GEORGE ORWELL :UNE FASCINATION CULTURELLE ET POLITIQUE POUR LA PAUVRETE



Look at it from a purely aestheticstandpoint and it may have a certain macabre appeal. I find that anythingoutrageously strange generally ends by fascinating me even when I abominateit. (George Orwell)


Avantd'être l'auteur de Homage to Catalonia, Animal Farm ou Nineteen Eighty-Four, Orwell avait écrit Down and out in Paris andLondon, " The Spike " ou " Marrakech ", des textes dont le thème dominant était indéniablement la pauvreté. Dansses premières œuvres, c'est, en priorité l'indigence en son spectacle qu'Orwell va jeter au visage de la classedirigeante, dans le double souci de " fuse politicalpurpose and artistic purpose into one whole ". Ceci pour rappeler queles problèmes soulevés par la privation de liberté pour desraisons politiques, le mensonge organisé ou la trahison n'intéressaient pas au premier chef le jeune Orwell, le policier en rupture debonne conscience, le bourgeois tenaillé par de pressants scrupules et unimpérieux besoin d'expiation. Le cheminement d'Orwell vers le socialisme,l'anticolonialisme fut lent et incertain, même si son premier roman, Burmese Days, publié d'abord aux États-Unis par crainte de lacensure était une attaque en règle contre le despotisme impérial. Lorsqu'il se déclare pour lapremière fois ouvertement socialiste dans The Road to Wigan Pier,il consacre une bonne part de ce livre à attaquer, en se posant commeavocat du diable, les " cranks " socialistes, végétariens, buveurs de jus defruit, qui " flock towards the smell of ' progress ' like bluebottles to a dead cat " (152). Onsait que ce livre avait étéécrit pour le Left Book Club à l'instigation de l'éditeur Gollanczqui avait repéré dans le jeune Orwell un journaliste curieux de toutet une conscience politique neuve. De fait, Orwell avait en-trepris unvoyage en terra incognita, de Birmingham à Macclesfield en passant par Stourbridge avec le seulbut d'ouvrir grand les yeux et de fixer un maximum de scènes du paysageindustriel délabré, vestiges de l'Angleterre industrielle en crise.Mais comme précédemment avec (nous le verrons) Down and Out in Paris and London, lerendu orwellien s'affirma par le biais d'un narrateur entrant de plain pieddans le vécu de son texte, jouant à la fois sur les ressources d'un regard objectif, d'une plume vigoureuse,et d'une fascination personnelle pour des situations qui, comme on ditaujourd'hui, interpellait son sentiment coupable d'appartenance à unecaste (les fonctionnaires del'administration impériale) à la fois dominante et sur le déclin.Afin d'exprimer la souffrance humaine, Orwell utilise des faits, desstatistiques officielles, ce qui lui permet d'évacuer le parti prisidéologique de sa culture, et un regard en gros plan dénué de passion,le regard du témoin qui était là, qui a vu comme n'importe quid'autre aurait pu voir s'il s'en était donné la peine:

When you seethe unemployment figures quoted at two millions, it is fa-tally easy to take this as meaning that two million people are out of workand the rest of the population is comparatively comfortable. […] Allowfor […] dependants, throw in as beforethe old-age pensioners, the destitute and other nondescripts and you get anunderfed population of well over ten millions (RWP, 67-8).

In Sheffield you have the feeling of walking among a population oftroglo-dytes (RWP, 86).

The most obvious sign of under-nourishment is the badness of every-body'steeth. […] Even the children's teeth have a rail bluish appearance[…] (RWP, 87).

L'arrivée d'Orwell sur la scène littéraire survient à un momentoù, de droite comme de gauche, bien des créateurs envisagent leurépoque comme étant celle de la fin d'une civilisation. Gordon Comstock, le personnageprincipal de Keep the Aspidistra Flying, portrait en creux d'Orwelldans les années trente, exprime fortement cette ter-reur, ce videintérieur :

[…] Everylife that is lived must be meaningless and intolerable. The sense ofdisintegration, of decay, that is endemic in our time. […] Desolation,emptiness, prophecies of doom (21).

Orwell estalors partagé entre ce sentiment cynique de fin d'un monde et lavolonté de s'en sortir grâce à une véritable renaissance.Après son séjour de cinq ans en Birmanie comme officier de police, il décide de partir, de manière beaucoup plusauthentique pour lui, vers les miséreux, pour expier au nom de la collectivité et en son nom propre. Il y adonc dès l'abord renaissance, baptême de la misère: " My new clothes had put me instantly in a new world. […] No onehad called me mate before" (D&O, 115). Puis fascination quasi bruegellienne pourl'homme dans son extrême déchéance:

Someone wascoughing. […] Another man, victim of a bladder disease, got up andnoisily used his chamber-pot half a dozen times during the night. […]Another man had a coughing fit. […] It was an unspeakably repellent sound; a foul bubbling and retching, asthough the man's bowls were being churned up within him (D&O,117).

C'est enpriorité par le corps des autres - et accessoirement par le sien- qu'Orwell va témoigner politiquement, mais aussi encréateur, de la crise de la société. Son œuvre de fiction ou de diction est remplie de corps etd'esprits qui souffrent involontairement, mais aussi volontairement. Cescorps sont ceux d'individus appartenant en priorité ausous-prolétariat, à la classe ouvrière et à la petite-bourgeoisie. Qu'il s'agisse des travailleurs marocains" partly invisible " (CEJL I, 429), desjeunes employées de Coming up for Air " lined up in a rowand given their morning curse" (17), des ou-vrières du textile et de leurs lourds sabotsdans The Road to Wigan Pier (5), et de quantités d'autrescréatures déchues, c'est la souffrance humaine, quotidienne, presquebanale qui attire en priorité d'Orwell. Afin de se convaincre et de convaincre ses lecteurs bourgeois dela simple existence de cette souffrance, il n'hésite pas à risquer letrop plein de texte par rapport au réel et à la stricte logique desexigences de ses récits, affectionnant par exemple les descriptions cumulatives:

And the wholeatmosphere of the poor quarters of Paris as a foreigner sees them - the cobbled alleys, the sour reek of refuse, the bistros with their greasyzinc counters and worn brick floors, the green waters of the Seine, theblue cloaks of the Republican Guards, the crumbling iron urinals, thepeculiar sweetish smell of the Métro stations, the cigarettes that come to pieces, the pigeons of theLuxembourg Gardens - it is all there, or at any rate the feeling ofit is there (CEJL I, 541).

Orwell vaimpliquer son corps dans ce procès de la découverte de l'autre,lorsque, par exemple, il vivra sous-alimenté dans les asiles et en compagnie des cueilleurs de houblon. Ce corps vadevenir un compagnon de route d'autant plus encombrant qu'il y auratoujours un fossé entre son aspect extérieur et son moi profond. En aucune circonstance, cet homme peu expansif nepouvait passer inaperçu, même en se déguisant: " I darednot speak to anyone, imagining that they must notice a disparity between myaccent and my clothes" (D&O, 115). Mais c'est grâce à son corps qu'il vaécrire la souffrance de l'autre: " I am handicapped by beingexceptionally tall. […] When the roof falls to four feet […] you have[…] a constant crick in the neck, but this is nothing to the pain in yourknees and thighs. After a mile it becomes an unbeatable agony "(RWP, 24).
1929 : Orwell a vingt-six ans. Son premier article, non publié, estconsacré à la description d'une journée dans la vie d'un refugepour mendiants. En 1931, il propose au rédacteur en chef de L'Adelphi des sujets sur l'Inde, les bas-fonds et François Villon (CEJL I,55). Cette même année, L'Adelphi publie le premier grandreportage d'Orwell: " The Spike ",CEJL I, 58 sq.). Cette dissertation de 4.000 mots sera retravaillée pourconstituer les chapitres 27 et 35 de Down and out in Paris and London,son premier livre. En août 1932, Orwell rédige son second grandreportage, également non publié (" Clink "), du vécu au premier degrépuisqu'il s'était fait incarcérer après une copieuse beuverie (CEJL I, 109 sq.). Orwell n'a pas choisi de traiter des sujets aussicroustillants par simple perversité ou pour faire parler de lui à trente ans. La narration de" Clink " est d'ailleurs relativement plate,dédramatisante et le ton en est très détaché: " The trip, therefore, was more or less a failure, but I have recorded it asa fairly interesting experience ".
Les thèmes qu'il travaille au début de sa vie d'écriturecorrespondent indéniablement à des choix profonds, dont il s'estexpliqué dans The Road to Wigan Pier:

When I thought of poverty I thought of it in terms of brute starvation.Therefore my mind turned immediately towards the extreme cases, the socialoutcasts : tramps, beggars, criminals, prostitutes. These were ' thelowest of the low ', and these were the people with whom I wanted to get in contact. What Iprofoundly wanted, at that time, was to find some way of getting out of therespectable world altogether. I meditated upon it a great deal, […]; howone could sell everything, give everything away, change one's name and start out with nomoney and nothing but the clothes one stood up in. […] (131).

Cequ'Orwell ne put faire dans la " vie réelle ", il lefit par procuration en littérature, avec Keep the AspidistraFlying, l'histoire peu crédible mais poignante d'un homme d'une trentaine d'années quipréfère s'enfoncer plutôt que s'élever " jusque dans la boue ". S'avilir pour s'assumer, telle est eneffet la problématique de Gordon Comstock (209).
Lire Orwell, c'est rencontrer, plus que d'ordinaire, des personnages ougens " réels " qui crachent, qui vomissent,qui sentent des pieds, qui ne se lavent jamais les dents etc... Il y atoutes sortes de crasses dans l'œuvre d'Orwell: des crasses sordides ou amusantes, des crasses accidentellesou usuelles, des crasses bourgeoises ou prolétaires, des crasseshonteuses ou de bon aloi. La crasse est une toile de fond, une manièred'être, une justification, un signe distinctif, un masque, un fardeau. Quefont le personnage principal de Keep the Aspidistra Flying et lenarrateur de Down and out in Paris and London? L'un s'enfonce dans lacrasse et l'autre l'observe. Quantà l'héroïne de A Clergyman's Daughter, elle passe sanstransition de la propreté à la saleté. Toutes les crasses ne sevalent pas : la crasse des sous-prolétaire fait pitié, celle desprolétaires est noble (il vaut mieux, dans leur cas, simplement parler desaleté), celle des classes moyennes est répugnante. La crasse desrebuts de la société dans Down and Out in Paris and London estun véritable sceau d'infamie. Orwell s'efforce de réhabiliter cette crassephysique que les bourgeois ont, à son avis, trop tendance à assimilerà de la crasse morale. Nettoyer à fond serait dangereux pour l'ordreétabli : les crasseux se verraient sans crasse, donc tels qu'ils sont réellement et leurpropreté retrouvée les rapprocherait fatalement des gens normaux. Les vieilles dames deBrighton peuvent toujours penser que si on donnait des baignoires auxpauvres, ils s'en serviraient pour stocker le charbon (RWP, 34), il n'en est pas moins vrai que la crasse est synonyme dedégénérescence physique et sociale. On est sale parce qu'on estmal bâti et on est mal bâti parce qu'on est pauvre: " A tramp's clothes are bad, but they conceal far worse things; to see him ashe really is, unmitigated, you must see him naked. Flat feet, pot bellies,hollow chests, sagging muscles - every kind of physical rottennesswas there " (D&O, 131-2). Mais dans la mesure où le texte donne à lire ces asilespour pauvres comme un univers carcéral, cette description est politique.C'est d'ailleurs ainsi que Winston Smith se verra, totalement réifié sous le regard de O'Brien, dans la glace après les séances detorture: " Look at this filthy grime all over your body![…] Look at that disgusting running sore on your leg. […] I can make my thumb and forefinger meet round your biceps. […]" (NEF, 218-9).
La crasse prolétaire est honorable car elle est produite par le travail.Dans The Road to Wigan Pier, Orwell fait une longue description dumineur qui se lave. Il bée de-vant sa femme qui lui récure le dos,épisode rituel dans la vie du couple. Il est patent que la crasse estpropre, noble. D'ailleurs, une seule bassine d'eau suffit. Le mineur saitse laver comme il sait travailler. Orwell ne nous montre jamais un mineurcrachant par terre (le seul mineur mâchouillant du tabac a posé sa chique pour manger) ou mettant sesdoigts dans son nez. Le mineur est naturellement propre et la poussièrede charbon est son blason. Quand les prolétaires sentent mauvais, c'estqu'ils sont victimes du système ou des circonstances, comme ces jeunes soldats de l'armée colonialeen Inde qui alimentent les préjugés du gradé bourgeois :

I admired andliked the private soldiers […].. In the hot mornings when the companymarched down the road, myself in the rear […], the steam of those hundred sweating bodies in front made my stomachturn. […] All I knew what that it was lower-class sweat that I wassmelling, and the thought of it made me sick (RWP, 125).

Dans lesromans, certains personnages secondaires sont définis presqueexclusivement par leur crasse ou par un aspect crasseux de leurpersonne. Ainsi dans Keep the Aspidistra Flying une des clientesde Gordon Comstock ne fait que passer dans la librairie. Tout ce qu'on apprend d'elle c'est que derrière seslèvres pincées il n'y a que trois dents toutes jaunes (15). Ainsi UPo Kyin, l'ennemi sournois (donc moralement crasseux) de Flory, le hérosde Burmese Days: par petites touches, le narrateur brosse un portrait peu complaisant decet individu. Le coup de grâce est donné par cette remarque fortuitequi lève le cœur : " He went to the rail to spitout a scarlet mouthful of betel" (10). Seulement, dans un univers tropical, l'acte n'est, ensoi, guère choquant, cracher étant aussi naturel que bâiller. The Road to Wigan Pier s'ouvre, après le prélude des sabots sur lepavé, sur la description de la crasse du logeur d'Orwell. Cette crasse estinadmissible - car cet homme pourrait se laver - et vicieuseparce qu'elle exprime le mépris de ce logeur pour ses clients. Enfin,elle est " de classe ", car elle traduit un rapport de force qui n'est pasen faveur des prolétaires qui ne peuvent habiter ailleurs que chez cecouple immonde: " [Mr Brooker] had a peculiarly intimate, lingering manner of handling things. If he gaveyou a slice of bread-and-butter there was always a black thumb print on it.[…] " (7 et 11).
Non seulement les classes moyennes peuvent sentir mauvais mais elles viventdans un univers de mauvaises odeurs. Parfois, comme c'est le cas de DorothyHare, la fille du pasteur de A Clergyman's Daughter, elles serepèrent grâce à elles. Cette jeune femme nie sa féminité et n'a aucune vie sexuelle.Son cadre de vie est banal et trop familier. Enfin, sa vie domestique estde silence. Par compensation, elle a développé son odorat :

[…] In nearly all the cottages there was a basic smell of old overcoats anddish-water upon which the other, individual smells were superimposed; thecesspool smell, the cabbage smell, the smell of children, the strongbacon-like reek of corduroys impregnated with the sweat of a decade.

Il n'y apas dans l'œuvre d'Orwell de crasse grande bourgeoise mais, çà etlà, des personnages établis au contact d'une crasse qui n'est pas la leur et qu'ils feignent d'ignorer. Dans Keep the AspidistraFlying, Ravelston, le riche ami du personnage principal, se trouve un jour avecce dernier dans un pub. La crasse ambiante qu'il fait semblant de ne pasvoir pour ne pas heurter son ami, lui soulève le cœur. Il faut dire que dans ce passage, la crasse est positivementdégustée. Et plus elle saute aux narines de Ravelston, plus il luiapparaît que les différences de mœurs entre les classes sontinsurmontables: " Ravelston caught sight of a well-filled spittoon near the bar and avertedhis eyes. It crossed his mind that the beer had been sucked up from somebeetle-ridden cellar through yards of slimy tube […] "(94).
Dans la première partie de Down and out in Paris and London, Orwellnarre sa vie de plongeur dans un grand restaurant parisien. Il met enpleine lumière que les endroits de ces grands hôtels que les clientsne fréquentent pas sont généralement infects. La saleté agit comme révélateur de lasociété. Sous les plastrons blancs, la crasse. Les conventionssautent car les clients bourgeois ne peuvent pas être tout à faitdupes: " There sat the customers in all their splendour […]. And here, just a fewfeet away, we in our disgusting filth " (60-1). Dans cettegalerie de portraits, Gordon Comstock, le personnage principal de Keepthe Aspidistra Flying, est à part en ce sens qu'il décide de passer directement de sa classe auxbas-fonds de la société. Le voyage est autant physique que mental. Onsuit Gordon de quartier minable en quartier encore plus minable, mais surtout, on le voit s'effilocher, serétrécir. Il mange de moins en moins, ne voit plus personne, sa viesexuelle est nulle, sa vie intellectuelle végétative. Dans cetteascèse tendant vers une sorte de perfection négative, il en vient ànégliger son hygiène corporelle : " He nevershaved more than three times a week nowadays, and only washed the partsthat showed " (222). Par la saleté volontairement assumée, puisque le quartier ne manque pas de bainspublics, Gordon vise à évacuer la propreté, synonymed'intégration à la vie sociale et de compromission avec un système honni et qu'il rejette par tous les pores de sa peau. " Cette crasse, dit-il, me convient ". Elle le retranche dumonde des hommes, c'est à dire d'un monde où il y a des hommes, un monde nourri de relations humaines, un monde où l'homme ale devoir de survivre et de se prolonger (226).
Dans son essai sur Charles Dickens publié en 1940 (CEJL I, 454sq.), Orwell reproche à l'auteur de David Copperfield d'avoirenvers la vie une attitude trop cérébrale, pas assez " physique ". C'est un homme, explique Orwell, qui vit par ses yeux et ses oreillesplutôt que par ses mains et par ses muscles. Orwell, lui, pense avec sestripes et écrit avec son nez. Ses personnages sont des êtres de chairet de sang dont le lecteur a une connaissance autant physique que morale. Les créations orwelliennesont un corps puis une âme. Au fil de l'œuvre, on s'aperçoit queles créations d'Orwell ont toutes de sérieux problèmespsychologiques mais l'auteur les aborde (ou les maltraite) avec beaucoup de discrétion. Enrevanche, leur corps - certaines parties en tout cas - noussont offerts sans aucune retenue. Orwell est plus à l'aise dans lesnœuds de varices que dans les complexes d'Œdipe. Les personnages ont, dansleur aspect extérieur, quelque chose de disharmonique, d'étrange,d'inhabituel. Ils ne font pas leur âge ou, comme Flory, ils sontmarqués: " The first thing that one noticed was a hideous birthmark stretching in aragged crescent down his left cheek […] "(Burmese Days,16). Dans la littérature comme dans la vie, aucun personnage positifn'est affligé d'une tache de vin. Cette tache isole Flory, l'exile des autres. Enrevanche, cette envie provoque en lui un surcroît de sensibilité. Ilest mieux à même de comprendre la souffrance de son prochain parcequ'il est marqué. Le paradoxe est donc que par cette disgrâce il est lu commedifférent, cette différence lui permettant de lire la différencede l'autre, en l'acceptant comme une ressemblance. La tache de vin est ainsi l'objet transitionnel d'Orwell verslui-même, ou plus exactement vers l'étrange ou l'étranger qui esten lui. Dans cette optique, il faut voir Burmese Days moins comme unecritique de l'impérialisme que comme une étude de la culpabilité de l'Européen ensituation colonialiste, et de sa perte d'identité. Mais la critique ducolonialisme reste dans la bouche de Flory (et sous la plume d'Orwell)simplement morale: la colonisation est un système qui permet à des blancs-becscomplexés à peine sortis de l'école de tabasser leurs serviteurschenus (66). Et jamais Flory ou le narrateur ne s'intéressent aux effets(économiques ou humains) de la colonisation sur les " natives ". Il est frappant que le narrateur n'éprouveaucune sympathie particulière pour Ma Hla May, la maîtresse de Floryqui vit pour un temps à demeure chez lui. Et on relèvera qu'après la mort de Flory cettepersonne se désagrège, comme si elle n'était rien sans le soutiende la civilisation de l'homme blanc: elle devient de plus en plus vulgaireet finit par se prostituer.

Une des images quasi primales ayant taraudé la conscience d'Orwellpendant toute sa vie fut celle d'une guêpe qu'il avait un jour coupéeen deux :

I thought of a rather cruel trick I once played on a wasp. He was suckingjam on my plate, and I cut him in half. He paid no attention, merely wenton with his meal, while a tiny streamof jam trickled out of his severedoesophagus. Only when he tried to fly away did he grasp the dreadful thing that had happened to him. It is thesame with modern man. The thing that has been cut away is his soul, andthere was a period, twenty years perhaps, during which he did not noticeit". (CEJL II, 30)

La chutede l'homme chez Orwell résidait bien dans ce clivage, dans ce déficitde conscience par rapport à lui-même, mais aussi par rapport au groupe. Tout comme le totalitarisme, lamisère saccage les esprits de l'intérieur. De nombreux personnagesorwelliens sont des corps privés d'âme. Mais l'observateur de lasociété anglaise des années trente distingue nettement, lorsqu'il s'agit d'articuler les méfaitsde la pauvreté aux déficiences de l'esprit, les sous-prolétairesdes ouvriers et des classes moyennes. Les ouvriers sont exploités,méprisés, brutalisés mais ils ont au moins un but dans l'existence, une vie professionnelle,affective, et le sentiment d'appartenir à un groupe et à une culture.Les petits-bourgeois ont peut-être des vies médiocres etétriquées, du moins leurs motivations ne manquent pas. Rien de tout cela chez les" cas extrêmes " chers à Orwell. Sureux, l'oppression de la société est telle qu'ils ne vivent plus que par leur corps. Orwell s'est ainsiattardé - en connaissance de cause - sur les effets de lafaim sur le corps humain: " For half a day at a time you lie on your bed, feeling like the jeunesquelette in Baudelaire's poem. […] You discover that a man who hasgone even a week on bread and margarine is not a man any longer, only abelly with a few accessory organs" (D&O, 17). Orwell fut par ailleurs, à l'époque deCéline, l'un des premiers à faire le procès de la médecine" populaire " en montrant par exemple que leshôpitaux (du moins en France) ne sont que des mouroirs où l'homme estnié jusque dans son corps: " There was a foul smell,faecal and yet sweetish. […] The doctor and the student came across to my bed, hoisted me upright andwithout a word, began applying the same set of glasses […] ". (CEJL IV, 262-3). Niés, ces êtres le sont individuellement mais aussi en groupe. Dans " Marrakech " (1939), Orwell évoque, avant les Proles deNineteen Eighty-Four, par le biais d'une ironie terriblement efficace car elle brise lediscours dominant sur les colonisés, les masses sans âmes,agrégats de corps anonymes:

When you walkthrough a town like this - two hundred thousand inhabitants, of whomat least twenty thousand own literally nothing except the rags they standup in - when you see how the people live, and still more how easily they die, itis always difficult to believe that you are walking among human beings.[…] The people have brown faces -besides, there are so many of them! Are they really the same flesh asyourself? Do they even have names? Or are they merely a kind ofundifferentiated brown stuff, about as individual as bees or coral in-sects? They rise out of the earth, they sweat and starve for a few years andthen they sink back into the nameless mound of the graveyard and nobodynotices that they are gone (CEJL I, 427).

Au Maroc,les Juifs eux-mêmes prolifèrent un peu comme des cellulescancéreuses: ils ne sont peut-être que 13.000, mais ils grouillent" frénétiquement" et Orwell les perçoit comme mis en abyme: un peuplepullulant réfléchissant au carré le peuple autochtone, lui mêmepullulant. Chez les infra-humains, la souffrance infligée est unemalédiction suprême. Mais chez les mineurs de Wigan, la souffrance, signe de l'exploitation,est surmontée par une cohésion, une culture, un sentimentd'appartenance. Quant aux petits et moyens bourgeois, leurs souffrancescorporelles et psychiques sont le siège des contradictions inhérentes à leur situation sociale. Ledéclin de la classe à laquelle il appartient est pensé par Orwellen termes de parasitisme. Il est significatif que les personnages les moinsragoûtants dans son œuvre sont de bien petits bourgeois peu actifs qu'il comparegénéralement à des insectes. A de nombreuses reprises il aborderacette problématique du parasitisme et de la décadence, comme danscette recension de nouvelles de D.H. Lawrence:

An Anglicanclergyman of the ordinary middle-class type is marooned in a mining village where he and hisfamily are half-starved on a tiny stipend, and where he has no function,the mining folk having no need of him and no sympathy with him. It is thetypical impoverished middle-class family in which the children grow up with a false consciousness of socialsuperiority dragging upon them like a ball and fetter (CEJL IV,52).

Orwellvécut cette paupérisation de la bourgeoisie anglaise de l'entre-deuxguerres de manière quasi névrotique. En témoigne cette analyse paradoxale, quoique partiellement fondée, de 1936 :" A shabby-genteel family is in much the same positionas a family of ' poor whites ' living in a streetwhere everyone else is a negro" . Pour surmonter ce vertige, cedégoût de soi et des siens, ce doute profond par rapport à sonidentité, Orwell choisit, nous l'avons dit, de partir, pour ensuite revenirdifféremment. En août 1927, Orwell, policier en Birmanie, se rend enpermission en Angleterre. Deux mois plus tard, il achète de vieillesfripes et entame des pérégrinations dans les bas-quartiers de Londres. Ces virées dureront cinqans, de plus en plus intermittentes. Il ne décidera qu'en janvier 1928,par une lettre de démission à la police impériale, de se forger unautre destin. Avant de publier son premier livre en 1933, on l'aura vu policier,vagabond, plongeur, cueilleur de houblon, précepteur, professeur,critique littéraire, poète. Oscar Wilde disait avoir mis du talentdans son œuvre et du génie dans sa vie. C'est d'une certaine manière ce qu'aura réalisél'homme public Orwell. L'écrivain, quant à lui, sera d'abord lerésultat du parcours bizarre d'un bourgeois qui, sans vraiment quitterson groupe d'appartenance, a quand même recherché les situations les plus extravagantes : dans les asilesde nuit, en prison, au fond de la mine, dans les cuisines d'hôtel puisdans les tranchées en Espagne. Chacune de ses expériences sera une(re)connaissance et débouchera sur un acte créatif. S'il se précipite chez les pluspauvres, ce n'est pas parce qu'il a honte d'être riche. Ni lui ni safamille ne l'étaient . Il va rechercher dans des situationsextrêmes des compensations personnelles très fortes. Pour expliquer etjustifier sa descente, il utilisera des mots d'une rare violence, à lamesure de ses actes et de ses pensées. Il voulait fuir " toute forme de domination de l'homme par l'homme ", remettre encause, faire éclater tous ses schémas intellectuels. Il voulaits'" immerger dans le flot des opprimés "," être l'un d'eux ", contre leurs ennemis qu'il qualifie de" tyrans ". Dans le monde souterrain desvagabonds, il allait se sentir " soulagé " (RWP, 129-34). Mais il ne reconnaîtrait jamais qu'il est difficile de ne pas se croire supérieur quand onsouffre - ou quand on pense souffrir - davantage que lesautres.
On l'a dit - après lui - : Orwell voulait expier sesannées passées dans la police impériale. Mais il y avait plus : saquête était celle d'une jouissance dans le sordide et d'un nirvanapar la négation. En tout cas, ce ne serait pas une simple passade. En 1929,mal-gré une pneumonie, il fait la plonge à Paris. En 1931, il refusede s'installer dans le quartier chic londonien de Bayswater et recherche uncadre de vie moins " respectable ". Cinq ans de mouvements, dedéménagements chez cet homme qui avait tant besoin de racines et destabilité. N' y avait-il pour Orwell à ce moment là rien d'autreà faire? Non et le héros de Burmese Days le prouve a contrario. Flory a trente-cinq ans (Orwell enavait vingt-quatre quand il quitta la Birmanie et on peut avancer qu'il aimaginé ce qu'il aurait pu devenir s'il était resté plus longtemps en Asie). L'histoire de ce personnage est celle d'un colonqui essaye, intellectuellement et moralement, de s'écarter des normes dugroupe auquel il appartient et qui se suicide parce qu'il ne parvient pasà s'assumer dans une transgression véritable, ne peut se remettre encause et sortir de l'impasse où l'ont conduit ses tendancesparanoïaques. Il est singulier que Flory, bien qu'il soit des personnages d'Orwell celui qui a la situation la moins mauvaise quand sonhistoire commence, soit le seul qui mette fin à ses jours. Est-ce parceque, à la différence des autres, il voulait repenser le monde et nonsimplement réaménager son existence personnelle?
La tranche de vie consécutive au séjour Outre-mer sera assez malressentie par la famille Blair. En 1933, Orwell publie, à lastupéfaction des siens, Down and Out in Paris and London, récitromancé de ses escapades dans les bas-fonds. Les droits d'auteur étant maigres,il s'embauche dans une école privée où il s'ennuie, n'aime pas cequ'il fait et ne fraye guère avec ses collègues. Ceux qui lecôtoient alors le trouvent mystérieux, distant, presque méprisant. Il s'habille mal et peu, mêmeen hiver. En 1934, on le re-trouve employé dans une librairie. Ilfinira par se lasser de cet emploi et exhalera sa rancœur sans aucuneretenue dans Keep the Aspidistra Flying. C'est Victor Gollancz qui va aider Orwell àde-venir ce pourquoi il était fait sans tout à fait le savoir, unjournaliste et un écrivain politiques. En commanditant ce qui allaitdevenir The Road to Wigan Pier, Gollancz verse une avance énorme à Orwell, preuve d'une confiancequ'il regrettera partiellement, tout en imposant à ses collègues duLeft Book Club la deuxième partie très anti socialiste dulivre. Orwell quitte donc sa femme et sa petite maison duHertfordshire. A l'époque de cette enquête, Orwell a trente-trois ans et il ne s'est pasencore véritablement trouvé politiquement. Son rapport à labourgeoisie, aux intellectuels, à la classe ouvrière reste marqué par la passion. Bien que cet ouvrage ait été commandité par unhomme à l'époque proche du Parti Travailliste, Orwell part avec enpoche des adresses fournies par l'Independent LabourParty (dont il n'est pas encore membre) et par des intellectuelsprogressistes proches de la revue The Adelphi. Il part à visage découvert (dans sespérégrinations de Down and Out in Paris and London il cachait savéritable identité) mais descend dans de très modestes pensionsoù on ne sait pas qui il est, alors que le Parti Communiste Anglais ou leSyndicat des Mineurs auraient pu le faire héberger dans des foyersappartenant aux organisations ouvrières. Est-ce parce qu'il est l'auteurde Down and Out in Paris and London qu'il fait des descriptions trèsappuyées de la crasse des sous-prolétaires? En essayant desensibiliser ou de choquer ses lecteurs bourgeois il risque d'alimenterleurs préjugés. Il s'en rend compte puisqu'il explique longuement comment le racismeanti-ouvrier est inculqué aux enfants de la bourgeoisie: That was whatwe were taught -the lower classes smell. And here, obviously, you are at an impassable barrier. For no feeling ordislike is quite so funda-mental as a physical feeling. Et puis il sentimentalise sur lesintérieurs ouvriers où " on respire une atmosphèrechaude, décente et profondément humaine" (104) et présente la crasse des mineurs comme parfaitement dominée: " He has only washed the top half of his body, and probably his navel is still a nest of coal dust, but even so it takes some skill to getpassably clean in a single basin of water. For my own part Ifound I needed two complete baths after going down a coal mine. "(33)
Parce qu'il était doué d'une conscience politique très aiguë ence sens qu'il voulait donner une explication politique à tout ce qu'ilobservait, Orwell parvint cependant, petit à petit, à dominer sespropres contradictions et à donner de la société anglaise une image de plus en pluscohérente. S'il choisit en début de carrière d'observer et derévéler les très pauvres, les déclassés, ceux qu'il appelaitles " cas extrêmes", ce n'était par goût du sensationnel ou pour sedémarquer systématiquement de ses anciens condisciples devenusjournalistes, cadres ou professeurs d'université. Il s'agissait d'unchoix ontologique et épistémologique. En tant qu'individu et écrivain Orwell était à la foisun critique radical de la société anglaise et un de ses plus ardentsdéfenseurs. Les cas extrêmes l'intéressaient en ce qu'ilsrévélaient la société à elle-même, et non en ce qu'ils préfiguraient sa destruction. Onremarque que presque tous ses personnages de fiction ont, comme leurcréateur, quelque chose à expier. Pour ce faire, ils choisissent dese placer, peu ou prou, en marge de leur groupe d'origine. C'est le cas du narrateur de Down and Out in Paris and London, qui, s'il s'est retrouvé brutalement- et sans qu'on sache pourquoi - dans les quartiers pauvresde Paris, n'en a pas moins décidé une exploration volontaire des bas-fonds. C'est un peu le choix deFlory qui, dans Burmese Days, se pose des questions sur lui-même etse lance des défis impossibles. C'est évidemment le cas de la filledu pasteur de A Clergyman's Daughter qui tente une échappée vers un autre destin.Et c'est, sur un mode tragi-comique, la décision de George Bowling qui,dans Coming Up For Air, décide de bifurquer hors des sentiers d'une famille qui l'accapare. Et c'estainsi qu'ils provoquent ou qu'ils appellent des situations de souf-franceou d'avilissement. Ils inclinent naturellement à accepter la souffrancesans trop rechigner, à se déprécier au regard des autres, voire même à leurs propres yeux.Le résultat positif de ce choix de contraintes est qu'ils s'insèrentplus facilement dans la société, qu'ils se situent plus commodément par rapport aux autres et qu'ils se construisent une échelle deréférences morales solide. La sérénité, la connaissance desoi et des autres, le bonheur parfois, l'acceptation - mêmecritique - des valeurs dominantes passe par une ascèse franchement masochiste, source d'un regard moinsbrouillé, moins tourmenté vers le monde.
Pour Orwell, la pauvreté de la petite bourgeoisie était pluspréoccupante que celle de la classe ouvrière (dont il a, en fin decomptes, assez peu parlé) car, d'une part, ellele concernait davantageet que, d'autre part, elle témoignait d'un phénomène de civilisation grave. L'idée que lapauvreté " tue la pensée " est récurrente dansson œuvre durant les années trente. Effleuré dans AClergyman's Daughter, le concept du pouvoir de l'argent, destructeur de l'esprit, etl'avènement du règne de la matière, annonciateur d'un mondeinhumain seront repris dans Keep the Aspidistra Flying puis dans The Road to Wigan Pier et Coming Up For Air. La description que Gordon Comstock fait de Londres avecses millions d'esclaves qui triment au pied du " Dieu-Argent" est tellement noire qu'elle l'amène à souhaiter unholocauste purificateur. Dans The Road to Wigan Pier, publié trois ans après l'arrivée d'Hitlerau pouvoir, Orwell exprime à plusieurs reprises l'idée selon laquellele monde occidental risque de se perdre s'il ne surmonte sescontradictions. Dans Coming Up For Air, la vision du personnage principal/narrateur est, au-delà de la farce,désespérée, celle d'un monde caréné, artificiel où toutserait celluloïde, chrome et acier, sans un brin d'herbe, sans un arbrefruitier. Et avec des sau-cisses qui sentent le poisson et vous explosent dans la bouche…
Pour l'instant, Gordon Comstock n'en est pas là et son dilemme estsimple: l'argent rend la vie impossible mais la vie est impossible sansargent:

Don't youunderstand that one isn't a full human being - that one doesn't feel a human being - unless one's got money in one's pocket? […] I can't make love to you when I've only eight-pence in my pocket. Atleast when you know I've only eight-pence. I just can't do it. It'sphysically impossible (KAF, 156).

Lasouffrance des hommes n'intéresse pas réellement Gordon et, au fildes pages, on le voit de plus en plus cynique et orgueilleux. On sesouvient qu'à l'époque de la rédaction de Keep the Aspidistra Flying l'Angleterre subissait de pleinfouet les effets de la crise économique occidentale. Mais les millionsde pauvres qui n'ont pas choisi d'être pauvres n'encombrent pas lespensées de Gordon. De plus,à la société matérialiste qu'il subit et vomit, Gordon nepropose aucune solution politique de remplacement. Le marxisme estinhumain. Le socialisme de son ami Ravelston (inspiré de Richard Rees)est trop mondain. Petit à petit, Gordon s'aperçoit que vivre de sa plume de poète et luttercontre le Dieu-Argent sont deux choses différentes. Gordon n'est paspour Orwell un écrivain sérieux. Pire, il ne mériterait mêmepas d'écrire. Gordon perd à la fois son combat contre l'argent et sa lutte pour s'imposer dans lesmilieux littéraires. Il retournera à son lieu de travail du débutdu récit, une agence publicitaire.

Pierre Bourdieu l'a très fortement démontré : le vécu, le ditet le dire des classes dominées ne sont pas entre leurs mains : cesclasses " ne parlent pas, elles sont parlées ". Leur vécu est étudié d'en haut, d'un point de vuegénéralement moral, économique ou politique dans des " enquêtes " qui,jusqu'à il y a quelques dizaines d'années, ne prenaient pas en comptele récit de la vie. Ce vécu, explique Bourdieu, passe le plus souvent par le discours journalistique ou romanesque de la classe dominanteet il suscite des projections fantasmées (pour les paysans) oucauchemardesques (pour les ouvriers). Orwell avait fort bien vu que lediscours ouvrier du XIXème et du début du XXème siècles n'était que très rarement constitué derécits singuliers de vies individuelles. Ce n'était d'ailleurs pasune urgence pour le peuple anglais qui avait surtout besoin de se constituer une conscience de groupe, de communauté (ou de classe). AvecDown and Out in Paris and London, et, mieux encore, The Road toWigan Pier, Orwell va s'efforcer de restituer, en analysant de nombreuxaspects du présent du peuple, la voix et la mémoire de celui-ci. " C'est en poussant le particulier jusqu'au bout qu'on atteint legénéral, et par le maximum de subjectivité qu'on touche àl'objectivité " a écrit Michel Leiris. C'est ce principe qu'a mis en application Orwell dans son essai surWigan.
Mais une chausse-trappe pernicieuse attendait Orwell au tournant dupolitique. Car s'il se proposait de donner mauvaise conscience à laclasse dominante, la misère, dans cette perspective, devenait uneesthétique, et le combat contre celle-ci un produit de consommation. Dans The Road to Wigan Pier, Orwell était pour finir un progressiste trèsmiddle-class. Son positivisme pseudo-scientifique en faisait un simple spectateurcritique dont le discours finissait par l'isoler du réel:" When you have been down two or three pits you begin to get some grasp ofthe processes that are going on underground. I ought to say, by the way,that I know nothing whatever about the technical side of mining : I ammerely describing what I have seen. " (27) Mais il n'avait rien d'un chroniqueurmisérabiliste. Au contraire, dans son livre s'interpénétraient uneauthentique maestria analytique, des fulgurances ethnographiques et l'intuition de mythologiesde classe et individuelles. En outre, il était un raconteur-né. Et uncompositeur soucieux des rythmes et des correspondances logiques. Lejournaliste savait capter les détails accrocheurs et le romancier savait faire accéder ses personnages" réels " à une dimension supérieure:des individus, il faisait des archétypes, des universels singuliers,comme a dit Sartre, pour accéder à l'essence profonde du genre humain. Les Brookers et la jeune femmeau tuyau d'évacuation en étant les meilleurs exemples. En outre, dansThe Road to Wigan Pier on entendait fréquemment la voixrousseauiste, pré-romantique d'Orwell. Dans un livre consacré aux usines, aux corons, auxouvriers et aux chômeurs, la nature était souvent présente.Par-delà le plaisir que lui procuraient des promenades bucoliques, Orwell exprimait la jouissance jubilatoire que provoquait en lui la symphonie ennoir et vert que jouaient les paysages du Lancashire et de la région deLeeds.
L'énergie vitale, que ce soit celle des rivières, des veines decharbon ou, plus tard, des reins des " Proles ", impressionnèrent fortement l'auteur. Il n'y a pas de paysans chez Orwell mais lespectacle du mineur accroché à la roche carbonifère - commele laboureur est collé à la glaise - rappelle le thèmeshugolien du tête à tête fraternel mais sans concessions de l'homme avec la nature. Les mineursd'Orwell, en particulier celui qu'il nous montre se lavant, n'ont rien àvoir avec ceux de Germinal. Point de bestialité en eux. Ce sontplutôt des Mellors confiants en leur force, génétiquement sains etmoralement " décents ". Le journaliste remarquetout de suite que leur foyer est d'une propreté sans pareille, l'ethnologue se moque gentiment des vieux mineurs qui ne selavent plus trop souvent par peur des maladies et le romancier en fait desparangons du genre humain. Bref, le récit consacré aux mineurs tourne sans cesse autour du mythe sans qu'on puisse jamais prendre saréalité en défaut. De fait, le brouillage dulieu idéologique et de l'instance d'énonciation est une constante del'écriture orwellienne; c'est ce qui fait sa rémanence, ce pourquoi Wigan est l'un des rares textes sur la crise des années trente que l'onlit encore aujourd'hui, tout comme Homage to Catalonia, qui partage avec quelques rares ouvrages sur la guerre civile espagnolecomme L'Espoir ou A Spanish Testament le privilège de compterparmi les œuvres d'anthologie. Revenons donc à " The Spike " (CEJL I, 58 sq.) et les chapitres 27 et 35 de Down and Out in Paris andLondon, où Orwell relate ses séjours dans les asiles de nuit. Parune technique narrative très consciente, Orwell change de registre pourchanger de lieu idéologique. Disons que, d'une manière générale, l'auteur use d'unvocabulaire nettement plus (mélo)dramatisant dans l'article que dans lerécit. Observons, par exemple, comment il présente, dans les deuxtextes, le responsable de l'asile (" Tramp Major "): à l'implacableportrait de Down and Out in Paris and London nous révélant unêtre brutal qui, bien qu'ayant une réputation de tyran, saitreconnaître un " gentleman ", on pourra opposer les termes spectaculaires, maisaussi vagues qu'excessifs de l'article de L'Adelphi:

He was a stiff,soldiery man of forty, not looking the bully he had been presented, butwith an old soldier's gruffness (Down and Out in Paris and London,173),

He was a devil, everyone agreed, a tartar, a tyrant, a bawling blasphemous,uncharitable dog (CEJL I, p. 158).

Le passageà la salle de bain fait banalement partie du programme dans le livre(129). Dans l'article, l'atmosphère est plus menaçante. Dans unesalle de bain " lugubre et glaciale ", " the terrible TrampMajor met us at the door and herded us into the bathroom to be stripped" (I 59). Le narrateur de " The Spike", comme celui de Down and Out in Paris and London, se différencient des autres tramps. Dans le récit les compagnons du narrateur savent qui il est.Dès lors " The Spike " est rédigé sur un ton plus paternaliste et la connivence avec les lecteurs bourgeoisest plus forte. Nulle part dans Down and Out in Paris and London on netrouverait le type de clin d'œil franchement méprisant pour les tramps (mais traduisant également la mauvaise conscience du bourgeois) qu'Eric Blair adresse àses lecteurs :

I saw that Ihad awakened the pew-renter who sleeps in every English workman. Though hehad been famished along with the rest, he at once saw reasons why the food should have been thrown away rather thangiven to the tramps.

A ce tond'une condescendance rare chez Orwell, on opposera le très sobrejugement sympathisant sur la veuve perdue tombée en milieu vagabond età qui le narrateur aurait donné le bon dieu sans confession :

I enjoyed the way she said tramps. It seemed to show you in a flash thewhole of her soul; a small, blinkered, feminine soul, that had learnedabsolutely nothing from years on the road. She was, no doubt, a respectable widow woman, become a tramp through some grotesque ac-cident(172).

D'oùnous parle Orwell dans The Road to Wigan Pier? Il évoque, avec unecommisération non feinte, les siens comme " unefamille dédorée " (108). D'un point de vue matériel, il se situait lui-même, non enhaut des pauvres mais en bas des riches. En revanche, politiquement,philosophiquement parlant, il aurait aimé faire partie des " en haut d'en-bas " et non pas des " en bas d'en-haut ". De sa famille, ilprécise qu'elle avait bien plus conscience de la pauvreté quen'importe quelle famille ouvrière vivant des revenus del'allocation-chômage. Or, paradoxalement, Orwell ne fait pas preuve de cynisme dans ceslignes. Au contraire, il se rabaisse volontairement pour encourager seséventuels lecteurs ouvriers à acquérir une conscience de classeaussi aiguë que la sienne et afin de rappeler aux petits-bourgeois qu'ils se situentobjectivement aux franges du prolétariat.In fine, Orwell souhaiteque les consciences de classe des ouvriers et des petits-bourgeois serejoignent puisque, de toute façon, les différences de conditions matérielles sont désormaisinsignifiantes :

The realbourgeoisie, those in the £ 2000 a year class and over, have their moneyas a thick layer of padding between themselves and the class they plunder;[…] But it is quite different for the poor devils lower down who arestruggling to live genteel lives on what are virtually working classincomes. (109)

Afin dedélimiter la responsabilité auctorielle d'Orwell dans son approchepoli-tique et esthétique de l'autre, on pourra prendre la perche qu'ilnous a tendue en mettant en regard unmême épisode de son enquête (celui de la jeune femme débouchantson tuyau d'écoulement), consigné une première fois dans son" Journal" qui, comme ceux de Gide ou de Claudel, était plus qu'uneprise de notes même s'il n'était pas destiné à la publication,et repris dans The Road to Wigan Pier. Dans le " Diary " (CEJL I, 203), l'épisode est traité en neuf lignes:

Passing up ahorrible squalid side-alley, saw a woman, youngish but very pale and with the usualdraggled exhausted look, kneeling by the gutter outside a house and pokinga stick up a leaden waste-pipe, which was blocked. I thougt how dreadful adestiny it was to be kneeling in the gut-ter in a back-alley in Wigan, in the bitter cold, prodding a stick up ablocked drain. At that moment she looked up and caught my eye, and herexpression was as desolate as I have ever seen; it struck me that she wasthinking just the same thing as I was.

Dans The Road to Wigan Pier, cet épisode est réorganisé par unessayiste qui n'oublie pas qu'il est aussi écrivain (16-7):

The train boreme away. […] At the back of one of the houses a young wo-man waskneeling on the stones, poking a stick up the leaden waste-pipe […]. Ihad time to see everything about her-her sacking apron, her clumsy clogs, her arms reddened by the cold.She looked up as the train passed and I was almost near enough to catch hereye. She had a round pale face, the usual exhausted face of the slum girl who is twenty-five and looks forty, thanks tomiscarriages and drudgery; and it wore, for the second in which I saw it,the most desolate, hopeless expression I have ever seen. It struck me thenthat we are mistaken when we say that 'It isn't the same for them as it would be for us' and that peoplebred in the slums can imagine nothing but the slums. For what I saw in herface was not the ignorant suffering of an animal. She knew well enough whatwas happening to her, understood as well as I did how dreadful a destiny it was to be kneeling there in thebitter cold, on the slimy stones of a slum backyard, poking a stick up afoul drain-pipe.

Bienqu'aperçue d'un train et pendant un très bref instant, la jeune femmedu livre est nettement plus consistante, personnalisée que celle duJournal. Elle se détache, unique, de l'enfer industriel dans lequel le train roule lentement(alors que celle du Diary survient après d'autres) mais elle estcensée représenter toutes les femmes de la classe ouvrière dansleur tragique destinée (" the usual exhausted face of the slum girl "). Ici, on repère le décor, mais ce léger décalage, cettesubtile distorsion de la réalité, sont revendiqués et ajoutentà la magie. Cela dit, la différence la plus importante, parce que politique, nous semble ressortir auniveau de prise de conscience des deux personnes. Dans le Journal, la femmeaccroche le regard d'Orwell, elle ressent (" her expression was[…] desolate ") mais ils semble exclu qu'elle puisse atteindre un niveau de consciencecollective. Pire le récitant pense pour elle (" I thought"). Le Diary propose donc une simple et fugitive communication, assez peu plausibled'ailleurs, d'individu à individu (" she was thinking just thesame thing as I was "). En revanche, dans The Road to WiganPier, la jeune femme n'est pas dupe (" She knew well enough"), donc elle représente une menace pour la classe dirigeanted'autant que les bourgeois ont une puissance de réflexion limitée(" we are mistaken "). Orwell pense à ce moment précis que pour se débarrasser de seschaînes le peuple n'a pas besoin de sauveur. L'idéologie de cettefemme de mineur pourrait devenir révolutionnaire, même si lacondition reste aliénée. La prolétaire ne perçoit pas encore sa situation réelle dans le continuumhistorique mais elle imagine un avenir différent du présent. Dans cesquelques lignes, Orwell nous semble - même si c'est impossibleà vérifier - avoir saisi une vérité qu'il avait lui-même mise en scèneavant d'oublier qu'il y était pour quelque chose. Inversement, il y a dans The Road to Wigan Pier confrontation etmenace de choc culturel et politique entre deux classes. Dans uneperspective Lukäcsienne, on dira qu'Orwell se sert de l'essence pourdéfinir le typique. A partir d'un événement donné pour historique, Orwell - et c'est là sasignature, pour ne pas dire son génie - joue sur le factuel et lefantasme romanesque. Cette sublimation de la jeune personne nous renseigneévidemment davantage sur l'auteur que sur les femmes du prolétariat encrise. On peut dire qu'ici Orwell créateur violente son personnage etson lecteur en (re)créant à sa guise un événement qui, s'il nele met pas nécessairement en valeur, nous livre la sensibilité de la persona etoriente notre lecture.

Orwell s'est efforcé de jouer du mieux possible de ses prérogativesd'auteur, en particulier chaque fois qu'il voulait faire passer uneidée, une vision du monde précise. Pour faire avancer ses thèses,il n'avait pas trouvé d'autres moyens que de forcer les situations et les personnages, au besoinen truquant, en " mentant vrai ". Mais il noussemble que, comme le formulait Roland Barthes, il est parvenu, dans lamajorité des cas à éviter le discours " redondant ", ce discoursoù la signification est " excessivementnommée " . Ainsi, il parvint àpréserver l'ambiguïté. L'important étant qu'entre l'auteur etle narrateur ne se soit glissé, de manière trop voyante, aucun intertexte ou surtexte doctrinal. Cependant, il usaabondamment de la paralepse, d'excès d'information, entrant dans laconscience de ses personnages alors que les récits étaient plutôtmenés en focalisation externe. Ce parti pris témoignait des hésitationsde celui qui, tantôt découvre en toute innocence, tantôt enseigneparce qu'il savait avant d'écrire.

Les pérégrinations d'Orwell, son travail d'enquête, ses recherchesl'ont amené à un carrefour de contradictions: il était en effetmalaisé de s'assumer en tant que créateur et observateur sympathisantdes réalités qu'il décrivait et des êtres qui subissaient ces réalités, comme larecréation de l'épisode du tuyau d'évacuation le laissait entendrede manière très explicite. Bien que se voulant du journalisme àl'état brut, le travail d'un enquêteur quasi scientifique, la première partie de The Road to WiganPier n'en reste pas moins l'expression d'un rêve, quand ce n'est pasd'une vision cauchemardesque engendrée par les limites de l'enquêteur: ce qu'Orwell ne pouvait pas voir - car la reconnaissance n'estpas forcément la connaissance - il l'imagina, le fantasma. Etc'est dans ces limites, dans cette inaptitude à aller au bout de la connaissance qu'Orwell nourrit et laissa s'exprimerses angoisses et ses espérances. Lesoutrances de la deuxième partie du livre sont donc les conséquencesd'une impuissance à saisir pleinement le réel. Avec The Road toWigan Pier nous sommes en présence d'un texte où se fondent diverses idéologies et diversesressources techniques: un réformisme gestionnaire du possible avec lesocialisme le plus utopique, le naturalisme du documentaire avec leromantisme et le symbolisme. Il en découle que la vision de l'enfer du nord révèle dans le mêmemouvement un monde contingent résistant à tout progrès et ununivers où tout est mentalement envisageable.
Down and Out in Paris and London, en revanche, constituait un tour deforce: fourmillant d'anecdotes " véridiques "puisées censément dans l'expérience personnelle de l'auteur, cetexte surprenait à chaque ligne alors qu'aucune aventure en soi, vécue ou rapportée parle narrateur, n'était particulièrement singulière. La critique dela société était évidente mais l'auteur parvenait à établir une distance suffisante avec son sujet pour que le lecteur ne sesente jamais totalement impliqué, pour qu'il ne se pense jamais vraimentresponsable de l'état des choses. Orwell obtenait ce résultat endécrivant à loisir certaines formes de la pauvreté mais en oblitérant tant quepossible son contenu : le lecteur humait quantité de mauvaises odeursmais la pauvreté n'était pas décrite de l'intérieur. C'est un peu ce qu'Erich Auerbach exprimait lorsqu'il constatait:" Le type de représentation […] qui met en valeuret approfondit l'instant quelconque, fait ressortir combien, en deçàdes conflits qui déchirent l'humanité, les différences entre les formes de vie et lesmanières de penser des hommes se sont estompées. " En outre, dans un but dedédramatisation, Orwell " anthropologisait "son su-jet car le lecteur baignait constamment en plein exotisme : on luiracontait des histoires, des personnagesétaient qualifiés de " curieux ", sibien que le projet indéniablement réformiste de l'auteur étaitperturbé par d'innombrables connotations pittoresques


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