Résumé de la thèse

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Cette thèse sur les transformations culturelles dans l'Angleterre des années 60, soutenue en décembre 1994 à Paris-IV, est le résultat d'une longue recherche sur les sources du temps présent. Elle n'a pourtant pas la prétention de mettre au grand jour un fond de documents inconnu jusqu'alors, ainsi des films inédits de la B.B.C, des témoignages exceptionnels ou la correspondance privée d'une maison de disques; nous ne voulons pas non plus écrire une histoire des "politiques culturelles" qui nous conduirait à dépouiller les archives des Councils chargés des Arts. Nous opérons essentiellement un tri critique dans la masse énorme des documents disponibles : enquêtes sociologiques, articles de presse, films, romans, pièces de théâtre, photographies, émissions de radio et de télévision, concerts, disques (etc.). L'objectif majeur est de donner une base universitaire solide aux historiens qui voudront travailler sur les années 60, sur l'Angleterre de cette époque et aussi sur l'évolution de la culture de masse. Depuis le début de nos recherches sur l'Angleterre des années soixante (1979), nous avons pu consulter, c'est à dire voir, écouter et lire la majorité des sources présentées, ce qui nous a dispensé —même dans des domaines que nous connaissions moins bien— de recourir trop facilement aux ouvrages de seconde main. L'apport spécifique de cette thèse ( toujours du point de vue des sources) concerne la culture pop et sa mise en relation avec des aspects plus traditionnels de la culture, démarche déjà tentée par les sociologues, mais très peu par les historiens du monde contemporain.

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A travers quatre grandes problématiques (la culture de masse, le déclin anglais, les années 60, la "révolution pop" ) qui font l'objet d'une longue partie introductive, le sujet apparaît dans toute sa dimension et toute sa complexité. Il ne s'agit pas seulement de l'évolution de la culture anglaise pendant une quinzaine d'années, mais des transformations de la culture de masse dans le monde occidental, particulièrement anglo-saxon. Nous ne prétendons pas répondre à toutes les questions ni traiter en profondeur tous les problèmes évoqués, mais mieux comprendre la décennie 60 à travers l'évolution des mass media, les nouvelles formes de la culture et le mouvement pop. Le premier objectif de ce travail est de réévaluer le rôle et l'influence de la musique populaire destinée aux jeunes, qu'on la nomme rock ou pop music; le deuxième objectif est d'analyser la classless society des années 60, qui tend à faire disparaître les barrières sociales en valorisant les réussites individuelles de jeunes issus des couches populaires; le troisième est d'analyser les liens qui s'établissent entre la culture des élites et la culture populaire de masse, à travers l'étonnante créativité de la décennie dans tous les domaines. Pour atteindre ces trois objectifs, nous avons préféré suivre une trame chronologique correspondant aux trois grandes étapes dans l'émergence d'une nouvelle culture : la période de formation (du milieu des années 1950 à 1963), avec la naissance du mouvement pop, les "folles années" du Swinging London (1964-1966) et la"révolution" de la fin des année 60, celle de la contre-culture et de tous ses avatars pop, sur fond de société permissive.

Un dernier but que nous nous sommes assigné : convaincre les historiens de l'urgence d'une réflexion plus approfondie sur l'évolution culturelle du monde occidental et particulièrement sur la culture de masse.

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L'année 1963 est bien une année charnière dans l'histoire britannique de l'après-guerre, comme le fut 1956. L'échec de la candidature anglaise au Marché commun (janvier), l'affaire Profumo (juin) ébranlent le gouvernement et ternissent l'image du pays à l'extérieur; ces crises détournent également les Anglais des grands partis traditionnels. L'engagement dans la CND est l'une des voies nouvelles ouvertes par quelques intellectuels de gauche, mais celle-ci ne saurait correspondre aux attentes profondes de certaines catégories de la population. Le malaise politique et moral crée une brèche dans laquelle s'engouffrent les "relégués" culturels de l'après-guerre, et principalement les jeunes gens issus de la classe ouvrière ou des classes moyennes inférieures. Dans les années 50, la jeunesse n'a pas eu d'autres moyens d'exprimer ses interrogations, sa révolte qu'à travers les formes de culture "nobles" ou reconnues comme telles par un Establishment sorti des meilleures universités du Royaume : la poésie, le roman et les nouvelles, le théâtre, les arts plastiques. Mais les "jeunes gens en colère", tout comme les peintres pop et les artisans du "Free Cinema" sont très vite en décalage avec la génération qui leur succède et qui n'a pas "vécu" les désillusions de l'après-guerre. Ceux qui, essentiellement dans les lower classes, choisissent la transgression plus ou moins violente des règles sociales, comme les pacifiques beatniks ou les plus dangereux Teddy Boys ne sont en rien représentatifs de la masse des adolescents du début des années 60. En effet, dans les milieux modestes, la croissance économique et le Welfare State ont marginalisé la grande pauvreté tandis que naît de l'affluent society un système de valeurs privilégiant l'enrichissement personnel, l'accession aux loisirs, au confort matériel et à la propriété. Ce système repose sur de nouveaux moyens technologiques, à la fois dans la production et dans les médias, devenus audiovisuels (radio, télévision, disque) et sur la généralisation de la publicité, stimulatrice de tous les besoins et créatrice des modes.

Critiquée avec une ironie mordante par les pionniers du Pop Art, contestée par les angry young men, refusée par certaines bandes adolescentes, la société d'abondance triomphe pourtant au début des années 60. Et avec elle une culture de masse, produite pour le plus grand nombre, au mépris sûrement des vieux principes élitaires, mais non sans qualités. Le rock and roll, spécifiquement destiné aux teenagers, vient des Etats-Unis et séduit logiquement les jeunes Anglais par son rythme, son pouvoir de subversion et les mythes qu'il véhicule (le succès mondial d'Elvis Presley). Les 15-20 ans ont le sentiment d'exister hors des références culturelles classiques apprises au collège et au lycée. Cela permet aussi d'expliquer le succès des art schools, qui, avec un enseignement rénové, deviennent le creuset d'une nouvelle culture qui va s'épanouir dans le Londres des années 1965/1966.

Lorsque ces jeunes sont issus des milieux populaires, l'horizon semble un peu s'éclaircir pour une classe d'âge nombreuse et remuante. L'ascension sociale rapide ne passe plus obligatoirement par un "bon mariage" (le héros du roman de John Braine, Room At The Top) ou par la carrière de footballeur. La chanson pop devient une voie nouvelle et prometteuse, mais on remarque aussi de plus en plus de jeunes gens issus des working classes dans les médias (photographes, animateurs de radio et de télévision ) et même dans la littérature et le cinéma. Les gardiens du temple de la culture traditionnelle (Oxbridge) et les "institutions" médiatiques comme le Times ou la BBC ne peuvent rester très longtemps en dehors de ce mouvement pop, véritable déferlante à partir de 1963/65 sous l'impulsion décisive des Beatles.

Le groupe de Liverpool apparaît à cette époque comme l'incarnation d'une triple réussite, celle de la jeunesse, de Liverpool et des régions du Nord, et des working classes. Les quatre garçons, dont la "conscience de classe" est plus "régionale" que sociale, en rajoutent : ils s'inventent des origines très prolétariennes, accentuent leurs accents scouse et brocardent gentiment l'Establishment. Par une sorte de curieux renversement, il devient assez "chic" en 1964 d'être jeune, prolétaire, issu d'une région délaissée ou en déclin et d'aimer Elvis Presley, les Beatles et la bande dessinée, en somme d'adorer la "culture du pauvre" chère au professeur Hoggart.

En pleine crise d'identité, les millions de teenagers qui constituent la force économique montante de la Nation, trouvent dans l'image des Beatles une réponse à leur désir d'autonomie ainsi qu'une conception de la vie à laquelle ils peuvent se rallier. Les Beatles sont de leur côté et non de celui des parents, dont les valeurs semblent alors totalement dépassées.

Les Conservateurs au pouvoir, tout préoccupés qu'ils sont de gérer politiquement et moralement le désastre de l'affaire Profumo, ne sentent pas le changement qui se prépare. Les tentatives désespérées —et ridicules— du premier ministre pour apparaître aux côtés des Beatles à la fin de l'année 1963 traduisent bien la gêne de la classe politique traditionnelle face à sa jeunesse. Tandis que les Beatles donnent aux journalistes ravis des "conférences de presse" iconoclastes qui rompent avec le ton compassé des politiciens, l'Angleterre va logiquement porter au pouvoir en 1964 un homme plus jeune et d'extraction plus modeste que Macmillan ou que son successeur Douglas-Home, en somme la traduction politique de la Beatlemania. Le travailliste Harold Wilson inaugure dans une certaine euphorie les swinging sixties .`

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A la fin de l'année 1966 —seulement trois années après le scandale Profumo et les débuts de la Beatlemania— ce n'est plus la même Angleterre qui fait désormais la "couverture" des grands magazines, anglo-saxons mais aussi européens. Journalistes et sociologues commencent à s'interroger très sérieusement sur les transformations accélérées que connaît le pays. De 1963 à 1966 s'est en effet produit un séisme culturel dont la portée n'échappe plus à personne, des "Anciens" rétrogrades qui craignent le chaos moral aux "Modernes" qui se réjouissent de l'air nouveau qui souffle sur la "jeune Angleterre". Le pays tiendrait-il sa "revanche", après les douloureuses désillusions des années 50 ? Revanche sur le destin tragique d'un Empire après l'affaire de Suez, sur l'abattement moral d'une Nation après le scandale Profumo, sur l'hégémonie culturelle de la société de masse américaine depuis la fin de la guerre.

De 1963 à 1966, les jeunes font une révolution sans violence. Ils ne sont plus "en colère" comme leurs aînés, et ils profitent réellement des bienfaits de l'affluent society , particulièrement dans les classes moyennes et populaires; ils sont simplement en quête de plaisir, d'amusement —rien de plus normal à cet âge— et aussi de reconnaissance. Le monde adulte n'est plus le leur : les teenagers constituent une force sociale et économique, à laquelle il manque une véritable culture, plus cohérente que les imitations douteuses des années 50 (teddy boys, beatniks) et libérée des carcans imposés par les institutions —religieuses, scolaires — et les médias traditionnels.

Une transformation culturelle qui passe d'abord par Liverpool et dont l'épicentre se déplace à Londres, devenue capitale de toutes les audaces, bien avant Paris. Médiateur essentiel de ces transformations, la musique populaire, autrefois reléguée et dépréciée par une critique aux tendances élitaires. A partir de cette musique, dont les racines sont essentiellement américaines mais qui trouve en Angleterre un souffle nouveau et profondément original, se produit un changement radical dans les comportements de la jeunesse. Celle-ci finit par oublier ce qui la sépare— l'esprit de clan et de bande, les différences sociales, géographiques, les types d'écoles fréquentées— pour se réunir dans la passion du rock et de toutes les modes qui y sont associées de près ou de loin et que les musiciens propagent à travers les médias certes, mais aussi à travers un contact direct avec le public adolescent.

La naissance d'une "culture pop" est bien l'événement majeur de l'histoire culturelle du monde occidental dans la deuxième moitié du siècle : c'est à travers cette culture que s'affirme toute une génération de jeunes consommateurs, qui n'ont connu ni les années noires (1930-39) ni la guerre et qui ont grandi en même temps que le Welfare State, la croissance économique et la télévision.

La culture pop des années 60 apparaît difficile à définir, entre ceux qui y voient une culture "globale" née de la conjonction de la société technologique et "médiatique" d'abondance avec le désir adolescent de s'affranchir des valeurs adultes et ceux qui préfèrent distinguer une multitude de sub-cultures, dont le point commun peut —éventuellement— être la musique rock. Les mods, par leur impérieux souci de ne pas ressembler aux autres teenagers et par leur refus de la logique mercantile nous rappellent que la culture de masse est davantage subie qu'acceptée par les jeunes, notamment dans le domaine des médias, contrôlés majoritairement par l'Establishment. D'un autre côté, l'appartenance à la classless society qui se développe dans le Londres des mid-sixties, pour superficielle qu'elle soit, n'en représente pas moins une promotion extraordinaire pour une frange non négligeable des jeunes issus des working classes.et des classes moyennes inférieures, dont les Beatles, les Rolling Stones, les Who, les Kinks, sont les meilleurs représentants.

Sans le succès des Beatles —qui s'affirme en 1964/1965 dans le monde entier— le succès de la culture pop restait aléatoire, lié à des impératifs commerciaux immédiats, par exemple habiller les jeunes et d'une manière générale leur faire dépenser de l'argent. Or, le groupe de Liverpool change les règles du jeu à la fois dans le show business (douillettement conservateur avant la révolution pop) dans les médias audiovisuels (eux aussi très prudents sinon hostiles) et surtout dans la culture populaire de masse, largement méprisée de nombreux "intellectuels". En se définissant à la fois comme populaire, originale et de qualité, la musique des Beatles parvient non seulement à donner ses lettres de noblesse à la musique populaire, à changer l'image du Nord de l'Angleterre auprès des élites londoniennes, mais aussi à intégrer la jeunesse dans le nouveau tissu économique et social de l'affluent society, sans en faire une génération révoltée ou à l'inverse soumise.

Symboles de la réussite, titulaires de la décoration MBE, garçons intelligents et sympathiques, les Beatles parviennent aussi à rendre envisageable la confrontation de cette culture spontanée, juvénile et autodidacte avec la culture "classique" au passé séculaire, dont les adultes des upper classes semblent les seuls gardiens, à l'exception de quelques personnalités atypiques dans le théâtre, la littérature, la peinture.

De cette rencontre informelle et souvent débridée, Londres est incontestablement le centre en 1965-1966. Le Swinging London est d'abord la capitale mondiale de la mode adolescente, surtout à partir du succès de John Stephen auprès des mods et de Marie Quant auprès des jeunes femmes (la minijupe). Le triomphe des boutiques, puis des clubs, des discothèques, des restaurants entraîne la capitale dans un grand spectacle où il est difficile de séparer le bon grain de l'ivraie, la supercherie commerciale de l'authentique création. Une apparente "societé sans classes" se structure autour de jeunes gens de bonne famille attirés par l'hédonisme pop et le bohémianisme chic d'essence aristocratique et des "prolétaires" embourgeoisés et grisés par le succès de leurs disques ou de leurs photographies. La mode pop triomphe, mélange d'exhibitionnisme, de créativité artistique (arts plastiques et musiques), de vie dissolue et essentiellement nocturne. Les jeunes suivent le mouvement et adoptent les tics et les comportements du Swinging London, relayés par des médias complaisants ou acquis à la cause du mouvement pop, comme les radios-pirates, les maisons de disques et quelques magazines "dans le vent".

Le Swinging London est certainement une illusion, que le cinéaste Antonioni a bien perçue dans Blow Up, film mythique de la période. La superficialité du monde pop au milieu des années 60 ne doit pas cependant masquer l'essentiel, à savoir :

- la mondialisation de la culture pop, qui se diffuse au-delà de ses bases anglo-saxonnes.

- L'intérêt esthétique du mouvement pop est de plus en plus marqué dans des domaines aussi divers que la mode, la musique et le design.

- l'hédonisme pop, qui porte en lui la remise en cause des contraintes morales héritées du siècle passé.

L'année 1966 est incontestablement une année charnière dans l'évolution du mouvement pop. L'ampleur du succès commence à dépasser les plus lucides, qui se protègent par la provocation (John Lennon) et aussi par le repli sur soi (les Beatles abandonnant la scène et s'enfermant dans des studios d'enregistrement). A force d'entendre et de lire des critiques dithyrambiques sur leurs productions, musicales ou autres, les acteurs pop commencent à prendre leur rôle culturel très au sérieux. Cette soif de reconnaissance s'accompagne d'une volonté beaucoup plus nette d'indépendance, notamment vis à vis des groupes de pression qui financent et diffusent la culture de masse. Cela aboutit à l'émergence d'une "contre-culture" rompant avec le "consensus pop" des années 64-65 et qui prend des formes plus individualistes (le psychédélisme), plus introspectives (retour d'une certaine spiritualité) et bientôt plus radicales (mouvement hippie, soutien politique aux Américains contre la guerre du Vietnam).

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Sur le plan politique, la fin de la décennie est marquée par le retour au pouvoir des conservateurs; une partie de l'électorat de gauche s'est sentie "trahie" par Harold Wilson, dont la politique économique et sociale, diplomatique et militaire est loin d'avoir fait l'unanimité. L'abaissement de la majorité à 18 ans, les lois permissives relatives aux moeurs (homosexualité, divorce, contraception, avortement) n'ont pas permis de renverser la tendance et de maintenir à son poste celui qui croyait incarner par sa jeunesse et son origine middle class les Swinging Sixties. Parallèlement à cette déroute, les Beatles se séparent ou plutôt se désagrègent, ce qui renforce encore le sentiment de fin d'une époque.

Les années 1967-1970 sont en Angleterre d'une exceptionnelle richesse culturelle. La révolution pop ne connaît plus de frontières. Sur le terreau encore fertile de la culture pop —incarnée jusque là par les Beatles— a émergé au milieu des années 60 une "contre-culture" nourrie d'influences américaines (les beatniks, Bob Dylan, la lutte des campus contre la guerre du Vietnam, les premières expériences liées au LSD). Cette contre-culture se développe dans le milieu branché (switched on) londonien toujours avide d'expériences nouvelles depuis 1964. Une presse anarchisante, des lieux étranges, des happenings musicaux, des films, des festivals de poésie, des expositions forment le substrat d'une vie underground qui commence à séduire les étudiants des universités et des grandes écoles. Ceux-ci forment alors des "groupes" et connaissent un succès comparable à celui des jeunes issus des classes populaires quatre ou cinq ans auparavant.

Acteurs et souvent promoteurs de l'underground, les musiciens pop mondialement célèbres comme les Beatles et les Rolling Stones sont à l'avant-garde d' un mouvement inarticulé et très hétérogène, mais qui donne l'illusion de prolonger le rêve hédoniste et libertaire du milieu de la décennie. Leur popularité rend le terme underground presque ridicule, tant les médias s'emparent en 1967 de ce qu'ils pensent être un nouvel avatar pop du Swinging London.

La "contre-culture" est un peu la revanche culturelle de la Beat generation américaine, méprisée dans les années 50 et qui trouve dans le mouvement pop des moyens d'expression inédits, tout en continuant sa croisade en faveur des excès en tous genres.Le style de vie beatnik s'accorde désormais avec le "sex, drugs et rock and roll" que les vedettes pop cultivent sans modération. Allen Ginsberg est souvent à Londres entre 1965 et 1970, où il multiplie les happenings, tandis que le sulfureux William Burroughs choisit de vivre dans la capitale anglaise à partir de 1966 —la date n'est pas tout à fait innocente.

Le "psychédélisme" est en 1966 le premier état de cette rencontre transatlantique entre la culture beat et la culture pop; il s'agit surtout d'expérimenter les "paradis artificiels" dans un contexte encore assez permissif, en s'enivrant de musiques et de couleurs dans les discothèques à la mode. Le second état résulte de l'émergence en Californie du mouvement hippie, sorte de rencontre improbable entre les beatniks, les étudiants contestataires et la culture pop; la rupture avec la culture occidentale paraît d'abord radicale, puis les hippies deviennent les supports d'une mode vestimentaire, musicale et philosophique, dont les Beatles apparaissent une fois de plus les principaux héros. Le troisième état est celui d'une révolte plus ouverte contre la société, une fois dissipées les premières illusions hippies; révolte minoritairement politique (le printemps 1968 dans les universités), mais majoritairement esthétique. Il y a incontestablement un "vent pop" qui souffle dans la jeunesse turbulente de l'année 1968, aussi bien dans les pays occidentaux que dans certains pays communistes et du Tiers-Monde. La culture pop n'est certes pas la "conscience de classe adolescente" qui mènerait le "peuple jeune" à une révolution anénantissant les clivages sociaux, mais elle n'est pas non plus un simple divertissement pour une génération de nouveaux consommateurs. En Angleterre, John Lennon syncrétise assez bien ce troisième état et toutes les contradictions de la période où vont (mal) coexister militants de l'extrême-gauche révolutionnaire et hippies pacifistes. Prenant part à tous les combats pour la Paix au Vietnam sans jamais s'impliquer dans la Nouvelle Gauche, transgressant les valeurs esthétiques traditionnelles avec sa femme Yoko Ono tout en fréquentant l'Establishment culturel, affirmant avec force ses origines ouvrières en menant le train de vie d'un Lord milliardaire, le Beatle a marqué toute une génération qui a cherché à concilier le désir de s'amuser et celui de reconstruire culturellement le monde d'après-guerre. Peut-être Lennon a-t-il eu au fond autant d'importance que bien des "maîtres à penser" dans la formation d'une "conscience politique" (au sens large) des jeunes occidentaux à la fin des années 60.

Le grand paradoxe de cette époque foisonnante et complexe, c'est que la contre-culture, loin d'accentuer par des réflexes élitaires la dichotomie entre "haute culture" et "culture de masse" a réussi à tracer une voie commune à ces deux cultures encore très antagonistes dans les années 50. L'oeuvre qui symbolise cette rencontre est sans conteste le disque Sgt Pepper's Lonely Hearts Club band des Beatles, passerelle inédite au-dessus du culture gap et référence obligée de tous les créateurs pop. A partir de Sgt Pepper (juin 1967), les musiciens pop vont s'engager dans des chemins plus difficiles, ce qui ne va pas sans un désir de revanche sociale et culturelle; les recherches musicales, technologiques, esthétiques vont trouver leur aboutissement dans le "disque pop", désormais le support privilégié d'une oeuvre globale (image, son, textes), dont le concert n'est plus que le prolongement. Dans un autre sens, les artistes, les écrivains, les intellectuels a priori étrangers au monde pop vont se rapprocher de la culture des jeunes, peut-être pour des raisons commerciales peu avouables ou parce qu'ils veulent être "de leur temps" mais aussi parce qu'ils y voient le signe d'un véritable renouveau.

La culture pop devient alors une "culture rock", dont le fondement reste la musique et son environnement, mais qui perd aussi les caractères pop éphémères, superficiels, ludiques et sans prétention définis en 1956 par Richard Hamilton. La culture de masse planétaire appelée "rock" est née, avec ses outrances et ses dérives commerciales, mais aussi avec ses réussites esthétiques majeures et un potentiel de subversion qui reste intact, tant que les jeunes en sont les principaux acteurs. Aux Etats-Unis, le rock des années 1966-70 a d'une certaine manière crée une "culture américaine" qui n'existait pas au XXème siècle, au sens d'une "nation de culture", capable d'empêcher l'exil de ses meilleurs créateurs et de ne pas considérer les créateurs excentriques et anti-conformistes comme des outsiders. Elvis Presley, Jim Morrison, Bob Dylan, Jimi Hendrix, Michael Jackson font chacun à sa manière partie du patrimoine culturel américain et d'une "légende du rock"qui vaut bien la légende de l'Ouest. En Angleterre —vieux pays de culture— le problème est évidemment bien différent, mais le rock s'est également imposé comme une part du patrimoine historique et artistique, tout en restant une industrie vivante et dynamique. Nul doute que les Beatles et les Rolling Stones sont aujourd'hui bien plus que les symboles d'une époque révolue; ils sont les initiateurs d'une autre culture qui trouve véritablement ses racines dans la confusion idéologique et culturelle de la fin des années soixante.

 

 

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