PATRIOTE ET ECRIVAIN, ORWELL S'EN VA-T-EN GUERRE

"As I write, highly civilized human beings are flying overhead, trying to kill me" (George Orwell).



I - Lear ou le Fou

En mars 1947, Orwell publie dans la revue Polemic un vigoureux essaidans lequel il met en pièce l'appréciation que Tolstoïportait surl'œuvre de Shakespeare, et plus particulièrement King Lear . Par le biais de cet essai, Orwellpropose une puissante réflexion sur le pouvoir et la guerre.S'étonnant que Tolstoï puisse railler le roi car il est un "Lear"à sa manière, Orwell, dans le sillage du poète de Stratford, conclut que dans lavie il faut savoir ce que l'on veut, que la fin justifie les moyens et quela sagesse du Fou est infiniment plus saine que l'irréalisme du vieu roi:

The Fool'sjokes, riddles and scraps of rhyme [.…] are like a trickle of sanityrunning through the play, a reminder that somewhere or other, in spite of the injustices, cruelties, intrigues, deceptions and misunderstandingsthat are being enacted here, life is going on much as usual.

La vie del'auteur d'Anna Karénine , comme celle de Lear, poursuit Orwell,fut "un acte prodigieux et gratuit de renonciation". Renoncer à laforce, pense Orwell après Shakespeare, c'est inviter l'autre à vous déclarer la guerre.Lorsqu'un roi se destitue de son pouvoir, il déclenche la violence aulieu de pacifier le monde. Orwell ne rêve pas : il sait que lesiècle qui l'a vu naître est le plus guerrier, le plus meurtrier de l'histoire de l'humanité,et celui où la violence a été pleinement institutionnalisée. Ilfaut être un "Lear" tout à fait bêlant pour préférer lemonde de l'au-delà et ses illusions, au monde d'ici-bas ("this world") dans sa cruelleréalité .
A Eton, Orwell reçut sa part d'enseignement, de culture militariste. Il sut prendre du recul par rapport à cette vision du monde, ce qui nel'empêcha pas de s'enrôler au sortir de l'enseignement secondaire,alorsque rien ni personne ne l'y contraignait, dans la police impériale enBirmanie. C'est bel et bien durant sa plus tendre enfance qu'Orwell avaitété imprégné d'idéologie belliciste, d'une philosophie portant au plus haut niveau lesvaleurs de défense sacrée de la patrie, avec comme corollaire unepéjoration de l'ennemi. A l'âge de onze ans, il publiait, dans uneveine tout à fait kiplingesque, son premier poème : "Awake! Young Men of England" :


Oh! give methe strength of the lion,
The wisdom of Reynard the Fox,
And then I'll hurl troops at the Germans,
And give them the hardest of knocks.
Oh! think of the War lord's mailed fist,
That is striking at England today;
And think of the lives that our soldiers
Are fearlessly throwing away.
Awake! oh young men of England,
For if, When your Country's in need,
You do not enlist by the thousand,
You truely are cowards indeed

Denombreux poncifs militaristes sont présents dans ce texte : le lionbritannique, l'ennemi terrorisé que l'on va fouler aux pieds, ces vies que les soldats vont offrir sans peur et la honte qui va rougirle front des couards. Deux ans plus tard, le jeune Eric Blair récidiveradans la même veine dans une élégie à la gloire de LordKitchener .

Au début des années trente, après la révision déchiranteque l'on sait sur laquelle il s'est pesamment étendu dans la deuxièmepartie de The Road to Wigan Pier , Orwell assuma bel et bien lerôle du roi à la conscience déchirée qui se dévêt de son pouvoir, se dissocie de l'Establishment .
Un peu plus tard, ses convictions socialistes s'étant fortifiées, ilpartira en Espagne en journaliste-écrivain, mais il vivra dans lestranchées républicaines en moine-soldat. Ecœuré par ladéfaite des légalistes, mais surtout par les agissements de Staline relayé par leParti Communiste Espagnol, il rentrera en Angleterre avec la volonté incoercible de vivre, de profiter des choses de la vie. Car il ne voudrase souvenir que de la faim, du froid, de la crasse, des mauvaises odeurs deson hiver passé au front en Aragon. Avec l'expérience grave de ceuxqui ont vécu, il condamnera la légèreté avec laquelle un Auden, dans sonpoème "Spain", en appelle au meurtre politique :

Personally Iwould not speak so lightly of murder. It so happens that I have seen thebodies of numbers of murdered men […] Therefore I have some conception of what murder means, the terror, thehatred, the howling relatives, the post-mortems, the blood, the smells .

Le portrait qu'il brosse de son pays à la fin de Homage to Cataloniaest la pochade pacifiste d'un pays immuable, invraisemblablement indolent,insouciant à l'excès dans un "profond sommeil" que les bombes viendront fracasser .
Orwell n'était pas un homme de guerre, mais un homme qui fut contraintde vivre en guerre, de faire la guerre ou de la subir, sans peur et sansreproche. En 1947, il publie "Why I Write", l'un de ses textes les plusimportants . Il agrémente, cette très dense réflexion surl'écriture, l'engagement et l'art d'un poème doux-amer où perce unfantasme de paix, le regret d'un paradis manqué. Lui, le curé de campagne "moustachu"déplore que tous les gens d'église soient "rasés de près" etpense au bon vieux temps où les passereaux pouvaient "faire trembler [ses] ennemis". Aujourd'hui,malheureusement, les canards ne s'envolent plus à l'aube et "les chevauxsont en acier chromé".

II Des ambiguïtés

Il n'est pas simple de se forger une vision cohérente de la guerreselon Orwell à la simple lecture de ses œuvres, Homage toCatalonia en particulier. Car si la guerre est indéniablement l'enfersur terre, un univers proche de ceux décrits par E.M. Remarque ou Roland Dorgelès , lescombats sont une expérience agrémentée de lyrisme que chacun doitavoir connue au moins une fois dans sa vie. Comment ne pas avoir envied'aller-en- guerre après avoir lu ces quelques lignes de la première page de Homage toCatalonia où Orwell narre sa rencontre avec un jeune Italien :

Queer theaffection you can feel for a stranger! It was as though his spirit and minehad momentarily succeeded in bridging the gulf of language and tradition and meeting in utterintimacy. I hoped he liked me as well as I liked him.

Ilconvient également d'ajouter ici que toute sa vie durant notre auteur nerépugnera pas à affiner cette image de lui-même en tant qu'ancien combattant de la Guerre d'Espagne, d'écrivainrevenu des tranchées après qu'une balle lui eut traversé la gorge.Les quatrièmes de couverture des éditions originales de ses livres,les "chapeaux" présentant ses articles dans les journaux comporteront souvent la mention "blessé en Espagne".
Orwell développa, vers 1940, l'idée selon laquelle la guerre est unrite initiatique, car on ne saurait être un homme sans s'être battu."My Country Right or Left" est, à cet égard, un des textes les plusmilitaristes qu'il ait écrit . Frôlant le caporalisme, Orwelldéplore que la société civile anglaise soit insensible aux valeurs militaires en ce qu'elles sontporteuses de victoires :

For years afterthe war, to have any knowledge of or interest in military matters, even toknow which end of a gun the bullet comes out of, was suspect in'enlightened' circles.

Laconnaissance du rite de la guerre, Orwell la puise directement dans sonexpérience de combattant d'Espagne. Il décrit longuement cequ'être séparé du monde des civils implique, il narre avec précision le long voyagequi l'amène d'Angleterre au front, il livre les mots rituels du vocabulaire des combattants, expose avec naturelles conditions de vie dans les casernes entre hommes, puis il nous faitpénétrer dans ce que les Africains appelleraient le bois sacré,c'est à dire l'entraînement au combat et le maniement des armes. Le point fort de ce processusrituel étant naturellement l'état de blessure ou de mort. Cetteexpérience ultime est décrite à loisir, lyricisée, quoique avecretenue:

Roughlyspeaking it was the sensation of being at the centre of an explosion.[…] I felt a tremendous shock, such as you get from an electric terminal;with it a sense of utter weakness, a feeling of being stricken andshrivelled up to nothing. […] I had a numbed, dazed feeling, a consciousness of being very badly hurt,but no pain in the ordinary sense. .

D'êtretouché permet au narrateur de pénétrer naturellement dans le mondedes blessés, avec toutes ses horreurs et derelativiser, avec un détachement tout etonien, sa propre infortune : "the wound was a curiosity ina small way" . D'avoir versé sonsang autorise Orwell à être plus fort : "I was in a different mood, a more observingmood" , et à quitter le monde descombats avec une assurance plus consommée, une perception plus achevée de sa propre virilité, la conscienceque la guerre est sale mais nécessaire . Ceux qui prennent l'épée périront parl'épée, pense gravement Orwell, mais ceux qui ne prennent pas l'épéepériront dans la putréfaction .Alors être blessé, c'estêtre purifié, c'est expier, payer son écot à l'anti-fascisme,au socialisme, à l'amour du prochain.
Il ne voulait assurément pas mourir en Espagne, quitter ce monde qui,après tout, lui "convenait si bien" . Il maudit son "inattention d'un instant" mais n'en voulut pas au tireurd'en face qu'il aurait, en bon joueur de cricket, félicité s'ilavait pu le rencontrer .
Quant tout est fini en Aragon, Orwell peut se lamenter avec un garçon decafé et admettre que la guerre "is such a pity" . Il passe alors pour un riche Anglais en vacances, un touriste, trèséloigné de ce qu'il vient de vivre. La guerre continuera avecd'autres . Et il importe desouligner ici que l'expérience de Homage to Catalonia ne suscite jamais la moindre conscience critique de la transformationmythique de l'homme en guerrier. Le livre, nous l'avons dit, se termine nonsur une réflexion sur la guerre mais sur une description des paysagesanglais assoupis .

D'avoir été "un tout petit peu trop jeune" pour avoir combattu dansla grande guerre provoqua chez ceux de la génération d'Orwell unsentiment de manque, la désagréable sensation de n'être pas toutà fait des hommes, de ne pas pouvoir partager la "nostalgie" de ceux qui enavaient été. Et, dans la foulée, l'incapacité de s'agrégeraux valeurs, au lyrisme des classes moyennes, ce grand corps social visà vis duquel Orwell éprouvera toujours un très ambigu sentiment d'amour-haine :

Most of theEnglish middle class are trained for war, from the cradle onwards, nottechnically but morally. […] Even before my public-school OTC [Officers Training Corps] I had been ina private school cadet corps. On and off, I have been toting a rifle eversince I was ten, in preparation not only for war but for a particular kind of war, a war in which the guns rise toa frantic orgasm of sound, and at the appointed moment you clamber out ofthe trench, breaking your nails on the sandbags, and stumble across mud andwire into the machine-gun barrage .

Lorsqu'ilarrive sur le lieu des combats, Orwell est "consterné" par laconfiguration du champ de bataille : il s'attendait en effet à uneguerre de tranchées comme celle de Verdun. Malheureusement les combattants sont à 700mètres les uns des autres . Son désir de sebattre, de se frotter à l'ennemi l'amènera d'ailleurs pour un tempsà regarder du côté des communistes, à ses yeux plus organisés, plus efficaces . Et il aura un peuplus tard cette réflexion terrifiante :

I was sick ofthe inaction on the Aragon front and chiefly conscious that I had not donemy fair share of the fighting. […] When I joined the militia I had promised myself to kill one Fascist[…] and I had killed nobody yet, hardly had had the chance to do so .

Rien desurprenant dès lors que dès qu'Orwell se met en scène en guerre,comme dans Homage to Catalonia , il dramatise son engagement en tant que soldat et n'est pas peu fier des'être porté volontaire pour les missions les plus périlleuses:

I cannot convey to you the depth of my desire to get there. Just to getwithin bombing distance before they heard us! At such a time you have noteven any fear, only a tremendous hopeless longing to get over theintervening ground. .

Commedans tous les textes "guerriers" d'Orwell, Eros et Thanatos sontprésents dans un violent tremblement qui met à rude épreuve lasensibilité du combattant anglais :

I rememberfeeling a deep horror at everything : the chaos, the darkness, thefrightful din […]. I even shouted to someone as we staggered along with a bag between us :'This is war! Isn't it bloody?' .

Malgrétout, la lèvre supérieure de l'ancien élève d'Eton resteraimmobile . A la fin de l'assaut, le narrateur oubliera les compagnons d'infortunefauchés par les balles "fascistes" pour ne s'intéresser qu'à laperte d'un télescope .
La vision la plus forte qu'Orwell emportera de la Guerre d'Espagne n'estpas le souvenir ébloui de la Barcelone anarchiste qui l'avait tantsurpris, mais la vie dans les tranchées. Le discours dominant de Homage to Catalonia est un discours militaire, non des réflexions politico-sociales :

II wish Icould convey to you the atmosphere of that time. […] It is all bound upin my mind with the winter cold, the ragged uniforms of the militiamen, theoval Spanish faces, the morse-like tapping of machine-guns, the smell of urine and rottingbread, the tinny taste of bean-stew wolfed hurriedly out of uncleanpannikins .

Etlorsque dans un élan d'idéalisme auquel il s'abandonne parfois ilpostule que l'homme sait risquer sa vie lorsque l'égalité est au bout du chemin, il ne voit pas qu'en fait c'est parce qu'ils ontrisqué leur vie ensemble que des combattants peuvent se mettre àconcevoir l'égalité .
Mais dans "Looking Back on the Spanish War", rédigé cinq ans aprèsl'expérience catalane, Orwell offre de sa guerre une vision plus ample,mais aussi plus nuancée . Car si la guerre ce sontsurtout des latrines qui sentent mauvais, donc des conditions de viedégradantes infligées à des combattants révolutionnaires,Orwell préfère terminer cet essai-bilan par un chant à la gloire de la classeouvrière espagnole, ces hommes et femmes incorruptibles, insensibles auxsirènes du fascisme, camarades animés d'une farouche volonté de vivre. C'est pourquoi dans cet essai, qui est après tout uneréflexion sur une grave défaite populaire, Orwell revient sur lemilicien italien dont l'apparition constituait à elle seule l'ouverturede Homage to Catalonia . Toute la justesse de la cause rébublicaine réside dans la beautéde ce jeune combattant en haillons au regard "fier, pathétique etinnocent". Dans cette optique, la guerre enseigne donc l'humanisme car, pardelà les idées, les causes, les intérêts, les objectifs, il y a l'homme, tous leshommes, cette volonté, comme l'a formulé Simon Leys, de "retrouver levisage de notre commune humanité" dans le "refus des catégoriesabstraites et des masques idéologiques" . Cela dit, lorsque la camaraderie est élevée au niveaudu mythe, elle redevient étroitement politicienne car jamais Orwell ne nous parle de la fraternitéchez les "Fascistes" . Le visage de cet homme fugitivement aperçu symbolise pour lui"la fleur de la classe ouvrière européenne, harcelée par les polices de tous les pays", morte au champ d'honneur oupourrissant désormais dans les camps de travail staliniens. C'estpourquoi il dédie à cet homme-enfant un poignant poème où ilexprime malgré tout sa foi en l'humanité et en la vérité:

[…] Yourname and your deeds were forgotten
Before your bones were dry,
And the lie that slew you is buried
Under a deeper lie;

But the thing that I saw in your face
No power can disinherit :
No bomb that ever burst
Shatters the crystal spirit.

On noteracependant que cet homme dont il affirme qu'il est mort ("It can be taken ascertain that he is dead"), ne l'est peut-être pas. Mais il avait naturellement besoin de le "tuer" pour cause dedramaturgie!…
D'avoir versé son sang, d'avoir été ainsi "baptisé" autoriseraun Orwell dégoûté par la guerre à envisager, de 1937 à 1939une certaine forme de pacifisme, de cynisme dans la démission face àla menace hitlérienne . Les sentiments anti-guerre quitransparaissaient çà et là dans le discours de Homage to Catalonia font place à uncomportement franchement pacifiste, en particulier durant l'hiver 1938-39,époque où, souffrant gravement des poumons, il rédige àMarrakech Coming Up For Air . Orwell assumetrès calmement cette idéologie, comme en témoigne une lettrepubliée par le New English Weekly en mai 1938 . Il reproche àcertaines sphères intellectuelles, celles proches du New Statesmanen particulier, d'être des bellicistes à tout crin, de poser que la guerre est nonseulement inévitable, mais "désirable". Il soutient ensuitequ'être pacifiste ce n'est pas forcément vouloir bloquer lesréformes sociales . Par un raccourci simplificateur dont il est coutumier, il montre ainsi laFrance en contre-exemple :

[…] In the space of two years the French working class have been swindled outof every advantage they won in 1936, and always by means of the samecatchword -'All Frenchmen must unite against Hitler'.

Lesocialisme, affirme-t-il dans cette lettre ne peut que suivre une prise deconscience anti-capitaliste et anti-impérialiste. En conclusion, il enappelle à un pacifiste notoire, Aldous Huxley, qui vient de publier Ends andMeans, dont il apprécie qu'il montre combien la guerre est un"racket" .

Le narrateur de "Such, Such Were the Joys", ce très fort récitautobiographique où Orwell raconte sa vie dans les écoles primairesprivées avait beau détester la brutalité des activitéssportives , il n'en reste pas moins que les grandes victoires anglaisesfurent préparées sur les terrains de cricket des public schools .Car la guerre, c'est le sport suprême où il est impossible de tricher:

War, for allits evil, is at any rate an unanswerable test of strength, like atry-your-grip machine. Great strength returns the penny, and there is noway of faking the result .

C'estpourquoi, à l'orée de la deuxième guerre mondiale, il faut sesouvenir de la leçon de la "grande guerre". D'abord en transcendant lesclivages politiciens gauche-droite :

Patriotism hasnothing to do with conservatism. It is devotion to something that ischangng, but is felt to be mystically the same .

Il fautégalement balayer toute velléité pacifiste en n'hésitant pasà donner mauvaise conscience aux objecteurs du même nom . Si la guerre d'Espagne "fascina" sa génération, c'est, nous dit l'auteur, parce que bien qu'étant une "mauvaisecopie" de la grande guerre, elle lui ressembla dans la mesure où Francomobilisa suffisamment d'avions pour en faire un enjeu de grandeenvergure .Cette réflexion est précéde (nous sommes dans "My Country Right orLeft") par la constatation selon laquelle il est aisé de donner uneconscience guerrière à tout un peuple, en lui faisant aimer la guerre :

It is largelybecause of the books, films and reminiscences that have come between thatthe war of 1914-18 is now supposed to have some tremendous, epic qualitythat the present one lacks .

Et cespages se terminent par la constatation -Orwell prend sûrement sesdésirs pour des réalités- qu'il est possible de faire dupatriotisme une valeur de gauche, qu'être socialiste et "Blimp" n'est pas incompatible . Car, comme par hasard, demande Orwell, ne sont-ce pas justementceux dont le cœur n'a jamais vibré à la vue de l'Union Jack qui seront les premiers à tourner lestalons quand la révolution viendra ?
Malade, Orwell ne parvient pas à se faire recruter dans l'arméeanglaise en 1940. Il en concevra une amère déception . Il s'engage alors dans la Home Guard et va consacrerquantité de pages à cette force de défense typiquementbritannique. Tantôt il s'en montre un ardent défenseur (il voit en elle le peuple enarmes), tantôt il n'éprouve que sarcasmes pour cette arméed'opérette menée par de brinquebalants et réactionnaires officiersà la retraite . Dès la Batailled'Angleterre, Orwell retrouve la foi combattante et il ne répondrajamais aux sirènes d'un quelconque apaisement. Il affirme préférer mourir sous lesbombes plutôt que de s'exiler dans le nord de l'Ecosse ou auxEtats-Unis , il souhaite que son pays soit envahi pour pouvoir d'une part endécoudre sérieusement avec l'ennemi, mais surtout pour que le peupleanglais se débarrasse de la clique qui a plongé l'Angleterre dans ce"pétrin" , et souhaite voir l'hôtel Ritz envahi par des milicesrouges .

III -Guerre et écriture

Comme nombre des autres textes d'Orwell, Homage to Catalonia commence, par un narrateur en situation, déjà dans l'action. Mais,dans les premières pages, nous sommes aussi en présence (comme dansDown and Out in Paris and London et The Road to Wigan Pier) de gens ordinaires, d'hommes du peuple,d'ouvriers contraints de faire la guerre et qui "émeuvent" l'auteur :

[…] It wasthe aspect of the crowds that was the queerest thing of all. In outward appearance,it was a town in which the wealthy classes had practically ceased to exist.Except for a small number of women and foreigners, there were no'well-dressed' people at all. Practically everyone wore rough working class clothes, or blue overalls, or somevariant of militia uniform. All this was queer and moving. […] Humanbeings were trying to behave as human beings […] .

Ceuxqu'Orwell découvre en Catalogne sont exactement l'image inversée des"Proles" de Nineteen Eighty-Four : des hommes conscients, fraternels,tendus vers un objectif :

To anyone from the hard-boiled, sneering civilization of theEnglish-speaking races there was something rather pathetic in theliteralness with which these idealistic took the hackneyed phrases ofrevolution .

Ceshommes-combattants sont pour Orwell un maillon dans l'immense chaînefraternelle du genre humain; ils succèdent aux soldats de Verdun, de Waterloo, des Thermopyles. Ils souffrent dela même vermine, ils vivent et meurent dans des champs de bataille oùl'on n'entend jamais le chant des oiseaux (alors que les scènespastorales ne manquaient pas dans The Road to Wigan Pier). Ces hommes que les populations localesaccueillent avec chaleur sont aussi des militants politiques, tout commeles volontaires anglais de l'Independent Labour Party qui passent desheures à discuter des potentialités révolutionnaires de cette guerre civile. L'auteur de la deuxièmepartie de The Road to Wigan Pier qui souhaitait une Angleterresocialiste a dû se sentir à l'aise au milieu de ce ferment d'idéesrévolutionnaires. Mais Orwell était-il parti en Catalogne pour se battre ou pour écrire? Bien qu'ilsoit difficile de trancher, nous dirons que son départ avait étémotivé par le souci de témoigner -peut-être d'écrire un "Wigan espagnol"- mais que, pris par l'ambiance effervescente quil'accompagna jusqu'à son arrivée à Barcelone, il en vint toutnaturellement à s'enrôler dans les rangs de la milice du P.O.U.M.à la caserne Lénine :

I had come to Spain with some notion of writing newspaper articles, but Ihad joined the militia almost immediately, because at that time and in thatatmosphere it seemed the only conceivable thing to do .
Dans untexte posthume, "Notes on the Spanish Militias", rédigé en 1939 selonles éditeurs des Collected Essays , Orwell reprendra la mêmeversion des faits:

I had intendedgoing to Spain to gather materials for newspaper articles etc… and hadalso some vague idea of fighting if it seemed worthwhile, but was doubtful about this owing to my poor health andcomparatively small military experience .

L'aspect"vague" de cette "idée" serait lui-même confirmé par FredericWarburg, l'éditeur de Homage to Catalonia :

Orwell came tome in december 1936 to discuss a visit to Spain and a book on a Spanish War[…]. 'I want to go to Spain and have a look at the fighting', he said, 'writea book about it. Good chaps, those Spaniards, can't let them down' .

Rarementl'art de la litote avait été aussi bien manié…
Orwell découvre en Espagne qu'on ne fait pas de politique avec de bonssentiments, parce que celle-ci introduit une dimensiond'"horreur" dans les relations humaines. Autant les premierschapitres de Homage to Catalonia véhiculent-ils l'amour d'Orwell pour le genre humain et une excitationémerveillée pour la révolution en marche , autant les derniers chapitres sont-ils ceuxd'un militant et d'un auteur fortement désabusé . Pire, Orwell reviendra traumatisé par la chasseà l'homme dont seront victimes les combattants anarchistes et trotskistes et par lesaffirmations mensongères, diffamatoires quant à leur prétenduealliance avec Franco. Dès lors, il vouera aux mêmes gémonies toutes les formes totalitaires de travestissement de lavérité, qu'elles soient d'origine nazie ou stalinienne . Havre de bonheur au début du livre, Barcelone est devenue un enfer deterreur et même de folie .

D'une guerre …l'autre. Coming Up For Air expose crûment lafrayeur qu'éprouve un narrateur pour la guerre à venir, mais aussi ledégoût que lui inspire la civilisation urbaine avec, a contrario, en toile de fond, la nostalgie qu'il éprouve pour l'Angleterre ruralede son enfance .
A priori, ce narrateur, George Bowling, offre peu de ressemblances avec soncréateur : il est petit et gros, il est plus âgé, il vend desassurances et croit règner sur une famille envahissante. Pour construireson personnage, Orwell s'était inspiré de son beau-frère, mais surtout de John Sceats, agentd'assurances de gauche, collaborateur de Controversy et qui avaitfourni à l'auteur de nombreux renseignements techniques . Mais,curieusement, les idées politiques de Bowling, sa philosophie de la viesont, à peu de choses près, celles d'Orwell . Ainsi les errementsdes familles bourgeoises dépeints au vitriol dans Keep theAspidistra Flying sont de nouveau présents, quoique de manière plusdétachée, dans les réflexions de George Bowling. A l'époque de la rédaction de ComingUp For Air, Orwell suit la ligne politique de l'Independent Labour Party.Un texte très violent livré à l'Adelphi en juillet1939 , permet à l'auteur de faire le point sur sesidées concernant la démocratie dans le monde et l'équilibre des forces. Partant du principe que les années trente ont connudes bouleversements politiques sans précédent ("A dozen years agoanyone who had foretold the political line-up of today would have beenlooked on as a lunatic"), Orwell développe néammoins l'idée que, fondamentalement, rien n'achangé. Apostrophant Clarence K. Streit pour son livre Union Nowdans lequel l'auteur propose une alliance des pays qu'il estime démocratiques contre les puissances de l'Axe, Orwell expose que ce typed'"union" cache la forêt de l'injustice qui règne à l'échellede la planète et la renforce ("[…] how can we 'fight Fascism' except by bolstering up a far vaster injustice?"). Bref, la Londresimpériale a-t-elle le droit moral de condamner Hitler? N'est-il pashypocrite de vouloir abattre la dictature nazie pour conforter -et iciOrwell n'hésite pas à jeter le bouchon un peu loin- une construction plus injuste encore? Maislà où l'Orwell de "Not Counting Niggers" rejoint le narrateur de Coming Up For Air c'est quand il redoute les conséquences militaires de ce type d'alliance, avec davantage de militarisation,de propagande et d'esprit belliqueux. Pire que la guerre, il faut craindreles mauvaises habitudes prises dans l'avant-guerre ("It is doubtful whether prolongued war-preparation is morally any better than war itself;there are even reasons for thinking that it may be slightly worse") et lesconséquences pour l'après-guerre ("And perhaps a year or two later,[…] there will appear in England […] a real Fascist movement"). C'estpourquoi dans cette décennie de tous les dangers, Bowling, tout enexposant lucidement l'horreur de la situation internationale, opère unfugace retrait dans le passé bucolique de son enfance.
Quelques mois plus tard, Orwell aura complètement changé d'étatd'esprit. C'est au sortir d'un rêve qu'il décidera de mettre saloyauté au service du gouvernement "impérialiste" de sonpays .

Au début de la guerre, Orwell écrivit plusieurs textes de critiquelittéraire . Toutes ces réflexions furentassurément alimentées par les restrictions que la guerre apportaientà la vie professionnelle de l'auteur. Le papier étant rationné, ilétait parfois difficile de se faire publier et, en tout cas, le pouvoirdes éditeurs s'en trouvait renforcé. D'autre part, Orwell goûta assez peu son travail de journaliste à la BBC, d'autant que sa femmeavait dû accepter un travail de rédactrice dans les services de lapropagande gouvernementale. Bref, le pessimisme était de rigueur,tempéré par des réflexions douces-amères sur un retour à la campagne au cas oùl'écriture serait devenue impossible .

Dans les premiers chapitres de Homage to Catalonia , Orwell avaitmagnifiquement saisi une lutte révolutionnaire, même si pour luil'enthousiasme populaire devait suffire à faire vaincre larévolution . Avec "The Lion and theUnicorn" , son grand texte théorique sur l'Angleterre en guerre, Orwell propose une synthèse enthousiastedu patriotisme et du socialisme. Ces pages sont contemporaines de laBataille d'Angleterre : l'heure est donc au drame et à l'espoir en unevictoire à court terme. Bien que nous soyons ici dans un essai politique, lenarrateur s'affiche dès la première phrase : Orwell écrit "TheLion and the Unicorn" au moment précis et parce que des avions ennemislui passent au-dessus de la tête. Ce qui est en jeu désormais, ce n'est plus le statu quo socialou la révolution mais la civilisation ou la barbarie. Mieux vautChamberlain que Hitler. Ce qui unit les Anglais, postule-t-il, est plusimportant que ce qui les sépare. Et il pose également soudainement que ce qu'il raillait à lafin de Homage to Catalonia , ces caractéristiques d'une Albion aveugle et assoupie, c'est justement ce qui fait laforce de l'Angleterre éternelle. Il existe un caractère nationalanglais, comme il existe un patrimoine et une "culture commune", et quebizarrement, comme s'il en avait un peu honte, il délimite par la négative :

[…] As western peoples go, the English are very highly differentiated. Thereis a sort of back-handed admission of this in the dislike which nearly allforeigners feel for our national way of life. .

Début1943, Orwell rédige un petit fascicule d'une trentaine de pages intitulé "The Quick and the Dead". Ce fascicule contient également leplan d'une œuvre à bâtir qu'il intitule "The Last Man in Europe" et qui est clairement lesynopsis de Nineteen Eighty-Four . Qu'était censé contenir "The Quick and the Dead", ce "long roman en trois volumes"?L'histoire d'une famille bourgeoise dans le besoin, un panorama de lapremière guerre mondiale vue par un enfant. Nineteen Eighty-Four eut été le troisième volet de cette trilogie après un deuxième volet concernant larévolution trahie . L'enfant de lapremière partie aurait pu être le père de Winston Smith,nostalgique comme Orwell d'un passé révolu. On s'expliquerait un peumieux les plongées dans le passé de Winston Smith, "dernier homme en Europe" parce que dernier membre d'unefamille dont tous les éléments auraient disparu petit à petit. Oncomprendrait également pourquoi dans Nineteen Eighty-Four lasociété totalitaire est donnée sans qu'on explique jamais sa formation, celle-ci ayant étélonguement décrite dans Animal Farm : les cochons de la fablepréfigurant le Parti Intérieur de Nineteen Eighty-Four . Orwell passera donc toute la guerreen compagnie de O'Brien et de son Parti Intérieur…

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