LA FAUTE DE LA REPUBLIQUE

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Le mouvement Black Lives Matter, né aux Etats-Unis après la mort de George Floyd, a relancé la "question noire" dans les anciennes puissances européennes esclavagistes et colonialistes. Mais c'est depuis une dizaine d'années déjà que la question est soulevée officiellement en France, notamment à l'initiative du pouvoir exécutif. Le 10 mai 2006, pour la première fois, la France métropolitaine a organisé une journée nationale de la mémoire de l’esclavage et de la mémoire de l’abolition, alors que le thème de la colonisation refaisait surface, et après la création, en novembre 2005, du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) et la publication d'un grand dossier du journal La Croix (être noir en France) début 2006. Comme le soulignait alors l'anthropologue (et jésuite) Stéphane Nicaise dans "La question noire en France" (Études 2006/9): "Par le recours à l’histoire, et en particulier à l’histoire coloniale, est dénoncée l’inégalité des chances qui frappe des Français noirs par rapport à leurs concitoyens blancs aux mêmes niveaux de qualification qu’eux". La question de la colonisation en Afrique noire (et bien sûr aussi au Maghreb) n'a cessé ensuite d'inspirer de nombreux (et excellents) travaux historiques et de générer aussi des polémiques nouvelles, que le militantisme de certaines associations tout comme le discours public ont pu exacerber. Tout cela sur fond de rapports diplomatiques parfois compliqués avec les pays africains, d'une poussée de la droite identitaire et nationaliste et du développement d'un communautarisme ethnique. Exemple de polémique stérile, un alinéa qui avait été introduit dans la loi du 23 février 2005, avant d’en être retiré,  voulait que «les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Comme sous la IIIème République d'Ernest Lavisse !

En juillet 2007, le président Sarkozy, à peine élu, fit à Dakar un discours qui laissa pantois les spécialistes de la civilisation africaine et des grands royaumes africains : "Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles". Cette idée suppose en effet un degré de civilisation (histoire=civilisation et progrès) inférieur, une sorte de Moyen-Age éternel de l’Afrique et c’est une vision figée et surannée qui nous ramène au 19ème siècle, même si elle se rattache volontiers à un humanisme républicain généreux. Bref, les Européens  connaissent très mal l’Afrique et disent à peu près n’importe quoi à son sujet. Les politiques, de droite comme de gauche, sont donc les héritiers d’une longue tradition d’ignorance. Sans oublier un paternalisme colonial qui a été de toutes les époques, ainsi en 1958, le général de Gaulle, toujours à Dakar, défendait encore l’idée d’une communauté franco-africaine (contre celle d’indépendance) et c’est papa de Gaulle qui aimait l’Afrique et les Africains :

Je tiens à répéter à cette Afrique que j'aime l'expression de mon amitié, l'expression de ma confiance, et je suis sûr que, malgré les agitations systématiques et les malentendus organisés, la réponse du Sénégal et de l'Afrique à la question que je lui pose, au nom de la France, sera OUI, OUI, OUI ! Vive le Sénégal !

Dans le film un peu méconnu de Chris Marker et Pierre Lhomme, Le joli mai (1962, sorti début 1963), sorte d’enquête sociologique qui multiplie des interviews de Parisiens et de Parisiennes à la fin de la guerre d’Algérie (les accords d’Evian datent d’avril), on trouvait le récit d’un étudiant originaire du Dahomey (aujourd’hui Bénin et qui fut avant la colonisation et son intégration dans l’AOF un des plus grands royaumes africains). En quelques minutes, le jeune homme résumait parfaitement ce qu'était - et ce qu'allait être - la condition d'un jeune noir-africain en France dans les décennies à venir. Dans un registre comique, le très récent film Tout simplement noir tourne en dérision des clichés qui ont la vie dure depuis soixante ans, tout en stigmatisant le communautarisme "noir". Et l'acteur/réalisateur Jean-Pascal Zadi a cette formule (faussement) ironique que l'on pourrait croire dépassée en 2020 : "l'homme blanc doit comprendre que le Y'a bon Banania, c'est fini !".

Image extraite du Joli Mai

Malgré tout, en février 2017, le candidat-président Macron a brisé un tabou, dans la droite ligne des reconnaissances tardives d'un "passé qui ne passe pas" (on pense au Vel d'Hiv et à Vichy). Oui, la colonisation a été un "crime contre l'humanité" et un "acte de barbarie" et il est temps d'oeuvrer désormais à une "réconciliation des mémoires". Et enfin, en 2019, le même Macron a estimé que le colonialisme a été une «faute de la République» lors d'une conférence de presse à Abidjan en compagnie du président ivoirien Alassane Ouattara. Réaction outrée de Mme Le Pen : "En se vautrant dans la repentance, qui plus est à l'étranger, en ne retenant que les aspects négatifs d'un processus complexe, Macron salit l'histoire de France et met en danger nos soldats en Afrique, déjà soumis à une haine anti-français croissante". Le roi des Belge Philippe a toutefois été un peu plus loin que l'exécutif français. Le 30 juin 2020, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, le roi a exprimé dans une lettre adressée au chef de l’État et au peuple congolais des regrets pour le passé colonial en ces termes : "A l’époque de l’État indépendant du Congo, des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi a également causé des souffrances et des humiliations. Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore trop présentes dans nos sociétés. Je continuerai à combattre toutes les formes de racisme." Pas question toutefois pour la Belgique de rétrocéder les biens volés au peuple congolais du temps de la domination de Léopold II sur le Congo et du temps de la période coloniale pendant laquelle le Congo a fait partie de la Belgique (1908-1960)  ni de déboulonner les statues de colonisateurs et autres symboles de l’époque coloniale dans l’espace public belge. De même en France, le président Macron s'est déclaré opposé à tout "déboulonnage", en particulier des statues de Colbert, tandis qu'un mouvement iconoclaste s'est manifesté dans certains territoires, visant notamment en Martinique Victor Schoelcher, l'abolitionniste d'avril 1848 (sous la Deuxième République, donc) qui a aussi été député de ce territoire. Cet acte a été condamné quasi unanimement, y compris par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et par l'écrivain Patrick Chamoiseau, qui demande à ce que l'on "respecte l'homme" Schoelcher. Ce qui est en jeu en réalité, c'est la captation d'un héritage au profit de quelques "héros" (désormais ce ne sont plus les "héros" de la colonisation comme Gallieni ou Lyautey mais ceux de l'abolition de l'esclavage ou de la décolonisation). 

Carte-postale de la statue de Schoelcher à Fort-de-France

Comme on le voit, la controverse reste vive, mais ce qui est intéressant dans ce débat (en France) concerne la responsabilité de "La République" comme une sorte de personne morale. C'est ce que je vais tenter de clarifier dans une courte synthèse historique qui rappelle ce qu'a été l'enjeu colonial en France de 1870 (aux débuts de la IIIème République, qui a relancé la colonisation) à 1962 (la fin de la guerre d'Algérie et de notre empire colonial). Il n'y a dans ce texte aucune volonté polémique, juste un rappel à l'histoire, devenu si nécessaire dans un monde à la mémoire volatile.

Enjeu : « ce qu’on espère gagner, ce qu’on s’expose à perdre dans une entreprise »

« Un marin qui était là et qui possède des terres reprenait avec vivacité qu’on avait tort de traiter les colons de cette manière ; que sans colonie il n’y avait rien de stable ni de profitable en Afrique ; qu’il n’y avait pas de colonie sans terres et qu’en conséquence ce qu’il y avait de mieux à faire était de déposséder les tribus les plus proches pour mettre les Européens à leur place. Et moi, écoutant tristement toutes ces choses, je me demandais quel pouvait être l’avenir d’un pays livré à de pareils hommes et où aboutirait enfin cette cascade de violences et d’injustices sinon à la révolte des indigènes et à la ruine des Européens. » 

Alexis de Tocqueville, Philippeville, le 30 mai 1841 (lire et relire Tocqueville!).


En 1870/71, la nouvelle République reçoit en héritage un domaine colonial déjà conséquent : 1 million de km2, répartis sur quatre continents et peuplés de 5 millions d’Hommes. Aux « vieilles colonies » de l’Ancien Régime sont venus s’ajouter tout au long du XIXème siècle, l’Algérie et le Sénégal, les comptoirs occidentaux d’Afrique, Tahiti et la Nouvelle Calédonie, la Cochinchine et le protectorat sur le Cambodge. Mais dans quels buts ? Pour quels espoirs ? Avec quels enjeux ? Dans quelle mesure ces vastes espaces sont-ils susceptibles de se trouver intégrés dans le « retour aux questions nationales » annoncé et attendu par Renan, alors même que le peuple français se désintéresse de l’outre-mer ? « Colonies : s’attrister quand on en parle » écrivait laconiquement Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Ces questions prennent leur sens à la lumière de l’histoire coloniale de la IIIème  puis de la IVème République. En effet, le fait colonial fait l’objet d’un véritable débat national avant 1914 et – paradoxalement –  l’un des enjeux politiques est la conquête d’une opinion indifférente sinon hostile. La période 1914-1939 marque probablement l’apogée de l’Empire, ce qu’illustre l’Exposition coloniale de Paris en 1931 : les colonies sont alors présentées comme un enjeu majeur de la puissance française dans tous les domaines. Mais bien des inquiétudes et des remises en cause annoncent la difficile période qui s’ouvre avec la Seconde guerre mondiale. Après le conflit, où l’Empire tient une place centrale, l’enjeu est désormais celui du maintien d’une Union Française, dans le contexte de la guerre froide et d’une « décolonisation » à l’échelle planétaire. Enjeu international, donc, mais qui devient un drame national avec l’Algérie, territoire qui cristallise toutes les passions coloniales de la période 1870-1962.

Expo coloniale de 1931


            A quoi peuvent servir des colonies ? « L’objet des colonies, disait Montesquieu dans L’esprit des lois est de faire le commerce dans de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins avec lesquels les avantages sont réciproques ». Que reste t-il au début de la IIIème République de cette conception purement mercantiliste, d’ailleurs fortement remise en cause par les véritables Libéraux ? L’une des premières doctrines coloniales est celle du géographe Jules Duval, pour lequel les enjeux ne sont pas seulement liés aux échanges mais regardent l’avenir de la planète : la colonisation représente l’exploitation, le peuplement et le défrichement pacifiques du globe. Le but est donc humanitaire, à la fois civilisateur au sens très large du terme et créateur de richesses. Une autre doctrine est moins « utopique », plus réaliste et se fonde sur des considérations géopolitiques et stratégiques (Prévost-Paradol, par exemple) : accroître le poids de la France dans le monde – face au Royaume-Uni et  à l’Allemagne, les véritables concurrents en matière de Weltpolitik – passe par la fondation d’un Empire puissant, dont l’Algérie serait le pivot. La Conférence de Berlin, en 1885, inaugure d’ailleurs une forme de compétition à l’amiable entre les grandes puissances impérialistes. Une troisième doctrine – par ailleurs liée aux deux premières – reprend un vieux thème jacobin, celui d’une France « porteuse de lumière » sinon des Lumières. Francis Garnier, le colonisateur de la Cochinchine, l’explorateur du Mékong et le conquérant du Tonkin définit parfaitement le nouvel enjeu colonial. L’appât du gain, la quête du profit ne peuvent pas être les seuls mobiles de la construction d’un Empire. La France a reçu de la Providence la mission de l’émancipation, de l’appel à la liberté des races et peuples encore esclaves de l’ignorance et du despotisme. Reste à peupler ces territoires lointains, dans une France malthusienne et réfractaire à l’émigration (si l’on excepte certains courants traditionnels, comme celui des Basques…vers l’Amérique Latine !). Le résultat est bien décevant : en 1890, à peine un millier de personne quittent la Métropole pour se rendre outre-mer, sans certitude d’ailleurs de s’y fixer durablement. Et de toute évidence, il est difficile de faire de la colonisation pénale – en Nouvelle Calédonie, en Guyane  – un modèle de peuplement colonial pour les émigrants potentiels !
            De ce « mince point de départ » selon l’expression de Raoul Girardet, naît une idée coloniale et impérialiste française, qui trouve chez les géographes, les missionnaires catholiques et les républicains opportunistes les plus ardents propagandistes, relayés par une armée en mal d’action et d’aventures. Jules Ferry élabore dans les années 1880 une pensée coloniale autour d’une triple argumentation, d’ordre humanitaire, d’ordre économique et d’ordre politique. Fortement contestée à gauche comme à droite, cette doctrine peine à se répandre dans une opinion qui reste à conquérir. Ce n’est pas le plus mince enjeu de la colonisation dans une démocratie où les ministères tombent aisément, notamment à propos des expéditions outre-mer (le Tonkin !). Un Parti colonial n’est pas de trop (E. Etienne à la Chambre, J. Siegfried au Sénat), tout comme la création de Comités (de l’Afrique, de Madagascar, d’Océanie, du Maroc), de l’Union Coloniale Française, pour effacer dans l’opinion l’image traditionnelle du conquérant au profit de celle du « fondateur d’Empire », administrateur et bâtisseur, faiseur d’ordre et créateur de paix et même continuateur de la mission évangélique des Eglises - le cardinal Lavigerie, le fondateur des Pères Blancs, ne fait-il pas son appel au ralliement en rade d’Alger ?
            Les grands regroupements territoriaux renforcent l’idée de territoires unis : la Fédération Indochinoise, l’AOF, puis l’AEF. Gallieni, gouverneur général de Madagascar en 1898, distingue dans ses célèbres Principes de pacification et d’organisation les types d’action nécessaires à la pacification. A l’action politique et militaire succède l’action économique -  dépenses publiques, investissements privés - puis l’action civilisatrice, selon la « méthode progressive ». Pour Gallieni, qui tire les leçons de son expérience du Soudan et du Tonkin, il ne faut «détruire qu’à la dernière extrémité» -  lorsque l’insoumission est avérée - pour mieux bâtir sur les ruines un village, un marché, une école. Le soldat français - tout comme l’officier colonial - se fait alors « surveillant de travaux, instituteur, ouvrier d’art » et supervise les grandes campagnes de vaccination ; il est l’artisan d’une (re)construction civilisatrice et pacifique : routes, ponts, chemins de fer, maisons, hôpitaux ; il œuvre pour l’éradication des traites négrières et de l’esclavage (aboli à Madagascar en 1896, au Maroc en 1912). Une vision optimiste et humaniste qui contraste avec les violentes caricatures d’une presse satirique antimilitariste (l’anarchisante L’Assiette au beurre, notamment) ; celle-ci dénonce les boucheries coloniales et montre crûment la choquante vérité de l’animalisation et de la « brutalisation » des indigènes (O.Le Cour Grandmaison).


            C’est en Algérie que la IIIème République pense faire aboutir le rêve colonial d’une « deuxième France », au-delà d’une simple entreprise capitalistique. Après le grand soulèvement de Moqrabi (1871/72), l’objectif est bien de « franciser » par le « rattachement » (1881) tout en européanisant les terres indigènes (loi Warnier) : plus de 5 millions d’hectares ont ainsi été transférés à la fin du XIXème siècle. A la même période, le nombre des Européens nés en Algérie dépasse celui des immigrés. Il paraît à Alger en 1889 un livre populaire sur "la fusion des races européennes d'Algérie" ; on parle de plus en plus de « franco-algériens » voire d'Algériens tout court, avec la loi de 1889 qui institue la naturalisation automatique des enfants d'étranger, même si les Algériens d'origine européenne excluent de leur communauté à la fois les Juifs et les Musulmans. Au début du XXème siècle, la tendance est même à considérer que la forte expansion de la population musulmane est le résultat des bienfaits de la colonisation française, une position largement relayée par une certaine presse (les "reportages" illustrés de Lecture pour tous, l’Almanach du Petit Colon algérien). En réalité, si la paupérisation de la population algérienne est générale, surtout dans le Constantinois, les famines fréquentes (en 1887, 1893, 1897), si les « Jeunes Algériens », musulmans francisés et laïcisés, commencent à revendiquer une stricte application des principes républicains et la fin de l’inique régime d’indigénat, la doctrine officielle n’évolue pas et se complait dans une image idyllique du pays. A l'Exposition coloniale de Marseille en 1906,  l'Algérie y a cinq vastes bâtiments, avec reconstitution des souks et d'un café maure ; on y admire les photographies du port d’Alger, des écoles dans le bled.
            Et lorsque les frictions coloniales avec l’Angleterre (Fachoda en 1898) ou l’Allemagne (le Maroc en 1905, en 1911) deviennent sérieuses, c’est tout un patriotisme qui se réveille et qui ramène les radicaux-socialistes tout comme les nationalistes aux vérités premières de la Nation : l’Empire colonial ne constitue plus, en cas de conflit armé, une gêne, un facteur d’affaiblissement, mais au contraire représente un élément supplémentaire de puissance, presque un gage de victoire. Les campagnes de Lyautey au Maroc dans les années 1912-1914 apparaissent comme autant de réussites militaires françaises, quel qu’en soit le prix humain. Les jeunes gens de l’enquête Agathon (1913) disent « la fierté que procure la vision d’un « planisphère d’Afrique où de larges tâches rouges indiquent les terres où rayonne une âme ». Les cartes de géographie de l’école républicaine ne disent pas autre chose. Presque isolé et en tous les cas peu écouté,  Jaurès persiste à dénoncer la domination coloniale, laquelle sert le capitalisme, empêche la modernisation de la France et accroît le danger de guerre.


            Avec la Grande Guerre et l’apport des troupes coloniales – les Tirailleurs sénégalais venus aider la « mère-patrie » alimentent le mythe de la « Force Noire » de Mangin –, de la main d’œuvre coloniale (du Maghreb, d’Indochine, de Madagascar), c’est la naissance d’une conscience impériale, où l’enjeu colonial apparaît désormais plus clair. « C’est en partie grâce à son empire colonial, affirme un manuel scolaire en 1925, que la France a pu sortir victorieusement de la Grande guerre, de même que l’Angleterre doit également à ses colonies d’avoir pu mener la lutte jusqu’au bout ». Le Sénégalais Blaise Diagne – premier député noir en 1914 - œuvre à la reconnaissance du rôle des Tirailleurs dans la Grande Guerre. Des députés antillais comme H.Légitimus ou G.Candace donnent corps à l’idée d’une progressive intégration politique de l’outre-mer. Le Guadeloupéen G.Candace est ainsi élu député (modéré) en 1911. Ministre dans les années 30 et vice-président de la Chambre en 1938, il défend l’idée d’une mise en valeur de la France impériale. Celle-ci sort d’ailleurs renforcée de la guerre sur le plan territorial, avec l’ouest du Togo et le Cameroun allemands, les « mandats » en Syrie et au Liban : le domaine colonial est à son apogée avec 64 millions d’habitants sur plus de 12 millions de km2.
            En 1931, l’Exposition coloniale internationale est l’apothéose de « la plus grande France » : les liens économiques se sont renforcés (33% des exportations de la métropole, des importations en hausse constante), les « Croisières » (noire et jaune) suscitent l’intérêt passionné du public, la presse publie des suppléments coloniaux et les éditeurs une littérature coloniale à succès, les publicitaires  en font un argument de vente (« y’a bon Banania », les Cachou Négro, le cirage Bamboula), les lignes maritimes et aériennes se multiplient, les programmes scolaires intègrent pleinement l’histoire et la géographie de l’Empire, avec le soutien actif de l’Union coloniale. Dans le bois de Vincennes, c’est tout l’Empire qui est « exposé », avec en vedette la reconstitution grandeur nature du temple d’Angkor Vat et des « animations indigènes » très populaires. Les discours d’unité franco-coloniale – prononcés notamment par Lyautey - vantent la splendeur des « provinces d’outre-mer », où l’Indochine devient la « France d’Asie » et l’Algérie le « prolongement de la métropole ». Et l’on peut écouter Alibert chanter Nénufar, « Marche officielle de l’Exposition », une chanson au racisme rigolard, tout à fait dans la veine des chansons de l’époque.
            Il existe bien, non seulement une « France de 100 millions d’habitants », mais aussi une « vieille France d’Europe » et une « jeune France d’outre-mer », dont les élites fréquentent les meilleurs lycées (Senghor, Pham Duy Khiem à Louis-le-Grand), puis les grandes écoles.  L’enjeu colonial devient celui de toute la République, à travers le discours officiel de la « véritable grandeur de la France » (Daladier). Il demeure aussi celui de l’Eglise catholique, confortée par les encycliques missionnaires de 1919 et de 1926 dans la convergence entre l’idéal missionnaire et l’idéal colonial, entre la Croix du Christ et le drapeau national, dans une œuvre commune de « civilisation ». Il en découle une forme de morale coloniale, fondée sur un certain nombre de devoirs : devoir de répartition des richesses, devoir d’éducation - l’école républicaine est ainsi exportée en Algérie pour entreprendre la « conquête morale » des indigènes -, devoir d’assistance et de médicalisation, qui permet de définir une « juste colonisation ». Cette morale est aussi celle de la paix coloniale : vouloir pousser les peuples colonisés à se révolter est terriblement dangereux et ne mène qu’à leur anéantissement. Et si l’indépendance est au bout du chemin, c’est le retour à la barbarie, à la sauvagerie, au paganisme…


            Derrière les beaux discours d’autosatisfaction pointe une véritable inquiétude : c’est une autre réalité qui commence à apparaître dans l’entre-deux-guerres, celle d’une colonisation confrontée à de nouveaux enjeux, à de nouvelles menaces. S’agit-il des fascismes belliqueux et expansionnistes ? Ou du Japon impérialiste ? Pas seulement, ou pas vraiment. Le fait colonial est d’abord fragilisé par le système d’exploitation économique ; il est ensuite menacé par le communisme internationaliste, de nature profondément anti-colonialiste, enfin il est directement condamné par l’émergence des nationalismes indigènes.
            La France a toujours fondé de grands espoirs sur les ressources coloniales, mais les colonies ont longtemps souffert d’infrastructures insuffisantes  pour valoriser ces ressources. Les progrès des transports sont incontestables entre les deux guerres (chemins de fer, routes, canaux, liaisons aériennes), mais la production d’outre-mer apparaît en fin de compte plus concurrentielle que complémentaire de celle de la Métropole (les droits de douane à l’entrée en France des produits coloniaux ont été supprimés en 1913). Si les produits « exotiques » ne posent aucun problème majeur (le café et le thé d’Indochine, le tabac en Algérie) et deviennent même indispensables à l’industrie française (le coton, le caoutchouc), trois produits perturbent gravement le marché français : le sucre colonial, le blé et surtout le vin, la grande richesse de l’Algérie. Les tensions sont vives entre producteurs métropolitains et algériens, d’autant que l’Etat  refuse tout contingentement et envisage même dans les années 1930 une « autarchie » franco-coloniale comme remède à la crise mondiale.
            L’anti-impérialisme prend – notamment au moment de la sanglante guerre du Rif en 1925-26 – une coloration révolutionnaire, nettement anti-capitaliste et anti-militariste. L’enjeu est nettement celui de la libération des peuples colonisés, à travers la dénonciation des massacres, des exactions, des abus de pouvoir, de l’exploitation économique, sociale et culturelle. Le recours au travail forcé – ainsi pour la construction de la liaison Congo-Océan en 1922-1934 – justifie de telles positions. Plus nuancé peut-être dans les années 30, en raison des menaces fascistes, le discours anti-impérialiste de l’entre-deux-guerres se concentre surtout sur les abus de l’exploitation coloniale, à travers notamment la littérature, les écrits de Barbusse et surtout les livres de Gide (Voyage au Congo et Retour du Tchad), des enquêtes journalistiques - on pense notamment aux « Quelques notes sur l’Indochine » publiées dans la revue Esprit par Andrée Viollis, véritable dénonciation des méthodes coloniales au Tonkin (1932). Certains hommes politiques ont compris la nécessité de faire évoluer le statut des coloniaux, à défaut d’accorder l’autonomie ou l’indépendance. L’idée d’assimilation n’est en effet pas morte. Un leader comme Ferhat Abbas milite encore dans les années 30 pour l’intégration des musulmans dans la citoyenneté française, avant d’évoluer vers l’idée de séparation (le Manifeste du Peuple Algérien date de 1943). En dépit d’un projet ambitieux, Léon Blum et M.Viollette – un ancien gouverneur d’Algérie très critique sur l’état d’esprit colonial - ne parviennent pas à s’appuyer sur la dynamique du Front Populaire pour faire évoluer le droit colonial et ouvrir  le collège électoral européen à 25000 Musulmans. Que pèsent de toute façon ces initiatives face à l’action concertée des lobbies coloniaux ? En 1938, le ministre de l’Education Nationale Jean Zay recommande ainsi aux professeurs d’histoire et de géographie « d’insister sur les colonies françaises » et de respecter les programmes (« la formation de l’Empire colonial français » y est inscrite depuis 1925).
            Quant aux nationalismes indigènes, ils s’appuient non seulement sur des principes idéologiques (le communisme de Hô Chi Minh, L’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, le nationalisme d’Abd-el-Krim, de Khaled-el-Hachemi) ou politico-religieux (le panarabisme du Destour, les Oulémas du cheikh Ben-Bâdîs), mais aussi culturels. De leur point de vue, l’enjeu n’est pas seulement national, mais aussi racial. Le mythe du sauvage tend à s’atténuer en Occident grâce aux progrès de l’anthropologie et de la sociologie et le mythe civilisateur s’atténue. René Maran, fonctionnaire colonial d’origine antillaise et prix Goncourt 1921, écrit sans détour dans son livre Batouala, véritable roman nègre: « Civilisation, orgueil des Européens (…) tu bâtis ton royaume sur des cadavres. » De son côté Aimé Césaire, le brillant Normalien, défend en 1939 une négritude que revendique aussi son condisciple L.Sedar Senghor. On parle déjà à la veille de la guerre d’une  « communauté impériale », comme si l’enjeu était moins celui de la domination que de l’acceptation mutuelle d’un destin commun. Certains lancent l’idée d’un Parlement consultatif colonial, qui ouvrirait la voie aux « Etats-Unis de France », mais la IIIème République n’a plus le temps de réformer en profondeur ses institutions d’outre-mer.


            La Seconde Guerre mondiale va incontestablement déplacer l’enjeu colonial vers ce qu’on a nommé faute de mieux « décolonisation » et qui s’apparente plutôt à un reflux impérial, par ailleurs de dimension mondiale et pas seulement française. L’enjeu est désormais celui d’un immense mouvement d’émancipation qui de l’Afrique à l’Asie, secoue les peuples colonisés. La France n’est évidemment pas épargnée : émeutes en Algérie en 1945 et à Madagascar en 1947 (très lourdement réprimées par l’armée dans les deux cas), longue guerre en Indochine, revendications nationalistes au Maroc. A-t-on bien pris la mesure, dans les milieux politiques et militaires, de cet enjeu ?
            Le message de Gaston Monnerville – d’origine guyanaise, tout comme Félix Eboué –  devant l’Assemblée consultative le 25 mai 1945 est sans ambiguïté : « Grâce à son Empire, la France est un pays vainqueur ». Un Empire qui a représenté sous l’Occupation un véritable enjeu militaire, mais aussi idéologique entre Vichy et la France Libre. Si Pétain refuse de partir hors de France, c’est aussi parce que son régime défend « l’unité nationale, c’est-à-dire l’étroite union de la métropole et de la France d’outre-mer ». Les mêmes thèmes sont alors développés à Londres et « que l’Empire reste la possession de la France » est l’une des préoccupations majeures du général de Gaulle. Symboliquement d’ailleurs, après l’entrée en résistance de Tahiti, des comptoirs indiens et de la Nouvelle-Calédonie (septembre 1940), le gouverneur Félix Eboué accomplit dès le 26 août 1940 le ralliement du Tchad à la France Libre, anticipant celui de toute l’AEF et servant de base territoriale au mouvement gaulliste jusqu’au débarquement anglo-américain.  A partir de 1943, l’Armée d’Afrique commandée par le général de Lattre de Tassigny réussit l’amalgame d’une  « représentation vivante de tout l’Empire » ; elle s’illustre en Italie, dans la libération de l’île d’Elbe et lors du débarquement en Provence.
            Certes, la Conférence de Brazzaville en 1944 et la Constitution de 1946 apparaissent en rupture – du moins sur les principes –  avec tout un passé colonial. Le préambule de la Constitution est sur ce plan un modèle du genre, puisqu’il est question d’une « union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion et que la France entend  « conduire les peuples (…) à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires, écartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire. ». Pourtant, ces nouvelles institutions, si elles se font l’expression du nouvel enjeu colonial – celui d’une future émancipation – ne débouchent sur aucune révision de la conception traditionnelle de la colonisation « à la française ». Les DOM et les TOM sont en effet des composantes de la République, laquelle est (article 1er du titre I) « indivisible, laïque, démocratique et sociale », ce qui limite singulièrement toute perspective d’évolution séparée de ces territoires; l’Assemblée de l’Union Française n’est que consultative et le pouvoir reste aux mains du Parlement et du gouvernement français. En fait, personne ne veut perdre ou amputer la nouvelle « Union française », qui se substitue en fait au vieil Empire, garant de la puissance de la France dans le monde d’après-guerre. Faut-il remanier, dit en substance M.Viollette en 1947 l’œuvre admirable que la IIIème République a donnée à notre pays ? Détruire un bel édifice, reprend le député Pierre July,  cimenté par tous les soldats, les missionnaires, les colons, les héros épiques Gallieni et Lyautey, en bref « la rayonnante création du génie universel et humain de la France ? » D’autant que, selon le ministre des colonies, Marius Moutet, la France, contrairement à l’Australie ou aux Etats-Unis, n’a pas fait disparaître les populations indigènes !
            Derrière les discours rassurants, l’enjeu est bien désormais celui de la survie de l’Empire, dans un monde où les décolonisations sont rapides et spectaculaires (les Indes britanniques dès 1947), selon le principe onusien du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». De plus, si la guerre froide peut dans une certaine mesure ralentir certaines évolutions, ni les Etats-Unis ni l’URSS ne sont prêts à soutenir bien longtemps les vieilles puissances coloniales. Dans la logique des Blocs, les indépendances deviennent alors des enjeux essentiels, aussi bien en Asie qu’en Afrique. De toute évidence, en Indochine, il ne s’agit plus de se battre pour l’héritage de Jules Ferry mais bien pour arrêter en Asie la pénétration communiste, pour défendre les valeurs du « monde libre », pour disposer de bases solides en cas de conflit généralisé. Quoiqu’il en soit, les finalités coloniales deviennent de plus en plus floues dans une IVème République fragile et instable, alors que l’anticolonialisme gagne partout du terrain. Frantz Fanon publie en 1952 Peau noire et masques blancs, tandis que Sartre définit dans Les Temps Modernes le colonialisme comme un système global et raciste de spoliation et d’exploitation. Dans l’édition d’après-guerre de Tintin au Congo (belge, il est vrai !), le célèbre petit reporter fait d’une certaine manière son autocritique : il ne glorifie plus dans les écoles de brousse la « mère patrie », mais se contente d’apprendre le calcul. Dans Paris-Match, le journaliste Raymond Cartier actualise habilement de vieilles thèses populistes, selon la formule célèbre « la Corrèze plutôt que le Zambèze ». En effet, l’opinion publique comprend mal qu’on construise en Afrique des lycées modernes tandis que des préfabriqués tiennent lieu de CEG dans les régions de la métropole.
            Le choc et l’humiliation de Diên Biên Phu le 7 mai 1954 marquent très certainement un tournant dans l’histoire coloniale ; mais qui en France s’est vraiment senti concerné par cette guerre lointaine ? L’année 1954 est plutôt celle d’un lâche soulagement. Pierre Mendès France incarne –  à tort ou à raison –  une forme de modernité politique en matière coloniale, à travers la fin de la guerre d’Indochine et l’autonomie de la Tunisie, mais il ne peut empêcher une nouvelle crise, celle de l’Algérie. Le drame algérien, qui se noue en 1954-1956 et se prolonge par une sale guerre jusqu’en 1962, cristallise à lui seul tous les espoirs et les désillusions de l’aventure coloniale française depuis 1830. Le discours impérial en est provisoirement revigoré : peut-on brader un héritage légué par plusieurs générations ? Faut-il abandonner tant de débouchés pour notre industrie et notre commerce et ignorer la manne énergétique du sous-sol algérien ? Faut-il revenir sur le statut de 1947, très favorable aux Européens ?


            En novembre 1954, F.Mitterrand résume sans conteste l’opinion majoritaire lorsqu’il affirme en réponse à l’insurrection algérienne que « Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule nation, un seul parlement ». Et dans les milieux politiques comme militaires, la « guerre » à mener n’en est pas une. Il s’agit de maintien de l’ordre dans des départements français, face à des mouvements de nature révolutionnaire. L’enjeu n’est donc pas colonial, mais national. Si Raymond Aron, dans La Tragédie algérienne met en avant des arguments réalistes, à la fois politiques et économiques, en faveur d’une inévitable souveraineté algérienne et donc d’une « Autre France », Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie en 1955, dit sans détour que «l’on ne se débarrasse pas à  la sauvette d’une province qui fut française avant Nice et la Savoie ». L’enjeu républicain de l’indivisibilité du territoire est pourtant totalement dépassé : face au FLN d’abord, pour qui l’indépendance est la seule issue possible ; face à  l’ONU et aux grandes puissances ensuite, qui considèrent que la France doit respecter le droit des peuples à disposer d’eux mêmes ; face à l’opinion publique enfin, divisée en métropole sur un conflit qui est aussi celui de ses jeunes conscrits. Au débat succède le déchirement et la guerre civile, particulièrement dans une Algérie qui devient un véritable bourbier militaire. La gauche communiste radicalise certes ses positions, mais n’en vote pas moins en 1956 l’octroi des « pouvoirs spéciaux » au gouvernement Mollet, tandis que la droite nationaliste et antiparlementaire connaît à la faveur du conflit algérien une véritable résurgence. Il ne s’agit alors plus seulement de la survie de l’Algérie française, mais de la survie d’un régime dont on se plait à critiquer l’impuissance à venir à bout de la « rébellion » : la Vème République naît de cette impuissance coloniale.

Mitterrand en 1954 : l'Algérie c'est la France.


                   La fin dramatique de la guerre d’Algérie (1958-1962) occulte en fait la relative réussite de la décolonisation africaine. En 1958, la France offre aux Africains et aux Malgaches le choix entre une libre association dans le cadre de la Communauté française et la sécession : seule la Guinée de Sékou Touré vote non au référendum constitutionnel. En parallèle, certains territoires (la plupart non africains) choisissent de rester des TOM et de ne pas s’intégrer à la Communauté (la côte des Somalis, les Comores, la Nouvelle Calédonie, la Polynésie, Saint-Pierre-et-Miquelon). La Communauté devient vite un cadre trop étroit pour les Etats membres, qui aspirent à une pleine indépendance, tel le Sénégal de L. Sédar Senghor. Le premier état à réclamer son indépendance est le Mali, qui lui est accordée solennellement – avec celle de Madagascar – en juin 1960. A la fin de l’année 1960, tous les pays d’Afrique noire obtiennent leur indépendance et sont admis à l’ONU. 
            L’indépendance algérienne ne passe par les mêmes voies de la négociation pacifique. L'ambiguïté du discours gaulliste - le « Vive l’Algérie française ! » n’a été prononcé qu’une seule fois à Mostaganem, mais probablement une fois de trop - contribue à attiser les divisions des Français. C'est une nouvelle guerre franco-française qui se dessine, qui ne manque pas de rappeler l’Affaire Dreyfus : défense des droits de l'homme et de la justice, d'un côté; défense de l'armée et de la raison d'État au nom de la nation, de l'autre. Les catholiques sont divisés et la revue Témoignage chrétien joue par exemple un rôle important dans la dénonciation de la torture et de la guerre. Autre symbole fort de ce déchirement en deux camps opposés, les intellectuels s'engagent par les formes traditionnelles de leur combat, à travers les pétitions et les articles de presse : en septembre 1960, la pétition dite « des 121 » (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Pierre Boulez, François Truffaut, Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz, Simone Signoret, Yves Montand etc.) proclame le droit à l'insoumission et donc le droit à la désertion pour les soldats.  Une contre pétition d'intellectuels, parmi lesquels Roland Dorgelès, Jules Romains, Roger Nimier, favorables à l'Algérie française, dénonce « une  minorité de rebelles, fanatiques, terroristes et racistes [...] armés et soutenus financièrement par l'étranger ". Le PCF se prononce bien sûr pour l’« arrêt de la guerre », mais il a une attitude relativement peu offensive et se voit dépossédé des principales initiatives au profit d'autres mouvements, comme l'Union nationale des étudiants de France (UNEF) ou encore le jeune Parti socialiste unifié (PSU), créé en 1960  comme un « groupe d’action pour la paix en Algérie »..
            Arès les tergiversations de l’année 1958, la perspective proposée par de Gaulle en septembre 1959 est celle de l'autodétermination: les Algériens ont à choisir entre la francisation, la sécession et une forme d'autonomie interne dans le cadre de l'Union française. Parallèle- ment, il se montre ferme face aux Français d'Algérie qui défient le pouvoir, comme lors de la semaine des barricades, insurrection déclenchée par des activistes d'Alger en janvier 1960, puis au moment du putsch commandé par quatre généraux, Challe, Jouhaud, Salan et Zeller, en avril 1961. Les soldats du contingent jouent un rôle décisif dans l'échec du coup d'État, en refusant d'obéir aux ordres des officiers putschistes. De Gaulle fait alors usage de l'article 16 de la Constitution et s'empare des pouvoirs spéciaux, non sans utiliser habilement le pouvoir de la télévision sur les masses.

Le général de Gaulle en habit militaire s'adresse aux Français en 1961


            Les dernières années du conflit sont marquées par des tragédies dont les victimes viennent s'ajouter à tous les morts de la guerre (24 000 parmi les soldats français et 234 000 parmi les combattants indépendantistes et la population algérienne, selon l'estimation de Ch-R. Ageron). À partir de 1960, l'Organisation de l'armée secrète (OAS), groupe dont les membres luttent pour la préservation de l'Algérie française, se met à perpétrer des attentats terroristes en Algérie et en métropole. Le 17 octobre 1961, à Paris, des Algériens manifestent pacifiquement, à l'appel du FLN: un certain nombre de manifestants tombe sous les coups de la police parisienne. Le 8 février 1962, c’est le drame de Charonne lors d’une manifestation anti-OAS, neuf personnes (presque toutes communistes) périssent étouffées ou écrasées lors de l'assaut de la police à la station de métro du même nom. Le 18 mars 1962, le cessez-le-feu est proclamé et lors du référendum organisé le 8 avril, plus de 90 % des électeurs approuvent les accords d'Évian qui confèrent à l'Algérie son indépendance. Près d’un million de « pieds-noirs » sont rapatriés d’Algérie, dans des conditions parfois difficiles. La plupart s’installent dans le Midi et en Corse, non sans la nostalgie d’une époque révolue. Parmi ces rapatriés figurent environ 20000 « harkis » ou supplétifs musulmans de l’armée française, indésirables dans leur pays d’origine et peu considérés dans leur pays d’accueil.

Les harkis, supplétifs de l'armée française et oubliés de la République (exposition 2020 du SHD de Vincennes qui fut prolongée jusqu'au 17 juillet)

La fin de l’Empire colonial africain entre 1958 et 1962 n’a pas provoqué l’effondrement redouté, ni en France ni dans les anciennes possessions françaises. Au fond, le pays en revient – dans un contexte démographique et économique bien plus favorable qu’au XIXème siècle – à consacrer l’essentiel de ses forces à son expansion intérieure, dans le nouveau cadre du Marché Commun. La « plus grande France » prend la forme de la modernité urbaine et industrielle et c’est alors le « Concorde » ou le « France » qui font rêver à de nouveaux espaces.
Faut-il alors rappeler en conclusion l’une des célèbres apostrophes de Clemenceau à Ferry dans le débat crucial qui s’est joué à la Chambre dans les années 1880 : « Vous êtes en face d’un pays où se dressent les problèmes les plus graves pour une nation. Et vous trouvez qu’il n’y a pas là un domaine suffisant pour une ambition humaine et que l’idée d’augmenter la somme de savoir, de lumière dans notre pays, dé développer le bien-être, d’accroître la liberté, le droit, d’organiser la lutte contre l’ignorance, le vice, la misère, d’organiser un meilleur emploi des forces sociales, vous ne trouvez pas que tout cela puisse suffire à l’activité d’un homme politique, d’un parti » ?

Le débat Ferry/Clemenceau en 1885 : une autre voie était possible

Clemenceau avait sans doute mesuré dès 1885 la contradiction fondamentale entre les principes de la République et l’action coloniale mais il n’avait pas les moyens d’inverser le cours de l’histoire européenne. Dans un article de La Dépêche datée du 20 mai 1900, le même Clemenceau était scandalisé par l'exposition au Trocadéro de "têtes de nègres coupées", tout en conseillant aux lecteurs de se procurer le pamphlet de Paul Vigné d'Octon, dédié au ministre des colonies, La Gloire du Sabre...                                                                                  

 

 

 

 

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