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MAI 2011

Autour du 10 mai...la victoire de F.MITTERRAND


Les journées de mai 1981, qui marquent la victoire électorale de François Mitterrand, n'ont pas été vécues voici trente ans sur le mode de l’alternance démocratique normale (comme en Allemagne ou au Royaume-Uni), mais sur le mode sentimental et festif qui rappelle à la fois les épisodes révolutionnaires, les grandes commémorations républicaines, les épisodes du Front Populaire ou de la Libération de Paris...Trente ans et quelques "commémorations" après, on peut s'apercevoir que le 10 mai est devenu certes une "date" dans l'histoire de la Vème République mais aussi un véritable "lieu de mémoire" politique, selon l'expression chère à Pierre Nora. Chacun se souvient probablement ce qu'il faisait ce 10 mai et les sentiments qu'il a éprouvés, heureux ou malheureux...

Le 10 mai 1981 au soir, la télévision annonce sur un écran minitel en trois couleurs l'élection du nouveau président. Au dehors, la fête populaire bat son plein toute la nuit à la Bastille et à la République. Jack Lang, l'inaltérable ministre de la culture, pourra dire quelques mois plus tard que « Les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière ». C’est ce que l’on a appelé à l’époque « l’état de grâce » et il va durer en effet quelques mois. Le jour de son investiture, le 21 mai 1981,  Mitterrand organise une grande cérémonie républicaine au Panthéon, grande opération de communication politique. Au son de la 9ème de Beethoven et de l’Hymne à la Joie, il remonte la rue Soufflot avec des dizaines d'amis politiques et va déposer une rose (en réalité, on lui tendra une rose à l'entrée de chaque salle) sur les tombes de Victor Schoelcher, de Jaurès et enfin de Jean Moulin. Cette cérémonie - assez éloignée on en conviendra de ce qui s'est passé en 2007 au Fouquet's - apparaît, avec le recul, très didactique, comme s'il avait paru nécessaire alors de relancer le grand récit national républicain, un peu en sommeil depuis la Libération. La gauche de mai 1981 se veut l'héritière de la république festive de 1790, 1848, 1880, 1936 et 1944 et ne tarde pas à le faire savoir. En septembre, le 8 mai est rétabli comme fête nationale chômée, fête de la paix de l'amitié et de la liberté et pas seulement de la commémoration de la victoire contre le nazisme. Quant au 14 juillet (81), Jack Lang veut lui redonner les couleurs civiques qu'il aurait perdues dans des célébrations trop militaristes, pas assez citoyennes (l'armée c'est le peuple). Et le 11 novembre est lui plus clemenciste tendance rad-soc que jamais ! En bref, on est dans l'emphase républicaine. Il s'agit à la fois de détruire ce qui reste de la pensée-68 avec ses avatars imprévisibles (la dérision redoutable de la "candidature" Coluche quelques mois auparavant) et ne pas donner à l'opposition l'image d'un régime prêt à faire table rase.

Mais la victoire de mai sonne également comme une revanche pour la gauche républicaine, privée du pouvoir depuis mai 1957 (et la chute de Guy Mollet), un pouvoir "confisqué" par la Vème République gaullienne et néo-gaullienne. Ainsi, comme en 1936, la droite – qui estime n’avoir perdu qu’en raison de ses divisions internes, ce qui d'ailleurs n'est pas faux -  s’affole et croit voir le Grand Soir collectiviste se profiler.

Une « vague rose » submerge en effet le Parlement aux élections de juin 1981 (le PS obtient 285 sièges sur 481 soit la majorité absolue) tandis que quatre ministres communistes font partie du cabinet de Pierre Mauroy, fait sans précédent depuis le GPRF puis le tripartisme. Sauriez-vous aujourd'hui les citer ? A l'époque, on connaissait parfaitement leurs noms, Charles Fiterman (Transports), Anicet Le Pors (Fonction publique), Jack Ralite (Santé) et Marcel Rigout (Formation professionnelle). Le président a donc la majorité de sa politique, ce que n’a pas eu, sous la Vème République, De Gaulle entre 1958 et 1962 ni Giscard de 1976 à 1981.

De fait, F. Mitterrand est résolu à imposer « le changement », politique, social, culturel et à appliquer les « 110 propositions » du candidat. L’activité réformatrice est intense entre mai 1981 et mai 1982, probablement la plus riche de toute l’après-guerre, si l’on excepte la période particulière de la Libération. Mais les espoirs générés par le changement sont vite déçus à l’épreuve du pouvoir mais aussi des réalités économiques et sociales (dès 1982, on parle de « pause » dans les réformes, puis de « rigueur » - sous l’euphémisme d’ailleurs de « parenthèse de la rigueur »). Laurent Fabius est chargé en 1984 de rajeunir la gauche et de la convertir aux réalités gestionnaires, mais c’est un échec, du moins un échec électoral. Il était question dans le programme socialiste (et l'hymne) de 1977 de "libérer [nos] vies des chaînes de l'argent" mais la décennie 80 est justement celle du fric décomplexé, celle de l'affaissement général et du grand renoncement, pour reprendre les termes du livre-pamphet de François Cusset, Le cauchemar des années 80. Comme on le sait, la vie politique française devient très chaotique de 1986 à 1995 – en effet deux défaites électorales sévères en 1986 et 1993 et deux cohabitations avec les droites rythment les deux septennats de François Mitterrand. De plus le Front National fait une percée spectaculaire au milieu des années 80, transformant durablement le paysage politique hexagonal (qu’on se souvienne du 21 avril 2002). 

Le seul véritable élément de stabilité semble avoir été Mitterrand lui-même, qui s'est trouvé de plus en plus à l’aise dans le rôle du monarque républicain, qu’il a tenu jusqu’à la fin de son deuxième septennat en 1995, en dépit de sa maladie (longtemps cachée), des cohabitations et des scandales qui ont miné la fin du deuxième septennat. C'est évidemment l'un des grands paradoxes du pouvoir mitterrandien, l'homme public ayant été le plus farouche contempteur - de 1958 à 1981 - de la dérive monarchiste et personnelle du pouvoir présidentiel gaullien (puis giscardien).

Le personnage complexe de Mitterrand a fait l’objet d’un purgatoire - sinon d’un enfer - de 1996 à 2005, pour être aujourd’hui plus ou moins réévalué, en un temps de crise politique à droite comme à gauche. En 2007, Ségolène Royal n'a plus craint (comme Jospin en 2002) de se réclamer de l'héritage de F.Mitterrand, les leaders socialistes y voient pour 2012 un exemple de conquête réussie du pouvoir et les regards portés sur "Tonton" (le surnom affectueux des années 1980) ont pris une certaine distance critique. Et même sur l'amitié trouble avec René Bousquet, sur son passé de jeune militant d'extrême-droite, on finit par lui trouver de vraies circonstances atténuantes.

Quant aux historiens, leur tâche n'est pas facile pour éclairer le 10 mai 1981, tant la période a suscité espoirs et désenchantements et tant elle a encore de fortes résonances politiciennes. Que peut-on lire là-dessus ? Pas mal de biographies - inégales - de Mitterrand sont sur le marché (Lacouture, Giesberg, Péan) ; il y a le colloque (peu critique) de 2001 sur "Les années du changement, 1981-1984" à l'Institut François Mitterrand ; on dispose aussi des bonnes synthèses de Becker/Ory (Nouvelle Histoire de la France contemporaine au Seuil, Tome 19) ou de Mathias Bernard (La France de 1981 à 2002 en Poche références) ; beaucoup de témoignages d'intérêt historique variable ont aussi été publiés (les Verbatim d'Attali sont une somme d'informations, toujours à recouper certes, mais séduisante par son côté archive brute). Et puis il y a quelques témoignages rétrospectifs qui en disent long sur la comédie du pouvoir, comme Un chagrin politique de Martine Storti (Editions L'Harmattan 1996). La militante était dans la voiture qui ramenait Mitterrand de Chateau-Chinon à Paris, avec sa femme Danielle et Christine Gouze-Rénal :

Pierre, le chauffeur, a allumé la radio et pendant un certain temps, nous n'avons fait que cela, écouter la radio, avec les télégrammes de félicitations qui arrivaient du monde entier, et les commentaires et les déclarations des uns et des autres, et quand on a entendu Pierre Juquin, alors membre du Parti communiste, affirmer qu'il était vraiment heureux que Mitterrand soit élu, le Président a lâché "quelle comédie !", puis il est reparti dans son silence.

La revue socialiste est revenue sur l'événement 81 dans un numéro concocté (mai 2011) par l'historien Alain Bergougnioux ; elle propose une analyse approfondie (et sans concessions finalement même si l'objectivité est illusoire de la part de cette revue) de la période du 10 mai. Si l'on met de côté les regards polititiques évidemment complices (Aubry, Mauroy, Roudy, Fabius, Badinter), on pourra lire une "leçon d'histoire" de Jean-Noël Jeanneney qui fait écho à son ouvrage consacré au cartel des Gauches de 1924 (Leçon d'histoire pour une gauche au pouvoir). Mitterrand a selon lui gagné non seulement sur un programme - résolument à gauche, dans la tradition du socialisme de Jaurès et Blum - mais aussi sur une gestion toute personnelle (et j'ajouterais assez florentine) du "temps politique". Un certain nombre d'articles de la revue apportent des contributions tout à fait intéressantes à l'histoire du militantisme politique, un champ au fond assez inexploré si ce n'est par la sociologie politique. De plus, on lira le témoignage de celui qui, dans cette histoire, n'a pas toujours eu le beau rôle et pour lequel les années Mitterrand ont laissé un goût amer...un certain Michel Rocard.

Enfin, pour sourire (?) un peu et se souvenir que la "tontonmania" a bien existé dans les années 1980, on réécoutera la chanson quasi soviétique composée par Renaud en l'honneur du grand homme au chapeau :

Il a le regard des sages
Il est la force tranquille, sereine
Il est comme un grand chêne
Il sait la futilité
De toute chose
La douceur et
La fragilité des roses

Ou encore Barbara (en 1981, émoustillée par le grand soir)

Ce soir
Quelque chose a changé
L'air semble plus léger
C'est indéfinissable

Une autre époque, assurément.