BIENVENUE DANS LES ARCHIVES  

 

 



 

BILLET MARS 2009

Voici un siècle, Marinetti publiait dans le Figaro (du 20 février 1909) son Manifeste du futurisme. Les engagements fascistes du poète italien dans les années 1920 ont eu pour effet de brouiller le message futuriste et lui ôter une partie de sa force initialement subversive. Rappelons pour mémoire l'influence du futurisme sur l'avant-garde russe (ainsi le grand poète Maiakosvski, fervent révolutionnaire d'octobre, l'"avenirisme" de Khlebnikov). Pourtant, nul doute que ce Manifeste exalté et brouillon constitue une remarquable introduction au XXème siècle, sur le plan artistique mais aussi sur le plan politique. En voici les principaux points ou plus exactement les « tables de la loi » futuriste :

1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.

2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte.

3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre ornée de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que La Victoire de Samothrace.

5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.

6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.

7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues pour les sommer de se coucher devant l'homme.

8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'impossible ? Le temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente.

9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.

Un tel manifeste relève en partie de la provocation pure (glorification de la guerre, de l'anarchisme violent, destruction des musées et des bibliothèques, misogynie grossière et antiféminisme) mais il proclame aussi pour la première fois – avant Duchamp et bien avant Warhol ! - l’identité de l’art et de la vie, à travers ce qui constitue l'essence de la modernité : la vitesse et le mouvement. De même, le futurisme se pense comme un « art total » sans aucune exclusive, au-delà des oppositions classiques entre culture des élites et culture populaire. L'art comme way of life, l'art comme entreprise publicitaire sinon de propagande, l'art comme support de la culture de masse naissante et des techniques industrielles de communication, voilà qui dépasse – ou qui regroupe ?- toutes les propositions esthétiques radicales du début de siècle (fauvisme, cubisme, rayonnisme). Le futurisme intègre l'architecture, la mode, la cuisine et bien d'autres activités, dans une sorte d'optimisme radical sur l'avenir technologique. Dans les années 1930, Marinetti explore les infinies potentialités des médias audio-visuels dans La radia (1933), non sans contradictions flagrantes entre les perspectives fascistes (il s'agit de « centupler » le génie créateur italien) et celles des « paroles en liberté » que permet la radiophonie puis à terme la télévision :

"Nous possédons dorénavant une télévision de cinquante mille points pour chaque grande image sur grand écran. En attendant l’invention du télé-tactilisme du téléparfum e de la télésaveur nous futuristes nous perfectionnons la radiophonie destinée à centupler le génie créateur de la race italienne abolir l’antique fadeur nostalgique des lointains et imposer partout les paroles en liberté comme son logique et naturel mode d’expression (...)."

Selon Marinetti, la radia (comprenons la radio-télévision et ses potentialités) a pour effet de détruire les modes de communication périmés (le livre, le théâtre), mais aussi – et c'est le plus novateur – elle se distingue nettement du cinématographe, à travers une esthétique sonore spécifique, qui fait d'ailleurs l'objet d'un large développement dans ce nouveau manifeste futuriste.

Revenant sur le premier Manifeste futuriste, le Figaro se devait d'expliquer à ses lecteurs (de 2009) pourquoi le quotidien a accepté de publier à l'époque un tel brûlot. Si l'on en reste à l'anecdotique, Marinetti aurait entrepris de séduire la fille de Mohammed el-Rachi Pascia, le principal actionnaire du Figaro ! Le journal assure qu'il avait « depuis quelques années fait le choix d'un certain élitisme culturel et littéraire, ce qui lui permettait de toucher des milieux qui ne s'y seraient pas intéressés autrement ». C'est ainsi que Le Figaro a publié «Le manifeste du symbolisme» de Jean Moréas, le 18 septembre 1886, puis le 18 août 1887, « Le manifeste des cinq » de la nouvelle génération « naturaliste ». Une génération (cinq écrivains il faut bien le dire assez oubliés, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches), qui veut se démarquer du maître Zola après la publication de La Terre :

 « Il est nécessaire que, de toute la force de notre jeunesse laborieuse, de toute la loyauté de notre conscience artistique, nous adoptions une tenue et une dignité, en face d'une littérature sans noblesse, que nous protestions au nom d'ambitions saines et viriles, au nom de notre culte, de notre amour profond, de notre suprême respect pour l'Art! »

Notons au passage que ce manifeste des cinq était d'une rare violence contre l'oeuvre de Zola post-Assommoir, ces jeunes gens fourbissant déjà les armes de Maurice Barrès dans « La protestation des intellectuels! », célèbre pamphlet anti-Zola publié dans Le Journal en pleine affaire Dreyfus (1er février 1898). Et curieusement, si ce « suprême respect pour l'Art » semble aux antipodes du Manifeste anti-Art de Marinetti, on pourra remarquer que les « ambitions saines et viriles » rejoignent les préoccupations idéologiques des nationalistes français début de siècle comme des futuristes italiens des années 20.

Quoi qu'il en soit, Le Figaro rappelle que Marinetti n'eut guère de succès dans la France de la Belle Epoque (il était italien, de surcroit, dans un contexte très xénophobe) et qu'il ne resta pas très longtemps à Paris, pourtant capitale des avant-gardes, peut-être au fond plus cubiste que futuriste. L' influence du futurisme n'en demeure pas moins exceptionnelle et le mouvement mérite assurément qu'on célèbre son centenaire. Faut-il pour autant l'épurer de toutes ses connotations fascisantes, sous le prétexte d'une éventuelle incompatibilité entre les projets totalitaires et les propositions un peu déjantées de Marinetti. La récente exposition du Centre G.Pompidou (« une avant-garde explosive ») a bien montré les limites d'une mémoire sélective du futurisme. Une très grande confusion muésographique tend à brouiller les repères chronologiques, en orientant le spectateur vers des concepts nettement plus contemporains que l'art mussolinien (ou de toute propagande sonore, d'ailleurs), tels les sons "modernes" du DJ et producteur techno Jeff Mills. Il est pourtant assez symptômatique que l'Italie berlusconienne ait été prise depuis le début de l'année d'une véritable "fièvre du futurisme", marquée notamment par des expositions à Milan, un "concert futuriste" de Brian Eno etc. Petite fille de Marinetti, Francesca Barbi argumente : "nous avons probablement besoin de cette énergie. Les artistes ont été trop silencieux, ils doivent reprendre la parole. Cet esprit de provocation, d'ouverture, d'urgence peut donner un peu d'espérance et un peu de force" (Le Monde du 16 février 2009). Ces manifestations prennent certes à contre-pied la mythologie fasciste qui pèse sur le mouvement, en voulant revenir justement aux "fondamentaux" du futurisme. Mais dans un futur aussi sombre que celui qui s'annonce (la crise, certes, mais aussi la planète rongée par la modernité industrielle), comment peut-on sérieusement croire à l'avènement d'un néo-futurisme ?

RETOUR VERS LE SITE

 

 

 

 

 

   
      © Les sites Berlemon sur le Net depuis 1998