Mai 2013

Croire en l'Histoire ?

Le dernier livre de François Hartog, Croire en l'Histoire (Flammarion,2013) s'ouvre sur une citation de Péguy tirée de Clio, Dialogue de l'histoire et l'âme païenne. Péguy y regrette le temps de la "belle Clio", celle du temps des ses "jeunes réussites". Avec l'âge, Clio finit par "tromper le temps". Est-ce encore croire en l'Histoire ? C'est la problématique quasi existentielle posée par Hartog dans un ouvrage qui tente une synthèse de ses précédentes réflexions sur le temps et l'histoire, ainsi que sur les "usages politiques du passé".

Alors croit-on encore en l'Histoire, plus encore qu'à l'Histoire ? Du moins y croit-on aujourd'hui avec la même foi méthodiste et scientiste qu'au 19ème siècle ? Je livrerai quelques réflexions sur ce sujet à la fois épistémologique et historiographique.

L'Histoire était au siècle de la Révolution industrielle une forme de "religion universelle", véritable matrice des sciences humaines mais aussi du droit, de la politique, de la philosophie...En bref, une théologie de l'âge moderne, une source de modération et de progrès, une historia magistra mundi, capable d'unir les époques et de créer un lien vital avec l'avenir en marche (c'était "la seule science" selon Marx!). Péguy n'a peut-être pas été le premier à remettre en cause cette Clio moderne sinon moderniste mais il a incontestablement été terrorisé par le pouvoir que s'arrogeait alors l'historien, qui se faisait "demi-inconsciemment, demi-complaisamment, lui-même un Dieu". Les "dieux" de la Belle Epoque, ce sont Lavisse, Seignobos, Langlois, pour ne citer que les plus célèbres...Puis sont venus au XXème siècle des demi-dieux plus modestes mais tout aussi persuadés que l'histoire est globalisante, enveloppante et maîtresse du monde. Lucien Febvre a répété à l'envi : « histoire science du passé, science du présent » ; Ernest Labrousse a défendu l'idée d'un temps économique prédominant, composé de structures cycliques, avec le passage au 19ème siècle d'une économie d'Ancien régime à une économie moderne à monnaie stable ; l'Histoire, dialectique de la durée, était pour Fernand Braudel "une explication du social dans toute sa réalité et donc de l'actuel".

Avec les deux guerres mondiales, l'Histoire est pourtant descendu de cet Olympe, avec ou sans les historiens des Annales. C'est ce que Mireca Eliade identifie comme la "terreur de l'Histoire". La Grande Guerre n'a pas seulement rappelé que "les civilisations étaient mortelles" (Valéry), elle a révélé le tragique et l'absurdité d'une guerre qui a anéanti en quelques années les belles constructions historiques des Lumières et de la raison triomphante. Les horizons révolutionnaires dévoyés - fasciste et communiste stalinien - apparaissent alors comme des avatars improbables de l'Histoire, assez loin des espérances lumineuse du 19ème siècle. Le principe d'instabilité est durablement posé. Dans un discours de distribution des prix prononcé en 1932 au lycée Janson-de-Sailly, Paul Valéry observe en s'adressant aux élèves et parents d'élèves : «Vous vous trouvez engagés dans une époque bien intéressante. Une époque intéressante est toujours une époque énigmatique, qui ne promet guère de repos, de prospérité, de continuité, de sécurité. Nous sommes dans un âge critique, c'est-à- dire un âge où coexistent nombre de choses incompatibles, dont les unes et les autres ne peuvent ni disparaître, ni l'emporter. [...] Jamais l'humanité n'a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de souci et tant de jouets, tant de connaissances et tant d'incertitudes ». La guerre, cet "abîme de l'histoire" a ébranlé les certitudes des historiens républicains quant aux vertus civiques de l'Ecole et de l'histoire de France. "L'histoire qui sert" (Ch.Seignobos) c'est "une histoire serve" (Lucien Febvre). Dans les années 20 et 30, les préoccupations civiques des programmes d'histoire  reculent et même disparaissent en 1938, sous l'influence de Jules Isaac, inspecteur général et célèbre auteur de manuels (les Malet/Isaac) qui refuse toute conception militante de l'histoire. A court terme, cela paraît inconséquent (la menace hitlérienne, la débâcle de 1939), à moyen terme Isaac pose les jalons d'une histoire scolaire qui échapperait en théorie aux manipulations et aux instrumentalisations. La Seconde guerre mondiale précipite à nouveau l'histoire dans le chaos, comme si personne n'avait su ou voulu tirer des leçons de l'histoire. L'inventaire de Marc Bloch dans L'étrange défaite (1940) n'est pas seulement celui d'un pays en décomposition, c'est celui d'une histoire contemporaine qui perd tout repère. Marc Bloch fait l’examen de conscience d’un citoyen français devant la défaite, mais aussi d’un historien, qui ne s’est pas assez engagé dans la cité et qui a décidé en quelque sorte de rattraper ce retard. « Je le dis franchement » écrit-il, je souhaite que nous ayons encore du sang à verser : même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers. Car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice, ni de liberté nationale qui ne puisse être plaine, si on n’a travailler à la conquérir soi-même. » On sait que Marc Bloch va entrer dans la clandestinité résistante avant d’être fusillé en 1944…

En 1945/1946, les enjeux se déplacent à l'heure des comptes à rendre. François Hartog souligne bien que le tribunal de Nuremberg ne juge pas seulement les criminels nazis. Il juge l'Histoire. Et de ce fait il la destitue de "sa fonction de tribunal du monde", il en fait un justiciable ordinaire. A partir de là, le travail de l'Historien prend un sens nouveau. Le doute va s'insinuer, doucement mais sûrement. A quoi sert l'histoire ? A quoi servent les historiens ? Doivent-ils eux aussi s'ériger en juge, en expert de la chose jugée ou à juger ? Doivent-il s'engager et jusqu'où ? Ou bien rester neutres et détachés dans le cadre protégé des laboratoires et des chaires ? Pierre Vidal-Naquet apparaît dans le second XXème siècle comme l’archétype de l'historien engagé dans son temps, défenseur d’une "politique de la vérité". Jeune agrégé d’histoire, bientôt spécialiste de l’histoire grecque antique, Pierre Vidal-Naquet fait paraître en 1958 L’Affaire Audin, du nom d'un jeune professeur de maths à la faculté d’Alger et militant communiste, arrêté par l’armée en juin 1957 et porté « disparu ». A travers cette affaire, PVN dénonce la torture pratiquée au nom de la raison d’Etat ; il reprend à son compte  un engagement de type dreyfusard d’histoire immédiate (mais construite de façon historienne). Il se dit aussi tributaire de l’héritage des Grecs, d’Hérodote à Thucydide en passant par Polybe, avec l'idée que l’historien a son rôle à tenir dans la cité, celui, de « témoin de la vérité ». PVN se lance ensuite dans les années 80/90 dans une dénonciation salutaire et nécessaire des "assassins de la mémoire", ceux qui tentent de semer le doute sur l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et sur le génocide des Juifs. Même si ces personnalités hors normes redonnent à l'Histoire son sens citoyen hérité de la République dreyfusarde, elles ne peuvent empêcher la "crise de l'Histoire", dont G.Noiriel s'est fait l'observateur attentif dans les années 1990. La "longue durée" n'est plus un "front pionnier" ; elle se heurte aux transformations rapides d'un monde globalisé, de plus en plus difficile à saisir. C'est le retour en force de l'événementiel, dans un régime d'immédiateté médiatique. Mai-68 donne probablement le signal, remettant aussi en cause les hiérarchies et les académismes de la communauté historienne, fût-elle "progressiste". L'histoire s'accélère, le politique et le culturel prennent d'assaut sans ménagement les forteresses intellectuelles du passé. L'histoire "globale" voisine avec l'histoire "immédiate", tandis que les concepts de "micro-histoire", de "socio-histoire", d'une "histoire du genre" affaiblissent un peu plus les cadres académiques et les catégories admises. L'impératif d'engagement redevient d'actualité. Dans son cours de février 1984 au collège de France , « Le courage de la vérité », Michel Foucault défend la notion de parrêsia (le fait de tout dire, de dire vrai) qui doit sortir de ses acceptions péjoratives (une rhétorique creuse), pour devenir un véritable engagement intellectuel, jusqu’à « risquer sa vie » ajoute le philosophe. L’historien travaille désormais « au bord de la falaise » (selon l'expression de Roger Chartier), sur des territoires de plus en plus inconnus et problématiques. La validité scientifique des connaissances existe toujours mais peine à s'imposer dans un monde envahi de "wiki-culture". La fiction s'en mêle et le roman redevient un marqueur d'histoire, tout en abolissant les frontières avec le récit historique (tout récemment, Echenoz, 14). Le rapport au passé se complexifie sans pour autant clarifier les enjeux du présent comme de l'avenir. Certains prophétisent - après la chute du communisme,véritable séisme - une hypothétique "fin de l'Histoire" et le triomphe programmé de la démocratie libérale ; d'autres envisagent, particulièrement depuis le 11 septembre 2001, un nouveau "choc des civilisations", tandis que les "révolutions arabes", les crises financières à répétition, la monté en puissance des pays "émergents" d'Asie et d'Amérique relancent l'idée d'un temps cyclique, d'une histoire toujours recommencée. "Inquiétante étrangeté" de l'Histoire, pour reprendre les termes de Paul Ricoeur dans La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli.

Si l'on en revient à Clio et à son devenir en France, nul doute que l'Histoire a pris des chemins parfois escarpés. Le premier est celui de l'expertise, une tendance qui se marque dans les années 1990 à travers les grands procès concernant la période le l’occupation (1940-44), véritable enjeu sur lequel pèse sur l’histoire politique et culturelle de la France depuis la Libération. Reprenant le cadre fixé à Nuremberg puis à Jérusalem (le procès Eichmann), l’historien intervient, parfois comme témoin, le plus souvent, avec le recul, comme expert ou même comme juge, avec à chaque fois le statut ambigu de "détenteur de la vérité". Le procès de Maurice Papon est alors l’objet d’un débat entre historiens, entre ceux qui jugent utiles de témoigner comme « experts » (c’est le cas d’un Marc-Olivier Baruch sur les rouages de l'administration de Vichy) et d’autres qui s’y refusent pour éviter toute instrumentalisation ou dérive. Le second est celui des rapports ambigus entre histoire et mémoire(s). Si les historiens (Pierre Nora) comme les philosophes (Paul Ricoeur) on bien marqué les différences entre les deux termes ainsi que les indispensables croisements - tels les "lieux de mémoires" historicisés - ils ont pu aussi en mesurer les effets pervers. Pierre Nora montre bien qu'il existe une transmission non directement historiciste ou historienne de la mémoire, notamment à travers les processus commémoratifs, les lieux dits de mémoire, les bâtiments, les transmissions générationnelles, les mythes. De fait, le "lieu de mémoire" ne doit pas , s'il veut garder une valeur symbolique, être un lieu d'histoire pure mais un lieu au vit la mémoire collective. D'un autre côté Nora met en garde contre l'excès des commémorations en tous genres et de la fièvre commémorative - y compris des zones d'ombre de l'histoire (ou comment avoir une mémoire de ce que l'on connaît mal ?). En effet, une partie du discours public sur l’histoire et la mémoire a été soustraite aux historiens et confiée à la puissance publique, une particularité franco-française en régime démocratique.  Ainsi Jacques Chirac a t-il reconnu officiellement en 1995 la responsabilité de l'Etat français dans la rafle du Vel d'Hiv en juillet 1942, ce qui est d'une part d'acte de décès du résistantialisme gaulliste (pour lequel l'Etat français n'était pas légal et donc la France irresponsable en quelque sorte des crimes contre l'humanité) et d'autre part l’aboutissement de plus de vingt années de recherche historique. Les historiens pouvaient certes s’estimer satisfaits mais la victoire de la vérité est à double tranchant. Le pouvoir politique détient désormais la parole historique et tient à la garder, même si c’est pour de "bonnes" causes et avec des justifications humanistes (la colonisation, l'esclavage, le génocide des Tutsis et de Arméniens). La Loi dite Gayssot de 1990 « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » ouvre une porte vers un inconnu juridico-historique. Dans l’esprit, ce texte est inattaquable car il renvoie aux acquis de Nuremberg et modifie dans un sens juridique la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Nul doute qu'il il est un rempart efficace aux négationnismes de toutes obédiences, même si le contrôle demeure bien limité sur Internet. D’un autre côté, il ouvre une boite de pandore juridique et surtout il repose le problème de la vérité d’Etat. Même en étant de nature démocratique, ce n'est pas à un Etat de "dire l'histoire" ou plutôt de "dire ce qu'il ne faut pas dire de l'histoire". C'est probablement aussi la raison de l'échec ou plutôt de l'abandon de la Maison de l'Histoire de France : le nouveau pouvoir (socialiste) y a vu une construction instrumentalisée par l'ancien pouvoir (UMP, sarkozsyte). C'est évidemment très exagéré et probablement même inexact mais cela révèle les sérieuses divergences de la communauté historienne, à l'origine de cette polémique stérile. Et sur ce plan (la polémique, toujours), les historiens ne sont pas toujours très à l'aise ou font preuve d'une insigne maladresse. Un exemple parmi d'autres, venant pourtant de l'un des demi-Dieux de l'Olympe historiographique. Il est tout à fait légitime de contester des lois qui "qualifient le passé", y compris le passé le plus tragique. Mais est-il légitime de semer le doute sur sur le caractère "non univoque" du génocide arménien (Pierre Nora en 2011 sur France Inter). L'historien des mémoires, emporté par sa croisade, se trompe de cible. Interrogé par des journalistes qui sont eux plutôt de bon sens, Nora remet en cause sans précaution les qualifications officielles des génocides, ce qui ouvre paradoxalement la porte au relativisme ! L'historien en vient alors - dans la même émission - à considérer que la France a été "indirectement responsable" du génocide des Juifs sous l'Occupation ! Indirectement, est-ce le mot juste? On peut trouver plus historique le langage de vérité tenu par le président Chirac en 1995 :

"Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'État français (...) La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux".

Mais laissons la polémique et revenons au propos de départ, croire en l'Histoire. Au milieu de son essai, Hartog commente - à la manière de Ricoeur - trois allégories de l'Histoire, une Allégorie des faits mémorables de Napoléon 1er par Bellecourt, une scupture de Kiefer (Pavot et Mémoire, guère éclairante...) et une oeuvre de Paul Klee qui fut la propriété de W.Benjamin. Le philosophe en parlait en ces termes un peu avant sa mort en 1940 : « Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

Ricoeur en conclut que la tempête échappe aux historiens, dont ne dépend plus - comme au 19ème siècle ou au début du 20ème siècle - le sens de l'histoire. L'histoire se fait sans eux (depuis 1914, matrice tragique ?) et elle est plus que jamais un objet d'étrangeté, pris entre le voeu de fidélité de la mémoire et la recherche de la vérité de l'histoire. Hartog suit sur ce point le philosophe et constate que l'histoire est familière mais a perdu de son évidence. Une "étrange familiarité", en quelque sorte.

 

BIBLIOGRAPHIE

Marc Bloch, L'étrange défaite (Folio)

Pierre Nora, Les lieux de mémoire (Gallimard)

Paul Ricoeur, L'Histoire, la mémoire, l'oubli (Seuil, Essais)

Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire (Seuil)

François Hartog, Croire en L'Histoire (Flammarion)