un peu d'air frais, Orwell renvoyait dos
à dos catholicisme et communisme car ils n'intégraient pas la morale individuelle. Le salut individuel n'est
pas dans des systèmes de pensée rigides mais dans la morale d'avant-guerre, ainsi que dans des conditions
de vie qui, bien que n'étant pas reluisantes pour tous, s'inscrivaient dans une stabilité, une lenteur, un
respect des traditions qui permettaient le repli sur soi, une certaine, quoique relative, qualité de vie, une
authentique decency. Dans cette optique, les bourgeois se voyaient nettement distancés par les ouvriers.
Orwell, qui n'avait sûrement pas lu Wilhelm Reich, aime certaines traditions ouvrières : que le père soit un
vrai chef de famille, que les enfants soit obéissants, ce qui permet de bonnes relations familiales, une
atmosphère paisible dans les maisons des prolétaires. Bien sûr, Orwell idéalise les ouvriers, leur stoïcisme,
leur culture, leur mode de vie. Parce qu'il les dépeint humains, mais rien qu'humains, il se sent proches
d'eux. Mais que le lecteur bourgeois se rassure, Orwell ne montre jamais les mineurs en train de faire grève,
en train de s'organiser, de se syndiquer. C'est qu'il déteste les rapports de force : il recherche tout ce qui
peut unir. C'est quand on lui offre une tasse de thé dans Wigan qu'il se sent accepté par des mineurs qui lui
semblent soudain beaucoup plus gentils que cinq minutes auparavant (133). C'est dans les combats
d'Espagne qu'il s'estime l'égal des travailleurs, ceux de gauche comme ceux de droite. Il y a toujours des
valeurs qui transcendent les clivages politiques. Un homme qui perd son pantalon n'est pas un fasciste, mais
un pauvre hère comme moi. Était-il fasciste ou communiste ce grand blessé de l'hôpital de Tarragone, ce
«pauvre diable» si seul qui «me» (nous, vous) regardait «sans pouvoir parler» (Hommage 184)?
Voilà ce qui fait la force, la prégnance et l'originalité du discours Orwellien. Qu'il s'agisse de Dans
la dËche ou de Wigan, l'injustice sociale et économique est systématiquement ramenée à l'échelle de
l'homme, de l'individu. Le lecteur sait : le lecteur se représente ce qu'est un coron du Lancashire, une rue du
Paris populaire parce qu'il y a croisé une jeune femme débouchant un tuyau d'évacuation dans le matin
glacé, un enfant terrassé par une fièvre phtisique, un vieillard à l'air demeuré. C'est également l'ambiance
étonnamment morale, les rapports fraternels d'individu à individu qui frappent Orwell en premier lieu
quand il arrive à Barcelone, le bonheur de se sentir à l'unisson avec le peuple, la joie immense qu'un
bourgeois peut éprouver (et faire partager) d'être traité par des petites gens sur un pied d'égalité : «Les
tournures de phrase serviles ou même cérémonieuses avaient pour le moment disparu» (Hommage 8).
Quand ils auront accédé à un état de conscience morale supérieur, «les gens» pourront changer leurs
conditions d'existence. Alors ils parviendront à un degré de conscience politique leur permettant
d'envisager des changements radicaux. Les Anglais, déplore Orwell dans «The English People», ne se
formalisent pas des différences de classe, de l'héritage suranné des titres nobiliaires. Mais c'est quand la
société a atteint un degré de technicité élevé que le système de classe devient un «mal évident». Car, non
seulement il pousse quantité de gens à gâcher leur temps dans des activités liées au «prestige social», mais
en plus il est la cause d'une déperdition «immense» de talent (CEJL III 50). On peut donc lire le fameux
slogan «Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres» comme un énoncé moral
car il transcende les problèmes politiques décrits dans le livre et peut s'appliquer à toutes les situations hu-
maines où fiction et réalité sont en conflit. «Pourquoi est-ce qu'on se soucie tant de Dickens aujourd'hui»,
demandait Orwell en 1940? Et «pourquoi moi, je m'en préoccupe tant?» (CEJL I 454) Pourquoi tous les
lecteurs, marxistes, catholiques, conservateurs l'ont-ils pillé? (CEJL I 492) D'abord parce qu'il révèle ses
limites à celui qui le lit (CEJL I 503). Et puis, parce que, bien que n'étant pas directement un écrivain
politique, il posa, dans une optique quelque peu wesleyenne, le problème du pouvoir : «Comment ne pas
abuser du pouvoir?» (CEJL I 469). Dans le combat entre morale et révolution, Orwell avait bien entendu
choisi la première («[…] Comment peut-on améliorer la nature humaine tant qu'on n'a pas changé le
système? […] A quoi bon changer le système tant qu'on n'a pas amélioré la nature humaine?» (idem.).
L'empathie : un mot qu'il n'a jamais utilisé, que peut-être il ne connaissait pas, mais qui a sûrement
conditionné toute sa démarche dans sa relation avec ses lecteurs d'une part et dans ce qu'il exigeait de ceux-
ci. Si 1984 est passé à la postérité, c'est au premier chef parce que c'est l'œuvre d'une conscience morale.
Par delà les fantasmes personnels (les rats, la relation à la mère et à la sœur) ou collectifs (la peur de l'an
mil, la fin de l'homme), ce texte parle directement aux lecteurs parce que tous peuvent s'identifier à la fois à
Winston et à O'Brien. Sans oublier l'espoir dans les Proles, leur vitalité, leur bon sens. L'homme moyen, dit
Orwell, sera sauvé par l'homme moyen.
L'homme simple et moral sait où réside le danger, et il est accablant qu'Hitler l'ait compris avant et
aux dépens des socialistes : «Alors que les socialistes et même les capitalistes ont dit au peuple : ‘nous
allons vous offrir du bon temps’, Hitler lui a dit : ‘je vais vous offrir des combats, du danger et la mort’»
(CEJL II 29). Et rendant compte de l'essai de Malcolm Muggeridge The Thirties, Orwell déplorait que ses
lecteurs, et lui-même, aient envisagé la possibilité d'un paradis terrestre où on pourrait mélanger le profane
et le sacré (CEJL II 31). Orwell ne pensait pas que l'homme trouverait le salut dans la pauvreté et il en
voulait à l'idéologie chrétienne d'affirmer plausible cette éventualité. Dans «Looking Back on the Spanish
War», il disserte en moraliste, pour des lecteurs apparemment socialistes, marxistes, sur l'influence des
conditions de vie matérielle sur la dimension métaphysique de l'existence humaine : «le grand problème de
notre époque est le dépérissement de la croyance en l'immortalité de l'individu, et cette question ne peut
être résolue tant que l'être humain ordinaire, ou bien se tue au travail comme un bœuf, ou bien tremble de
peur en attendant la police secrète» (CEJL II 305). En Angleterre, la vie s'est dégradée, pense Orwell, parce
que les traditions et la religion se sont desséchées et qu'elles ont perdu tout lien avec la morale. Or, de
même que le peuple anglais ne s'est jamais laissé entraîner par la jouissance que peut procurer le pouvoir,
n'a jamais «adoré» ce même pouvoir, ils est resté proche de la tradition chrétienne, sans pratiquer, et en
ayant même oublié jusqu'au nom du Christ (CEJL II 78). Dans leurs comportements comme dans leurs
réflexions, Orwell demande donc aux hommes de rester humains, de ne pas se départir d'une certaine
mesure. Dès 1932, l'agnostique qu'était Orwell estimait que, les catholiques exceptés, peu de gens étaient
capables de comprendre que les affaires religieuses n'étaient pas à traiter par dessous la jambe (CEJL I
105).
C'est également en moraliste qu'Orwell n'a cessé de prévenir ses lecteurs contre la violence et le
progrès. Dans Et Vive l'aspidistra!, le narrateur, installé dans la conscience de son personnage, établit un
lien entre le bruit des marteaux-piqueurs électriques dans les rues et le fracas des bombes qui vont s'abattre
sur Londres (246). Même si elle n'est établie que dans la paranoïa de Gordon Comstock, la relation existe
entre progrès, violence et guerre. Et la violence est synonyme de dégradation morale. Relisons par exemple
«Raffles and Miss Blandish» (CEJL III 246 sq.). Le gentleman-cambrioleur Raffles possède aux yeux
d'Orwell une première immense qualité : c'est un héros populaire et national. Ainsi, il a joué dans l'équipe
de cricket du pays. Ensuite, il a accepté les valeurs morales dominantes. Et il mourra, tel un chevalier, dans
la guerre contre les Boers, effaçant ainsi tous ses crimes. Il est «decent» car il connaît toujours les limites à
ne pas franchir; il aime sa reine, vole un bijou appartenant au Kaiser et, pour finir, ne tue qu'un seul
homme, un étranger à la conduite répréhensible. Orwell préfère donc l'époque des exploits de Raffles à
l'époque contemporaine. Car, dit-il, même si la morale était étalonnée d'une manière un peu «folle», du
moins existait-il des repères.
Inversement, Pas d'orchidÈes pour Miss Blandish est pire que de la boue. L'immoralité de la pièce,
selon Orwell, tient dans sa fascination pour le pouvoir brutal que des humains veulent exercer sur d'autres
humains. Les situations mises en scène n'ont rien de «pornographique», estime-t-il. Le sadisme ne
véhicule que de la cruauté sans le moindre plaisir. Orwell en appelle au lecteur populaire : «Il est implicite
dans Pas d'orchidées que le crime est condamnable uniquement dans la mesure où il ne paye pas. Travailler
dans la police paie mieux, mais il n'y a aucune différence morale dans la mesure où la police utilise des
méthodes essentiellement criminelles. Si le public anglais, ajoute Orwell bizarrement, doit adorer des
brutes, autant que ce soit des policiers plutôt que des gangsters. Et Orwell établit, en balançant sans arrêt
entre une analyse morale et socio-politique de l'œuvre de J.H. Chase, une relation dialectique entre le
sadisme, le masochisme, la quête acharnée du succès et du pouvoir, le nationalisme et le totalitarisme. Le
culte du pouvoir s'accompagne fréquemment de «l'amour pour la cruauté et la méchanceté», poursuit-il
avant de proposer, comme il affectionne de le faire quand il veut simplifier pour convaincre plus vite, un
télescopage d'époques et de genres littéraires : «La relation de Pas d'orchidées au fascisme est peu près
identique à celle que les romans de Trollope entretenaient vis-à-vis du capitalisme au XIXème siècle».


Enseigner le consensus
Dans «Why I Write» (CEJL I 26 sq.), Orwell exhortait ses confrères écrivains à faire preuve de la
plus grande honnêteté intellectuelle — surtout dans le domaine des idées politiques, afin de ne pas gâcher
leur savoir-faire esthétique. Quant à lui, il jurait — et il faut ici le croire, s'être toujours efforcé (en tant
qu'écrivain) de contrebalancer son orgueil et son égoïsme par le souci de servir le public.
Pendant longtemps, la religion d'Orwell, en matière politique, mais aussi dans le domaine de
l'écriture, fut plus qu'hésitante. Ces flottements transparaissent non seulement dans le contenu de ses
œuvres, mais aussi dans la manière de s'adresser au lecteur. Au début de sa carrière, il lui fait confiance, il
le dirige peu et en appelle même à son inspiration, à sa capacité à communier, par delà le contexte matériel
et historique, avec les œuvres et les créateurs : «interpréter» une œuvre de création est une activité qu'il
déconseille dans un premier temps (CEJL I 41). Le lecteur ne doit pas rougir de ses pulsions immédiates.
Qu'il lise donc d'abord avec son cœur, surtout des textes comme «La Charge de la brigade lÈgËre« (CEJL I
492).
Dans ses textes de jeunesse, il n'est pas rare qu'Orwell abandonne son lecteur en cours de route, sans
vraiment conclure, sans lui dicter de morale précise. C'est le cas, par exemple, de «The Spike» où toute la
fin du texte est purement descriptive. Encore une fois, il convient de revenir à «A Hanging», sa première
création réfléchie (CEJL I 66 sq.). Si dans ces pages Orwell se cherche (et se trouve magistralement) en
tant qu'écrivain, il est également en quête d'un lecteur qu'il souhaite impliqué, participant. Ce récit frappe
par sa prégnance et sa dynamique. Orwell n'y donne aucune leçon, n'y cède jamais aux facilités du prêchi-
prêcha. «A Hanging» contient une seule courte phrase purement réflexive : «c'est curieux, mais jusqu'à cet
instant, je n'avais pas compris ce que signifie détruire un homme conscient et en bonne santé». Ce texte va
au-delà du grand journalisme puisqu'il induit une réflexion sur la peine de mort et qu'on peut également le
lire comme une fiction, une «histoire», comme celles qu'Orwell aimait à se raconter quand il était enfant.
Rappelons que le lecteur ne sait rien du ´jeª narrant-narré. Il importe de se représenter que cette
absence d'information a dû certainement troubler les contemporains d'Orwell infiniment plus que nous qui
savons qui est Eric Blair et ce qu'il faisait en cette galère. En d'autres termes, si le lecteur de l'Adelphi n'a
pas mis en doute qu'un certain «Blair» a assisté à une pendaison, nous savons désormais, quant à nous, que
c'est Orwell, par le bais du masque, qui a vu et retranscrit cet événement. «A Hanging» est une grande
œuvre de fiction parce que, comme aurait dit Barthes, c'est un récit autarcique, qui fait oublier un référent
éventuel ou qui s'impose à lui. A la limite, le lecteur peut ne rien connaître du fait colonial authentique car
l'illusion du réel est fortement créée. Que sait-on en effet de la véracité des faits? Fort peu, si ce n'est que
l'épisode se passe en Birmanie et que l'un des acteurs s'appelait — petit effet de réel, Francis. Le lecteur y
perd en historicité mais il y gagne en responsabilité car il lui revient, s'il le souhaite, de rapporter cette
histoire à ce qu'il connaît de l'Histoire, par l'intermédiaire d'une réflexion morale. Le pacte de lecture est
donc le suivant : ce texte est «vrai» parce qu'il est publié dans la presse comme un article de journal, mais
c'est également une œuvre fictive car il fonctionne de manière autonome sans la nécessité d'un référent
précis. A aucun moment, le lecteur ne met en doute la présence du ´jeª sur les lieux ou, de manière plus
anecdotique, la couleur blanche de l'uniforme du Dravidien (noir).
Qu'en est-il donc des variations narrateur-narrataire dans «
C'est dans la troisième partie de ce texte, après l'exécution proprement dite, que la collaboration du
lecteur me semble la plus sollicitée. Plus encore que dans «
Philéas Fogg revient de son périple de quatre-vingts jours plus anglais et plus ignorant du monde
qu'il n'était parti. Si Orwell a tant écrit sur ce qu'on a appelé par la suite le Tiers-monde c'est aussi parce
qu'il voulait révéler un univers invisible aux yeux de ses lecteurs anglais. Ceci est particulièrement flagrant
dans un texte comme «Marrakech» (CEJL I 426 sq.). «Tous les travailleurs manuels sont partiellement invi-
sibles», dit-il. «Et plus leur travail est important et moins nous les voyons». Un Anglais séjournant à l'«Est
de Suez» ne «voit» pas son prochain autochtone. L'Anglais observe à satiété les paysages mais n'a cure des
gens qui triment. Le paysan à la peau brune se confond avec sa terre. C'est parce que l'Africain, de
Marrakech ou d'ailleurs, agrippé à sa houe, ne cadre pas avec le mythe de l'Afrique tel qu'il est préconçu
par l'Européen avant son départ, qu'il reste à jamais invisible. «Marrakech » commence d'une manière que
Bernard Crick (249) a justement qualifié d'auto-parodique («comme le macchabée passait devant nous, les
mouches s'envolèrent de la table de restaurant») et se clôt sur une réflexion très politique sur les tirailleurs
sénégalais qui finiront, comme dans la chanson, par retourner leurs armes contre leurs oppresseurs. Le
corps du texte intéresse davantage par son didactisme. Si Orwell insiste ardemment sur l'aspect technique
du travail des hommes et des bêtes, c'est d'une part pour révéler la peine immense qu'implique toute
production (ce qu'il n'est pas superflu de rappeler à des lecteurs qui s'imaginent que la misère est
supportable au soleil), et c'est d'autre part pour signifier à ceux qui le lisent qu'ils ont été conditionnés à ne
voir que sélectivement. Et il a l'habileté, l'honnêteté de s'inclure parmi les aveugles : «Pendant plusieurs
semaines, toujours à peu près à la même heure, le cortège de vieilles femmes était passé devant chez moi en
clopinant, avec leur bois de chauffage sur la tête, et bien qu'elles se soient imprimées sur ma rétine, je ne
peux dire que je les ai réellement vues».
Le refus de connaître l'ailleurs, la sclérose due à l'influence néfaste des intellectuels professionnels, a
complété un processus de déculturation dont la responsabilité incombe, selon Orwell, aux public schools.
Dans «Inside the Whale» (CEJL I 540 sq.), il s'adresse directement à ces esprits sclérosés incapables de
s'accrocher à des écrivains tels Joyce ou exprime la voix des déclassés, de ceux qui «prennent le train en
troisième classe», de tous ceux qui subissent leur sort (CEJL I 549). Mais parce qu'il a fréquenté des public
schools souvent médiocres, parce qu'il s'est abreuvé de bandes dessinées pour garçons, le lecteur d'Orwell
ne peut accepter qu'une culture tautologique, une expression du monde ne renvoyant qu'à lui. Mais qu'on ne
s'y trompe pas, il y a cependant pour Orwell des bornes à ne pas franchir. Ainsi l'amateur de Villon
détestait Rabelais. Loin d'être un esprit sain, Rabelais était un «écrivain pervers et morbide». Se souvenant
sans doute que l'auteur de Gargantua avait été prêtre, Orwell pose que ceux qui «mènent une vie stricte«
ont l'esprit mal tourné. Et il réduit Rabelais à une grosse et lourde plaisanterie à base de coprophilie (CEJL
II 62-3).
Qu'est-ce que les lecteurs, pour paraphraser Sartre, peuvent savoir de l'auteur qu'ils lisent? Orwell
avait refusÈ qu'on rÈdige jamais une biographie de lui. Cela dit, il valait mieux pour lui que le lecteur n'en
sache pas trop sur les auteurs. En particulier, il ne croyait pas dans les vertus de l'autobiographie. Moraliste
pessimiste, il estimait que les seules confessions sincËres Ètaient celles qui rÈvÈlaient la laideur. Donner
une image favorable de soi, disait-il, c'est mentir puisque la vie intÈrieure n'est qu'une ´sÈrie de dÈfaites´
(CEJL III 185). L'exhibitionnisme, les larmes que l'on verse sur soi, estimait Orwell, ´empoisonnentª l'art de
l'Ècrivain (CEJL IV 38-9).

Un prophËte pour quelles lecteurs?
Dans quelle mesure Orwell a-t-il donc échoué dans sa relation de vingt ans avec le lecteur? Dans
quelle mesure a-t-il réussi?
Orwell fut, consciemment ou non, un prophète laïc. Un des problèmes métaphysiques les plus graves
qui aient pu tourmenter ce solide agnostique fut, je l'ai dit, la perte, chez les Occidentaux, de la croyance
dans l'immortalité. Dans le cas d'Orwell, nous sommes en présence d'un homme et d'un écrivain qui, parce
qu'il s'est cru mauvais, coupable, et qu'il était en même temps passablement orgueilleux, a toujours dit aux
autres qu'eux-mêmes l'étaient tout autant, ou même plus que lui. Orwell croit que l'autre, son lecteur, n'est
pas amendable. Il le voit certainement beaucoup plus corrompu qu'il n'est et rien, surtout pas le progrès
technique ou une meilleure organisation de la société, ne peut renverser le cours des choses. Au contraire, il
voit chez son prochain une fascination soumise face au pouvoir et à ceux qui l'exercent. Sa réflexion dans
ce domaine restera toujours en surface car il ne proposera jamais à ses lecteurs une vision supérieure de ce
qu'ils peuvent être. Lorsque dans la scène de torture de 1984 O'Brien explique à Winston que dans OcÈania
le pouvoir est recherché pour le pouvoir (211), il finit par reconnaître la faiblesse d'une telle proposition et
précise que le but des séances de torture est de faire souffrir pour humilier. «Vous comprenez maintenant»,
demande-t-il à Winston, «quel type de monde nous voulons créer? […] C'est exactement le contraire des
utopies hédonistes stupides qu'avaient imaginées les anciens réformateurs» (214). Ici, dans la mesure où il
aurait pu prononcer cette phrase lui-même, Orwell donne froid dans le dos à ses lecteurs les plus évidents :
tous ces progressistes qui ont cru dans le socialisme ou dans un monde meilleur.
Mais ce discours terrorisant d'O'Brien («[…] notre civilisation est fondée sur la haine» —214) est
d'autant plus glaçant que non seulement il renvoie à des référents encore frais dans les mémoires comme les
camps de concentration, mais que surtout il nous révèle des aspects refoulés de notre moi profond : chaque
lecteur est donc un idéaliste béat et un tortionnaire en puissance. Mais dans le même temps, dans la mesure
où Winston a toujours su que sa déviance serait atrocement châtié («Vous savez parfaitement ce qui ne va
pas chez vous, vous le savez depuis des années» 197) nous sommes tous des torturés en puissance. Dans la
dernière œuvre d'Orwell, le lecteur est donc aussi un voyeur un peu sadique, car plus il veut se connaître
lui-même plus il est obligé d'accompagner Winston dans la torture et plus Winston doit être torturé. Ici, un
des épisodes les plus profonds de la fin du livre est celui qui montre Winston et O'Brien unis par-delà la
torture : «Jamais [Winston] ne avait aimé [O'Brien] si intensément qu'à ce moment, et pas seulement parce
qu'il avait fait cesser la souffrance. L'ancien sentiment, qu'au fond peu importait qu'O'Brien fût un ami ou
un ennemi, était revenu» (202). Que nous enseignent ces lignes? Que le moi peut être fracturé en deux. Que
l'amour peut cohabiter avec la cruauté, qu'on peut torturer l'autre pour son bien (c'était, on le sait, le
principe de la Question), que le torturé peut aimer celui qui le fait souffrir. Autrement dit, qu'il y a quelque
chose de profondément malade dans tout le genre humain.
La cruauté vis-à-vis du prochain est certainement l'un des problèmes majeurs auquel Orwell a voulu
sensibiliser son lecteur. Des textes comme «», des épisodes comme la mort du chien de Flory dans Une
Histoire birmane sont la preuve qu'Orwell a toujours été tourmenté par le destin aberrant dans toute son
horreur et son injustice que subissent certaines créatures. Pendre un homme dans «A Hanging» était
qualifié d' «immoralité» et le narrateur ne s'interrogeait pas sur les implications politiques de la souffrance
qu'avait forcément endurée le condamné et tous ceux qui attendaient derrière leur barreaux de bambou le
châtiment suprême. Mais à Marrakech, Orwell critique l'Européen qui ne s'attarde pas sur l'infortune qui
frappe le Marocain, tout simplement parce qu'il a la peau brune. Qu'une femme misérable puisse pousser un
cri de surprise quand Orwell lui fait la charité parce qu'elle ne se sent même pas digne de recevoir quoi que
ce soit d'un Européen (CEJL I 430) prouve que l'extrême pauvreté dérègle complètement les sens de ses
victimes. De même que le petit Eric Blair souffrait d'énurésie chaque fois qu'il se sentait frappé par une
injustice à l'école, Orwell adulte estime qu'il faut faire cesser la souffrance avant que les «vrais problèmes
de l'humanité puissent être résolus» (Hommage ‡ la Catalogne 245). D'où, dès Le quai de Wigan, cet appel
réitéré aux lecteurs de gauche, mais aussi aux bourgeois et petits bourgeois éclairés («les gens honnêtes
normaux» 191) pour un socialisme du possible, moral, humain. La menace totalitaire «fascisteª a crÈÈ une
situation ´dÈsespÈrÈeª (188).
Quantité de gens, pense Orwell, éprouvent, «même sans en être conscients» de la sympathie pour le
socialisme (191). Alors, tous ensemble, nous devons nous révolter contre l'autorité, les capitalistes («les
ennemis»), pour le bien de ceux qui souffrent, afin de jeter les bases d'un monde où il n'y aurait plus ni
exploiteurs ni exploités. La limite tactique de cet appel tenait au lieu d'où Orwell le lançait : «Regardez-
moi, moi qui suis issu de la classe moyenne et qui dispose d'un revenu de trois livres par semaine, toutes
rentrées confondues. […] Je ne saurais prolétariser mon accent, ni la plupart de mes goûts et de mes
croyances, et même si je le pouvais, je ne le voudrais pas» (201). En d'autres termes, Orwell voyait tous
ceux à qui il s'adressait, tous ceux qu'il fallait convaincre comme s'ils étaient des urbanisés du Sud de
l'Angleterre, fascinés par la nature toute proche du Hertfordshire ou du Suffolk, et comme s'ils avaient tous
vocation à être raisonnables et mesurés.

Suite de la deuxième partie


PREMIERE PARTIE

TROISIEME PARTIE

CONCLUSION ET ANNEXES

 

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