Aux origines britanniques du Pop Art

Il serait contraire à l'histoire d'attacher une trop grande importance à l'existence d'un mouvement pop dans la Grande-Bretagne des années cinquante, et sans l'œuvre de Richard Hamilton, voire celle d'Allen Jones, il est certain que ce pays, qui n'a jamais été prodigue en créateurs, n'aurait jamais participé à l'art des années soixante et c'est exclusivement aux Etats-Unis qu'il aurait fallu chercher l'origine et la réalité du pop art.

Rien n'est plus partial que cette affirmation du critique d'art François Pluchart à propos du Pop Art, encore largement colportée en Europe et aux Etats-Unis. Tout aussi définitive est cette réflexion de Jasia Reichardt en 1964, de l'Institute of Contemporary Arts (ICA, Londres) :

Quoique le terme pop art fût inventé en Angleterre, son usage fut plus abusif ici qu'aux Etats-Unis. A l'exception d'Hamilton, plus tard de Laing et éventuellement de Phillips, il n'y a pas eu de pop anglais.

Les Anglais sont pourtant bien les "inventeurs" du Pop Art et pas seulement du terme qui le désigne, même si les artistes se nourrissent dans leurs recherches de la civilisation matérialiste américaine. L'apport spécifiquement américain a été un peu surestimé, du moins pour la période de genèse du mouvement, notamment en raison de la place prise un peu plus tard par Andy Warhol, ses boîtes de soupe Campbell, ses bouteilles de Coca-Cola et ses portraits de Marilyn Monroe qui ont fait le tour du monde ; parallèlement, il est exact que de nombreux peintres anglais proches du mouvement n'ont pas voulu s'enfermer dans un style de figuration, refusant ainsi l'étiquette "Pop Art" sinon tout lien avec le pop (Kitaj, Hockney).

Par-delà cette (petite?) polémique, il est crucial de réhabiliter l'influence que les artistes anglais, souvent aussi professeurs d'Art schools, ont pu avoir, non sur l'histoire de la peinture, mais sur la culture pop dans son ensemble, lorsque l'on sait qu'une forte proportion de musiciens pop a fait des études dans l'une de ces écoles. Cela dit, il est probablement exact que les peintres anglais manquent de solides références nationales dans l'Art moderne et ont dû se nourrir quasi exclusivement d'influences extérieures. Comme le remarque Robert Hewison à propos de la poésie anglaise :

La différence essentielle entre la poésie et la peinture réside dans le fait que les poètes britanniques ont toujours pu puiser dans une solide tradition nationale, tandis que les peintres ont eu à regarder à l'étranger : dans les années trente à Paris, dans les années cinquante à New York.

Revenons aux origines de ce mouvement, qui ne devient véritablement "médiatique" qu'en 1960-1965, à travers sa branche new-yorkaise, éclipsant en partie le travail de la branche londonienne, active depuis la fin des années quarante et largement avant-gardiste dans les années cinquante. Il n'est pas indispensable d'entrer dans un débat d'écoles sur les origines artistiques du Pop Art, sur l'influence respective de Marcel Duchamp et de Robert Rauschenberg aux Etats-Unis, de Fernand Léger en France, ainsi que de certains cubistes, dadaïstes et surréalistes. Tout au plus doit-on reconnaître l'apport décisif de l'Allemand Kurt Schwitters (mort en 1948), qui travaille en Grande-Bretagne depuis 1941 : son passé Dada, son amitié avec le critique et historien d'art Herbert Read, ses "tableaux-collages" comme ses recherches esthétiques (le Merz), son intérêt pour la publicité, la culture de masse en font un incontestable précurseur.

Mais plutôt que de rechercher dans les mouvements artistiques des années vingt à quarante la genèse du pop, mieux vaut s'intéresser à ce qui fascine la génération d'après-guerre : la société industrielle et technologique, la civilisation de l'automobile, des médias, de la publicité de masse (Admass) pour les objets standardisés, tous les symboles du nouvel american way of life. C'est dans ce style de vie que les artistes pop vont puiser leur inspiration, afin peut-être de rapprocher l'Art de la Vie, mais aussi de critiquer à leur façon les produits de la société dite de consommation. Il s'agit aussi de s'opposer à l'académisme et au néo-romantisme pastoral très en vogue à l'époque et de poursuivre l'entreprise de dénégation de l'Art entreprise par Dada. C'est enfin un retour remarqué à la figuration, un peu à contre-courant de toutes les recherches abstraites menées aux Etats-Unis et en Europe dans les années quarante et cinquante, particulièrement l'action painting de Jackson Pollock, peintre américain dont la rétrospective à Londres (en novembre 1958) connaît un grand succès.

Le premier tableau pop date probablement de 1947, alors que le mot lui-même — qui figure sur l'œuvre — n'a pas encore été "pop-ularisé" par la critique et les journaux. Il s'agit d'un collage intitulé I Was A Rich Man's Plaything, réalisé à Paris par un écossais de parents italiens, Eduardo Paolozzi.

En 1949, Paolozzi revient à Londres où il est professeur à la Central School Of Art and Design et n'abandonne pas ce style de collages qui influence profondément une génération de jeunes étudiants et de professeurs iconoclastes. I Was A Rich Man's Plaything reprend certains symboles de la culture de masse américaine et pose les fondements de l'iconographie pop : le magazine populaire (ici Intimate Confessions), la pin-up ou cover girl, particulièrement "sexy", des marques publicitaires, dont une bouteille de Coca-Cola, quinze ans avant les sérigraphies de Warhol et les toiles pop de Claes Oldenburg et de Robert Rauschenberg, enfin un avion-bombardier américain. Trouvaille supplémentaire, une main tient une sorte de pistolet dont le bruit (Pop!) est matérialisé par une "bulle" de bande dessinée. C'est la première incursion du mot pop dans le monde de l'art, qui désigne à la fois avec ironie le bruit d'une arme qui semble ici inoffensive et le contenu iconographique du collage, ce qui est pop-ular. En voyant cette association insolite, on pense spontanément à la recette d'Hollywood, une fille et un révolver, les deux ingrédients du succès cinématographique de masse. Mais pourquoi ne pas aussi se souvenir des mots du dramaturge nazi Hans Johnst dans Schlageter : "Quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver" ? La comparaison s'arrête évidemment à la présence de l'arme ; aucun humour ne transparaît dans ces propos repris par Goebbels, qui ne visait pas la "culture de masse" mais la culture "dégénérée" des élites. Toutefois, la culture de masse est à son tour exposée à une volonté d'élimination ou de négation qui, si elle n'est pas le fait du fascisme, émane d'un Establishment culturel prêt à défendre la "haute culture". Vingt ans plus tard, un groupe de punk/rock prendra le nom provocateur de Sex Pistols pour s'attaquer violemment aux symboles les plus respectés de cet Establishment.

Le collage de Paolozzi a le mérite de porter un regard à la fois critique et ironique sur une culture de masse vulgaire, hétéroclite, peu esthétique au regard des critères académiques, sans pour autant la dissocier de l'Art. Au lieu de réduire cette culture, de la ridiculiser (comme a pu le faire Duchamp auparavant), il la transcende et ouvre des perspectives à toute une génération de créateurs qui ne sont pas nécessairement peintres. Il se manifeste dans cette œuvre un mélange de fascination et de détestation de la culture américaine, qui va aussi faire toute l'ambiguïté idéologique du Pop Art britannique.

En 1952 naît à Londres l'Independent Group à l'ICA. Fondé en 1948 par Herbert Read, l'Institut est conçu comme un centre des arts visuels, susceptible d'ouvrir l'art contemporain au plus large public. Read est lui-même un iconoclaste, partisan d'un art et d'une culture proches de la vie quotidienne, qui publiera en 1963 un véritable brûlot anarchisant intitulé To Hell with Culture (Au diable la culture!). Herbert Read envisage clairement la culture comme un tout et rejette autant l'opposition traditionnelle "haute culture"/culture populaire que la dichotomie de C.P.Snow entre la "culture scientifique" et la "culture littéraire".

Dans cet Independent Group on retrouve Paolozzi et un jeune professeur de design industriel, Richard Hamilton, des architectes, des photographes, des concepteurs de mobilier et un historien d'art, Reyner Banham, le fondateur. L'interdisciplinarité et la réflexion théorique sont de règle dans ce petit groupe en réalité assez distendu. Les débats portent sur les techniques artistiques appliquées à l'industrie, ainsi que sur les formes de culture populaire — science-fiction, roman noir, musique, mode, publicité, cinéma — et même la télévision, qui se développe aux Etats-Unis et assez précocément en Angleterre par rapport à l'Europe continentale. Cette recherche demande, on s'en doute, une connaissance approfondie des nouveaux médias et des nouvelles technologies de la communication et, en cela, les membres de l' IG sont profondément modernes, en prise directe sur leur temps. A la fin de l'année 1952, Paolozzi monte l'exposition Bunk, que l'on peut considérer comme l'un des premiers happenings pop de l'histoire de l'art, qui remplace le "faire" (to do ) par l'"agir" (to make). Bunk est une sorte de diaporama d'images et de sons fugaces issus des médias : magazines comme Life ou Esquire, publicités pour des automobiles américaines, films animés de Walt Disney, successions de clichés et de clins d'œil qui prolongent l'ironie mordante des premiers collages. Une des œuvres, intitulée Bunk! Evadne in Guen Dimension, présente la coupe d'un phallus, entre un Tarzan musclé d'une publicité vulgaire et une pin-up destinée aux calandres des camions américains. En 1953 se tient à l'ICA une autre exposition issue du groupe, plus conceptuelle, intitulée Parallel of Life and Art. Il s'agit bien sûr de mettre en relation l'Art et la vie quotidienne, à travers un assemblage hétéroclite d'objets, de reproductions d'œuvres célèbres, tous suspendus au plafond. En 1954, l'IG cherche à élargir son audience, sous l'influence du graphiste John McHale et du critique Lawrence Alloway, qui va faire beaucoup pour la diffusion de l'art pop. Tous les membres se rejoignent en fait, par-delà la diversité des approches, des compétences et des matériaux, sur l'intérêt que présente une nouvelle culture urbaine, produite à grande échelle, et qui inclut les nouvelles formes de communication de masse.

Richard Hamilton et les définitions du Pop Art

A partir de 1955, c'est Richard Hamilton (33 ans), qui devient le véritable chef de file du mouvement généré par l'IG , tandis qu'à la même époque à New York, Jasper Johns et Robert Rauschenberg commencent des expériences similaires. Sa première exposition à l'ICA, Man, machine and Motion (1955), inclut la photographie, média essentiel de la culture de masse, ce qu'avait déjà largement pressenti Francis Bacon. En 1956, This Is Tomorrow (Whitechapel Gallery, Londres) propose des "images" de la star américaine Marilyn Monroe, bien avant qu'Andy Warhol ne s'empare de ce concept dans ses sérigraphies, tandis qu'un juke-box américain diffuse de la musique en permanence. La même année, Hamilton propose un petit collage (26 x 25), véritable manifeste de l'esthétique et des thèmes pop, dont le titre a la forme d'un énigme : Just What Is It That makes Today's Homes So Different, So Appealing ?

La réponse est probablement dans cette œuvre qui rappelle certains travaux de Paolozzi, mais qui apparaît beaucoup plus riche et aboutie. Dans un intérieur au design années cinquante prononcé, qui évoque les publicités pour les arts ménagers, un "couple" découpé dans des magazines populaires : debout, un culturiste à l'air niais ; assise (?) sur le dessus d'un canapé, une pin-up entièrement nue, des paillettes au bout de sa poitrine, un chapeau transparent sur la tête. Le culte du corps développé par la publicité se double ici d'une critique de la "femme-objet" commercialisée, dont Allen Jones se fera un peu plus tard l'artiste provocateur. Autour du couple sont dispersés astucieusement la plupart des mass médias :

- Le cinéma : on aperçoit derrière la baie vitrée le Warner's Theatre qui projette un film de 1927, The Jazz Singer, symboliquement pour Hamilton le premier film "sonore, parlant et chantant", qui sauva d'ailleurs Warner de la faillite.

- La télévision : le "poste" occupe une place centrale dans le salon, l'image montre une jeune femme qui tient un combiné téléphonique.

- L'appareil d'enregistrement magnétique : dans une malette noire, un appareil compact très sophistiqué pour l'époque.

- La publicité : elle est présente sous la forme de marques : bonbon géant Tootsie, où se trouve aussi le mot Pop, boîte de paté Ham, blason Ford en guise de lampe, aspirateur de marque Hoover.

- La bande dessinée : au mur, un encadrement de la cover d'une revue de bandes dessinées pour adultes du style "histoires d'amour", intitulée Young Romance..

- La science-fiction : à travers un plafond lunaire qui évoque les vols spatiaux des films et romans de science-fiction.

- La presse : le Journal of Commerce, mais le titre est difficilement lisible.

En dehors des moyens de communication de masse, quelques biens de consommation standardisés, vantés par toutes les réclames des années cinquante :

- L'ameublement : style fonctionnel des années cinquante(chaises, canapé, table basse).

- L'aspirateur : thème récurrent dans le Pop Art, à la symbolique sexuelle plus ou moins évidente. Dans ce collage, l'aspirateur a un très long manche "allant plus loin que celui des appareils ordinaires".

- L'automobile : Pas d'automobile dans cette composition, mais le "blason" Ford est très en évidence sur l'abat-jour du salon.

Le mot Pop apparaît presque au centre de la composition ; il résume à lui seul le contenu d'un art qui se veut représentatif d'une société tournée vers la consommation de masse, une "esthétique de l'abondance" selon une expression de Daniel Bell. Comme chez Paolozzi, la valeur ironique de pop contraction de popular ne fait alors aucun doute, ce qui ne signifie pas non plus que l'élite artistique méprise la culture de masse (Hamilton, comme beaucoup de ses amis de l'Independent Group, adore par exemple le jazz et la science-fiction). Bien au contraire, l'affluent society, à travers ses nouveaux mythes, ses nouvelles icônes, ses médias devient une inépuisable source d'inspiration. L'Art ne cherche pas à se conformer aux goûts du public ou — comme dans l'abstraction — à s'en éloigner, mais à suivre les normes établies par la société des mass médias, de la publicité. En cela, il peut devenir populaire, car sa compréhension est aussi immédiate qu'un message publicitaire, une chanson populaire ou un magazine à grand tirage. Toutefois, la démarche du Pop Art impose à l'œil (et à l'intellect) un regard, une distance qui donnent à l'objet, à l'image une signification nouvelle et rendent — dans une certaine mesure — au citoyen sa liberté face aux marchands, aux publicitaires, aux hommes de média. Dans cette même exposition (This Is Tomorrow), Richard Hamilton propose sa définition de l'art pop, dont les éléments vont être par la suite abondamment repris par la presse. Les termes Pop Art et Pop Culture, que le critique Lawrence Alloway voulait réserver aux seuls produits des mass médias, s'appliquent désormais aux œuvres d'art qui s'inspirent de ces mêmes produits, ce qui peut parfois créer une troublante confusion. Il n'y a pourtant aucune théorisation dans la démarche d'Hamilton, qui n'a pas la prétention d'être le Kandinsky des années cinquante/soixante, même s'il pouvait faire siennes ces quelques lignes écrites au début du siècle par le maître d'origine russe :

Toute œuvre d'art est l'enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. Ainsi de chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété.

L'art pop qui naît dans les années cinquante se confond avec la nouvelle ère de la consommation de masse ; les frontières entre l'art des élites et l'art populaire sont franchies — pour l'instant dans un seul sens — dans la mesure où le Pop Art devient un art d'élite voué à la contemplation de la culture de masse. Il n'y a donc aucune opposition de principe entre le libéralisme économique producteur d'abondance et une modernité attachée au fond à un individualime égalitaire propre aux sociétés démocratiques occidentales.

Dans le plus pur style publicitaire, Richard Hamilton fait un catalogue assez complet des caractéristiques de ce qui est pop, à la fois dans la culture (art, peinture, littérature) et dans la vie quotidienne (médias, objets). Le pop est ainsi

-populaire (conçu pour une audience de masse)

- éphémère (court terme)

- d'un oubli facile

- bon marché

- produit en série

- destiné à la jeunesse

- spirituel

- sexy

- superficiel

- séduisant (ayant du glamour)

- lié au grosses affaires

La liste de Richard Hamilton — qui date, rappelons-le, de 1956 — est d'une grande lucidité critique. L'artiste a parfaitement compris ce qu'allait être, non pas l'art pop — qui n'est qu'un reflet artistique de la culture de masse — mais la culture pop des années soixante, dont il est de toute évidence un précurseur sinon un initiateur : une culture qui s'appuie sur les médias et la technologie, sur la consommation de masse et dont le public est jeune.

 

Bertrand Lemonnier Retour