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DECEMBRE 2011

 

 

Paul McCartney s'est produit le 30 novembre à Bercy devant une foule enthousiaste venue écouter une sorte de mythe vivant, un éternel jeune homme qui paraît dix ou vingt ans de moins que son âge réel et qui continue à chanter de nombreux classiques des Beatles, en plus des chansons des Wings et de son répertoire solo. Je n'y étais pas (j'ai déjà vu McCartney sur scène et j'ai horreur de Bercy, la salle, le son, l'ambiance) mais il se trouve que je parlais une semaine plus tard de la chanson Yesterday (reprise par Paul à Paris guitare en bandoulière comme en 1965!) pour l'Association Nantes-Histoire dans le cadre d'une très belle thématique des "chansons qui font l'histoire".

Et oui, Yesterday est une chanson qui a fait l'histoire !


La chanson Yesterday sort en août 1965. Or 1965 est aussi l’année du succès mondial des Beatles et de la pop music britannique. La compréhension historique du succès de cette chanson passe donc par l’analyse de celui des Beatles. Un succès aussi extraordinaire n’a rien de très évident si l’on essaye de creuser un peu le sujet, ce que j'essaie de faire depuis trente ans...

On peut faire une première analyse disons ‘rationnelle’ du succès. Les Beatles émergent au début des années 1960, probablement au meilleur moment historique possible. Il sont au point de convergence de diverses composantes socio-économiques, médiatiques et culturelles :
*Ils bénéficient d'une intense médiatisation (presse, radio, TV), alors même qu’émerge une nouvelle classe de consommateurs, les teenagers, âgés de 12 à 21 ans. 
*Ils rassemblent dans leurs concerts un jeune public plus qu’enthousiaste, quasi fanatisé. C'est un fait radicalement nouveau, même si des mouvements de foule un peu comparables ont pu se produire en présence de Frank Sinatra puis d'Elvis Presley : ainsi en 1965 au Shea Stadium (NYC) 55 600 jeunes se regroupent dans un immense stade venus écouter les Beatles et passent leur temps à crier. Avec de telles audiences, les Beatles battent tous les records de gains de l'histoire du spectacle, grâce à une moyenne de 15 000 spectateurs pour des prestations...n'excédant pas la demi-heure !
*Les Beatles génèrent des ventes massives de disques et produits dérivés. La prise de conscience du show-biz des potentialités économiques de la musique pop va avoir des conséquences décisives sur l’histoire des musiques populaires. Les maisons de de disques prennent désormais des risques : il est hors de question de "rater" de nouveaux Beatles.
En effet, à la fin de l'année 1964, 10 millions de disques de tous formats des Beatles ont été vendus dans le monde, un record absolu en si peu de temps. Le produit de la vente de leurs disques en Grande-Bretagne dépasse £ 10 millions. C’est surtout le succès du groupe aux Etats-Unis qui permet de faire exploser les statistiques. Outre-Atlantique, les Beatles ont en 1964 neuf disques d'or (45 tours et 33 tours), vendus chacun à plus de 500 000 exemplaires. La chanson  I Want to Hold your Hand, hit parfaitement adaptée au public adolescent, a été vendue à 2 millions d'exemplaires pendant l'hiver 1963/64. Les sommes globales en jeu sont considérables : on parle en 1964 de 100 millions de dollars, soit près de 50% du chiffre d'affaires de toute l'industrie US du disque.
*Ce qui est tout à fait inédit aussi (même si il est vrai Elvis Presley et James Dean ont ouvert la voie) c'est la notoriété internationale de ces jeunes anglais, obtenue en un temps extrêmement court grâce aux médias et à la vitesse de circulation des informations. En 1962, ce sont des vedettes locales ; en 1963, ce sont des vedettes nationales connues aussi dans les pays du nord de l’Europe; en 1964, ce sont des vedettes anglo-saxonnes parties à  la conquête des USA et  en 1965, ce sont des vedettes internationales. Et tout cela en trois ans !!!
Le succès des Beatles est en 1965/66 réellement international : il touche toute l’Europe occidentale y compris le sud de l’Europe et se propage au-delà du rideau de fer (les disques circulent sous le manteau en Tchécoslovaquie, en Pologne, et même en URSS). Il s’étend aussi au Japon et en réalité à tous les continents et les pays visités par le groupe jusqu'en 1966. C’est un phénomène de masse sans précédent dans l'histoire culturelle : les Beatles sont devenus en quelques années les plus grandes vedettes du XXème siècle, toute catégorie confondue. Ils ne seront peut-être surpassés ensuite que par Michael Jackson, mais rien ne dit que Michael Jackson aura une notoriété comparable dans un demi-siècle.

Il y a aussi dans ce succès des aspects plus irrationnels, ou disons plus intrigants. Le succès du groupe comporte une part évidente de mystère. Ce succès est d'ailleurs tellement impensable qu’il pousse John Lennon à déclarer maladroitement (mais c'est probablement exact !) que les Beatles sont désormais - nous sommes en 1966 -  aussi célèbres que Jésus-Christ. Deux  questions se posent sans que les réponses soient toujours évidentes à fournir.

Premièrement, comment les toutes premières chansons (avec le recul elles paraissent simplistes et musicalement faibles par rapport à Yesterday justement) ont-elles pu connaître autant de succès ? La réponse est a priori simple : c'est du jamais entendu. Les Beatles ont opéré spontanément un génial syncrétisme entre toutes les musiques populaires (y compris anglaises) avec un son noisy qui leur est propre et qui se distingue de  la variété pop anglaise du début des sixties (Cliff Richard et ses Shadows par ex). Le mystère est donc dans l'alchimie particulière de ce noisy sound, lequel mêle l’électrification des instruments et des harmonies vocales à l’unisson.

Deuxièmement, comment les Beatles ont-ils pu en quelques années passer des faubourgs ouvriers de Liverpool à la célébrité quasi universelle ? Est-ce par la grâce de leurs seules chansons pop?

La réponse est plus compliquée. Les Beatles représentent à la fois un modèle de success story sociale à l’anglaise (comme des footballeurs prolos qui auraient fait fortune) et une forme d’accomplissement du rêve américain (« devenir Elvis » est leur credo et leur confiteor), une belle histoire qui fascine la jeune génération qui sort à peine des temps d'austérité.
Les Beatles vivent à cent à l’heure une incroyable épopée, qui n’est pas seulement un épiphénomène de la société d’abondance et encore moins une pure fabrication du show biz (celui-ci suit comme il peut le mouvement et laisse à des centaines de musiciens leur chance). Cette épopée s’inscrit dans une époque où tout semble possible, et où les jeunes ont besoin de nouvelles références, de nouveaux mythes, de nouvelles stars, de nouveaux dieux. Or ces stars anglaises sont des stars ordinaires et venues du peuple, des quartiers populaires de Liverpool, cité portuaire sur le déclin. Les Beatles séduisent par un mélange de décontraction, de fantaisie et d’insolence: ils sont intelligents mais pas intellos, simples mais pas superficiels, drôles mais pas comiques. On doit à nouveau insister sur les attentes de la jeunesse née dans les années 1940 et l’extraordinaire mouvement d'imitation et d’identification que génèrent les Beatles, notamment en Angleterre et aux Etats-Unis.
La culture jeune a trouvé ses héros.

La mondialisation, la massification, la médiatisation de la Beatlemania sont des réalités qui donnent à la culture pop une audience qui dépasse le seul monde des adolescents. L’ampleur du  phénomène est telle qu’elle  ne va pas sans résistances : le succès des Beatles étonne, il fait peur aussi.
Le "Tout le monde aime les Beatles" en 1965 ne correspond pas à la réalité et l’idée d’un triomphe consensuel paraît relever en partie d'un mythe construit a posteriori. D'ailleurs les jeunes eux-mêmes l'ont bien compris : au départ, les Beatles incarnent une rupture culturelle avec la société adulte, ne serait-ce qu'à travers leur apparence, leurs cheveux longs, leur décontraction,  sans parler de leur musique. Ceux qui - à tort ou à raison croient que les Beatles sont aimés aussi des parents (donc des vieux) délaissent  le groupe pour écouter des groupes supposés plus méchants et provocateurs, et aux cheveux encore plus longs comme les Stones (auxquels les Beatles sont artificiellement opposés dès 1965, je vais y revenir) ou bien les Who.
En réalité, les Beatles déstabilisent en 1963-65 l'Establishment comme les pouvoirs établis, qui tendent à réagir en Angleterre,  non par la condamnation du phénomène mais par sa banalisation (ou sa "récupération") : les hommes politiques tels Harold Wilson, la reine, les médias font alors du jeunisme et se mettent "dans le vent" avec une capacité d'absorption très British. Ainsi les Beatles sont-ils faits MBE en octobre 1965 sans que personne ou presque ne s’en offusque.


Les opposants revendiqués à la Beatlemania sont assez courageux et un peu suicidaires (en tous cas en Grande-Breatgne), mais leur tout petit nombre ne traduit pas tout à fait une autre réalité socio-culturelle. En effet, il faut rappeler que la Beatlemania est à l’origine un phénomène de classe, qui ne touche pas encore massivement les jeunes des middle classes.  Les Beatles sont bien des "héros de la classe ouvrière" comme aimera le rappeler (et le chanter) plus tard John Lennon. Ensuite, les intellectuels de droite comme de gauche sont souvent très réservés, même s'il ne le crient pas sur les toits. A droite, le Daily Telegraph compare fin 1963 la Beatlemania aux manifestations de masse du IIIème Reich et à gauche le New Statesman (socialiste) est tout aussi réservé sur un phénomène qu’il relie aux pires dérives capitalisme marchand, bref un nouvel opium du peuple.
Les commentateurs américains, d'abord séduits en 1964 par la fraicheur des Beatles sont très critiques en 1965, où la majorité morale reprend l'initiative et l’on casse et brûle des disques des Beatles. Les tournées aux Etats-Unis en 1965 et en 1966 sont difficiles, l'ambiance parfois hostile. marquées par des manifestations anti-Beatles pilotées par des ligues chrétiennes de vertu ; les concerts au Japon (en 1965) ont lieu au prix d'un déploiement policier sans précédent en raison des menaces de l'extrême-droite ; la tournée aux Philippines (1966), qui débute dans un climat politique assez lourd, est brutalement interrompue par Mme Marcos, qui ne supporte pas que les Beatles aient délaissé une invitation officielle. Ceux-ci échappent de peu au lynchage…
La France tarde aussi à succomber au délire beatlemaniaque. Les Beatles sont accueillis gentiment (fraîchement?) en janvier 1964 à l'Olympia (ils partagent la vedette avec Trini Lopez et Sylvie Vartan). Le Daily Mirror écrit à ce sujet (les Anglais sont vexés que la France soit le seul pays d'Europe à "résister" à la séduction du groupe : « la Beatlemania, comme l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, reste un problème que les Français préfèrent remettre à plus tard ». Il n'y a en France aucune Beatlemania justement avant 1965, et encore celle-ci est-elle très moyennement appréciée dans la presse sérieuse. Claude Sarraute, après le concert du Palais des Sports le 20/6/65 (ce dernier étant d'ailleurs diffusé sur Europe 1 dans un Musicorama puis  le 31/10/65 sur la nouvelle 2ème chaîne de l'ORTF) écrit un papier dans Le Monde du 21/6/1965, avec le recul joliment réactionnaire :
« Le souvenir cuisant de leur dernier passage à l'Olympia est effacé par une séance de transe collective auprès de quoi l'accueil réservé au premier cosmonaute par la foule moscovite ne fut qu'un susurrement apathique (...) Il ne s'agit plus de chanson, il ne s'agit plus de musique, il ne s'agit plus d'art, même populaire, il ne s'agit même pas d'un sain divertisse­ment, pour lequel on pourrait avoir de l'indulgence, de la sym­pathie. Ce que j'ai vu dimanche soir au Palais des Sports est simplement terrifiant, parce qu'on y sent l'efficacité conjuguée d'une énorme machine commerciale et publicitaire à l'échelle de la planète, d'une utilisation des stimuli destinée à provo­quer un conditionnement exclusivement organique et d'une politique de flagornerie à l'égard de la jeunesse qui, sous pré­texte de largeur d'esprit, incite à entourer d'un respect, au demeurant fort rentable, ces pitoyables exutoires à une éner­gie, une vitalité dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles sont bien mal employées. »

D’une certaine façon la chanson Yesterday change la donne durant l’été 1965. Elle peut séduire sans choquer et faire entrer le rock et la pop dans une nouvelle dimension.

Au milieu des années 1960 les Beatles entrent dans l’histoire car ils ne sont plus seulement un groupe à succès ; ils deviennent un phénomène artistiquement durable et aussi très évolutif. En effet, les Beatles durent 10 ans en tant que groupe et ne font que se bonifier dans leur carrière. Ils affichent de véritables ambitions artistiques à partir de 1965. Leurs œuvres  vont finir par devenir partie intégrante du patrimoine musical mondial du XXème siècle, et pas seulement dans la catégorie "Musique populaire" : il s'est en effet produit au milieu des années 60 un processus complexe de légitimation de la culture de masse par les élites, renforcé par le désir des vedettes populaires d'être considérées comme de véritables artistes. Les barrières entre les  niveaux de culture (culture des élites/culture populaire) ses sont sensiblement abaissées grâce aux Beatles. De plus, ce groupe - avec quelques autres artistes anglais et américains - donne naissance à une forme musicale syncrétique (tout comme le fut le jazz avant guerre), le rock, terme générique regroupant toutes les musiques issus du creuset anglo-américain (pour faire court le jazz,  le rock n' roll, le rhythm & blues, le folk et la pop music). Or le rock est bien la principale forme de musique occidentale apparue dans le second XXème siècle, n'en déplaise aux musicologues grincheux qui n'y entendent que du bruit.

Malgré le rythme effrayant de ces tours du monde (16 pays sur les cinq continents !), les Beatles parviennent à se retrouver dans les studios d'EMI à Londres (les célèbres studios d’Abbey Road), en compagnie de George Martin, pour enregistrer de nouveaux disques. Le plus étonnant dans la carrière discographique du groupe entre 1963 et 1965 reste les énormes progrès accomplis dans tous les domaines : mélodies, textes, arrangements et présentation des disques. Ces progrès en viennent même à étonner leur producteur musical George Martin, qui n'aurait jamais soupçonné au début de l'année 1963 une évolution aussi positive de la part de ses protégés. Par la suite, G.Martin aura tendance à s'approprier la paternité de certaines trouvailles musicales (ainsi sur Yesterday); mais si son rôle d'arrangeur est effectivement essentiel, on sait aujourd'hui que les lignes mélodiques et les textes des chansons signées Lennon/McCartney ou plus rarement G.Harrison sont bien le produit de l'imagination devenue débordante des amis d'enfance de Liverpool.


   
En 1964 et 1965, les Beatles sortent quatre 33 tours, production pléthorique qui correspond à des dizaines de nouvelles chansons. C'est surtout l'album Rubber Soul (fin 1965, donc après Yesterday), qui marque le changement esthétique des Beatles, devenus désormais les chefs de file d'une nouvelle culture pop. Cette évolution dans l'écriture des Beatles, qui composent désormais toutes leurs chansons, est essentielle dans l'histoire de la culture pop, car elle prouve à de nombreux jeunes gens — et notamment ceux qui se lancent également dans l'aventure pop — qu'il est possible d'écrire des chansons de qualité sans avoir fait de longues études (particulièrement musicales) et d'avoir du succès en dehors des chansons d'amour stéréotypée. Certains estiment que le changement de style musical s'est fait au détriment de la spontanéité et des sentiments, mais cela va aussi dans le sens des objectifs du groupe à partir de 1965, notamment une certaine recherche de la perfection que l’on va retrouver dans Yesterday. Avec les Beatles, la chanson pop va devenir un art à part entière et non plus une simple chanson pop(ulaire).

Reste à comprendre une fois de plus comment cette évolution artistique a été possible en si peu de temps (1962-1965) et comment on passe en d’autres termes de Love Me Do à Yesterday puis à d'autres pépites contenues dans Rubber Soul ou Revolver.
Les biographes des Beatles restent peu diserts sur le sujet, en dehors des récits purement événementiels de leurs progrès. Il est possible pourtant de privilégier trois causes principales :
1. La maturation très rapide des Beatles, qui sortent à peine de l'adolescence pour se retrouver dans un monde adulte découvert au travers des concerts et des voyages. Les Beatles rencontrent des centaines de personnes, recontrant aussi bien des tas de jeunes filles amoureuses et prêtes à tout que les Grands de ce monde (la Reine et le Premier ministre, le président Johnson et bien d'autres...), en passant par des hommes d'affaires plus ou moins honnêtes, des artistes et des photographes, des musiciens, des écrivains, des intellectuels. Autant de sources d'inspiration qui s'offrent aux Beatles en quelques années
2. Les effets de la drogue.
La chanson Help (sur le disque 33 tours où se trouve justement Yesterday) ouvre le débat. Depuis leurs débuts, les Beatles sont de gros consommateurs d'excitants en tous genres (amphétamines), afin de supporter le rythme des nuits sans sommeil. En août 1964 semble-t-il, ils découvrent aux Etats-Unis la marijuana, qui, selon leurs propres témoignages, fait envisager le monde de manière différente, particulièrement dans le domaine musical. La technique d'écriture automatique, utilisée en parallèle avec la consommation de drogues (mais pas de LSD semble-il avant 1966)  va devenir l'une des principales sources de création des chansons, alors qu'elle était jusque là l'apanage des poètes, notamment de la Beat Generation de quelques marginaux, comme le romancier Ken Kesey et des hippies californiens d'avant l'Ete de l'Amour. L'événement n'est pas si anecdotique qu'il y paraît quand on sait le pouvoir que détiennent désormais les Beatles sur une jeunesse en quête de modèles à suivre

3. La rencontre avec le chanteur Bob Dylan.


Lorsque les Beatles rencontrent en 1964 à New-York le chanteur Bob Dylan, ils ont déjà en face d'eux l'un des plus grands artistes américains, jeune continuateur des héros de la Beat Generation et chantant sur sa guitare des protest songs empruntés à la tradition folk des années trente et quarante (Woody Guthrie, mais aussi le folklore country) et au chanteur engagé Pete Seeger dans les années cinquante. Ce qui fait le succès de Dylan en 1963-1964, ce ne sont pas ses musiques ni même sa voix nasillarde à l'accent un peu forcé, mais ses textes non-conformistes et souvent politisés. Le disque The Freewheeling (1963) est — en pleine Beatlemania — un très gros succès en Angleterre, avec notamment Blowin' in the wind.
Ces chansons à "message", qui savent aussi raconter des histoires, produisent de toute évidence un effet très profond sur les deux songwriters des Beatles, John Lennon et Paul McCartney, mais aussi sur les nombreux groupes pop qui émergent à la même époque, dans le sillage commercial du groupe de Liverpool. Inversement, Dylan, qui se rend Angleterre en 1964 puis en 1965 est favorablement impressionné par l'énergie électrique des nouveaux groupes pop anglais, principalement les Beatles mais aussi les Who, les Kinks, les Animals et surtout les Rolling Stones, que l’on présente complaisamment comme des « méchants » face aux « gentils Beatles ».

D'une certaine manière, ce sont deux Angleterre qui s'affrontent à travers les deux formations pop et ces deux chansons : une Angleterre sage et tranquille, gaie et optimiste mais tout de même moderne et dynamique et une Angleterre turbulente et contestataire, sinon violente, héritière en ligne directe des marginaux des années cinquante et desbluesmen noirs américains. La dualité Beatles/Stones est caricaturale, en partie fabriquée par les imprésarios et les médias (maisons de disques, publicitaires, presse). Mais pour la jeunesse, faire un choix entre deux groupes de rock, voilà qui est nettement plus excitant qu'afficher une préférence politique entre les Travaillistes et les Conservateurs ! De plus, le contenu des chansons n'est tout de même pas identique, comme l'a analysé en son temps Alan Beckett dans la New Left Review, la revue de la nouvelle gauche, pour laquelle il y a face aux enjeux politiques la weak solution  (la solution faible, celle des Beatles) ou la strong solution  (la solution forte, celle des Stones) :

(...) Le danger dans les œuvres des Beatles est la tendance à la dénégation maniaque de tout ce qu'il y a de conflictuel dans les relations humaines — tout ce qui ne peut pas se résoudre immédiatement et miraculeusement. Dans leurs thèmes typiquement arrogants et narcissiques, les Stones fournissent une critique de cette sorte d'intimité superficielle, ce que les Beatles n'ont jamais vraiment risqué »

Pour illustrer ce propos, on peut écouter un autre succès pop mondial de l'année 1965 qui fait en quelque sorte pendant à Yesterday, le tube Satisfaction. La chanson I Can't Get No (Satisfaction)  des Rolling Stones, rock électrique de 3'30 construit sur un rythme rapide et puissant, un riff  de guitare nerveux, des breaks (ici des transitions entre le couplet et le refrain) de batterie, des accords habilement empruntés au blues noir-américain, apparaît comme le parfait contrepoint de Yesterday. L'antagonisme Beatles/Stones trouve ici son illustration musicale, même si par ailleurs les Beatles savent évidemment écrire des rocks et les Stones des ballades pop (Lady Jane). La structure du morceau reste assez simple (format pop) mais la mélodie n'est mémorisable qu'à travers son environnement rythmique. Les paroles accentuent l'antagonisme jusqu'à la caricature. Les mots sont crus et sonnent juste dans la bouche sensuelle de Mick Jagger ; les vers libres sont alors parfaitement adaptés au sujet. Tentons une traduction à la volée :

Je ne peux pas avoir de plaisir
mais j'essaie et j'essaie (...)
Je fais la route à travers le monde
faisant ça et chantant ça
et essayant de me faire une fille
qui me dit :
Chéri t'as qu'à repasser peut-être la semaine prochaine
Car je suis dans une mauvaise passe.


De leur côté, les Beatles composent donc Yesterday. La chanson parait au mois d’août 1965, Elle ne sort pas en format 45 tours (elle n’est pas au départ destinée à devenir un « hit ») mais sur un 33 Tours (Help), un album qui précède  les trois grands albums « psychédéliques » des années 1966-1967 (Rubber Soul fin 1965, Revolver en 1966 et Sgt Pepper en 1967). Ce 33 tours est en partie lié à la bande sonore du film Help de Richard Lester avec les Beatles, qui sort luis aussi en août 1965 (mais le film n’inclut pas la chanson Yesterday.

A partir d'une structure assez minimaliste (le morceau dure deux minutes, mais en une minute, tout est déjà dit), les Beatles réalisent un coup de maître. Pourquoi ?

STRUCTURE
Introd. I 

2 mesures
A1 

7
A2 

7


8


8
A3 

7


8
A4 

7
Coda 

2
Durée 

2'
Structure bipartite AB.

RYTHME

Mesure: 2/4

Tempo: 58 bpm

Cellules rythmiques

MELODIE

Mode: Fa majeur/Ré mineur

Ambitus: 10ème(Ré-fa)

mélodie conjointe, tonale, épurée de toute altération, au rythme fluide et homogène, faite de courbes ascendantes et descendantes (A), de notes. répétées .Aucun développement.

HARMONIE

Mode: Fa majeur

Modulations: Ré mineur, court emprunt à Do M

Sur A: rythme harmonique alternativement de 1 et 2 accords par mesure.

Modulation vers Ré mineur dès la mesure 2, retours en Fa Majeur mesure 5, avec emprunt à Ut Majeur à l'avant dernière mesure

Modulations toujours par accord de dominante

Accords utilisés:

Sur A:

FaM_________Rém________________________FaM
 
II V VI V
I VI V(UtM)  IV I  
Sur B:

Rém___________________FaM
 
V I VI II V I
Rém___________________FaM
 
V I VI II V I


La chanson marque-t-elle une rupture par rapport aux productions musicales antérieures du groupe ?  
* Sa durée est courte (un peu plus de 2’)  mais cela reste conforme aux standards des sixties.
*Le rythme est celui d’une ballade tranquille (tempo 58 bpm), avec une mélodie  tonale, épurée de toute altération, au rythme fluide et homogène, faite de courbes ascendantes et descendantes, de notes répétées, sans aucune fioriture ni développement. La suite d’accord est relativement simple pour un guitariste moyen, même si la rythmique n’est pas aisée à tenir.
*Paul McCartney chante seul (voix lead) Yesterday (il n’y a pas d’harmonies vocales avec les autres Beatles) en s’accompagnant à la guitare acoustique folk, celle-ci faisant la rythmique. Avant tout et surtout, Yesterday est une belle mélodie accompagnée, facilement mémorisable et pour tout dire elle accroche l'oreille dès les premières mesures. On note une certaine sobriété, un classicisme, une rigueur de l'accompagnement de la voix très pure de Paul McCartney, ce qui est encore assez rare dans la pop music en 1965.


*L’orchestration est originale pour l’époque. La guitare, en plein accord sur le rythme joue le rôle dévolu aux instruments typiques du rock (basse, guitare électrique et batterie, ici pour la première fois absents dans une chanson des Beatles). De plus, la très grande originalité du morceau, sorte de révolution musicale à l’époque, c’est la présence d’un quatuor à cordes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle) qui encadre la mélodie de façon rigoureuse sinon millimétrique. Les arrangements « classiques » sont l’œuvre de George Martin, qui est le premier à inclure un quatuor à cordes dans une chanson pop/rock. Les Beatles comme lui-même se sont largement exprimés sur ce choix décisif, à contre-courant de la production du groupe mais aussi de toute la production pop de l’époque.
Difficile de trouver à cette chanson des sources d’inspiration musicale bien identifiées, contrairement à pas mal de chansons pop britanniques qui trouvent leur source dans le rock n’roll, la country ou le blues. La structure fait - pour certains- penser à celle de Georgia on my mind de Ray Charles mais le rythme jazz/blues de Ray Charles est vraiment très différent et la comparaison n'est guère pertinente. En 2006, un producteur italien a exhumé une ballade napolitaine du 19ème siècle, Piccere' Che Vene a Dicere, dont la mélodie ressemblerait étrangement à Yesterday mais il est peu probable que McCartney ait pu écouter cette chanson pendant les folles tournées de 1964 !
Voilà ce qu’en dit en substance Mc Cartney. Il parle d’une "mélodie apparue en rêve", retranscrite ensuite au piano sur 3 ou 4 accords puis à la guitare et qui "ressemblait à un morceau de jazz". Et comme il est très surpris du résultat il en conclut que "la musique est une chose très mystique"' et qu'incontestablement c'est "la chose la plus aboutie [qu'il a] jamais écrite". On peut suggérer aussi que Paul a pu être influencé, en dehors du jazz qu’il revendique à travers les écoutes familiales  par deux sources musicales : d'une part  les ballades folk irlandaises mais aussi anglaises, galloises et écossaises, qui font partie du patrimoine folklorique britannique (en 1965 le chanteur Donovan en est un peu le porte-drapeau pop), d'autre part le folk américain d’accompagnement à la guitare acoustique, avec notamment Pete Seeger, Joan Baez et Bob Dylan, très en vogue en 1964.

Venons-en aux paroles (quelques extraits relevant du droit de citation)

Yesterday
All my troubles seemed so far away
Now it looks as though they're here to stay
Oh I believe in yesterday

Les paroles ont le mérite d’une grande simplicité : une histoire d’amour qui se termine plutôt mal , avec une forme de nostalgie un peu étonnante de la part d’un jeune homme de 23 ans (I Believe in yesterday est une belle trouvaille). Pour certains, les paroles sont faibles (quelques phrases conventionnelles destinées à bien s'accorder à au rythme musical), mais il y a une coloration nostalgique qui contraste avec l'euphorie amoureuse des premiers succès pop. Le propos est plutôt destiné au sexe masculin (c’est une fille qui est partie sans raison apparente) mais jeunes et vieux, filles et garçons peuvent se reconnaître dans cette chanson d’amour déçu. Au-delà de la chanson d'amour, on peut y lire aussi un appel au secours (cf Help) au milieu de la folie beatlemaniaque. Ainsi ce vers :

Now I need a place to hide away

Ajoutons à cela le fait que la chanson est facilement compréhensible avec un  faible niveau d’anglais. Cela joue dans le succès international de la chanson, à une époque où bien des jeunes apprennent l’Anglais en écoutant les Beatles. Mais toute traduction apparaît vouée à l'échec, les paroles ne "sonnant bien" qu'en anglais.

McCartney s’est largement expliqué sur la façon dont il avait écrit les paroles et comment il les a adaptés à la chanson, ce qui n’a pas peu contribué au mythe de yesterday, alors qu’il pensait au contraire le relativiser. En effet, il a expliqué dans des interviews que faute de paroles, il avait écrit une première version de travail plutôt cocasse :

Scramble eggs oh my babe/how I love your legs/I believe in scramble eggs

Puis il mit en forme le premier couplet et puis "les mots sont venus et ça été fini". En effet, ce mode de composition est assez typique des chansons pop de l’époque. Le compositeur met des paroles anodines sur une trame musicale pour essayer, puis on affine, on recherche le bon accord voire la bonne rime et on ne se pose pas trop de question. Les Stones pratiquent de même, comme l'a montré Godard dans One+One en 1968. Comme dans toute très bonne chanson, les textes  n’ont d’ailleurs d’intérêt qu’avec  la mélodie qui les porte et n’ont pas de sens pris isolément. L’objectif n’est pas de faire un poème, pas même un poème chanté mais une belle chanson. Les rimes sont simples et surtout sonores (majoritairement en ay, rappelant yesterday), la structure n’est pas « poétique » au sens académique du terme  ni même scolaire (voir les rythmes et pieds) mais l’ensemble ne manque pas de cohérence sylistique. L’accord avec la musique est parfait et selon son auteur le résultat tient du mystère de la création musicale (surtout que la partie musicale de la chanson a été on l'a déjà relevé « révée » par l’auteur).

Les Beatles ont conscience d’avoir enregistré  une chanson exceptionnelle et sa notoriété le prouve largement. La chanson va être beaucoup jouée en public car le public la réclame. En dehors de l’inaltérable version studio (la meilleure sûrement), il existe en 1965/66 une vingtaine de versions live avec deux types d’interprétations : l’une où McCartney est seul à la guitare acoustique avec les cordes enregistrées en fond sonore (parfois c’est de la bouillie sonore), l’autre (en 1966) où le groupe joue « rock » sans instrumentation classique (dans une durée de 2’26).
La première interprétation publique date du 14 août  1965 à l’ABC théâtre de Blackpool (Paul joue et chante en solo) puis les Beatles la jouent à la TV (sur CBS) dans l’Ed Sullivan Show le 14 août au début de leur tournée US (avec des violons enregistrés en pretape) : des millions de tv spectateurs sont alors devant leur écran.
La notoriété et la popularité de Yesterday défient en tout cas l’imagination depuis un demi-siècle.  Cette chanson est, d’après le Guinness Book of Records la chanson la plus "reprise"  tout genre confondus :  déjà plus de 1000 versions étaient répertoriées en 1972 et plus de 3 000 interprétations ont été recensées pour le seul XXème siècle. La variété des reprises est infinie et de aussi qualité très inégale : il y a des versions crooners, des  versions « classiques » avec des orchestres à chordes, symphoniques, des versions jazz (Sylvain Luc) etc. Parmi les plus marquantes, notons celles de Ray Charles , Elvis Presley, Billy Holiday, Marvin Gaye, Nina Simone, Marianne Faithfull.  Des artistes français ont également chanté Yesterday, ainsi Nana Mouskouri. On se souvient aussi de la chanson de Marie Laforêt, Il a neigé sur Yesterday.
Elle fait aussi partie des titres les plus diffusés sur les radios et TV du
monde entier (7 millions de diffusions aux USA de 1969 à 1999). Elle fut de plus classée pendant un mois No 1 au billboard (hit-parade US) et elle a étéclassée 3 mois au top 10 britannique. En  France c’est moins bien : la chanson n’est que No 20 du hit-parade en 1965, Adamo et Clo-Clo trustant les 1ères places ! Difficile aussi de dire combien de fois elle a pu être jouée sur les juke-box, les électrophones, les chaines hi-fi.  En revanche, elle ne semble pas avoir été un pilier de surprise partie ou de bal en raison de sa structure rythmique particulière (ce n’est pas vraiment un slow).

Sur le plan de la mémoire collective, la chanson est restée comme l’une des meilleures jamais écrite au XXème siècle, ce que confirment les divers sondages et enquêtes effectués depuis les années 1960.
Pour la BBC Radio 2 (enquête de 1999), Yesterday est la plus grande chanson (anglo-saxonne en réalité) du XXème siècle, devançant notamment Stardust (une chanson populaire américaine de 1929) et Bridge over trouble water (de Simon et Garfunkel, sortie elle en 1970).


Pour le magazine culturel et musical Rolling Stone (dans un grand sondage de 2004), Yesterday n’est toutefois pas l’une des dix meilleures chansons de tous les temps (sur les 500 retenues dans la liste). Elle n’est qu’en 13ème position. On lui préfère ainsi Like a rolling stone de Dylan (1er au classement, mais on ne peut pas dire que cvette chanson soit d'un abord facile!), Satisfaction des Rolling Stones (3ème),  Good Vibrations des Beach Boys (5ème). Si on limite la recherche aux productions des quatre Beatles, Imagine de Lennon (3ème) et Hey Jude de Lennon/McCartney (8ème) sont  mieux classées. Un autre classement Rolling Stone des «100 meilleures chansons des Beatles » place Yesterday en No 4. 
Notons que les classements anglo-saxons négligent tout à fait la chanson francophone et hispanophone. Les classements de la chanson francophone mettent généralement en No1 Jacques Brel, Ne me quitte pas ou La mer de Charles Trenet mais il est évidemment impossible de faire fusionner ces classements, dans la mesure où Brel et Trenet, même s'ils sont connus à l'étranger, n'ont pas la capacité de surpasser médiatiquement les vedettes de la culture de masse anglo-saxonne.

Ainsi Yesterday est bien une chanson qui a marqué son époque, même si elle ne symbolise pas nécessairement à elle seule les sixties. L’année 1965 est le moment où les groupes pop – et  particulièrement les Beatles ne font plus seulement du rock'n’roll mais une musique populaire qui explore tous les genres de musique. Yesterday  constitue un tournant, une porte ouverte vers des recherches mélodiques et artistiques plus sophistiquées.
Le résultat n’en demeure pas moins un petit miracle de simplicité pop…et nul doute que la chanson restera l'une des toutes meilleurs écrites au XXème siècle.

Nota : on lira en complément de cette étude celle (excellente) qu'a faite Bernard Gensane "Penny Lane et Strawberry Field(s) : réel, identité et fantasmagorie".

©BL2011

   
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